« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 22 février 2021

Le Pauvre Cœur des hommes (Kokoro) de Natsume Sōseki : de l’inconsolable solitude de l’homme.

        Kokoro est souvent présenté comme le roman le plus important et emblématique de l’ère Meiji, période historique du Japon correspondant au règne de l’empereur Mutsuhito, baptisé de manière posthume « Meiji » (1868-1912), et qui vit le complet bouleversement de la société et des mœurs japonaises par son ouverture et l’introduction en son sein des techniques modernes occidentales. Cette radicale transformation eut un impact significatif sur les mentalités et représentations du monde de la population japonaise, en particulier ceux qui grandirent durant cette période si particulière : ces derniers furent ainsi pris dans une contradiction morale, écartelés entre des valeurs si différentes, et c’est l’ampleur de cette contradiction morale, et la solitude puis le désespoir qu’elle engendre, qui constitue il me semble le cœur de ce roman.
Toutefois, il serait réducteur de réduire Kokoro à un roman nous donnant un simple aperçu de l’ère Meiji et de l’évolution des mœurs japonaises : sa portée est comme tout bon roman universelle, et cette période si singulière de l’histoire japonaise ne fait qu’exacerber, amplifier la contradiction inhérente entre individu et société que l’on trouve de tout temps et en tout lieu dans l’histoire et la littérature humaine.
Ceci étant posé, cette contradiction et solitude morale que je viens d’exposer habitent chacun des trois personnages principaux de Kokoro : le narrateur admiratif du « Maître » (ou Sensei en japonais), jeune étudiant quelque peu naïf, qui est le protagoniste des deux premières parties du roman ; le Sensei lui-même, dont les rapports avec le narrateur sont rapportés dans la première partie, avant qu’il n’occupe lui-même le centre de l’intrigue de la troisième partie (qui en longueur constitue la moitié du roman) qui est une longue lettre-confession qu’il a écrite à l’adresse du narrateur anonyme, dans laquelle on comprend enfin l’origine de son dégoût envers lui-même et les hommes ; et enfin K, l’ami du Maître et dont les rapports avec le Maître constituent sans doute la partie la plus intéressante du roman, écartelé entre son désir de perfection morale, la « Voie », et son amour inattendu pour la future femme du Maître.
Avant d’en venir aux rapports entre le Maître et K, attardons-nous tout d’abord sur le narrateur des deux premières parties. Le narrateur est un jeune homme solitaire en quête d’un modèle et d’un guide, lui qui méprise sa famille provinciale depuis qu’il vit dans la capitale, Tôkyô, mais aussi les autres étudiants qu’il est amené à fréquenter pour ses études. In fine jeune homme sans véritable repère moral, ni attache affective, rongé par l’ennui et la solitude, il en vient à s’attacher de manière quelque peu obsessionnelle et irrationnelle au Maître lors d’une rencontre fortuite à la plage. Quelles sont les raisons de ce soudain et violent attachement ? C’est ici une question qui ne trouvera jamais de claire réponse dans le roman, leurs rapports initiaux restant vagues et le narrateur semblant s’attacher au Maître peut-être car il se reconnaît lui-même, c’est-à-dire sa propre solitude morale, en voyant le Maître pour la première fois :

« Sûr, j’ai déjà vu ce visage ! pensai-je malgré moi. » (chap. 2, p. 20)

C’est d’ailleurs cette similitude de caractère, cette même tristesse solitaire, que le Maître semble reconnaître en lui et dans son jeune ami, et qui à ses yeux explique le violent et en apparence irrationnel attachement que le narrateur nourrit à son égard :

« Je suis un solitaire et un triste. Mais qui sait, vous aussi, peut-être, êtes un solitaire et un triste. Simplement, ma solitude à moi et ma tristesse, je les préserve, âgé que je suis, de toute agitation. Vous, vous êtes jeune, et c’est là, ne croyez-vous pas, toute la différence entre nous. Vous, vous voulez à toute force foncer : foncer, et vous cogner à l’obstacle. […] La jeunesse est bien ce qu’il y a de plus triste au monde. Vous avez beau vous en défendre : si vous n’étiez triste au fond, pourquoi si souvent viendriez-vous me voir ? […] Oui, vous êtes un triste […] Et, même près de moi, je gagerais qu’il vous reste je ne sais quel sentiment de tristesse. Cette tristesse-là, je voudrais bien en extirper en vous jusqu’à la racine. Mais je n’en ai pas la force. C’est pourquoi vous en viendrez bientôt à tendre les bras vers un autre secours. Et vos pas, ce jour-là, se détourneront de ma maison…
Comme il me parlait ainsi, le Maître me souriait d’un sourire à lui, si triste.
 » (chap. 7, p. 34-35)

          De cette solitude morale des êtres, Sōseki plaint davantage ses personnages qu’il ne les condamne : il souligne que le besoin d’amour, d’affection de l’homme est universel, et que la non-satisfaction de ce besoin est en elle-même une tragédie et source intarissable de souffrances.

« C’est justement parce que votre amour est sans objet que votre cœur est agité. Vous vous dites que si vous aviez quelqu’un à aimer d’amour, peut-être votre cœur serait plus calme. Et c’est dans cette illusion que votre cœur s’agite !
Non, pour le moment, mon cœur n’est pas en telle agitation.
Allons donc ! Si vous n’aviez en vous senti nul vide, vous n’auriez pas eu cet élan vers moi !
Cela, peut-être. Mais l’amitié n’est pas l’amour !
L’amitié est la marche par laquelle on monte à l’amour. Avant l’étape d’amour, l’étape de l’amitié s’est imposée à vous. Et vous êtes venu vers moi.
» (chap. 13, p. 51)

Les causes en sont multiples et complexes : individualisme de l’homme, incompatibilité des valeurs, idéalisme trop intransigeant de la jeunesse, difficulté à se mettre à la place d’autrui, méfiance vis-à-vis de l’homme,… autant de facteurs que l’ère Meiji ne fait qu’exacerber à mesure que les valeurs occidentales pénètrent le Japon, creusant un fossé entre valeurs nouvelles et traditionnelles.

Ainsi, le narrateur est un jeune homme s’accordant mal avec le matérialisme de la société, méprisant ses études, ses camarades, et sa famille aux mœurs provinciales. Il ne voit guère de sens à ses études, dédaigne la valeur de son diplôme obtenu et cache mal son mépris des conventions campagnardes auxquelles ses parents se plient, son père souhaitant fêter bruyamment l’obtention du diplôme de son fils. Il dédaigne aussi accorder une quelconque importance à l’argent ou à la réussite sociale (d’où son admiration, incompréhensible pour sa famille, envers le Maître, qui « ne fait rien ») et à l’héritage que laissera son père mourant, malgré l’exhortation du Maître au narrateur à aborder ce sujet avec son père (pour des raisons que l’on comprendra plus tard). Son personnage reste néanmoins peu approfondi, par rapport aux deux autres personnages principaux : il semble un archétype du Japonais ayant grandi sous l’ère Meiji, jeune idéaliste orgueilleux en butte avec les valeurs traditionnelles de ses ancêtres. Déboussolé et en quête de repères moraux, il ne sait guère ce qu’il fera après avoir réussi ses études, manque de sens pratique par orgueil, et a peu d’égards pour ses parents. Néanmoins, il a çà et là conscience d’être en tort vis-à-vis de ces derniers et se rend parfois compte qu’il les juge de manière trop catégorique et manque d’empathie à leur égard en ne voyant pas les choses de leur point de vue.

Par contraste, les parents du narrateur sont plus élaborés psychologiquement parlant, en particulier le père mourant, attaché aux valeurs traditionnelles du Japon, qui se fait une joie de la réussite de son fils tout en refusant, de manière plus pathétique que ridicule, l’imminence de sa mort, en partie par la crainte qu’il a de laisser sa femme veuve et abandonnée, sort qui lui est promis au vu du refus de ses enfants de s’occuper d’elle une fois leur père décédé. L’optimisme et l’alarmisme exagérés de cette dernière, au gré des fluctuations de l’état de santé de son mari, couplé à la crainte de la mort de son mari vis-à-vis d’elle, témoignent de l’attachement réciproque que ressent ce vieux couple sur le point d’être séparé par la mort. Par ailleurs, les parents du narrateur ne sont pas sans faire écho au couple du Maître et de sa femme, le premier résistant longtemps à la tentation du suicide par amour et crainte de laisser sa femme seule. La situation de ces deux couples apportent une touche plus émouvante au roman (qui n’est pas sans rappeler, dans une certaine mesure, au pathétique développé dans Le Dit du Genj), qui sinon se rapprocherait davantage du ton sombre des romans dostoïevskiens, avec des personnages en proie aux tourments contradictoires de leur conscience.

              C’est d’ailleurs cet aspect résolument plus psychologique qui prédominera dans la troisième partie, la plus longue du roman, avec la lettre-confession du Maître écrite avant le suicide de ce dernier. Kokoro est un grand roman surtout pour cet aspect-là, qui le distingue de la plupart des autres romans japonais du XXe siècle que j’ai lus, en particulier ceux de Kawabata. Non pas que les descriptions soient inexistantes (voir à ce sujet les articles plus développés de Di sur son blog), mais elles ne sont pas aussi nombreuses et développées que l’auteur de Pays de neige.  D’aucuns pourront préférer ce dernier car son style pourrait-on dire est supérieur, plus poétique, mais dans Kokoro, ce sont les personnages, et leurs tourments intérieurs, qui sont le cœur du roman : j’ai à titre personnel une nette préférence pour la littérature mettant en scène des personnages présentés dans leur complexité, qui me marquent sur le long terme, alors que les livres où les personnages me semblent moins vivants, moins vifs, tendent à s’effacer de ma mémoire, fussent-ils « bien » écrits. Les meilleurs livres à mon avis sont un savant mélange, dosage, de personnages et de style, le second me semblant quelque peu stérile et vain s’il est largement voire totalement dépourvu du premier, pour reprendre à mon compte et de manière différente la formule célèbre de Baudelaire prônant la nécessaire présence du contingent dans l’art : 

« La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » (dans Le Peintre de la vie moderne, chap. 4, « La Modernité »)

Revenons cependant au roman et au Maître dans Kokoro. Toute la première partie durant, le Maître ne nous apparaît qu’à travers les yeux du narrateur, qui lui voue une admiration débordante. Le Maître n’en tire cependant aucun orgueil, et se caractérise par le poids d’un lourd secret qu’il n’a semble-t-il révélé à personne, ni même à sa femme qu’il aime pourtant tendrement. Il se montre vis-à-vis du narrateur tour à tour froid, distant, et cordial, parfois mais rarement chaleureux, lui qui semble se reconnaître en partie à travers le jeune narrateur.

« Quand je dis que je n’ai pas confiance, ce n’est pas à dire que je me méfie spécialement de vous. C’est de l’humanité tout entière que j’ai méfiance. […] De moi-même je me méfie, dit-il. N’ayant pas confiance en moi, comment aurais-je confiance en autrui ? Je n’y puis rien, hors me maudire moi-même ! […] Ce n’est pas de penser qui ‘a conduit là : mais d’agir. Et ce fut une action d’où je sortis atterré, et pris d’une immense frayeur. […] Quoiqu’il en soit, reprit-il, il n’est pas bon, en ce qui vous concerne, que vous mettiez en moi trop de confiance. Plus tard, vous vous en repentiriez. Et, pour avoir été trompé, vous vous vengeriez par représailles ! […] lorsqu’on se souvient de s’être naguère agenouillé devant qui vient de vous décevoir, on a désir de se venger en lui donnant du pied sur la tête. C’est pourquoi, plutôt que de m’exposer à encourir demain le mépris d’autrui, je préfère aujourd’hui repousser les avances d’autrui. Plutôt que de m’exposer à un avenir plus triste, je préfère supporter aujourd’hui une moindre tristesse. Trop de liberté, trop d’indépendance, trop d’égoïsme : telle est notre époque actuelle. Pour expier le péché d’être nés, c’est une inévitable nécessité sans doute que, tous, nous en partagions la tristesse ! » (chap. 14, p. 55-56)

Le Maître n’exerce aucune activité pratique, s’estimant indigne de la société, et va chaque mois visiter la tombe d’un ami sans expliquer à quiconque les raisons de ce mystérieux pèlerinage. Une grande tristesse et mélancolie se dégagent de lui, et ce n’est que dans sa lettre-confession que nous comprendrons les raisons de cette étrange mélancolie qui l’a contraint à vivre en marge de la société.
Le Maître en effet est un être profondément contradictoire : il a commis envers son ami K une faute dont il a honte, qui lui a fait perdre confiance et estime envers lui-même, après qu’il a perdu confiance envers l’humanité en général suite à la trahison de son oncle qui lui a spolié son héritage familial. Ce « doute », cette « manie d’analyser les hommes », cette méfiance généralisée, ont fait de lui un être solitaire, inquiet, et peu sûr de lui, lui qui a été trompé une fois et vit dans la hantise de l’être à nouveau.

« pouvez-vous donc penser qu’il existe par le monde une race spéciale de gens mauvais ? Voyez-vous, de mauvaises gens qui sortiraient tout coulés d’un même moule, cela n’existe pas. La plupart du temps, il n’existe que de braves gens, ou, du moins, des gens comme tout le monde. Mais à un moment donné, tout d’un coup, ces gens ordinaires se muent en mauvaises gens : c’est cela qui est terrible ; et c’est pour cela qu’il faut, sans relâche, faire bonne garde ! » (chap. 28, p. 97)
« En punition de mes péchés, je suis condamné à douter des hommes. C’est pour cela que, de vous aussi, au fond de moi, je doute. Cependant, sans bien me comprendre moi-même, vous êtes le seul dont je voudrais ne pas douter. Vous êtes trop d’une pièce pour qu’on puisse douter de vous. Avant de mourir, en un seul être, ne fût-ce qu’en un seul, je voudrais pouvoir croire. Croire, et puis mourir. » (chap. 31, p. 106)

C’est ainsi qu’il craint de perdre au profit de K la femme qu’il aime, et dont son ami finit aussi par tomber amoureux. La conscience malade du Maître lui font grossir les choses, subodorer une trahison de sa future fiancée et de sa mère, mais aussi de son ami : symboliquement et métaphoriquement, il s’enlise dans la boue de ses soupçons qui finissent par souiller sa propre conscience. (chap.33, p. 256)
Mais alors qu’il inflige à son ami le pire mal possible lorsque ce dernier lui confie son amour pour la jeune femme, le Maître est tiraillé, rongé par sa conscience qui lui indique que ce qu’il fait est elle-même une trahison de son ami (faisant miroir, écho à celle de son oncle), et il ne connaîtra plus jamais le repos dans sa conscience intérieure jusqu’à son propre suicide lorsque K finit par se suicider de la contradiction que son ami lui a rappelé, et dont la mort est ainsi indirectement imputable à ce dernier. À l’instar des héros dostoïevskiens, le Maître finit par sombrer dans la déchéance, renonçant à toute activité, s’adonnant à la boisson, englué qu’il est dans le dégoût de lui-même de par l’action monstrueuse et impardonnable qu’il a commise envers son ami, qu’il souhaitait ironiquement aider avant qu’il ne tombe amoureux de la même femme que lui. Néanmoins, il aime tendrement sa femme, se fait du souci pour elle, et c’est surtout pour elle qu’il résistera longtemps à la tentation du suicide qu’il voit comme la seule action possible pour apaiser sa conscience envers lui-même.

 

Kokoro est pour conclure un roman remarquable de par sa complexité psychologique, où de nombreux échos se font entre les trois protagonistes du roman, qui met à nu les contradictions morales de l’homme avec la société qui l’entoure (exacerbé en cela par le contexte de l’ère Meiji), mais surtout, et c’est cela qui en fait un roman à portée universelle, avec lui-même. Il n’est cependant pas dépourvu d’une certaine compassion, d’une certaine chaleur de l’auteur, que ce soit pour ces trois personnages principaux (dont il pointe surtout la souffrance morale intérieure qui résulte de leurs contradictions) ou pour des personnages plus secondaires, en particulier les parents du narrateur et la femme du Maître.
Cette haine, ce dégoût de soi-même de par les contradictions qui habitent l’homme, sont aussi au cœur du roman d’Osamu Dazaï, La Déchéance d’un homme, l’autre grand roman japonais du début du XXe siècle : les tourments intérieurs, mais aussi la compassion qu’ils éprouvent envers certaines personnes, en font un roman aussi marquant, et ces deux romans sont à ce jour mes préférés de la littérature japonaise, Genji mis à part.


Pour terminer, voici un petit catalogue de citations marquantes du livre :

« Mais à supposer qu’on pût savoir clairement qui du Maître ou de sa femme devait mourir le premier, quel serait le comportement du Maître ? Ou quel serait le comportement de sa femme ? Bah, que ce fût le Maître ou que ce fût sa femme, qu’eussent-il pu faire, l’un ou l’autre, si n’est se résigner à l’inévitable ? Aussi bien, à l’approche de la mort de mon père, que pouvais-je faire moi-même, sinon me résigner ? A quel point l’homme était pauvre chose, je l’éprouvai alors profondément. Et que l’homme, quoiqu’il fasse, est impuissant contre cette naturelle impuissance, voilà précisément ce qui faisait de l’homme une si pauvre chose. » (chap. 36, p. 122)

« Moi, je ne pensais qu’à vivre la vie active de la capitale. Mais, d’évidence, mes parents me comprenaient si mal que je devais leur faire l’effet d’un homme d’une autre planète qui eût marché les pieds en l’air. Je me trouvais moi-même profondément étranger à leur nature. Il y avait entre nous trop grande distance pour que j’eusse la moindre envie de rien leur confier de mes pensées. Et je restai sans voix, comme noyé dans une infinie tristesse. » (partie II, chap. 6, p. 141)

« Faire donner à ses enfants de l’instruction ça a du bon et du mauvais, disait le père. On se sacrifie pour qu’ils achèvent leurs études, et ils en profitent pour déserter le foyer : au fond, le plus clair résultat de l’éducation, c’est de mettre une barrière entre parents et enfants !
Je ne pouvais donner tout à fait tort au père. Si le frère aîné se trouvait maintenant retenu au loin, l’instruction qu’il avait reçue n’en était-elle pas indirectement la cause ? Et n’était-ce pas l’instruction même que j’avais reçue qui me poussait, moi, à aller vivre à Tôkyô ? Avoir pris tant de peine à élever ses enfants pour les voir ensuite si distants… non, le père ne se plaignait pas sans raison ! Avoir, à deux, si longtemps habité la même vieille demeure pour que ma mère y fût bientôt abandonnée à la solitude… non, cette mage-là ne pouvait mettre au cœur du père rien autre chose que de la tristesse !
» (partie II, chap. 7, p. 143)

« Tandis que je songeais, le cri des cigales frappa mon oreille. Mais ce n’était plus le même cri que j’avais entendu quelques jours auparavant. L’été s’était avancé, la cigale commune s’était tue, et c’était maintenant la petite cigale qui chantait, celle qu’on appelle, d’après son cri, tsuku-tsuku-bôshi.
Chaque été, quand je revenais au pays, et que je restais assis, immobile, au milieu des cigales à la voix brûlante, souvent, une étrange tristesse me saisissait. Cette tristesse, il semblait qu’elle entrât dans mon cœur avec la voix même, si douloureusement aiguë, des cigales : et je me figeais alors dans une longue immobilité, contemplant seulement, solitaire, ma solitude intérieure.
» (II, chap. 8, p. 147)

« je vais projeter sur votre tête la grande ombre noire de la vie humaine. N’en ayez point peur. Mais, regardant fixement cette obscurité, arrachez-lui son enseignement. Quand je parle d’obscurité, je parle, il va sans dire, d’obscurité morale. Voyez-vous, je suis d’une nature foncièrement morale. Et mon éducation, elle aussi, fut une éducation morale. […] mes opinions […] je les ai vécues. […] vous m’avez demandé avec insistance de dérouler devant vous mon passé, tout comme on déroule chez nous ces vieilles peintures enroulées […] sans pudeur, vous me jetiez à la face votre décision de sortir de mes entrailles quelque chose de vivant : et pour cela je vous respectai. Vous me disiez vouloir couper en deux mon cœur, et en faire couler un sang que vous pussiez boire encore chaud. […] A présent, c’est de mes propres mains que je vais déchirer mon cœur pour en jeter le sang sur votre visage. Et si, quand mon cœur aura cessé de battre, un peu de vie nouvelle peut envahir votre cœur à vous, alors, je serai satisfait. » (partie III, chap. 2, p. 182-183)

« c’est un fait qu’entre jeunes gens si proches qu’on les pourrait dire frère et sœur, jamais il ne s’établit de véritable amour. […] une perpétuelle camaraderie tue entre homme et femme cette sensation de nouveau, d’inconnu, qui fournit à l’amour une nécessaire excitation. L’amour est comme l’encens : c’est quand on l’allume que son odeur vous prend. Ou encore comme le saké : c’est à la première coupe qu’on en goûte la saveur. Ainsi, ce choc qu’est l’amour n’occupe dans le ruban du temps qu’un court moment, qu’une pointe délicate : je ne puis m’empêcher d’en rester persuadé. Si on laisse passer ce moment, un incessant voisinage peut sans doute créer l’intimité : non l’amour, dont le nerf alors se paralyse insensiblement. » (chap. 6, p. 191)

« La première de ces métamorphoses, ç’avait été vers quinze ou seize ans, quand, pour la première fois, j’avais en présence d’une femme eu la révélation de la beauté de ce monde. Cela m’avait laissé comme atterré. Doutant de mes yeux, je me les étais frottés pour être sûr qu’ils voyaient :
- Comme elle est belle !
Quinze ou seize ans, garçon ou fille, c’est, comme on dit vulgairement, l’âge où l’amour commence à vous chatouiller. Je venais de découvrir l’amour. Je venais d’apercevoir dans la femme le symbole de la beauté terrestre. Jusque-là, je ne m’étais pas douté de son existence. Et voici que sur elle s’étaient ouverts mes yeux sillés, et que tout mon univers s’était métamorphosé.
 » (chap. 7, p. 193)

« L’amour digne de ce nom n’est pas, voyez-vous, tellement différent de la foi : de cela, je suis fermement persuadé. Chaque fois que je regardais le visage de celle que j’aimais, je me sentais devenir plus pur. Chaque fois que je pensais à elle, je sentais brusquement m’envahir une pénétrante noblesse. Si à cette chose étrange qu’on appelle l’amour on pouvait supposer deux bouts, je dirais qu’au bout qui tend vers le ciel vit une foi divine, au bout qui tend vers la terre se meut le désir des sens. »  (chap. 14, p. 209)

« K commençait à se rendre compte qu’au dehors de lui un autre monde existait. Un jour, il me confia qu’après tout, la femme n’est pas être si méprisable. Au début, il paraissait exiger de la femme le même degré de savoir et d’intelligence qu’il était habitué de trouver en moi. Et quand, sur ce point, la femme le décevait, on sentait en lui comme du mépris. Sans jamais se mettre lui-même à la portée de la femme, il laissait peser sur l’univers, hommes et femmes sans distinction, un même regard égal. Mais il changeait. […] Jusqu’alors, bâtissant de ses livres un château fort, K là-dedans enfermait son cœur. Ce cœur, maintenant, semblait s’ouvrir. » (chap. 25, p. 238)


Ainsi que le tableau de Watanabe Kazan, L’Illusion (en anglais : Kantan ; en japonais : 黄梁一炊) mentionné à la toute fin du livre.

samedi 6 février 2021

Hamlet, de William Shakespeare : le plus aimable des misanthropes.

Si Hamlet est peut-être le plus fascinant personnage de fiction jamais créé, c’est en raison de sa prodigieuse intelligence, non bien sûr en termes de connaissances livresques, mais dans sa manière de voir, percevoir, et comprendre son environnement, en particulier les personnages qui l’entourent, dont il perce les motifs et le caractère presqu’instantanément, mais aussi et surtout, et c’est ce qui le rend si intéressant, dans sa manière de se percevoir et de se comprendre lui-même.
En effet, aucun personnage dans la littérature n’a une perception aussi aigüe de lui-même, sans toutefois tomber dans une quelconque forme de complaisance, de fausse modestie, ou d'excessive auto-flagellation : Hamlet a parfaitement conscience de ses défauts, de ses lâchetés, de son hésitation coupable à venger la mort ignoble et traîtresse de son père, lui qui est un être contemplatif par excellence (ce qui explique sans doute son attrait pour tant de lecteurs et écrivains sensibles, qui partagent cette sensibilité) et non un homme d’action, dont il perçoit la vanité mais surtout la possible corruption de son propre être que cette action sanglante pourrait engendrer en lui.

Get thee to a nunnery.  Why wouldst thou be a breeder of sinners ? I am myself indifferent honest, but yet I could accuse me of such things that it were better my mother had not borne me. I am very proud, revengeful, ambitious, with more offences at my beck than I have thoughts to put them in, imagination to give them shape, or time to act them in. What should such fellows as I do crawling between earth and heaven ? We are arrant knaves, believe none of us. Go thy ways to a nunnery. (Hamlet à Ophelia, III, 1)

O heart, lose not thy nature ! Let not ever
The soul of Nero enter this firm bosom.
Let me be cruel, not unnatural,
I will speak daggers to her, but use none.
My tongue and soul in this be hypocrites,
How in my words somever she be shent,
To give them seals never, my soul consent.
(Hamlet, III, 2)

Ces perpétuelles tergiversations de son protagoniste font de Hamlet une pièce de vengeance bien singulière, puisque l’inaction, l’immobilité prévaut et ce, jusque l’acte III scène 4, où la scène de confrontation entre Hamlet et sa mère débouche sur le meurtre précipité de Polonius, avant de retomber une nouvelle fois dans un, semble-t-il, faux rythme, jusqu’à la scène dernière où Hamlet et Laertes s’entre-tuent, et au cours de laquelle Gertrude et Claudius meurent également. Deux actions significatives donc (je ne compte pas la mort d’Ophelia et son enterrement, moments pathétiques certes poignants, mais qui sont rapportés via un récit), ce qui peut paraître peu de choses pour une pièce d’une longueur considérable, la plus longue avec Richard III dans toute la production shakespearienne, si l’on écarte le triptyque Henri VI et le diptyque Henri IV. Mais ce qui peut de prime abord apparaître comme un défaut de composition se révèle être parfaitement justifié si l’on regarde le caractère profond d’Hamlet, à savoir un personnage contemplatif, répugnant à l’action, répugnance constituée selon ses propres dires de « one part wisdom, and ever three parts coward » (IV, 4)

Delacroix, Hamlet Attempts to Kill the King, 1843

Au-delà de ce caractère intelligent et extra-lucide sur lui-même et les autres, aspect qui a déjà été maintes fois rappelé pour cette pièce, cette nouvelle relecture m’a également permis de voir un caractère plus touchant de Hamlet, qui m’avait davantage échappé lors de mes précédentes lectures. « The most amiable of misanthropes », dit William Hazlitt à son propos en conclusion de son brillant essai sur la pièce que j’ai lu avant cette nouvelle relecture, et l’essayiste anglais ne se trompe pas en faisant une telle assertion. Car la tragédie d’Hamlet, c’est celle d’un personnage forcé d’agir contre sa propre nature contemplative, et dont la conscience est tiraillée entre sa nature profonde et la nécessité de venger l’honneur de son père, mais aussi de renverser l’ordre contre-nature qui s’est instauré au royaume du Danemark, avec dorénavant à sa tête un roi meurtrier, usurpateur, et une reine incestueuse ayant épousé son ancien beau-frère. Mais plus que cette simplification du dilemme d’Hamlet, c’est aussi sa propre conscience qui est en danger et qui le fait tant hésiter : Hamlet craint en effet que la corruption qu’il voit partout, et en particulier chez son oncle et sa mère, ne le contamine à son tour de par son action vengeresse meurtrière, mais aussi qu’il n’aille trop loin, à savoir tuer sa propre mère que son père et sa conscience (mais ces deux derniers ne feraient-ils pas un au final, hypothèse plus intéressante par rapport à un simple effet surnaturel, puisque le roi semble une incarnation de la représentation que s’en fait son fils dans son imagination, en témoigne son revêtement militaire et son allure toute martiale) lui interdisent. C’est cet échauffement meurtrier qui rend la scène entre Gertrude et Hamlet si intéressante, elle qui pressent bien que son fils est sur le point de la tuer malgré la résistance intérieure de ce dernier, et qui rend au final logique le meurtre semble-t-il précipité de Polonius (je l’avais jusque-là toujours trouvé quelque peu ridicule et incohérent), comme un exutoire à la pulsion meurtrière d’Hamlet qui eût sans doute tué sa mère si le courtisan n’avait pas surgi. 

Delacroix, Hamlet and the Corpse of Polonius, 1835

La seconde incohérence de la pièce qui s’explique aussi après coup est la décision inexpliquée d’Hamlet de se battre en duel avec Laertes, alors que tout indique qu’il s’agit d’un piège de son oncle, ce que Horatio lui représente, et ce dont Hamlet avait sans doute conscience également. Comment donc un être aussi intelligent peut-il tomber dans un piège aussi grossier, m’étais-je souvent dit ? Là aussi, cette incohérence peut se résoudre par la décision d’Hamlet, incapable par lui-même de la moindre action décisive et parfaitement conscient de cette incapacité à agir, de saisir cette opportunité pour enfin régler ses comptes, sachant qu’il est plus que probable qu’il aurait sans cesse repoussé son acte de vengeance ad infinitum

Delacroix, The Death of Hamlet, 1843

Hamlet n’est capable d’action que lorsque l’opportunité se présente d’elle-même, sans qu’il ne l’ait cherché, à l’exemple aussi de sa ruse qui condamne les traîtres Rosencrantz et Guildenstern, ruse qu’il n’avait absolument pas planifiée à l’avance mais qui se présente opportunément d’elle-même à lui.

And prais’d be rashness for it : let us know,
Our indiscretion sometime serves us well,
When our deep plots do fall, and that should learn us

There’s a divinity that shapes our ends,
Rough-hew them how we will
… (Hamlet, V, 2)

Cela donne à la pièce cette alternance d’immobilité et d’action précipitée, presque incohérente et invraisemblable en apparence, mais qui épouse donc parfaitement la nature contemplative et impulsive de Hamlet.

Mais revenons sur le Hamlet touchant que je souhaitais développer au départ. Hamlet l’est sur plusieurs points : il est fidèle en amitié, parlant toujours avec affection avec Horatio, malgré sa nature mélancolique, ce qui est un écho probable à Montaigne, que Shakespeare avait lu au moment de la composition de la pièce :

Nay, do not think I flatter ;
For what advancement may I hope from thee
That no revenue hast but thy good spirits
To feed and clothe thee ? Why should the poor be flatter'd ?
No, let the candied tongue lick absurd pomp,
And crook the pregnant hinges of the knee
Where thrift may follow fawning. Dost thou hear ?
Since my dear soul was mistress of her choice
And could of men distinguish her election,
S'hath seal'd thee for herself ; for thou hast been
As one in suff'ring all that suffers nothing,
A man that Fortune's buffets and rewards
Hast ta'en with equal thanks ; and blest are those
Whose blood and judgment are so well comeddled,
That they are not a pipe for Fortune's finger
To sound what stop she please. Give me that man
That is not passion's slave, and I will wear him
In my heart's core, ay, in my heart of heart,
As I do thee.
(Hamlet à Horatio, III, 2)

Delacroix, Hamlet and Horatio in the cemetery, 1839

Hamlet
aime malgré tout sa mère, bien qu’elle lui inspire un profond dégoût pour la trahison qu’elle commet envers son père, de par son remariage rapide, à peine un mois après la mort du père d’Hamlet. Connaissant sa nature potentiellement meurtrière nourrie par ce dégoût, Hamlet s’efforce de ne pas blesser physiquement sa mère, bien qu’il soit près de le faire et empêché au final par Polonius, qui jouera le rôle de substitut.

Il est de plus grandement aimé de son propre peuple, et c’est ce qui explique la réticence initiale de Claudius à le condamner, voire à l’exécuter, pour le meurtre de Polonius. Bien que les raisons de cet amour du peuple pour Hamlet ne soient pas clairement énoncées, l’hypothèse la plus vraisemblable est la bonté, la générosité et la compassion avec laquelle Hamlet traite ses inférieurs, qui en font à mes yeux un personnage beaucoup plus sympathique que je ne l’ai cru jusqu’à présent : cette générosité se voit très furtivement, dans la manière dont il traite les comédiens qu’il chargera de rejouer la scène du meurtre de son père.

Use every man after his desert, and who shall scape whipping ? Use them after your own honour and dignity. The less they deserve, the more merit is in your bounty. (Hamlet, II, 2)

Enfin, c’est un homme extrêmement sensible, qui eût sans doute fait un excellent auteur dramatique, puisqu’il a des idées très arrêtées sur le théâtre, et il est de surcroît très émotif en entendant des récits fictifs, qui semblent le toucher davantage que ses propres drames personnels. Hamlet est capable donc d’une remarquable magnanimité, tout en ayant parfaitement conscience de ses défauts, de ses dangereuses pulsions, et c’est ce qui me le rend désormais si sympathique, à l’instar de la formule heureuse de William Hazlitt que j’ai citée plus haut et donnant son titre à cet article.

Delacroix, Hamlet Commands the Actors to do a Scene from the Poisoning of his Father, 1834

        Je finirai cet article en revenant sur l’ambigüité de quelques personnages de la pièce et des zones d’ombre que Shakespeare laisse sans doute à dessein, faisant d’Hamlet une pièce que l’on ne cessera jamais d’épuiser en interprétations, et dont il serait futile d’en proposer une définitive. Le premier est le rapport complexe entre Hamlet et son père décédé revenant en esprit : n’est-il qu’une représentation de son esprit, bien que cela soit démenti bien sûr par le fait que le fantôme soit d’abord découvert par les gardes, puis par Horatio, et enfin par Hamlet lui-même. Car il semble plus pertinent de considérer le fantôme comme la représentation qu’Hamlet se fait lui-même de son père, plutôt qu’une véritable réapparition de son père : Hamlet l’associe sans doute dans sa mémoire à ses exploits, à sa force militaire, capacités dont il est lui-même totalement dépourvu, lui qui est un esprit contemplatif.

He waxes desperate with imagination. (Horatio en voyant Hamlet et le Spectre sortir, I, 4)

Delacroix, Hamlet Sees the Ghost of his Father, 1843

            Ce Spectre semble plus proche des apparitions générées dans le roman Solaris, à partir des représentations de la personne qui s’en souvient, et non une représentation fidèle de la personne décédée. Serait-ce peut-être la raison pour laquelle le Spectre lui-même, bien qu’il insiste pour que son fils hâte sa vengeance, lui demande néanmoins d’épargner Gertrude, alors qu’il aurait tout lieu de s’offenser de la trahison de sa femme ? La conversation du père d’Hamlet semble supposer qu’il était déjà au courant de l’adultère de Gertrude avant son assassinat, ce qui d’un côté peut sembler étrange (pourquoi n’a-t-il donc pas agi pour punir son frère et/ou son épouse s’il avait eu vent de leur liaison adultère ?), mais pourrait peut-être s’expliquer par l’étrange capacité de Gertrude à susciter l’amour et à le garder envers et malgré tout, comme elle parvient à le faire pour son fils qui, bien qu’ayant connaissance de sa trahison, décide de l’épargner. Claudius lui-même est freiné dans sa volonté de se débarrasser d’Hamlet lorsqu’il devient évident à ses yeux qu’il constitue désormais une menace pour sa propre vie, lui qui est profondément attaché à elle d’un amour semble-t-il sincère et durable. C’est une partie du génie de Shakespeare à la fois de présenter ses personnages dans leur complexité, mais de laisser des zones d’ombres, du non-dit, qui leur permettent de gagner encore davantage en complexité et de laisser le lecteur dans d’infinies conjectures.

               Cette complexité, pour s’éloigner du champ des hypothèses, est aussi visible directement. Un auteur médiocre eût sans doute enfermé Claudius, Polonius ou Gertrude dans des rôles stéréotypés de méchants personnages unidimensionnels, mais ces derniers sont beaucoup plus intéressants que leur simple rôle peut laisser présager de prime abord. Claudius, le frère meurtrier et adultère, se distingue par des discours d’une étonnante sagesse, alors que l’on eût pu s’attendre à ce qu’il dirigeât le pays de fort mauvaise manière. En témoignent ces quelques discours :

Tis sweet and commendable in your nature, Hamlet,
To give these mourning duties to your father.
But you must know, your father lost a father ;
That father lost, lost his : and the survivor bound
In filial obligation for some term
To do obsequious sorrow. But to persever
In obstinate condolement is a course
Of impious stubbornness, 'tis unmanly grief,
It shows a will most incorrect to heaven,
A heart unfortified, a mind impatient,
An understanding simple and unschool'd.
For what we know must be, and is as common
As any the most vulgar thing to sense.
Why should we in our peevish opposition
Take it to heart ? Fie, 'tis a fault to heaven,
A fault against the dead, a fault to nature,
To reason most absurd, whose common theme
Is death of fathers, and who still hath cried,
From the first corse till he that died today,
"This must be so".
(Claudius, I, 2)

Où il démontre une clairvoyance, une sagesse inattendue pour un roi traître, et il eût sans doute fait un excellent roi, n’eût été la faute initiale et irréparable par laquelle il accéda au trône. Il est également capable d’un grand amour, en témoigne celui pour Gertrude qui l’empêche de tuer Hamlet momentanément.

My virtue or my plague, be it either which,
She’s so conjunctive to my life and soul,
That as the star moves not but in his sphere,

I could not but by her.
(Claudius, IV, 7)

 Enfin, il est surtout parfaitement conscient de ses propres défauts, et ne souffre pas d’un orgueil démesuré le rendant aveugle vis-à-vis de lui-même, à l’instar d’Hamlet : sa ressemblance avec ce dernier est d’ailleurs troublante à ce propos.

The harlot’s cheek, beautied with plast’ring art,
Is not more ugly to the thing that helps it
Than is my deed to my most painted word.

O heavy burthen !
(Claudius, III, 1)

My fault is past, but oh, what form of prayer
Can serve my turn ? "Forgive me my foul murther" ?
That cannot be, since I am still possess'd

Of those effects for which I did the murther :
My crown, mine own ambition, and my queen.
May one be pardon'd and retain th' offence ?
In the corrupted currents of this world
Offence's gilded hand may shove by justice.
And oft 'tis seen the wicked prize itself
Buys out the law. But 'tis not so above.
There is no shuffling, there the action lies
In his true nature, and we ourselves compell'd,
Even to the teeth and forehead of our faults,
To give in evidence. What then ? What rests ?
Try what repentance can. What can it not ?
Yet what can it when one can not repent ?
O wretched state, O bosom black as death,
O limed soul that, struggling to be free,
Art more engaged ! Help, angels, make assay !
(Claudius, III, 3)

Cependant, malgré ses qualités, Claudius demeure un personnage perfide dans son ensemble, dans sa manière de tuer son frère, puis du plan final qu’il échafaude pour causer la perte d’Hamlet.

Polonius est d’un côté un courtisan absolument ridicule, servile, quand il parle au couple royal ou à Hamlet : il est inutilement bavard ou complaisant. Mais il est remarquable qu’il montre une étonnante sagesse dans son rôle de père, en témoigne les conseils judicieux qu’il donne à Laertes et à Ophelia. Il aime de plus sincèrement ses enfants, en particulier Laertes dont, à travers quelques répliques subtilement émouvantes, on apprend qu’il se sépare à contre-cœur lorsque ce dernier décide de revenir en France après avoir assisté aux noces du nouveau couple royal.

Look thou character. Give thy thoughts no tongue,
Nor any unproportion'd thought his act.
Be thou familiar, but by no means vulgar.
Those friends thou hast, and their adoption tried,
Grapple them unto thy soul with hoops of steel,
But do not dull thy palm with entertainment
Of each new-hatch'd, unfledg'd comrade. Beware
Of entrance to a quarrel, but being in,
Bear't that the opposed may beware of thee.
Give every man thy ear, but few thy voice.
Take each man's censure, but reserve thy judgment.
Costly thy habit as thy purse can buy,
But not express'd in fancy, rich, not gaudy ;
For the apparel oft proclaims the man,
And they in France of the best rank and station
Are of all most select and generous chief in that.
Neither a borrower nor a lender be,
For loan oft loses both itself and friend,
And borrowing dulls the edge of husbandry.
This above all, to thine own self be true,
And it must follow, as the night the day,
Thou canst not then be false to any man.
Farewell, my blessing season this in thee !
(Polonius à Laertes, I, 3)

Enfin Gertrude est le personnage qui m’a le plus intéressé au cours de cette relecture, à côté d’Hamlet. Elle a certes trahi le père d’Hamlet, en ayant sans doute commencé sa liaison avec Claudius alors que son premier mari était encore en vie. Quel rôle a-t-elle joué dans la mort de ce dernier ? C’est l’une des zones d’ombre laissées en suspens par Shakespeare : était-elle innocente de ce crime (et alors sa non-suspicion de son nouvel amant paraît tout de même incroyable), ou a-t-elle joué un rôle actif et similaire à celui de Clytemnestre qui échafauda la mort de son mari Agamemnon à son retour de la guerre de Troie ? Et si le père d’Hamlet a appris cet adultère, comment alors expliquer son inaction, et son désir de l’épargner lorsqu’il se manifeste à Hamlet ? Gertrude est de plus tendrement attachée à son fils Hamlet, qu’elle tente de préserver de la colère de Claudius, et qu’elle sauva sans doute consciemment du poison à la fin de la pièce, tout en se défendant d’incriminer son nouveau mari (voir ce billet d’Himadri discutant la pièce sur son blog). Elle est déchirée entre deux amours absolus, celui pour son fils et celui pour Claudius, dont il est cependant difficile de comprendre l’origine. Ou bien peut-on la situer dans la sagesse inattendue que ce dernier sait faire preuve, en attestent ses différents discours ? Toujours est-il que loin d’avoir trahi sans scrupules le père d’Hamlet, elle en est rongée intérieurement, comme le montrent ses lamentations lorsqu’Hamlet lui fait voir directement la noirceur de son crime adultérin avant de tuer Polonius, ou plus discrètement, lorsque le couple royal s’interroge sur l’origine de la folie simulée d’Hamlet, elle émet l’hypothèse, juste, que son fils ne lui a pas pardonné son si rapide remariage.

I doubt it is no other but the main,
His father’s death and our hasty marriage
. (Gertrude, II, 2)

O Hamlet, speak no more !
Thou turn’st my very eyes into my soul,
And there I see such black and grained spots

As will not leave their tinct. […]
O, speak to me no more !

These words like daggers enter in my eyes,
No more, sweet Hamlet.
(Gertrude, III, 4)

Par cette courte réplique (l’une des plus marquantes lors de cette relecture), Shakespeare laisse voir sa capacité unique à suggérer en très peu de mots la profondeur des sentiments de ses personnages, comme il sait aussi le faire dans de plus longues répliques aux métaphores et images frappantes. 

Delacroix, The Queen Endeavors to Console Hamlet, 1834

Delacroix, Hamlet and His Mother, 1849

               Cette relecture d’Hamlet m’a donc fait voir le protagoniste et sa mère Gertrude en particulier sous un œil neuf par rapport à mes précédentes lectures. C’était jusqu’alors une pièce que j’admirais plus que je n’appréciais vraiment à titre personnel, contrairement à Macbeth et Le Roi Lear qui étaient mes tragédies préférées jusqu’ici, mais Hamlet les rejoint également dans mon appréciation personnelle désormais. Les longueurs, les invraisemblances qui m’avaient quelque peu dérangé m’ont cette fois semblé parfaitement cohérentes avec l’intention de l’auteur et ont grandement augmenté mon plaisir de lecture. Enfin, les questions, les zones d’ombres, les interprétations et hypothèses que l’on peut échafauder à propos de cette pièce, dont j’en ai esquissées seulement quelques-unes font de Hamlet une pièce véritablement infinie dont on ne cessera jamais d’épuiser les mystères et profondeurs.

  Je terminerai cet article par un court extrait de l’essai que William Hazlitt a consacré à Hamlet, un court mais brillant essai que l’on peut retrouver dans Characters of Shakespeare’s Plays (photo ci-dessus) qui m’a justement donné l’impulsion de cette relecture, me l’a fait voir différemment, et dont certaines idées de cet article ont été inspirées :

Hamlet is a name : his speeches and sayings but the idle coinage of the poet’s brain. What then, are they not real? They are as real as our own thoughts. Their reality is in the reader’s mind. It is WE who are Hamlet. This play has a prophetic truth, which is above that of history. Whoever has become thoughtful and melancholy through his own mishaps or those of others; whoever has borne about with him the clouded brow of reflection, and thought himself “too much i’ th’ sun” ; whoever has seen the golden lamp of day dimmed by envious mists rising in his own breast, and could find in the world before him only a dull blank with nothing left remarkable in it ; whoever has known “the pangs of despised love, the insolence of office, or the spurns which patient merit of the unworthy takes” ; he who has felt his mind sink within him, and sadness cling to his heart like a malady, who has had his hopes blighted and his youth staggered by the apparitions of strange things ; who cannot well be at ease, while he sees evil hovering near him like a spectre; whose powers of action have been eaten up by thought, he to whom the universe seems infinite, and himself nothing; whose bitterness of soul makes him careless of consequences, and who goes to a play as his best resource is to shove off, to a second remove, the evils of life by a mock representation of them – this is the true Hamlet.

 

Ainsi qu’un petit florilège de quelques citations célèbres de la pièce :

[…] Heaven and earth,
Must I remember ? Why, she would hang on him
As if increase of appetite had grown
By what it fed on, and yet, within a month,
Let me not think on't : frailty, thy name is woman ! (Hamlet, I, 2)

Till then, sit still, my soul. Foul deeds will rise,
Though all the earth o’erwhelm them to men’s eyes. (Hamlet, I, 2)
Delacroix, Self Portrait as Hamlet, 1821

Carrying, I say, the stamp of one defect,
Being nature's livery, or fortune's star,
Their virtues else be they as pure as grace,
As infinite as man may undergo
Shall in the general censure take corruption
From that particular fault : the dram of evil
Doth all the noble substance oft corrupt
To his own scandal. (Hamlet, I, 4)

O all you host of heaven ! O earth ! What else ?
And shall I couple hell ? Hold, hold, my heart !
And you, my sinews, grow not instant old,
But bear me stiffly up. Remember thee ?
Ay, thou poor ghost, while memory holds a seat
In this distracted globe. Remember thee ?
Yea, from the table of my memory
I'll wipe away all trivial fond records,
All saws of books, all forms, all pressures past
That youth and observation copied there,
And thy commandment all alone shall live
Within the book and volume of my brain,
Unmix'd with baser matter. Yes, by heaven ! (Hamlet, I, 5)

In the secrets parts of Fortune ? O, most true, she is a strumpet. (Hamlet, II, 2)

Rich gifts wax poor when givers prove unkind (Ophelia, III, 1)

But what we do determine oft we break.
Purpose is but the slave to memory,
Of violent birth, but poor validity ;
Which now, like fruit unripe, sticks on the tree,
But fall unshaken when they mellow be.
Most necessary 'tis that we forget
To pay ourselves what to ourselves is debt.
What to ourselves in passion we propose,
The passion ending, doth the purpose lose.
The violence of either grief or joy
Their own enactures with themselves destroy.
Where joy most revels, grief doth most lament ;
Grief joys, joy grieves, on slender accident.
This world is not for aye, nor 'tis not strange
That even our loves should with our fortunes change;
For 'tis a question left us yet to prove,
Whether love lead fortune, or else fortune love. (Player King, III, 2)

You are keen, my lord, you are keen.
It would cost you a groaning to take off mine edge. (Ophelia & Hamlet, III, 2)
Delacroix, Hamlet and Ophelia, 1840

Assume a virtue if you have it not.
That monster custom, who all sense doth eat,
Of habits devil, is angel yet in this
That to the use of actions fair and good
He likewise gives a frock or livery,
That aptly is put on. Refrain to-night,
And that shall lend a kind of easiness
To the next abstinence: the next more easy ;
For use almost can change the stamp of nature,
And either let in the devil, or throw him out
With wondrous potency. (Hamlet, III, 4)

A knavish speech sleeps in a foolish ear. (Hamlet, IV, 3)

[…] What is a man,
If his chief good and market of his time
Be but to sleep and feed ? a beast, no more.

Sure he that made us with such large discourse,
Looking before and after, gave us not

That capability and god-like reason
To fust in us unused. (Hamlet, IV, 4)

When sorrows come, they come not single spies,
But in battalions. (Claudius, IV, 5)

Thoughts and afflictions, passion, hell itself
She turns to favour and to prettiness. (Laertes, IV, 5)

But that I know love is begun by time,
And that I see, in passages of proof,
Time qualifies the spark and fire of it.
There lives within the very flame of love
A kind of wick or snuff that will abate it.
And nothing is at a like goodness still.
For goodness, growing to a pleurisy,
Dies in his own too-much. That we would do,
We should do when we would, for this “would” changes
And hath abatements and delays as many
As there are tongues, are hands, are accidents.
And then this “should” is like a spendthrift sigh
That hurts by easing.” (Claudius, IV, 7)

Your dull ass will not mend his pace with beating. (Clown, V, 1)

Thus has he, and many more of the same breed that I know the drossy age dotes on, only got the tune of the time and out of an habit of encounter, a kind of yeasty collection which carries them through and through the most profound and winnowed opinions ; and dot but blow them to their trial, the bubbles are out. (Hamlet, V, 2)

The readiness is all ; since no man, of aught he leaves, knows what is’t to leave betimes. Let be. (Hamlet, V, 2)