« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 15 mars 2019

Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa

L’action du Guépard a pour toile de fond le Risorgimiento, période historique du XIXe siècle qui aboutira à l’unification de l’Italie, jusque là morcelée en différents royaumes, et plus précisément l’épisode de l’expédition des Mille qui eut lieu en août 1860. Très grossièrement, l’objectif était pour le royaume de Piémont-Sardaigne d’annexer le royaume des Deux-Siciles, en s’appuyant sur les révoltes qui émaillèrent ce dernier ces dernières années (dont la Révolution sicilienne de 1848, finalement écrasée par l’armée), conséquences de l’autoritarisme des Bourbons et de leur refus d’une Constitution plus libérale.
         Parmi les figures historiques de cet épisode se détache celle de Garibaldi, qui par ses nombreux faits de guerre au niveau national mais aussi international, s’est forgé une réputation héroïque de révolutionnaire vertueux et idéal, comme en atteste entre autres le personnage fictif de Giorgio Viola dans Nostromo de Conrad qui lui voua un véritable culte et qui ne cessait de ruminer sur le détournement et in fine l’échec de la révolution, ternie par les machinations et calculs politiques de ses rivaux.
       Un tel esprit de pessimisme vis-à-vis des épisodes révolutionnaires, de leur inévitable détournement, corruption par les hommes qui l’initièrent ou la soutinrent, traverse également Le Guépard, alors que l’on suit cet épisode révolutionnaire sous les yeux du prince Fabrizio Corbera et de sa famille, nobles contre qui la révolution est dirigée en principe, inspirant horreur et crainte parmi les aristocrates et soutiens du roi bourbon de l’époque, le jeune François II, successeur de Ferdinand II.
           Hors, un des membres de la famille du prince se distingue car il décide même de se joindre aux troupes garibaldiennes : il s’agit du neveu du prince, et le membre de sa famille qu’il préfère de loin, Tancredi Falconeri. On pourrait au premier abord voir ce dernier comme un opportuniste politique : en effet, voilà un aristocrate faisant la révolution pour instaurer une république (qui était le projet et ambition de Garibaldi, et qui lui valurent de nombreux conflits avec les autres pères de la révolution italienne, bien qu’il prît ces derniers à rebours en jurant allégeance au roi Victor-Emmanuel II une fois l’expédition couronnée de succès), de surcroît « rouge » (ou socialiste) !
La phrase célèbre tirée du roman, qui lui est attribuée, semble aller dans ce sens de cette interprétation du personnage opportuniste : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».
           Cependant, et c’est là la force du roman, et des grands romans plus précisément, c’est que le personnage de Tancredi apparaît beaucoup plus complexe, nuancé, voire même sympathique, dans sa version romanesque que dans sa version cinématographique réalisée par Visconti et interprétée par Alain Delon. Tancredi est avant tout un personnage lucide, qui constate que l’unification de l’Italie est inévitable, que c’est le « sens de l’histoire » pourrait-on dire, et qu’il vaut mieux ainsi se placer du côté des vainqueurs. Il a aussi conscience qu’il s’agit d’un formidable tremplin dans la carrière politique pour laquelle il se destine, lui qui a vu son héritage familial en grande partie dilapidé par son père. Mais paradoxalement cette ambition n’a pas déteint sur sa personnalité enjouée, charmante (qui le rend si séduisant en société partout où il passe, où il se trouve toujours être le centre d’attention), et à l’occasion ironique : c’est là que s’explique la profonde affection qui lui porte le Prince par rapport même à ses propres enfants :
« L’enfant, d’abord presque ignoré, était vite devenu très cher au Prince irascible qui remarquait en lui une gaieté querelleuse, un tempérament frivole parfois contredit par de soudaines crises de sérieux. Sans se l’avouer, il eût préféré l’avoir comme fils aîné, plutôt que ce bon nigaud de Paolo. » (p. 24)
         Cet aspect agréable de Tancredi n’en fait pas toutefois un personnage superficiel, un vain mondain : il sait lorsque la situation l'exige recouvrer son sérieux, et témoigne tout au long du roman d’un profond attachement pour le Prince, leur relation se basant surtout sur une estime réciproque par leur intelligence et capacité à comprendre, anticiper les événements futurs.
            Ainsi, bien qu’aristocrate imprégné des traditions, le Prince voit très tôt, dès les prémices de la révolution de 1860, que l’aristocratie est finie sous sa forme actuelle : au lieu de s’y raccrocher et de hurler au loup républicain, il comprend les mécanismes qui y sont à l’œuvre et ne craint nullement pour sa sécurité personnelle, contrairement au reste de sa famille, alarmée au-delà du raisonnable. La cordialité avec laquelle il est traitée à l’arrivée des troupes garibaldiennes, dans lesquelles s’est engagé Tancredi, le confirmera dans cette intuition.
            Ce qui occupera cependant une bonne partie du roman, une fois l’épisode révolutionnaire passé et la chute, le déclin inexorable de l’aristocratie sicilienne actée, c’est le mariage entre Tancredi et Angelica, fille d’origine roturière mais dont le père est devenu l’un des plus puissants et riches notables suite à la révolution. On pourrait y voir il est vrai un énième épisode balzacien du mariage d’un ambitieux avec une femme riche, mais Lampedusa prend bien soin de caractériser ces deux personnages-clés du roman, en montrant leurs espérances, leur désir amoureux réciproque au commencement de leur relation, et en anticipant avec mélancolie l’essoufflement progressif de leur passion. Revenant avec tendresse et ironie sur son propre mariage, le Prince a cette maxime en pensée :
« L’amour. Certes, l’amour. Feu et flammes pendant un an, cendres pendant trente. Il le savait, lui, ce qu’était l’amour… » (p. 76)

Et l’auteur d’anticiper leur avenir plus difficile, après l’épisode plein de grâces des visites vagabondes que le couple fait des innombrables chambres du palais de Donnafugat, puis lors de l'épisode central du bal :
« Ce furent là les plus beaux jours de la vie de Tancredi et d’Angelica, des vies qui allaient être par la suite si variées, si pleines de péchés sur l’inévitable fond de douleur. Mais ils ne le savaient pas alors et ils poursuivaient un avenir qu’ils estimaient plus concret bien qu’il se trouvât après coup uniquement fait de vent et de fumée. Quand ils furent devenus vieux et inutilement sages, leurs pensées revenaient à ces jours-là avec un regret insistant : ces jours avaient été ceux du désir toujours présent parce que toujours vaincu, des lits, nombreux, qui s’étaient offerts et qui avaient été repoussés, de l’aiguillon sensuel qui, justement en raison de son inhibition, s’était, un instant, sublimé en renoncement, c’est-à-dire en véritable amour. » (p. 171)
« Ils offraient le plus pathétique des spectacles, celui de deux très jeunes amoureux qui dansent ensemble, aveugles à leurs défauts respectifs, sourds aux avertissements du destin, dans l’illusion que tout le chemin de la vie serait aussi lisse que les dalles du salon, acteurs inconscients qu’un metteur en scène fait jouer dans les rôles de Roméo et Juliette en cachant la crypte et le poison, déjà prévus dans l’œuvre. Ni l’un ni l’autre n’était bon, chacun était plein de calculs, gros de visées secrètes : mais ils étaient tous les deux aimables et émouvants tandis que leurs ambitions, peu limpides mais ingénues, étaient effacées par les mots de joyeuse tendresse qu’il lui murmurait à l’oreille, par le parfum de ses cheveux à elle, par l’étreinte réciproque de leurs corps destinés à mourir. Les deux jeunes gens s’éloignaient, d’autres couples passaient, moins beaux, tout aussi émouvants, chacun plongé dans sa cécité passagère ». (p. 238)

           C’est cette tonalité mélancolique, par petites touches, qui parcourt tout le roman, au gré des pensées du vieillissant Prince, qui rend ce roman si bon à mon avis : le fond révolutionnaire, le mariage des deux jeunes gens, constituent certes la trame, l’arrière-fond du roman, mais ce sont surtout ces détails sur l’intériorité du Prince, et aussi du jeune couple, qui occuperont et retiendront avant tout notre attention. L’épisode le plus marquant du roman sera ce bal chez les Ponteleone, au cours de laquelle le Prince dansera avec Angelica et aura une brève entrevue avec le couple. Angelica y est parvenue à effacer les dernières traces de ses origines roturières et se comporte avec le tact et la délicatesse qui sied à ce genre de société :
« Son maintien ne se démentit pas une seule minute : on ne la vit jamais errer seule la tête dans les nuages, jamais ses bras ne s’écartèrent de son buste ; jamais sa voix ne s’éleva au-dessus du « diapason » des autres dames. Car Tancredi lui avait dit la veille : « Vois-tu, ma chérie, nous tenons (et donc toi aussi, maintenant), nous tenons à nos maisons et à notre mobilier plus qu’à n’importe quelle autre chose ; rien ne nous offense davantage que la négligence par rapport à cela ; regarde donc tout et fais l’éloge de tout ; d’ailleurs, le palais Ponteleone le mérite ; mais puisque tu n’es plus une petite provinciale qui s’étonne de toute chose, tu mettras toujours quelques réserves dans tes louanges ; admire oui, mais compare toujours avec quelque archétype que tu as vu auparavant et qui soit illustre. » Les longues visites au palais de Donnafugata avaient beaucoup appris à Angelica, et ce soir-là elle admira toutes les tapisseries mais elle dit que celles du palais Pitti avaient de plus belles bordures… » (p. 232)

           Et comment ne pas compatir avec le Prince, qui s’ennuie en fait prodigieusement durant cette soirée, en entendant les conversations des autres, lui qui n’est venu que par affection pour le futur couple marié :
« Don Fabrizio, lui, errait à travers les salons : il baisait la main des dames qu’il rencontrait, endolorissait l’épaule des hommes qu’il voulait saluer joyeusement, mais il sentait que lentement la mauvaise humeur l’envahissait. […] Même les femmes qui étaient au bal ne lui plaisaient pas : deux ou trois parmi les plus âgées avaient été ses maîtresses et en les voyant maintenant alourdies par les années et leurs belles-filles, il peinait à recréer pour lui-même l’image de ce qu’elles avaient été vingt ans auparavant et il s’irritait en pensant qu’il avait gâché ses meilleures années à poursuivre (et à atteindre) des femmes aussi négligées. Et même les jeunes ne lui disaient pas grand-chose […] heureusement que des ténèbres avait émergé Angelica pour montrer aux Palermitaines ce qu’était une belle femme. On ne pouvait pas lui donner tort : dans ces années-là la fréquence des mariages entre cousins, dictés par la paresse sexuelle et par des calculs terriens, […] le manque total d’air frais et de mouvement, avaient rempli les salons d’une foule de jeunes filles incroyablement petites, invraisemblablement olivâtres […]. Plus il les voyait et plus il se sentait irrité ; son esprit habitué aux longues solitudes et aux pensées abstraites finit par lu procurer, à un moment donné, une sorte d’hallucination alors qu’il traversait une longue galerie en passant devant un pouf central où s’était rassemblée une colonie nombreuse de ces créatures : il lui semblait être le gardien d’un jardin zoologique en train de surveiller une centaine de jeunes guenons. […] Légèrement dégoûté, le Prince passa devant le salon à côté : là, au contraire, campait la tribu variée et hostile des hommes : les jeunes dansaient et ceux qui se trouvaient là n’étaient que des hommes âgés. […] mais, en revanche, les lieux communs, les platitudes empoisonnaient l’air. Aux yeux de ces messieurs Don Fabrizio passait pour être un « extravagant » ; son intérêt pour les mathématiques était presque considéré comme une perversion coupable, et s’il n’avait été justement le prince de Salina […] ses parallaxes et ses télescopes auraient risqué de le faire bannir ; mais déjà on parlait peu avec lui car l’azur froid de ses yeux, aperçu entre de lourdes paupières faisait perdre le nord à ses interlocuteurs et il se retrouvait souvent isolé, non par respect, comme il le croyait, mais par crainte. Il se leva ; la mélancolie s’était transformée en authentique humeur noire. Il avait eu tort de venir à ce bal […] en ce moment il serait tout heureux dans le petit bureau à côté de la terrasse dans la rue Salina, en train d’écouter le clapotis de la fontaine et de chercher à attraper les comètes par la queue. « Tant pis, maintenant j’y suis ; ce serait impoli de partir. » (p. 233 à 236)
« Don Fabrizio sentit son cœur perdre sa dureté : son dégoût faisait place à la compassion pour ces êtres éphémères qui cherchaient à jouir du mince rayon de lumière qui leur avait été accordé entre les deux ténèbres, avant le berceau, après les dernières saccades. Comment était-il possible de s’acharner contre qui, c’est certain, devra mourir ? […] Même les petites guenons sur les poufs et ses vieux amis benêts étaient pitoyables, impossibles à sauver et aimés comme le bétail meuglant dans la nuit, conduit à l’abattoir à travers les rues de la ville. […] Et puis tous ces gens qui remplissaient les salons, toutes ces femmes assez laides, tous ces hommes sots, ces deux sexes vaniteux étaient le sang de son sang, ils étaient lui-même ; il ne s’entendait qu’avec eux, avec eux seulement il se sentait à son aise. « Je suis peut-être plus intelligent, je suis certainement plus cultivé qu’eux, mais je suis de la même espèce, je dois me solidariser avec eux. » (p. 238-239)

           Passé le sommet que constitue la scène du bal, qui n’est pas sans rappeler la scène de réception dans le Temps retrouvé de Proust, le roman s’essouffle quelque peu, même si la scène de la mort du prince, et l’émotion et le dévouement montrés par Tancredi, constitueront un dernier temps fort du roman. Ce dernier s’achèvera par la fin de la lignée des Salinas, avec les filles du prince demeurées vieilles filles et bigotes, et une Angelica veuve et très âgée aussi. Le Guépard restera marquant surtout car il est narré (pour l’essentiel du roman) à travers les yeux d’un personnage lucide, contemplatif et proche de la mort qu’est le Prince Fabrizio, qui comprend mieux les ressorts et la vanité de la vie au crépuscule de la sienne. Sur le volet plus politique, Le Guépard nous rappellera essentiellement que le monde et l’homme ne changent guère en dépit des bouleversements et grands événements historiques : le changement social et politique ne corrige pas l’homme, ne le rend guère meilleur ou plus heureux.