Quatrième de couverture :
« Son être tout entier était mis à la torture par cette idée incertaine
et affolante. Elle la sentait dans ses veines, dans ses os, à la racine
de ses cheveux. Elle adoptait en esprit l'attitude biblique du deuil -
le visage voilé, les vêtements déchirés ; le son des lamentations et des
gémissements emplissait son crâne. Mais elle serrait les dents avec
fureur, et ses yeux étaient brûlants de rage, car elle n'était pas une
créature soumise. La protection qu'elle avait exercée sur son frère
avait été, à l'origine, d'un caractère violent et indigné. Elle avait
besoin de l'aimer d'un amour agissant. Elle avait combattu pour lui -
contre elle-même, aussi. Sa perte était amère comme une défaite,
douloureuse comme une passion bafouée. Ce n'était pas le choc d'une mort
ordinaire. De plus, ce n'était pas la mort qui lui avait enlevé Stevie,
c'était M. Verloc. Elle l'avait vu.
»
L’intrigue politique de L’Agent secret ressemble de prime abord
beaucoup à celle des Démons de
Dostoïevski. Nous y suivons un groupe d’anarchistes, et plus précisément l’agent
secret donnant son nom au livre, prénommé Adolf Verloc, et un attentat terroriste
a lieu au cours du roman, sur lequel vont enquêter deux policiers, l’un étant
l’Inspecteur Heat et l’autre son supérieur, seulement connu sous l’appellation
du « Commissaire Adjoint ». Enfin dernier point commun, les deux
livres font un diagnostic particulièrement clairvoyant de l’époque de leur
temps et de celle à venir, d’une société ayant perdu toute valeur spirituelle
sous l’influence du progrès technique.
Toutefois les deux livres susmentionnés se
distinguent sur de multiples points malgré leur ressemblance sur le fond. La
première repose sur le ton du roman en question, où Conrad a résolument choisi
un ton ironique. En
effet, le fameux agent secret n’a rien d’un personnage héroïque ou admirable :
il est totalement ridicule, méprisable dans son caractère et dans son action.
Alors que s’ouvre le roman, Verloc se rend dans une ambassade dont la
nationalité reste inconnue, et se voit sévèrement sermonner par un certain Mr.
Vladimir, qui lui rappelle son passé d’espion dont l’amateurisme est évident,
puis lui enjoint de préparer un attentat pour qu’il se rende enfin utile et
provoque dans le même temps un état de terreur dans la société propice à servir
les intérêts du pays inconnu en question.
« Une série d’attentats ici même, dans ce pays ; pas seulement organisés ici – cela ne servirait à rien -, ils [les classes moyennes] ne s’en soucieraient pas. Vos amis pourraient mettre la moitié du continent à feu et à sang sans que l’opinion publique locale devînt favorable à une législation répressive générale. […] Il n’est pas nécessaire que ces attentats soient très sanguinaires […] mais il faut qu’ils provoquent une frayeur efficace. […] Le sacro-saint fétiche du jour est la Science. Pourquoi n’envoyez-vous pas certains de vos amis attaquer cette idole au triste visage, hein ? […] Pour influer sur l’opinion publique, un attentat à la bombe doit aller au-delà d’une intention de vengeance ou de terrorisme. Il doit être purement destructif. Il est essentiel que l’on ne puisse lui soupçonner aucun autre objectif. Vos anarchistes devraient démontrer sans ambiguïté qu’ils sont déterminés à balayer toute l’organisation de la société. […] Ces gens-là [les bourgeois] croient, pour des raisons mystérieuses, que la Science est à l’origine de leur prospérité financière. Ils le croient vraiment. […] La démonstration doit être dirigée contre le Savoir, la Science. Pas n’importe quelle science. L’attentat doit avoir toute l’ineptie révoltante d’un blasphème gratuit. » (p. 39-43)
L’attentat visera l’observatoire astronomique de
Greenwich à Londres, attentat qui a réellement eu lieu le 15 février 1894, bien
que les raisons derrière ne fussent jamais réellement connues. Conrad s’est inspiré de ce
fait divers pour constituer la trame générale de ce roman, dont il a été
intrigué par la « stupidité de l’acte » dans une adresse au lecteur rédigée en 1920,
13 ans après la publication du livre en 1907. Plus longuement, il y détaille sa
vision des événements, et sa vision pessimiste de la société :
l’anarchisme est vu comme une « inanité criminelle [dont] l’attitude
insensée » est comparée à une « imposture éhontée exploitant le
malheur poignant et la crédulité passionnée d’une humanité toujours
tragiquement empressée de s’autodétruire. C’était cela qui me poussait à
trouver tellement impardonnables ces affections de philosophie. » (p. 7)
Dans le roman, cette vision de Conrad se manifeste
d’abord par le portrait ridicule que fait Conrad de l’agent secret
Verloc : il n’a d’abord pas du tout le physique de l’emploi d’un
anarchiste révolutionnaire. Il est raillé pour son surpoids, et par le fait
qu’il est marié, ce qui n’est pas très cohérent avec ses activités politiques.
Les tourments intérieurs dans lesquels il s’enferre après son entrevue à l’ambassade,
puis la préparation de l’attentat en tant que tel et sa réalisation manquée
achèvent de discréditer Verloc, discrédit que Conrad avait posé d’emblée dans le livre. Les autres
anarchistes auxquels Verloc est lié sont tout autant voire plus ridicules
encore que ce dernier. Karl Yundt est décrit comme « vieux et chauve,
quelques rares poils blancs pendant mollement sous son menton. Une
extraordinaire expression de malveillance sournoise survivait dans ses yeux
éteints. » (p. 44). Il sera décrit plus loin comme un « fantôme [qui
a] pr[is] la pose » « toute sa vie » (p. 77) . Michaelis est
quant à lui un ancien prisonnier, ayant purgé une peine de 15 ans et qui depuis
sa sortie, croit qu’il a pour mission d’écrire un livre qui comprendra les
idées qu’il a développées durant son séjour carcéral, idées dont la grandeur
est sans doute absente devant l’incapacité chronique de Michaelis de débattre
de ses propres idées, mais qui ne l’empêcheront pas de travailler
d’arrache-pied à ce livre avec des efforts visiblement inutiles.
L’ineptie des
« révolutionnaires anarchistes » est directement révélée par
l’intermédiaire du personnage du Professeur, le seul personnage réellement
inquiétant du roman. Le Professeur est le véritable anarchiste, un nihiliste
qui s’est donné pour objectif de détruire la société. Lorsqu’on le rencontre
pour la première fois dans le roman, il croise le quatrième anarchiste du groupe de Verloc, Ossipon,
dit le Docteur. Ce dernier est intimidé, quelque peu effrayé par la personne du
Professeur, qui parle sans la moindre hésitation, livre clairement et de
manière concise sa pensée nihiliste. Il est vêtu de manière misérable, est
petit, fragile physiquement, ce qui contraste avec sa totale assurance dans sa
prise de parole. Assurance, toute-puissance, qui découle surtout du fait qu’il
porte en permanence sur lui une bombe qu’il peut faire exploser à tout moment,
et dont il menace l’inspecteur si ce dernier s’avisait de l’arrêter. Vendeur
d’explosifs, c’est lui qui fournira à Verloc la bombe servant à l’attentat
manqué. Sa critique des autres anarchistes et sa propre pensée nihiliste sont
un des temps forts du roman :
« Ce que vous dites n’a aucun sens. Vous êtes les valeureux délégués de la propagande révolutionnaire, mais l’ennui est que non seulement vous n’êtes pas plus capables d’une pensée indépendante que le premier venu des journalistes ou des épiciers respectables, mais que vous n’avez absolument pas de caractère. » (p. 77-78)« Oui, je donnerais des deux mains mon produit à tout homme, toute femme, tout imbécile, qui se présenterait. Mais je n’agis pas pour le compte du Comité rouge. Je pourrais vous voir tous chassés d’ici ou arrêtés – décapités même – sans bouger un doigt. Ce qui nous arrive en tant qu’individus n’a aucune espèce d’importance.Il parlait sur un ton indifférent, sans chaleur, presque atone. […]Détruire la superstition et la vénération de la légalité devrait être notre but. Rien ne pourrait me faire plus plaisir que de voir l’Inspecteur Heat et ses semblables se mettre à nous tirer dessus en plein jour avec l’approbation du public. Notre combat serait à moitié gagné : la désintégration de la vieille morale serait en marche, au sein même de son temple. C’est à cela que vous devriez tendre. Mais vous autres, les révolutionnaires, ne comprendrez jamais cela. Vous tirez des plans sur l’avenir, vous vous perdez dans des rêveries sur des systèmes économiques dérivés de ce qui existe ; alors que, ce qu’il faut, c’est tout balayer et repartir à zéro avec une conception nouvelle de la vie. » (p. 81-82)
Ce roman de Conrad toutefois ne se réduit pas à la
seule intrigue policière qui la parcourt, bien que sa part soit importante.
L’intérêt principal du livre repose sur la représentation des personnages, dont
plusieurs sont fascinants. Le principal personnage du roman n’est en fait pas
l’agent secret Verloc, mais sa femme, Mrs. Verloc. Cette dernière, qui s’est
érigé pour principe de ne « jamais aller au fond des choses », de « ne pas
regarder sous la surface des choses », n’a pour seule grandeur et raison de vivre réelle que
son frère mentalement handicapé, Stevie, auquel elle est liée par un lien quasi-maternel,
fusionnel. Elle a d’ailleurs épousé Verloc car poussée par sa mère qui y voyait
l’époux parfait qui prendrait également soin de son frère, et toute la solidité
de leur mariage repose sur la présence de Stevie et le foyer dont il jouit dans
le ménage Verloc. Les événements tragiques qui occupent toute la fin du roman
sont l’occasion pour Conrad de mettre à jour ce sentiment dont Mrs. Verloc n’a
elle-même que confusément conscience et le bouleversement irrémédiable qui s’opère
en elle à partir du moment où elle apprend la perte de Stevie.
Stevie est un personnage typique de « l’idiot »
dont les réactions excessives et désordonnées témoignent surtout d’un idéalisme
étouffé devant la crudité du monde et sa réalité sordide.
« La contemplation du cheval infirme et solitaire l’accabla. Tremblant mais obstiné, il n’avançait plus, cherchant à exprimer le nouveau point de vue révélé à sa compassion par la misère de l’homme et du cheval étroitement associés. Mais c’était très difficile. « Pauvre bête ! Pauvre bête ! » était tout ce qu’il savait répéter. Cela ne lui parut pas assez expressif, et il s’arrêta tout à fait en bafouillant avec colère :- Honteux !Stevie n’était pas doué pour assembler des mots, et c’est peut-être pour cette raison même que sa pensée manquait de clarté et de précision. Mais sa sensibilité était aiguë et assez profonde. Ce seul mot évoquait son sentiment d’horreur et d’indignation devant cette sorte de malheur qui devait se nourrir de la souffrance de l’autre, comme le pauvre cocher fouettant le pauvre cheval au bénéfice des pauvres enfants de son foyer. Et Stevie savait ce que c’était que d’être battu. Il le savait d’expérience. C’était un monde méchant. Méchant ! Méchant !Mrs. Verloc, son unique sœur, tutrice et protectrice, ne pouvait prétendre à de telles profondeurs d’intuition. […] Elle ne perçut pas le sens caché du mot « honteux », et elle dit avec placidité :- Viens donc, Stevie. Tu n’y peux rien.Docile, Stevie se remit en marche ; mais il avançait maintenant sans fierté, d’un pas traînant, en marmonnant des fragments de mots, ou même des mots qui eussent été complets s’ils n’avaient été composés de deux moitiés ne s’accordant pas entre elles. Comme s’il s’efforçait d’appliquer à ses sentiments tous les mots qu’il connaissait de manière à parvenir à l’idée correspondante. En fin de compte, il réussit. Il s’arrêta aussitôt pour l’exprimer à voix haute :- Monde méchant pour pauvres gens.[…] N’étant pas un sceptique mais un être moral, il était en quelque sorte à la merci de ses passions vertueuses.- Ignoble, ajouta-t-il sans commentaires. (p. 177-178)
Pour résumer, l’attrait principal de ce livre repose sur
le ton ironique de Conrad, ironie qui était beaucoup moins présente dans Lord Jim.
Mais aussi sur sa peinture
des personnages, non seulement ceux de Mrs. Verloc, véritable personnage
principal du livre, et de son frère Stevie mais aussi d’autres personnages que je n'ai pas développés dans cet article et dont il y aurait beaucoup à dire, tels
la mère de Mrs. Verloc, quelque peu naïve et simple d’esprit (dont la vénération
de Mr. Verloc aura des conséquences malheureuses pour Stevie), qui inspire la compassion
du lecteur et de Conrad dans la décision importante qu’elle prend au cours du livre.
Le parcours désenchanté du Commissaire Adjoint occupe lui aussi une bonne partie
du roman, seul personnage au passé aventurier, réminiscence des autres personnages
conradiens, dont le métier routinier lui déplaît profondément par rapport à sa vie
passée.
Roman politique, inquiétant
par sa vision lucide et prophétique de la société (aspect souvent mis en avant lorsque
ce livre est évoqué), mais surtout roman émouvant par le destin tragique de nombre
de personnages, L’Agent secret est un
grand roman, servi par une traduction nouvelle d’Odette Lamolle que j’ai trouvé
très agréable à la lecture. Je conseille la lecture de Conrad dans la mesure du
possible à travers la traduction de cette femme qui fut passionnée de Conrad, dont
on peut lire l’histoire assez incroyable ici,
et dont la qualité de la traduction a été reconnue par Sylvère Monod lui-même, grand
spécialiste de Conrad (et de Dickens), dont le préféré parmi les Conrad était justement
cet Agent secret, à en croire sa préface
rédigée pour l’édition Folio du livre (qu’il a d’ailleurs traduit).
Bonjour K. Grand amateur de Conrad, j'ai été déçu par L'Agent Secret, malgré ou peut-être à cause de la réputation du livre. J'espérais y retrouver la tendresse, où se mêle la peine, qu'il a habituellement pour ses personnages. Or, je n'y ai retrouvé ni la profondeur ni l'incroyable souffle romanesque de Nostromo (son chef-d'oeuvre et un de mes livres préférés), ni le lyrisme de Fortune, ni la mélancolie de Lord Jim ("c'était un des nôtres"), ni le fatalisme amer de Victoire, ni la plongée dans l'inconscient d'Au coeur des ténèbres. En fait, l'ironie du livre m'a déplu, bien qu'elle semble être précisément ce que tu as aimé.
RépondreSupprimerBonjour Strum,
RépondreSupprimerMerci pour ton commentaire éclairant. Je manque d'éléments de comparaison par rapport à toi sur Conrad, mais j'avoue que j'ai davantage aimé cet Agent secret par rapport à Lord Jim dont la lecture a été un peu pénible par endroits en raison du complexe échafaudage narratif mis au point par Conrad. J'ai, contrairement à toi, perçu une grande tendresse de Conrad envers les 2 personnages principaux, Winnie et son frère (malgré tous leurs défauts, en particulier pour la première), et c'est ce que je retiens principalement du livre, davantage que le côté ironique ou l'intrigue politique.
Tous les livres que tu mentionnes sont au programme de mes futures lectures, en plus d'Au bout du rouleau. Au passage, dans quelle traduction/édition as-tu lu Nostromo ? Je ne sais laquelle choisir entre celle en GF ou Folio, celle de Lamolle n'étant plus disponible sur le marché à un prix raisonnable...
J'ai lu Nostromo chez Folio et, pour autant que je puisse en juger, ne l'ayant pas lu en anglais, la langue m'en a paru riche et belle. Je n'ai rien lu de traduit par Odette Lamelle, dont je découvre la belle histoire par ton intermédiaire. Les échafaudages narratifs compliqués (personnellement, j'aime bien ça) sont une des choses les plus caractéristiques de la manière de Conrad. La narration de Nostromo est très complexe aussi, avec plusieurs parties distinctes et enchevêtrées en même temps. J'espère que tu t'y retrouveras, mais le livre est si riche de personnages, de thèmes, d'idées et d'atmosphères différentes que je suis prêt à parier que tu y trouveras plus ton compte que dans Lord Jim. A lire lentement cependant. :)
RépondreSupprimerMerci pour tes conseils, je vais me tourner vers l'édition Folio dans ce cas, et prendre mon temps pour le lire :)
SupprimerSi l'envie te prend de relire Lord Jim, tu peux le faire à travers la traduction de Lamolle, disponible en Livre de poche, avec une belle postface de Sylvère Monod revenant sur le livre et la traductrice.