C’est un préjugé toujours persistant
de voir en Jane Austen une écrivaine limitée au registre de conteuse
d’histoires d’amour romantiques où tout se termine à l’avantage du couple/des
couples attendu(s), préjugé dû en partie, je pense, aux innombrables
adaptations cinématographiques (et télévisées) qui ont été tirées de son œuvre.
La lecture de Jane Austen cependant ne se limite pas (ou ne devrait pas) au
seul public féminin (qui constitue l’essentiel de son lectorat), mais est avant
tout un écrivain de premier plan qui s’adresse à tous, homme ou femme. Grâce à
son ironie et humour (parfois dévastateurs), son style (en apparence) simple, c’est
l’un(e) des auteur(e)s les plus faciles à lire et à découvrir pour celui voulant
s’initier aux livres classiques. L’intérêt de ses livres se situe surtout dans sa peinture d’un milieu
humain dont elle fut l’une des observatrices les plus avisées et remarquables. Une
peinture qui est toujours pertinente aujourd’hui, car les caractères qu’Austen
met impitoyablement à jour dans ses livres sont des caractères universels,
aisément transposables à notre époque qui sur certains aspects ne se distingue
guère de l’Angleterre du XIXe siècle obsédée par l’argent, le rang
social, enfermée dans ses préjugés…
Persuasion en
revanche est un livre très différent des romans les plus célèbres de son
auteure. On y retrouve certes son ironie, sa peinture impitoyable d’individus
imbus d’eux-mêmes, indifférents aux souffrances d’autrui, mais une mélancolie
liée au passage des ans et de la perte imminente de la jeunesse et de la
beauté, imprègne toute son architecture. On se situe clairement dans un
registre différent d’Orgueil et Préjugés ou
Emma, ses deux romans les plus
enjoués. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le roman se déroule durant
l’automne, épousant la période de la vie de son héroïne, qui, à vingt-huit ans
(un âge considéré déjà comme avancé pour l’époque), est au crépuscule de sa
jeunesse.
« Quelques années plus tôt, Anne Elliot avait été très jolie, mais sa fraîcheur n’avait pas tardé à disparaître, et comme, dans tout son éclat, sa beauté n’avait guère réussi à soulever l’admiration de son père, tant la délicatesse de ses traits et la douceur de son regard émanant de ses yeux sombres juraient avec l’aspect qu’il présentait lui-même, elle ne pouvait rien lui offrir, à présent que sa jeunesse s’était fanée et son visage émacié, qui fût de nature à lui valoir sa considération. » (p. 49)
« Il ne lui était pas difficile [du point de vue de Sir Walter Elliot] en effet d’observer à quel point les autres membres de la famille et les gens de sa connaissance prenaient de l’âge : les traits d’Anne se creusaient, Mary s’empâtait ; pas un visage aux alentours qui ne se gâtât. Depuis longtemps les rapides progrès de la patte-d’oie aux tempes de Lady Russell étaient pour lui une source de vive contrariété. » (p. 50)
Anne a rompu, huit ans plus tôt, les
fiançailles auxquelles elle avait d’abord consenti, avec le capitaine (dans la
marine) Frederick Wentworth, sur le conseil (ou plutôt la persuasion) de son
amie Lady Russell, qui fut l’amie initialement de sa mère défunte et lui sert depuis
la mort de cette dernière de figure maternelle de substitution. Bien qu’elle ne
regrettera jamais son choix (justifiée d’abord par la prudence et non pas la
différence de rang), Anne conservera le souvenir du capitaine durant les huit ans
qui la sépareront d’une nouvelle rencontre avec son ex-fiancé. Austen, par de
petits détails disséminés un peu partout dans le roman, suggère que cette
période fut très dure pour son héroïne, dont la vieillesse quelque peu
prématurée fut sans doute accélérée par le chagrin dont elle continua de
souffrir durant cet intervalle. À la question que lui posa le capitaine
Wentworth curieux de savoir si Anne ne dansait jamais (elle qui ne fait que
jouer du piano exclusivement à l’intention des danseurs), sa partenaire de
danse (une des demoiselles Musgrove, belles-sœurs d’Anne par le truchement de
sa sœur cadette Mary, mariée à Charles Musgrove) lui répond : « Oh
non ! jamais ! Elle a complètement abandonné la danse. Elle préfère
jouer du piano. Elle ne se lasse jamais d’en jouer. » (p. 130)
À cette
perte de la gaieté, de l’insouciance, Anne n’est de plus pas aidée par une
famille peu aimante, aux yeux de qui elle est invisible, insignifiante, au
grand dam de son amie Lady Russell, la seule à constater qu’elle est la seule à
avoir hérité des qualités de sa défunte mère. Persuasion s’ouvre sur un portrait féroce, et hilarant, de son
père, Sir Walter Elliot, qui n’a à la bouche que les notions de rang et de
baronnet, un titre dont il tire une extrême vanité. Sa seule et unique lecture,
comme le note ironiquement Jane Austen, est la Liste des Baronnets, grâce auquel
« Il trouvait là de quoi meubler une heure de loisir et se consoler de l’affliction d’une autre. […] Si le reste du livre n’y parvenait pas, sa propre histoire était assurée d’éveiller en lui un intérêt qui ne se démentait jamais. […] La vanité donnait la clef du personnage de Sir Walter Elliot, vanité due aux avantages de la personne ainsi qu’à ceux du rang. […] À ses yeux, le bonheur d’être bien fait ne le cédait qu’à celui d’être baronnet, et le Sir Walter Elliot qui réunissait en lui ces dons du ciel avait, et de manière continue, droit à tout son respect et à tout son dévouement. » (p. 45-47)
Un peu plus loin, nous avons un
détail savoureux de la part de l’amiral Croft, le locataire du domaine familial
de Kellynch (domaine loué pour les difficultés financières dans lesquelles se
trouva Sir Walter en raison de son train de vie trop dispendieux) sur le
narcissisme de son propriétaire :
« Quelqu’un de très bien, tout à fait le gentleman, à n’en pas douter, mais (la regardant d’un air sérieux), j’ai tendance à croire, mademoiselle Elliot, j’ai tendance à penser que pour son âge il prend trop soin de son habillement. Il y avait des miroirs à n’en plus finir ! Seigneur ! on ne pouvait échapper à sa propre image. » (p. 198)
Cette indifférence de sa famille,
en particulier son père et sa sœur aînée Elizabeth, non mariée également, se
traduit par le fait que ces derniers ne prêtent jamais attention aux
propos/conseils qu’Anne leur donne, persuadés qu’ils sont d’avoir raison en
tout et en toutes choses. Ce mépris pour Anne se traduit par une formule sèche
d’Austen pour définir le manque d’affection familiale :
« Ses avis n’avaient aucun poids ; on ne se demandait jamais si ce qu’on faisait risquait de l’incommoder ; c’était Anne, et rien de plus. » (p. 49)
Leur aveuglement les conduira à
se méprendre sur deux personnages qu’ils pensent, à tort, dénués d’intention
malveillante à leur égard. Le premier est Walter Elliot (désigné par M. Eliot,
à ne pas confondre avec Sir Walter Elliot, le père de l’héroïne, tout comme il
faut faire attention pour distinguer les innombrables personnages portant le
prénom Charles dans le roman), cousin éloigné d’Anne, qui les snoba lorsqu’il
fut invité à maintes reprises par Sir Walter Elliot, ce dernier ayant en vue (à l’époque) un mariage avec sa fille
aînée préférée, Elizabeth. Une dispute ancienne qui sera rapidement oubliée et
pardonnée par les deux qui en furent le plus mortifiés, cédant (trop facilement
en raison de leur vanité) devant l’insistance et les manières aimables de
l’offenseur de jadis, dont le charme trompeur dissimule en réalité un but
égoïste et un caractère des plus détestables, exposé en détail un peu plus loin
dans le roman par une ancienne connaissance (la veuve Smith) avec laquelle Anne
renoua.
L’aveuglement, l’incapacité à juger avec à propos le
caractère d’autrui, est une constante dans l’œuvre d’Austen. Emmurés, enfermés
dans leur prétendue supériorité, leur égoïsme etc., nombre de personnages chez
Austen vont au devant de souffrances/humiliations/malheurs qui seraient
largement évitables s’ils avaient la capacité à évaluer, à voir, à comprendre
les caractères (parfois dissimulés à dessein sous une apparence charmante)
humains. Elizabeth, bouffie tout comme son père d’honneur et de noblesse
familiale, fait fi des conseils d’Anne qui la prévient que son amie, la veuve
Clay, pourrait nourrir éventuellement l’ambition de séduire et marier leur
père. À ce conseil de prudence, la réponse d’Elizabeth est sèche, excluant tout
débat :
« Je suis d’un avis complètement différent, rétorqua sèchement Elizabeth. Des façons aimables peuvent rehausser la beauté d’un visage mais n’en corrigent jamais la laideur. Cela dit, comme mon intérêt dans cette affaire est beaucoup plus engagé que celui de tout autre, je considère que tu n’es vraiment pas tenue de me donner des conseils. » (p. 85)
De par le peu de considération
qu’Anne rencontre dans sa famille, le lecteur comprend indirectement que
l’héroïne est très isolée, seule, au sein de sa propre famille. Anne a de plus
une personnalité considérée comme effacée, un peu comme Fanny dans Mansfield Park, ce qui contraste avec la
personnalité plus vive, plus alerte, davantage espiègle (et réjouissante pour
le lecteur) d’Elizabeth Bennet ou Emma Woodhouse. Anne reste volontiers en
retrait, fait preuve d’une grande patience et bonté envers sa famille, en
particulier sa sœur Mary, qui, bien que plus affectueuse que le reste de la
famille, est particulièrement difficile à supporter en raison de son inlassable
habitude de se plaindre de tout et n’importe quoi, en sus d’un caractère très
hypocondriaque. Le départ du domaine familial, et son séjour subséquent chez sa
sœur Mary, Mme Charles Musgrove, occupera tout le premier volume (sur deux) du
livre. Anne s’y épanouit davantage, malgré le caractère difficile de sa sœur, grâce
à sa belle-famille qui se montre bien plus bienveillante à son égard et plus
réceptrice à ses capacités de jugement et de décision. Son caractère doux, mais
ferme (aux dires du capitaine Wentworth, son ancien soupirant) lui attire la
sympathie de tous dans la ville d’Uppercross où elle est amenée à vivre durant
cet automne 1814, et permet dans le même temps un certain apaisement dans les
conflits mesquins qui opposent les foyers de Charles Musgrove avec celui de ses
parents, en grande partie dus au caractère difficile de sa femme Mary, prompte à
attribuer tous les petits malheurs qu’elle subit sur le dos de son mari ou de
ses beaux-parents.
L’intrigue principale du roman, à
savoir la réconciliation progressive (et largement attendue, anticipée par le
lecteur) entre le capitaine Wentworth et Anne Elliot, est certes des plus
banales, conventionnelles. Mais en relisant un tel roman (avec donc la fin en
tête et un souvenir, quoique fugace, des différentes péripéties importantes,
telle la chute de Louisa Musgrove), on s’attache davantage aux détails, à la
peinture minutieuse, extraordinairement riche et variée, qu’Austen fait de tous
ses personnages. Tous sont remarquablement vivants, vrais pourrait-on dire,
dans le sens où nous pouvons clairement les distinguer les uns des autres, et
pouvons apprécier pleinement leur singulière individualité. Je parlerai pour
finir de quelques-uns de ces personnages particulièrement réussis, mais qui
restent relativement en retrait dans l’intrigue. Mme Croft, l’épouse de
l’amiral du même nom, locataire du domaine de Kellynch, se caractérise par son
extraordinaire dévouement, amour, pour son mari, qu’elle a suivi autour du
monde lors de sa carrière d’officier, ne rechignant pas à vivre avec lui dans
les divers bateaux qu’il dirigea (avec l'inconfort que cela implique). Vers la fin du roman, son mari, malade
(possiblement de la goutte), se rend à Bath, là où tous les protagonistes sont
également présents, durant la majeure partie du second volume. Une preuve
(supplémentaire) de son amour pour son mari est évoquée au détour d’une
conversation entre l’amiral et Anne, le premier étant astreint à effectuer de
longues promenades pour alléger son mal :
« La pauvre [Mme Croft] est tenue par une jambe. Elle a une ampoule à un talon, grosse comme une pièce de trois shillings. » (p. 251)
Un peu plus tôt, Anne assista, à de nombreuses reprises, à
leurs promenades régulières :
« Mme Croft paraissait tout vouloir partager avec lui, marcher comme si sa vie en dépendait afin de lui être utile. Anne les voyait partout où le hasard la conduisait. Lady Russell la promenait dans sa voiture presque tous les matins : elle ne manquait jamais de penser à eux, ni de les croiser. Informée comme elle l’était des sentiments qui les unissaient, ils représentaient à ses yeux une image du bonheur des plus séduisantes. Son regard s’attardait sur leur couple aussi longtemps que cela se pouvait. Elle se plaisait beaucoup à imaginer qu’elle saisissait le sujet de leur conversation, tandis qu’ils marchaient libres et heureux… » (p. 249-250).
Un autre personnage particulièrement réussi me semble celui
de Mme Smith, la veuve qui fut l’amie d’Anne lors de ses années de pensionnat
et à laquelle Anne rendit visite en apprenant ses problèmes financiers et de santé.
Mme Smith, qui vient de passer la trentaine, s’est retrouvée dans cette
situation précaire en grande partie par la vilenie de M. Elliot, qui profita de
la faiblesse et de la générosité de son mari pour l’inciter à tenir un train de
vie au-dessus de ses capacités. Ruinée à la suite du décès de son mari, Mme
Smith ne put espérer aucune aide de la part de l’ancien « ami » de
son mari, qui fit preuve d’une « détermination à ne pas se mettre en peine
dans une affaire qui ne rapportait rien » (p. 301). Infirme, diminuée,
Mme Smith, dont les malheurs excèdent de loin ceux de la pauvre Mary, parvient toutefois
grâce à son caractère à ne pas se laisser abattre excessivement par sa
situation difficile, et fait même preuve de bonne humeur, d’espièglerie lors
des visites qu’Anne lui fit régulièrement durant sa convalescence, une « belle
humeur et vivacité d’esprit [qui] ne lui firent jamais défaut. »
(p. 354)
Persuasion est un livre que l’on prend
plaisir à lire, et à relire. On ressent certes parfois une certaine lassitude (très modérée dans mon cas, mais qui peut être plus importante pour d'autres)
devant la lenteur du récit et la pauvreté (relative) du style, mais jamais le
roman ne tombe dans l’ennui. Bien que davantage mélancolique, traitant d’une
jeunesse sur le point de disparaître, à l’instar du destin de son héroïne, le
roman n’en conserve pas moins un certain humour, qui tient aux longues
descriptions ou petits détails dont Austen a le secret pour ridiculiser à nos
yeux l’égoïsme, la vanité de ses personnages, ou nous suggérer, faire ressentir, les souffrances de son héroïne. Nous avons comme à l’accoutumée
avec Austen un vaste panorama de la nature humaine, peinte sous de multiples
aspects et avec une grande véracité. C’est là ce qui fait la force de ce roman
(et par extension de tous les romans d’Austen). La gravité de ce roman, son côté
plus mature lié à ses thématiques, en fait je pense un meilleur livre que ses
premiers romans, certes plus enjoués, mais qui n’ont pas (ou moins) de détails
suggestifs dans lesquels le passage du temps se fait particulièrement aigu, qui
rendent Persuasion à cet égard bien plus émouvant.
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