« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mercredi 18 août 2021

Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen : la majorité aveugle, moutonnière et/ou violente face à une vérité déplaisante.


        Vérité et mensonge sont au cœur du théâtre d’Ibsen (de ce que j’en ai lu du moins), mais il serait toutefois réducteur de dire qu’il suffirait que la vérité triomphe du mensonge pour que les choses s’arrangent pour le mieux et que les personnages mènent une vie meilleure. Car refuser de vivre dans le mensonge qui jusque-là imprégnait toute la vie d’un individu donné s’avère souvent une décision lourde de conséquences, et vivre dans la vérité, ou du moins dans la voie qui nous paraît la plus authentique par rapport à notre conscience, nos convictions, notre être personnels, s’avère systématiquement chez Ibsen être un chemin épineux, solitaire, parfois moralement discutable et ambigu (telle Nora dans Une maison de poupée) voire même destructeur pour soi et autrui (Hedda Gabler).

          Dans Un ennemi du peuple, il n’est cependant guère discutable que la cause que défend le docteur Tomas Stockmann est juste et fondée, la manière dont il la défend néanmoins l’est davantage. C’est un scandale sanitaire en effet qui est au cœur de l’intrigue de la pièce : l’établissement thermal, « Les Bains », construit par la ville natale du protagoniste, possède des eaux empoisonnées qui tueront ou rendront malades les éventuels curistes qui s’y soigneront, et les travaux qui permettront de régler le problème s’avèrent très longs et onéreux, ce qui provoquera l’appauvrissement, sinon la ruine, des habitants qui y ont investi et espéré en tirer une importante source de revenus. Mais ce scandale sanitaire sur l’empoisonnement des eaux de l’établissement thermal, et le déni de réalité de l’écrasante majorité de la population et des autorités, est surtout un révélateur, une métaphore de l’empoisonnement, de la corruption mentale de ces derniers : l’objectif d’Ibsen sans doute est de dénoncer à quel point les esprits humains sont globalement empoisonnés, débiles, lâches, vivant et préférant vivre dans le mensonge et le déni, qui sont plus rassurants, que de faire face et admettre une vérité qui leur est déplaisante.

Un ennemi du peuple s’avère donc fascinant lorsque l’on observe de près les mécanismes psychologiques de différents types de personnes qui refusent la vérité de Stockmann et s’opposent à lui :

- les autorités d’abord, personnifiées par le propre frère de Stockmann, le bailli Peter Stockmann : face à la catastrophe économique qu’engendrerait la vérité révélée par son frère, le bailli décide au final de minimiser l’importance de l’empoisonnement des eaux et des réparations qui doivent être faites. Il est vrai cependant qu’Ibsen laisse dans le doute le lecteur sur la pertinence des travaux proposés par Stockmann et ceux de son frère, mais il est vraisemblable que le premier ait raison, comme il a eu raison dans le passé face à son frère : d’abord l’opposition des autorités au projet même d’établissement thermal, puis sur le lieu idéal pour les canalisations, que le docteur eût souhaité plus haut (ce qui aurait évité les problèmes d’empoisonnement présents) mais que le bailli décida de faire plus bas, pour sans doute des raisons de coût. Le bailli et sa position d’abord d’étouffer l’affaire, puis d’en minimiser l’importance est caractéristique d’une tendance des responsables politiques à ne jamais admettre leurs erreurs passées, ou du moins leur gravité, et de faire passer l’aspect financier, économique avant l’aspect proprement sanitaire. De plus, la volonté de faire taire par l’intimidation, la menace de renvoyer son frère de son poste, et ainsi le priver de ses moyens de substance alors qu’il a une famille à nourrir, est une attitude courante que l’on peut observer aujourd’hui encore…

- la presse via les personnages d’Hovstad et de Billing. Tous deux sont en réalité des opportunistes politiques, plus préoccupés de leur intérêt personnel et financier, et emploient une rhétorique démagogique inspirée du marxisme. Le premier pense davantage au succès éditorial de son journal, et semble plus préoccupé par la bonne réception des nouvelles par le lecteur, qu’il érige en roi pourrait-on dire, que par la vérité, qui devrait être le principe directeur du journalisme. Ainsi Hovstad décide de ne plus publier l’article dénonciateur de Stockmann lorsqu’il comprend le probable mécontentement de son lectorat vis-à-vis des coûts exorbitants des travaux et la ruine qu’elle entraînerait chez son lecteur moyen. Billing quant à lui est un de ces faux révolutionnaires, qui bien que s’en prenant de manière véhémente aux autorités, n’aspire en réalité qu’à faire partie du cercle au pouvoir, en atteste sa demande d’un haut poste qu’il tente de dissimuler à ses connaissances. Ibsen détruit habilement la rhétorique marxiste, leur idéalisation des classes populaires et leur haine systématiques des élites, en lui opposant une vision plus juste d’une aristocratie de l’esprit, qui peut inclure toutes les classes, comme la bêtise n’est pas non plus le privilège des classes inférieures mais aussi largement répandue chez les élites. (p. 1039)

- les corps intermédiaires représentés par Aslaksen, l’imprimeur : en faveur sans cesse de la « modération » dans les rapports entre société civile et autorités, il se rallie lui aussi rapidement au mensonge du pouvoir face au coût trop important de la vérité de Stockmann. En sa qualité d’imprimeur, il refuse également d’imprimer les articles de Stockmann, même à compte d’auteur, exerçant ainsi de surcroît une forme de censure.

- la population dans son ensemble, facilement manipulable, moutonnière, et violente de surcroît : au début du quatrième acte, nous voyons que certains représentants de la population générale croit sur parole le journal tenu par Hovstad, Le Messager du peuple, et arrive à la conclusion qu’on ne saurait croire Stockmann en se basant sur tout, sauf les faits : à la croyance aveugle de la presse, s’ajoute le fait qu’on ne saurait croire Stockmann puisqu’il est rejeté par toutes les associations et particuliers refusant de lui prêter un local en raison de ses opinions, rejet orchestré par Aslaksen. Ils n’ont d’ailleurs jamais pu se faire une idée exacte de la version de Stockmann et n’en ont qu’une connaissance incomplète et déformée par le bailli, dont l’article est publié dans les journaux, mais pas la version première du docteur. Ainsi, aucun élément rationnel ne motive leur rejet de Stockmann et ils ne font que suivre aveuglément la « vérité » telle que construite par les trois groupes susmentionnés. La population est de surcroît violente et s’en prend physiquement à Stockmann, le conspuant puis en lui jetant régulièrement des pierres aux fenêtres de sa maison.


           Ainsi, pris globalement, Un ennemi du peuple propose une analyse intéressante des mécanismes psychologiques humains collectifs et surtout comment une personne détenant la vérité peut être persécutée et honnie par une immense majorité contre toute rationalité : il est intéressant de noter que le rapport de Stockmann n’est jamais porté à la connaissance de la population, et que ce dernier n’a pas même l’occasion de s’exprimer, censuré par les autorités. Et il est vraisemblable que même s’il avait été lu, peu eussent accepté la vérité amère qui s’y révèle, prenant le parti, tout comme les représentants des autorités, de la presse et des corps intermédiaires, de préférer une vérité moins pénible, plus rassurante, qui ne signifierait pas leur ruine totale. Tous en effet sont victimes du « biais des coûts irrécupérables » : ils ont en effet tellement investi dans la construction de l’établissement thermal, qu’ils ne peuvent, ne veulent plus faire machine arrière dorénavant, puisque le bâtiment était synonyme à leurs yeux de richesse et prospérité. Enfin, soulignons la traditionnelle tactique du « kill the messenger » : puisque les faits rapportés par Stockmann sont difficilement contestables, il s’agit de détruire sa réputation et ses intentions à dévoiler la vérité. Le docteur ne chercherait qu’à s’enrichir en demandant une augmentation de son traitement, à provoquer une révolution, une agitation opportunistes (lui qui à deux reprises dans la pièce, avait justement affirmé son refus de tout gain personnel), et serait même un alcoolique notoire (le détail du punch au Premier Acte à cet égard s’avère moins anodin qu’il ne semble puisqu’il est repris par un de ses convives pour le calomnier).

          Enfin, soulignons une touche de comique discrète, mais originale chez Ibsen : cela tient essentiellement au caractère emporté de Stockmann, qui n’est pas sans rappeler Alceste dans Le Misanthrope. En effet, si son combat pour la vérité est louable et difficilement attaquable moralement, Stockmann a tendance à s’emporter rapidement et exagérément, en particulier lorsque devant la foule, il eût sans doute été plus judicieux de sa part de s’en tenir à son rapport, aux faits, plutôt que perdre son sang-froid et d’invectiver, de mépriser la foule ouvertement. Il a certes raison dans le fond, mais la forme est éminemment critiquable. Sa femme, Katrine, tente justement, comme Philinte, de contenir son mari dans ses emportements, mais sans succès, fût-ce par des interruptions courtes et répétées, ou d’un toussotement croissant lors de son discours au Quatrième Acte. Stockmann est de plus assez comiquement crédule lors des deux premiers actes, lorsqu’il croit aux intentions sincères des rédacteurs et d’Aslaksen, avant de découvrir leur vilenie. Ainsi, Un ennemi du peuple possède certains traits de comédie, catégorie à laquelle Ibsen a songé un temps à ranger sa pièce par ailleurs, et le dénouement, s'il est loin d'être idyllique, est moins tragique, dramatique que nombre de ses autres pièces, puisque Stockmann peut du moins compter sur le soutien de sa famille en entier, malgré l'isolement dont il souffre vis-à-vis du reste de la société qui l'a ostracisé.


Ci-dessous, un florilège des meilleures citations de la pièce :

        Premier acte

Tu as un penchant inné à suivre tes propres voies, en tout cas. Et dans une société bien ordonnée, c’est pour ainsi dire inadmissible. L’individu doit réellement s’accommoder de l’ensemble ou, plus exactement, des autorités qui sont là pour veiller au bien général. (p. 978)

Il y a tant de mensonge, aussi bien à la maison qu’à l’école. À la maison, il faut se taire, et à l’école, il faut mentir aux enfants. […] Vous ne pensez pas qu’il nous faille enseigner toutes sortes de choses auxquelles nous ne croyons pas ? (p. 983)

[…] nous autres, êtres humains, nous pouvons errer et juger comme les plus aveugles des taupes… (p. 984)

Mais savez-vous ce que c’est en réalité, ce grand établissement thermal magnifique et tant vanté et qui a coûté tant d’argent… savez-vous ce que c’est ? […] L’établissement thermal tout entier est un sépulcre blanchi et empoisonné, vous dis-je. Insalubre au dernier degré ! Toutes ces immondices là-haut dans la vallée du Moulin… tout ce qui dégage une puanteur si affreuse… cela infecte l’eau des canalisations, et cette damnée ordure filtre aussi sur la plage… […] j’ai envoyé des échantillons d’eau potable et d’eau de mer à l’université pour obtenir une analyse exacte faite par un chimiste. […] La voici ! On y constate la présence dans l’eau de matières organiques en décomposition… des infusoires en quantité. C’est absolument nocif pour la santé, que l’on se serve de cette eau à des fins internes ou externes. (p. 984-985)

Il va falloir refaire toutes les canalisations. […] L’alimentation d’eau est située trop bas, il faut la déplacer plus haut. […] tu te rappelles Petra ? Je me suis opposé à eux quand ils ont commencé de bâtir. Mais à l’époque, personne ne voulait m’écouter. (p. 986)

Non, chers amis, pas de façons. Je ne veux pas entendre parler d’apparat, quel qu’il soit. Et si le comité d’administration était d’accord pour me proposer une augmentation de traitement, je ne l’accepterai pas. (p. 987) répété (p. 1020)

        Deuxième acte

Excusez-moi, docteur, mais je crois que cela vient d’un tout autre marécage […] dans lequel pourrit toute notre vie communale. […] ce sont tous les riches, tous ceux qui ont des noms respectables et considérés en ville ; ce sont eux qui dirigent et qui règnent sur nous. […] Quand j’ai repris Le Messager du peuple, j’avais dans l’idée de faire éclater ce cercle de vieux réactionnaires obstinés qui détiennent tout le pouvoir. […] Je suis d’origine modeste, comme vous le savez. Et j’ai eu suffisamment d’occasions de voir ce dont les classes les plus basses de la société ont le plus besoin. Et c’est de participer à la conduite des affaires générales, docteur. Voilà ce qui élargit leurs capacités et leurs connaissances et le sentiment qu’elles ont d’elles-mêmes. […] je trouve qu’un journaliste se charge d’une lourde responsabilité s’il néglige une occasion favorable de libérer les masses, les petits, les opprimés. (p. 991-992)

Il pourrait bien y avoir besoin de notre renfort, nous les petits-bourgeois. Nous formons pour ainsi dire une majorité compacte ici en ville… si nous le voulons vraiment. Et c’est toujours bien d’avoir la majorité avec soi, docteur. […] je connais bien les autorités locales, moi. Les détenteurs du pouvoir n’acceptent pas de bon gré les propositions qui viennent des autres. Et c’est pourquoi je pense qu’une petite manifestation ne serait pas déplacée. […] Avec beaucoup de modération, bien entendu, docteur. Je m’efforce toujours d’agir avec modération : la modération, c’est la première vertu d’un citoyen […] Il va sans dire que cette adresse devrait être rédigée avec modération, de sorte qu’elle ne heurte pas les autorités, non plus que ceux qui ont le pouvoir, d’ailleurs. […] Pas d’opposition aux gens qui s’occupent de nous de si près. J’en ai assez vu dans ma vie. Et il n’en résulte rien de bon non plus. Mais il n’y a pas à refuser les déclarations pondérées et sincères d’un citoyen. (p. 993-994)

Mon rapport est véridique et tout à fait exact, je le sais ! Et tu le comprends fort bien, Peter. Mais c’est seulement que tu refuses de l’admettre. C’est toi qui as fait en sorte que les bâtiments des Bains et les canalisations soient placés là où ils sont. Et c’est cela… c’est cette maudite erreur que tu ne veux pas admettre. (p. 999)

STOCKMANN : […] n’est-ce pas le devoir d’un citoyen que de s’adresser au public quand il a conçu une pensée nouvelle ?
LE BAILLI : Oh ! le public n’a aucun besoin d’idées neuves. Ce qui satisfait le mieux le public, ce sont les bonnes vieilles idées reçues. (p. 1000-1001)

STOCKMANN : Cela va trop loin ! Moi, comme médecin, comme homme de science, il ne me serait pas permis de… ?
LE BAILLI : L’affaire que l’on traite ici n’est pas purement scientifique. C’est une affaire complexe. Elle est à la fois technique et économique.
STOCKMANN : Eh ! par le diable, peu m’importe ce qu’elle peut être ! Je veux avoir la liberté de m’exprimer sur toutes les situations possibles, dans le monde entier ! […]
LE BAILLI : Je te l’interdis, moi… moi, ton supérieur. Et quand je t’interdis quelque chose, tu n’as plus qu’à obéir. [… Sinon] je ne pourrai empêcher que tu sois renvoyé. (p. 1002-1003)

Cette source est empoisonnée, mon brave ! Es-tu fou ? Nous vivons ici du commerce des immondices et de la pourriture ! Notre vie sociale florissante tire ses revenus d’un mensonge ! (p. 1004)

Si j’étais lamentablement lâche au point de tomber aux pieds de ce Peter et de sa damnée clique… est-ce qu’il me resterait jamais un moment heureux dans ma vie ? […] voilà ce que ces esclaves de bureaucrates peuvent déclencher sur un homme honorable et libre ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ? […] Non, quand le monde entier s’effondrerait, je ne courberai pas la nuque sous le joug. […] Je veux avoir le droit de regarder mes garçons en face lorsqu’un jour ils seront des adultes libres. (p. 1005-1006)

        Troisième acte

[…] je vais raser leur forteresse aux yeux du public épris de justice ! […] c’est la société toute entière qu’il faut purifier, désinfecter… (p. 1009)

PETRA [fille de Stockmann] à HOVSTAD : [votre livre] traite de la façon dont une direction surnaturelle s’occupe des prétendues bonnes gens d’ici-bas et mène toutes choses pour leur bien final… et dont les prétendues mauvaises gens reçoivent leur châtiment. […] Vous voulez être celui qui donnerait au peuple une chose pareille ? Vous-même, vous n’en croyez pas un mot. Vous savez fort bien que cela ne se passe pas ainsi dans la réalité. (p. 1013)

        Quatrième acte

LE TROISIÈME BOURGEOIS : Mais on dit qu’il [Stockmann] a tort. C’est dans Le Messager du peuple.
LE DEUXIÈME BOURGEOIS : Oui, il doit sûrement avoir tort car on n’a pas voulu lui prêter de salle, ni à l’Association des petits propriétaires ni au Club. […]
UN AUTRE HOMME, au même endroit : Prêtez seulement attention à l’imprimeur Aslaksen, et faites comme lui. (p. 1026)

LE BAILLI : Je propose donc que l’assemblée refuse au médecin des Bains de lire ou d’exposer sa vision de l’affaire. […] Dans mon compte rendu publié par Le Messager du peuple, j’ai fait connaître au public les faits les plus importants, de sorte que tous les citoyens honnêtes puissent aisément se faire un jugement. On en conclura que la proposition du médecin des Bains… outre le fait qu’elle représente un désaveu des notables de ce lieu… revient, au fond, à alourdir les charges des contribuables de la ville d’un débours de cent mille couronnes au moins.

        Désapprobation, quelques sifflets…

ASLAKSEN, agitant la clochette : […] Je suis aussi d’avis que les agissements du docteur reposent sur une arrière-pensée. Il veut faire passer la direction en d’autres mains. […] je suis un ami de la démocratie pour peu qu’elle ne coûte pas trop cher aux contribuables. […]
HOVSTAD : […] nous nous sommes aperçus que nous nous étions laissé gagner par une fausse idée […] disons par une idée assez peu solide. Le compte rendu du bailli l’a montré. J’espère que personne ici présent ne doute de mes positions libérales. L’attitude du Messager du peuple dans les grandes questions politiques est bien connue de tous. […] un journal doit procéder avec une certaine prudence […] et dans la présente affaire, il est parfaitement indubitable que le docteur Stockmann a l’opinion publique contre lui. Mais quelle est la première et la plus haute obligation d’un rédacteur, messieurs ? N’est-elle pas d’agir en accord avec ses lecteurs ? N’a-t-il pas reçu pour ainsi dire un mandat tacite pour œuvrer courageusement et fidèlement à promouvoir le bien-être de ceux qui partagent ses opinions ? […] il y a encore des considérations qui me poussent à le combattre et, si possible, à l’arrêter sur la voie fatidique où il s’est engagé : ce sont des considérations envers sa famille…
STOCKMANN : Tenez-vous-en aux canalisations et à l’égout ! (p. 1029 à 1031)

STOCKMANN : Je veux vous communiquer une découverte d’une tout autre portée que les broutilles comme l’empoisonnement de nos canalisations et le terrain pestilentiel sur lequel est situé notre établissement thermal.
DE NOMBREUSES VOIX, criant : Ne parlez pas des Bains ! Nous ne voulons pas entendre ça ! Rien là-dessus !
STOCKMANN : J’ai dit que je veux parler de la grande découverte que j’ai faites ces derniers jours… la découverte que toutes les sources de notre vie spirituelle sont empoisonnées et que notre société tout entière repose sur le sol pestilentiel du mensonge. […] hier matin… non, en fait, c’était avant-hier soir… les yeux de mon esprit se sont largement ouverts, et la première chose que j’ai vue, c’est la bêtise incommensurable des autorités… […] Je veux seulement dire que je me suis aperçu de l’incommensurable cochonnerie dont les notables s’étaient rendus coupables dans les Bains. Les notables, je ne peux absolument pas les supporter… j’en ai assez vu, des gens de ce genres, dans ma vie. C’est comme des boucs dans une jeune plantation d’arbres. Ils font des dégâts partout. Ils barrent le chemin à tout homme libre, où qu’il aille… et je voudrais bien que nous puissions les exterminer comme les autres animaux nuisibles… […] Je m’étonne de n’avoir eu que maintenant une vision véridique de ces messieurs. Car j’ai eu presque chaque jour un exemplaire tellement magnifique sous les yeux, ici, en ville… mon frère Peter… lent d’esprit et coriace de préjugés… (p. 1031 à 1033)

Les plus dangereux ennemis de la vérité et de la liberté parmi nous, c’est la majorité compacte. Oui, la maudite majorité compacte, libérale… c’est elle ! […] C’est la majorité dans notre société qui me prive de ma liberté et qui veut m’interdire d’exprimer la vérité. […] La majorité n’a jamais le droit pour elle. Jamais, dis-je ! C’est là un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre et qui pense doit s’insurger. Qui est-ce qui constitue la majorité dans un pays ? Est-ce que ce sont les gens intelligents ou les imbéciles ? Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que les imbéciles forment une majorité écrasante sur toute la terre. Mais par le diable, il serait injuste que les imbéciles règnent sur les intelligents ! (Vacarme et cris.) Oui, oui. Vous pouvez bien crier plus fort que moi, mais vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a le pouvoir… malheureusement… mais le droit, elle ne l’a pas. C’est moi qui ai raison ainsi que quelques autres, des isolés. La minorité a toujours raison. […] je pense aux rares personnes, aux isolés parmi nous qui se sont approprié toutes les jeunes vérités en germe. […] ils se battent en faveur des vérités qui sont trop récemment nées dans le monde de la conscience pour avoir quelque majorité. […] J’ai l’intention de faire une révolution contre le mensonge qui veut que la majorité détienne la vérité. […] la masse, la majorité, cette majorité compacte du diable… c’est elle, dis-je, qui empoisonne les sources de notre vie spirituelle et empeste le sol sous nos pieds. (p. 1035-1036)

Les vérités que la masse et la foule reconnaissent, ce sont les vérités que les avant-gardes tenaient pour sûres du temps de nos grand-pères. (p. 1036)

Je m’en tiendrai à une vérité reconnue qui, au fond, est un affreux mensonge, mais dont M. Hovstad et Le Messager du peuple et tous les lecteurs du Messager du peuple vivent tout de même. […] la doctrine qui veut que la foule, la masse, la plèbe sont le noyau du peuple… qu’elles sont le peuple même… que les hommes du commun, ces ignorants et incultes de la société, ont le même droit de juger et d’approuver, de gouverner et de décider que les personnalités distinguées et isolées du monde spirituel. (p. 1036-1037)

Ce type de commun dont je parle ne se trouve pas seulement dans les profondeurs du peuple, il grouille et fourmille tout autour de vous… jusqu’aux sommets de la société. Vous n’avez qu’à regarder votre joli bailli bien comme il faut ! Mon frère Peter est tout aussi un homme du commun que quiconque… […] et ce n’est pas parce que, tout comme moi, il descend d’un vieux pirate affreux de Poméranie ou des environs… car c’est bien notre cas… […] mais il l’est parce qu’il pense comme ses supérieurs et parce qu’il professe les opinions de ses supérieurs. Les gens qui agissent ainsi, ce sont des hommes du commun spirituels. […] le libéralisme est à peu près la même chose que la morale. C’est pourquoi je dis qu’il est totalement indéfendable que Le Messager du peuple proclame jour après jour cette fausse doctrine qui dit que c’est la masse et la foule, la majorité compacte qui détient le libéralisme et la morale… et que les vices, la dépravation, toutes les ordures spirituelles suinteraient de la culture…(p. 1039)

Cinquième acte

Il [le propriétaire qui expulse la famille Stockmann] le fait à regret, mais il n’ose pas faire autrement…. À cause de ses concitoyens… par égard pour l’opinion publique… par solidarité… il n’ose pas heurter certains hommes influents. […] Ils sont lâches, tous, dans cette ville. Personne n’ose rien faire par égard pour tous les autres. […] Le pire, c’est que tout le monde est esclave des partis, d’un bout à l’autre du pays. (p. 1045)

[…] la moitié de la population est folle à lier. Et si l’autre moitié n’a pas perdu la raison, c’est parce que ce sont des couillons et qu’ils n’ont pas de raison à perdre. […] Est-ce qu’ils ne retournent pas les idées en tous sens ? Est-ce qu’ils ne touillent pas le juste et l’injuste dans la même bouillie ? Est-ce qu’ils n’appellent pas « mensonge » ce dont moi, je sais que c’est la vérité ? Mais le plus faux de tout, c’est que des adultes, des libéraux, circulent en groupes en s’imaginant, tant eux-mêmes que les autres, que ce sont des esprits libres ! (p. 1046)

[…] s’il arrive un jour une bataille sérieuse, importante pour le pays, vous verrez que l’opinion publique prendre ses jambes à son cou et la majorité compacte s’enfuira comme un troupeau de moutons. (p. 1048)

Un parti, c’est comme un hachoir à viande : cela moud toutes les têtes pour en faire une bouillie, et c’est pour cela qu’ils ont tous des têtes de bouillie ou de chair à saucisse, tous autant qu’ils sont ! (p. 1049)

Il n’y a qu’une seule chose au monde qu’un homme libre n’a pas le droit de faire. […] Un homme libre n’a pas le droit de se cochonner comme un misérable. Il n’a pas le droit de se comporter de telle sorte qu’il doive se cracher au visage ! (p. 1051)

L’homme le plus fort au monde, c’est celui qui est le plus seul. (p. 1062)

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