« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 10 août 2021

La Salle n°6, d'Anton Tchekhov : de l’intolérable souffrance institutionnalisée.

La Salle n°6 fut écrite après le célèbre voyage de Tchekhov pour l’île de Sakhaline au cours duquel il vit et interrogea des centaines de détenus vivant dans des conditions miséreuses et indignes, voyage au terme duquel il reconsidéra les choses et la vie de manière radicalement différente, en particulier vis-à-vis du tolstoïsme, dont des extraits de la présente nouvelle font explicitement référence (voir la longue tirade de Gromov, p. 71 à 75) pour les attaquer.

D’aucuns se sont empressés de voir en La Salle n°6 une allégorie de la décadence de la Russie d’avant la Première Guerre Mondiale, invitant à une action révolutionnaire, dont Lénine. Il est néanmoins possible de faire de cette nouvelle une allégorie plus vaste et plus universelle de l’existence humaine : à savoir la condition de l’homme moderne qui, évoluant dans une société toujours plus complexifiée du fait de la taille croissante de la population, vit sous la tutelle d’un pouvoir, d’un État, d’une administration eux-mêmes toujours plus sophistiqués, et par ce biais, toujours plus distants dans ses rapports avec l’individu qu’il administre (voir l'extrait p. 46). L’homme moderne est un parmi des millions d’autres individus, se réduisant à une donnée statistique que l’État gère indifféremment : ses souffrances réelles, palpables, ne sont guère prises en compte par l’État du fait de ces rapports complexifiés et distanciés, et les autres hommes eux-mêmes ne sont guère sensibles aux souffrances des autres, tant qu’ils ne la voient pas et ne l’expérimentent pas eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle le scandale des conditions de détention des prisonniers de l’île de Sakhaline fut possible : éloignée du reste de la population par une distance considérable, et donc invisible à ses yeux, et traitée froidement par une administration distanciée et guère soucieuse des souffrances humaines réelles, seulement préoccupée à ce que l’ordre règne nonobstant toute considération, toute compassion humaine.

Ainsi La Salle n°6 peut être lue comme une vaste allégorie du traitement inhumain que peut réserver la société, l’État, à certains individus : individus certes coupables (dans le cas des détenus de Sakhaline) ou semble-t-il réellement fous (c’est le cas de la plupart des pensionnaires de la salle n°6, sorte d’asile psychiatrique), mais aussi et surtout individus qui sont différents, qui pensent différemment par rapport à la majorité de la population : tous ces individus partagent la même caractéristique d’être perçus comme un danger pour l’ordre de la société. C’est à cette troisième catégorie d’individus surtout que les deux protagonistes de la nouvelle, Gromov et le docteur Raguine, appartiennent, et la raison pour laquelle ils sont tour à tour internés dans cette salle n°6. Leur principal tort est d’avoir pris conscience de l’état de décadence morale et spirituelle de la société dans laquelle ils vivent, et de l’avoir exprimé de manière véhémente en public. Des accusations, des critiques perçues comme irrationnelles, « folles » par le reste de la société, en premier lieu par les différentes autorités, politique et médicale, et qu’il s’agit de faire taire, en retirant ces individus du reste de la société, et en  les maintenant à l’écart, fût-ce par l’usage de la violence.

C’est ce dernier point peut-être qui me semble le plus important dans cette nouvelle : la mise à l’écart, de manière brutale, inhumaine pourrait-on dire, de ceux qui sont différents ou qui pensent différemment, qui ont le tort de dénoncer et de faire voir au reste de la société son hypocrisie, sa décadence, son inhumanité. La salle n°6 serait alors une métaphore d’un pouvoir, d’une société, cherchant à réduire au silence ses dissidents, en les affublant au passage de la commode appellation de « fou », les discréditant au passage, de manière arbitraire, et en usant à leur encontre de moyens coercitifs absurdes et brutaux (voir l'extrait p. 97 à 99). Ceci est une tendance naturelle et récurrente du pouvoir, certes plus visibles dans les régimes totalitaires, mais aussi à l’œuvre, de manière plus insidieuse, dans nos « démocraties » actuelles.

Tchekhov désigne plusieurs types de personnes qui permettent à ce que la salle n°6, et par extension ses avatars (pensons ne serait-ce qu’à notre actualité contemporaine avec laquelle de troublantes similitudes peuvent être établies), puisse exister :

- l’homme obéissant aveuglément et avec un grand zèle au pouvoir au nom du maintien de l’ « ordre » : il est personnifié par le garde Nikita dans la nouvelle, qui veille au respect des règles arbitraires de la salle, en particulier dans la libre circulation des personnes, interdites au-delà de certaines heures. Il est de plus volontiers enclin à maltraiter, brutaliser les pensionnaires de la salle lorsque l’occasion se présente, profitant d’une impunité totale qui lui permet de satisfaire un certain sadisme. Nikita est davantage une sorte de chien de garde, dénué de toute compassion, vouant un respect religieux à l’ordre et aux ordres qu’il reçoit, et est l’un des rares personnages dans l’œuvre de Tchekhov pour qui ce dernier n’a aucune sympathie ou compassion.

- les autorités politiques et médicales, qui se mettront d’accord de concert pour interner Raguine lorsque ce dernier commence à manifester une curieuse sympathie pour Gromov, lui rendant visite quotidiennement, puis lorsqu’il s’en prendra avec rage au docteur Khobotov et à son ami Avérianytch, excédé par leur sollicitude et leur étroitesse d’esprit, symboles aux yeux de Raguine de l'hypocrisie et l'étroitesse d'esprit de la société dans laquelle il évolue et qu'il supporte de moins en moins bien.

- la société dans son ensemble, qui se complaît dans des choses futiles, grossières, et par conséquent reste indifférente à toute vie spirituelle et au traitement inhumain que des hommes subissent tout près d’eux, dans la salle n°6.

- la passivité, la lâcheté des intellectuels, personnifiés par Raguine : isolé, Raguine a toutefois plus ou moins conscience de l’état de délabrement spirituel de la société dans laquelle il vit, ainsi que de l’inhumanité qui sévit dans la salle n°6, mais il manque de caractère pour pouvoir changer les choses dans l'hôpital dont il a la charge. Il se refuse à toute action, ou même à une réelle prise de conscience, face à la souffrance qu’endurent Gromov et les autres pensionnaires, se réfugiant dans une philosophie stoïcienne que Tchekhov critique virulemment par la bouche de Gromov (voir leur confrontation aux p. 71 à 75).

          En effet, bien que Tchekhov dans son œuvre refuse tout message politique ou idéologique explicite, ou toute grande théorie résolvant le mystère et le sens de la vie (contrairement à son illustre contemporain, Tolstoï), on peut néanmoins remarquer une constante dans son œuvre : que la souffrance humaine existe, et que toute personne et/ou institutions qui la créent, la perpétuent, ou simplement, par consentement, inaction, la rendent possible, soit commettent une injustice, un crime qu’aucune justification, nécessité ou idéal ne sauraient excuser, soit en sont a minima complices. Tchekhov nous rappelle le caractère profondément intolérable, l'indignation et la compassion que doivent susciter toute souffrance humaine. Celle-ci prend un caractère de plus en plus institutionnalisé, dépersonnalisé, froid, déjà à l'époque de Tchekhov, et a fortiori à notre époque contemporaine : il n'est qu'à voir comment l’État, l'administration, prennent des mesures en considérant l'homme comme une simple statistique, une variable d'ajustement, et en négligeant ou oubliant les souffrances et drames humains que leurs décisions peuvent engendrer.
L’œuvre de Tchekhov est une œuvre profondément humaine, qui s’intéresse, a contrario de la dépersonnalisation étatique, d’abord et avant tout à l’homme, à l’individu, et à ses souffrances : toute personne qui souffre, quelle qu’elle soit, constitue un scandale, une injustice, qui suscite son indignation et sa compassion. Dans le même temps, toutefois, Tchekhov n’hésite pas à pointer froidement, objectivement, les torts, les fautes, les lâchetés de l’homme : en faisant cela, il cherche, sans doute, à nous donner le goût d’une vie sinon meilleure, plus belle, du moins une vie débarrassée de toute lâcheté, de toute hypocrisie, de toute mesquinerie, ou de toute grossièreté et par conséquent, plus humaine.

Voici ci-dessous diverses citations intéressantes de la nouvelle, certaines appuyant et illustrant le propos développé ci-dessus:

Sur ce tas de guenilles est couché, la pipe éternellement au bec, Nikita, le garde, un vieux soldat en retraite, aux chevrons jaunis. Il a un visage dur, ravagé par l’alcool, avec de gros sourcils qui le font ressembler à un chien berger de la steppe, et le nez rouge ; il est petit, sec et nerveux, mais sa contenance inspire le respect et ses poings sont énormes. Il appartient à cette catégorie d’esprits simples, positifs, consciencieux et bornés qui aiment l’ordre plus que tout au monde et sont pourtant persuadés qu’il faut « leur » taper dessus. Il frappe à la figure, à la poitrine, dans le dos, où ça tombe, convaincu que sans cela il n’y aurait pas d’ordre. (p. 39-40)

Quel que fût le sujet de la conversation, il la ramenait toujours au même thème : l’atmosphère de la ville est irrespirable, elle sue l’ennui, la société n’a pas de préoccupations élevées, elle mène une vie terne, absurde, dont elle ne rompt la monotonie que par la violence, la débauche grossière et l’hypocrisie […] il faut que la société prenne conscience d’elle-même et s’épouvante de ce qu’elle découvrira. (p. 44)

Dans une ruelle il rencontra deux détenus, les fers aux pieds, escortés par quatre hommes en armes. Il avait bien souvent rencontré des détenus et chaque fois ils éveillaient en lui une pitié gênée, mais ce jour-là cette rencontre lui fit une impression particulière, étrange. Il eut soudain le sentiment, sans trop savoir pourquoi, qu’on pourrait lui river les fers aux pieds à lui aussi et le mener de la même manière à la prison dans la boue. […] Le soir il n’alluma pas de lumière et passa toute la nuit sans dormir, à penser qu’on pouvait venir l’arrêter, le mettre aux fers et le jeter en prison. […] On peut en croire la voix populaire, éclairée par des siècles d’expérience, elle dit : nul ne peut jurer qu’il évitera la caserne et la prison. (p. 45-46)

Les gens qui ont avec la souffrance d’autrui des rapports de service, d’affaires, par exemple les juges, la police, les médecins, avec le temps et par la force de l’habitude s’endurcissent à un point tel que, le voudraient-ils, ils ne pourraient avoir avec leur client d’autres rapports que formels ; de ce point de vue ils ne diffèrent aucunement du paysan qui égorge dans son arrière-cour béliers et veaux sans remarquer le sang. Ayant adopté à l’égard de la personne humaine une attitude formelle et sans âme, pour priver un innocent de tous les droits de sa condition et le condamner au bagne, le juge n’a besoin que d’une chose : de temps. Il ne lui faut que le temps de respecter un certain nombre de formalités pour lesquelles il perçoit ses émoluments, puis tout est terminé. Allez ensuite chercher l’équité et le moyen de vous défendre, dans cette petite bourgade crasseuse […] ! Et même n’est-il pas ridicule de songer à l’équité quand l’usage de la force est chaque fois accueilli par la société comme une nécessité raisonnable, justifiée par son objet et que chaque acte de clémence, un acquittement par exemple, provoque une véritable explosion de mécontentement et de désirs de vengeance. (p. 46)

Le docteur Raguine apprécie au suprême degré l’intelligence et l’honnêteté, mais, pour instaurer autour de lui une vie intelligente et honnête, il manque de caractère et de confiance dans ses droits. Ordonner, interdire et insister, il ne sait positivement pas le faire. À croire qu’il a fait vœu de ne jamais élever la voix et de ne jamais employer l’impératif. Il a du mal à dire « donne-moi » ou « apporte-moi » ; quand il veut manger, il toussote timidement et dit à la cuisinière : « Si je pouvais avoir du thé… » ou : « Si je pouvais déjeuner… » Dire à l’économe de cesser de voler ou le mettre dehors, ou supprimer complètement cet emploi de parasite est absolument au-dessus de ses forces. Quand on le trompe ou qu’on le flatte, ou qu’on présente à sa signature un compte sciemment frauduleux, il devient rouge comme une écrevisse, se sent coupable, mais signe quand même ; quand les malades se plaignent à lui de la faim ou de la grossièreté des infirmières, il prend un air gêné et bredouille d’un air fautif : « Bon, bon, je verrai plus tard… Il y a sans doute un malentendu… » (p. 53)

C’est dommage […] qu’il n’y ait absolument personne dans notre ville qui sache et qui aime tenir une conversation éclairée, intéressante. Même le milieu intellectuel ne s’y élève pas au-dessus de la trivialité : son niveau mental n’est pas bien supérieur […] à celui des classes inférieures. […] tout en ce monde est sans importance et sans intérêt, hormis les plus hautes manifestations de l’esprit humain. (p. 58)

La vie est un piège dérisoire. Quand un homme qui réfléchit atteint l’âge adulte et la maturité de sa conscience, il se sent, malgré lui, pris dans un piège sans issue. En fait, il a été, contre son gré, appelé du néant à la vie par une série de hasards… Pourquoi ? Désire-t-il connaître le sens et le but de son existence ? On ne le lui dit pas ou on lui dit des sornettes ; il frappe à la porte, on ne lui ouvre pas ; et quand la mort vient à lui, c’est aussi contre son gré. Et voilà, de même qu’en prison des gens unis par une infortune analogue se sentent soulagés d’être réunis, de même, dans la vie, le piège passe inaperçu quand des gens portés à l’analyse et aux généralisations se réunissent et passent leur temps à échanger de fières et libres idées. C’est en ce sens que l’esprit est une irremplaçable jouissance. (p. 59)

Ah, pourquoi l’homme n’est-il pas immortel ? pense-t-il. À quoi bon les circonvolutions et les centres cérébraux, à quoi bon la vue, le langage, la conscience, le génie, si tout cela est condamné à aller sous terre et à se refroidir en fin de compte avec l’écorce terrestre, puis à tourbillonner avec la terre autour du soleil, pendant des millions d’années, sans idée et sans but ? Pour lui donner à se refroidir et à tourbillonner ainsi, il n’était nullement besoin de tirer l’homme, avec son esprit élevé, presque divin, du néant et de le métamorphoser ensuite, comme par dérision, en argile.
La conservation de la matière ! Mais quelle lâcheté de se consoler avec ce succédané de l’immortalité ! Les opérations inconscientes qui se déroulent dans la nature sont d’un niveau plus bas que la stupidité humaine même, car dans la stupidité il y a néanmoins conscience et liberté tandis que dans les opérations de la nature il n’y a absolument rien. Seul un lâche, dont la peur de la mort est plus grande que la dignité, peut se consoler à l’idée que son corps revivra, avec le temps, dans une herbe, une pierre, un crapaud… Placer son immortalité dans une transformation de la matière, est aussi étrange que de prédire un brillant avenir à un étui après que le précieux violon qu’il renfermait sera brisé et hors d’usage. (p. 60-61)

Le docteur Raguine sait qu’avec les points de vue et les tendances actuels, une abomination comme la salle n°6, n’est possible [… que là où] de petits bourgeois à demi illettrés […] voient dans le médecin un augure en qui il faut croire sans esprit critique, quand bien même il vous verserait du plomb fondu dans la bouche ; ailleurs, il y a beau temps que l’opinion publique et la presse auraient démoli cette petite Bastille. (p. 62)

Le médecin de district, Khobotov. C’est un homme très jeune encore – il n’a pas trente ans. […] Dans tout son appartement, il n’y a qu’un seul livre : « Les Nouvelles Ordonnances de la clinique de Vienne pour 1881 ». Quand il va voir un malade il emporte toujours ce livre. Le soir, il va au club et joue au billard ; les cartes, il ne les aime pas. (p. 63-64)

Oui, je suis malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté, parce que votre ignorance est incapable de les distinguer des gens sains. Pourquoi ces malheureux que voilà et moi devons-nous être enfermés ici pour tous les autres, comme des boucs émissaires ? Vous, votre aide, l’économe et toute votre racaille, vous êtes, du point de vue moral, incommensurablement plus vils qu’aucun de nous, pourquoi sommes-nous enfermés, et pas vous ? Où est la logique ? (p. 65)

Quand la société retranche de son sein les criminels, les malades mentaux et, d’une façon générale, les gens qui la gênent, elle est invincible. (p. 66)

- Entre un cabinet chaud, confortable, et cette salle, il n’y a pas de différence, dit le docteur. La tranquillité et le contentement de l’homme ne se trouvent pas hors de lui, mais en lui. […]
- Diogène n’avait pas besoin d’un cabinet de travail et d’un appartement chauffé, il fait assez chaud sans ça là-bas, on se couche dans un tonneau et on mange des oranges et des olives. Mais s’il avait vécu en Russie, ne parlons même pas de décembre, en plein mois de mai, il aurait demandé une chambre. Je le vois d’ici, tout recroquevillé de froid.
- Non. On peut être insensible au froid, comme à toute douleur. […] Le sage, ou, plus simplement, l’homme qui réfléchit, qui médite, se distingue justement par le mépris de la souffrance ; il est toujours content et ne s’étonne de rien.
- Je suis donc un idiot, puisque je souffre, que je ne suis pas content et que je m’étonne de la lâcheté humaine.
- Vous avez tort. Si vous méditiez plus souvent, vous comprendriez combien est insignifiant tout ce monde extérieur qui nous trouble. Il faut aspirer à mieux pénétrer le sens de la vie, c’est là le souverain bien.
- Pénétrer…, dit Gromov en fronçant les sourcils. Le monde extérieur, le monde intérieur… Excusez-moi, je ne saisis pas. Je sais seulement, dit-il en se levant et en regardant le docteur d’un air fâché, que Dieu m’a fait de sang chaud et de nerfs. Parfaitement ! Et un tissu organique, s’il est apte à la vie, doit réagir à toute excitation. Et je réagis ! A la douleur, je réponds par les cris et les larmes, à la lâcheté par l’indignation, à la bassesse par le dégoût. À mon avis, c’est précisément cela qui s’appelle vivre. Plus un organisme est inférieur moins il est sensible et plus faible est sa réponse à l’excitation, et plus il est supérieur, plus il est réceptif et plus énergique est sa réaction à la réalité. […] Le stoïciens, que vous parodiez, étaient des gens remarquables, mais leur doctrine s’est figée il y a deux mille ans et n’a pas fait un pas en avant ni n’en fera à l’avenir, parce qu’elle tourne le dos à la pratique et à la vie. Elle n’a eu de succès qu’auprès d’une minorité qui passait sa vie dans l’étude et la dégustation de toutes les connaissances, mais la majorité ne l’a pas comprise. Une doctrine qui enseigne l’indifférence à la richesse, aux commodités de la vie, le mépris de la douleur et de la mort, est absolument incompréhensible pour l’immense majorité des gens, parce que ces gens n’ont jamais connu ni richesse ni commodités ; et mépriser la douleur signifierait pour eux mépriser la vie elle-même, parce que être, pour l’homme, c’est ressentir la faim, le froid, les affronts, les pertes et la peur d’Hamlet devant la mort. C’est dans ces sensations que réside toute la vie : on peut la trouver écrasante, la haïr, on ne peut la mépriser. […] Et si nous prenions le Christ ? Le Christ a réagi à la réalité puisqu’il a pleuré, souri, eu du chagrin, éprouvé de la colère, et même de la peine ; s’il est allé au-devant de la souffrance, ce n’est pas avec le sourire, et il n’a pas méprisé la mort, mais a prié au jardin de Gethsémani que lui fût épargné ce calice. […]
Mais vous, de quoi vous autorisez-vous pour prêcher cela ? Êtes-vous un sage ? Un philosophe ? […] je veux savoir pourquoi vous vous estimez assez compétent pour parler de pénétration, de mépris de la douleur, etc. Avez-vous jamais souffert ? Avez-vous idée de ce qu’est la souffrance ? […]
Moi, mon père me fouettait cruellement. […] Mais parlons de vos. De toute votre vie, personne n’a levé le petit doigt sur vous, personne ne vous a jamais terrorisé, ne vous a frappé […] Vous avez grandi sous l’aile paternelle et avez fait vos études à ses frais, puis, d’emblée, vous avez trouvé une sinécure. […] Vous êtes, par nature, paresseux, indolent et c’est la raison pour laquelle vous vous êtes efforcé d’organiser votre vie de manière à ce que rien ne vous dérangeât ou ne vous fît changer de place. […] vous êtes bien resté au chaud, bien au calme, vous avez amassé de l’argent vous avez fait quelques lectures, vous vous êtes délecté à méditer sur toutes sortes de fadaises sublimes et (Gromov regarda le nez rouge du docteur) à boire. En un mot, vous n’avez pas connu la vie, vous l’ignorez totalement et vous n’avez de la réalité qu’une connaissance théorique. Mais vous méprisez la douleur et ne vous étonnez de rien pour une raison bien simple : vanité des vanités, monde extérieur et monde intérieur, mépris de la vie, de la douleur et de la mort, compréhension des choses, souverain bien, tout cela, c’est la philosophie qui convient le mieux à un fainéant de Russie. Vous voyez, par exemple, un paysan battre sa femme. Pourquoi s’en mêler ? Qu’il la batte ! De toute façon, ils mourront tous les deux tôt ou tard […] La douleur est une représentation de la douleur […] nous sommes tous destinés à mourir, alors, femme, fiche-moi le camp, ne m’empêche pas de penser et de boire ma vodka. […] On nous tient derrière ces grilles, on nous laisse croupir, on nous martyrise, mais c’est très bien et c’est raisonnable parce que entre cette salle et un cabinet de travail chaud et confortable il n’y a pas de différence. Philosophie commode : on n’a rien à faire, on a la conscience nette, on se sent un sage… […] Et si un accès de paralysie venait vous foudroyer ou, une supposition, si un imbécile ou un insolent, profitant de sa situation et de son rang, vous offensait publiquement et si vous saviez qu’il restera impuni, vous comprendriez alors ce que c’est que de renvoyer les autres à la pénétration des choses ou au souverain bien. (p. 71 à 75)

Resté seul Raguine s’abandonna au sentiment de repos. Quel plaisir de rester allongé sur un divan sans bouger et de se sentir seul dans une pièce ! Le vrai bonheur était impossible sans solitude. Si l’ange déchu avait trahi Dieu, c’était probablement par désir de la solitude qui n’a pas été donnée aux anges. (p. 84)

Quand il [Avérianytch] était là, Raguine se couchait d’ordinaire sur le canapé, la face tournée vers le dossier, et l’écoutait en serrant les dents ; des couches d’écume se déposaient dans son âme tant il bouillait intérieurement, et après chaque visite de son ami, il sentait que le dépôt devenait plus épais et atteignait presque le niveau de sa gorge. […] Pour étouffer ses sentiments mesquins il se hâtait de penser que lui-même, Khobotov et Avérianytch devraient, tôt ou tard, mourir sans même laisser une trace dans la nature. […] Mais ces considérations ne lui étaient plus d’aucun secours. (p. 89)

Ma maladie réside uniquement en ceci, qu’en vingt ans je n’ai trouvé dans toute la ville qu’un homme intelligent et que cet homme est un fou. Il n’y a pas de maladie, il y a tout simplement que je suis tombé dans un cercle magique qui n’a pas d’issue. Tout m’est égal, je suis prêt à tout. (p. 92)

Et ce qu’il y a d’amer et de vexant, c’est que cette vie se terminera non par la récompense des souffrances subies, par une apothéose, comme dans un opéra, mais par la mort : il viendra des garçons de salle qui prendront le cadavre par les mains et par les pieds et le traîneront dans la cave. (p. 95-96)

Il alla à la porte, l’ouvrit, mais aussitôt Nikita bondit sur ses pieds et lui barra le passage.
« Où allez-vous ? C’est interdit ! dit-il. C’est l’heure de dormir !
- Mais je ne sors qu’un instant, pour faire un tour dans la cour ! répondit Raguine saisi de stupeur.
- Impossible, c’est interdit. Vous le savez bien vous-même.
Nikita lui claqua la porte et s’arc-bouta contre elle par-derrière.
« Mais si je sors, qui cela peut-il gêner ? demanda Raguine en haussant les épaule. Je ne comprends pas ! Nikita, je dois sortir ! dit-il d’une voix tremblante. J’en ai besoin.
- Ne provoquez pas de désordre, ce n’est pas bien, fit Nikita d’une voix doctorale.
- Bon Dieu ! c’est intolérable, s’écria soudain Gromov en sautant sur ses pieds. Où prend-il le droit de nous empêcher de sortir ? Comment osent-ils nous tenir enfermés ici ? La loi dit clairement, il me semble, que nul ne peut être privé de sa liberté sans jugement ! C’est une violation ! C’est de l’arbitraire ! […] Ils ne nous lâcheront jamais […]. Ils nous feront pourrir ici ! O Dieu, est-il donc possible qu’il n’y ait pas d’enfer dans l’autre monde et que ces gredins soient pardonnés ? Où est la justice ? Ouvre, gredin, j’étouffe, cria-t-il d’une voix rauque en se jetant contre la porte. Je me fracasserai la tête ! Assassins ! »
Nikita ouvrit rapidement, repoussa Raguin brutalement des deux mains et du genou, puis lui lança un coup de poing à la figure à toute volée. Raguine eut l’impression qu’une énorme vague salée le recouvrait de la tête aux pieds et l’entraînait sur son lit ; effectivement, il avait un goût de sel dans la bouche : il avait sans doute des dents qui saignaient. Il fit un mouvement des bras comme pour émerger, s’agrippa à un lit et sentit que Nikita lui envoyait deux coups de poing dans le dos. Gromov poussa un hurlement. On devait le battre lui aussi. Puis tout retomba dans le silence. La clarté fluide de la lune passait à travers la grille et sur le plancher se détachait une ombre semblable à un filet. (p. 97 à 99)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ajouter un commentaire