Tout comme pour Molière et ses célèbres pièces satirisant la médecine, il serait erroné d’assimiler, de caricaturer ces dernières ainsi que Knock comme des pièces anti-scientifiques ou anti-médecins, dénigrant sans distinction tous les médecins et tous les progrès réels et effectifs de la médecine. Ces pièces ne visent qu’à dénoncer, avec une prévision prophétique quelque peu effrayante aujourd’hui, les dérives de certains médecins et de certaines pratiques de la médecine, non les médecins et la médecine dans son ensemble, qui profitent de la faiblesse et de la crédulité humaine à des fins qui ne sont guère au final thérapeutiques, mais qui ont davantage à voir avec des intérêts financiers et le sentiment d’importance, de puissance que leur position de pouvoir sur leurs patients leur donne.
Ainsi, dans Knock, le personnage-éponyme est en route pour Saint-Maurice pour reprendre la patientèle de son confrère, le docteur Parpalaid dans l’acte I, et parviendra, par ses efforts, à « convertir » la grande majorité de la ville à la médecine : c’est-à-dire à faire en sorte que la population suive un traitement régulier prescrit de sa part, qu’ils soient ou non malades, se plie à un hygiénisme envahissant, ou encore se soumette à un système de tests très réguliers, le tout ayant un coût très onéreux mais surtout lucratif pour Knock, qui a néanmoins la ruse de faire peser les coûts de ses traitements proportionnellement en fonction des revenus de ses patients, comme si, transposé à aujourd’hui, cela était financé par l’État ou la collectivité.
Jules Romains montre habilement surtout comment une population peut être « convertie » à la médecine : c’est d’abord et avant tout le mécanisme de la peur, de la sidération, qui vise à exagérer les risques qu’encourt tout un chacun face aux maladies et microbes qui l’entourent, en leur représentant toujours les scénarii les plus catastrophiques possibles, nonobstant sans le dire les risques infinitésimaux réels. Romains se place dans la filiation de Molière, qui avait déjà bien saisi que la peur de mourir est extrêmement puissante chez l'homme et que c’est elle qui est le principal instrument par lequel certains religieux ont une emprise sur leurs croyants, en leur faisant croire que leur survie, leur salut ne dépend que de leurs prescriptions, aussi fantaisistes et dénuées de toute rationalité scientifique soient-ils.
Le principal tour de force de Knock sera de faire main basse sur les « bien portants », en s’assurant qu’ils soient sous son emprise et prennent divers traitements alors qu’ils ne sont même pas malades. Peut-être n’est-ce pas un hasard s’ils les désignent comme des « clients », consommant à son profit de nombreux remèdes coûteux et inutiles. Knock voit cyniquement que les traitements coûteux, innovants, font davantage impression sur ses clients, tout prêts à croire que leur salut ne peut que résider dans de tels traitements, et qu’à l’inverse, ils dénigrent dans le même temps les remèdes moins coûteux, moins impressionnants, dans une sorte de religiosité de la science médicale, selon une logique bien humaine que l’innovation est forcément meilleure et préférable aux anciens remèdes.
Médecins
profitant de la crédulité et hypocondrie de leurs patients, préférence à
l’innovation à tout prix confinant à une nouvelle forme de croyance, biens
portants ciblés et même soupçonnés contre toute raison d’être malades,
hygiénisme incessamment croissant et envahissant, multiplication de tests et
d’actes médicaux excessifs et inutiles, volonté de sidération et de maintien
dans la peur de la population pour leur faire croire qu’ils sont en
constant danger de mort face à la maladie qui rôde et les persuader du
caractère indispensable des divers actes médicaux qu’on leur soumet pour le
profit et la puissance de quelques-uns : voilà pour résumer les différents
points de cette pièce qui dénonce les possibles dérives de la médecine et des
médecins, qui eussent pu sembler exagérés il y a peu, mais qui s’avèrent d’une
lucide prescience aujourd’hui.
Voici un florilège de citations de la pièce, illustrant les points que je viens d'aborder :
KNOCK : Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent. (p. 46)
KNOCK : Dieu tient-il une place considérable dans leurs pensées quotidiennes ? […] Il n’y a pas de grands vices [tels] opium, cocaïne, messes noires, sodomie, convictions politiques ? […] des sectes, des superstitions, des sociétés secrètes ? […] pas de sorcier […] pas de thaumaturge ? Quelque vieux berger sentant le bouc qui guérit par l’imposition des mains ?
LE DOCTEUR : Autrefois, peut-être, mais plus maintenant.
KNOCK, il paraît agité, se frotte les paumes, et, tout en marchant : En somme l’âge médical peut commencer. (p. 53 à 55)LE TAMBOUR : Et puis il [l’ancien médecin que Knock remplace] vous indiquait des remèdes de quatre sous ; quelquefois une simple tisane. Vous pensez bien que les gens qui payent huit francs pour une consultation n’aiment pas trop qu’on leur indique un remède de quatre sous. Et le plus bête n’a pas besoin du médecin pour boire une camomille.
KNOCK : Ce que vous m’apprenez me fait réellement de la peine. […] De quoi souffrez-vous ?
LE TAMBOUR : Attendez que je réfléchisse ! (Il rit.) Voilà. Quand j’ai dîné, il y a des fois que je sens une espèce de démangeaison ici. (Il montre le haut de son épigastre.) Ça me chatouille, ou plutôt, ça me gratouille.
KNOCK, d’un air de profonde concentration : Attention. Ne confondons pas. Est-ce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous grattouille ?
LE TAMBOUR : Ça me grattouille. (Il médite.) Mais ça me chatouille bien un peu aussi.
KNOCK : Ah ! Ah ! (Il médite d’un air sombre.) Est-ce que ça ne vous grattouille pas davantage quand vous avez mangé de la tête de veau à la vinaigrette ?
LE TAMBOUR : Je n’en mange jamais. Mais il me semble que si j’en mangeais, effectivement, ça me grattouillerait plus.
KNOCK : Ah ! Ah ! très important. Ah ! Ah ! quel âge avez-vous ?
LE TAMBOUR : Cinquante et un, dans mes cinquante-deux.
KNOCK : Plus près de cinquante-deux ou de cinquante et un.
LE TAMBOUR, il se trouble peu à peu : Plus près de cinquante-deux. […]
KNOCK, lui mettant la main sur l’épaule : Mon ami, faites votre travail aujourd’hui comme d’habitude. Ce soir, couchez-vous de bonne heure. Demain matin, gardez le lit. Je passerai vous voir. […]
LE TAMBOUR, avec anxiété : Vous êtes trop bon, docteur. Mais c’est donc grave, ce que j’ai ?
KNOCK : Ce n’est peut-être pas encore très grave. Il était temps de vous soigner. (p. 66-67)KNOCK : Mais… Mais… comment vous étiez-vous réparti l’enseignement populaire de l’hygiène, l’œuvre de propagande dans les familles…. Que sais-je moi ! Les mille besognes que le médecin et l’instituteur ne peuvent faire que d’accord ? […] Voilà donc une malheureuse population qui est entièrement abandonnée à elle-même au point de vue hygiénique et prophylactique ! (p. 70-71)
KNOCK : […] Je puis soigner sans vous [l’instituteur Bernard] mes malades. Mais la maladie, qui est-ce qui m’aidera à la combattre, à la débusquer ? Qui est-ce qui instruira ces pauvres gens sur les périls de chaque seconde qui assiègent leur organisme ? Qui leur apprendra qu’on ne doit pas attendre d’être mort pour appeler le médecin ? […] Commençons par le commencement. J’ai ici la matière de plusieurs causeries de vulgarisation, des notes très complètes, de bons clichés, et une lanterne. Vous arrangerez tout cela comme vous savez le faire. Tenez, pour débuter, une petite conférence, toute écrite, ma foi, et très agréable, sur la fièvre typhoïde, les formes insoupçonnées qu’elle prend, ses véhicules innombrables : eau, pain, lait, coquillages, légumes, salades, poussières, haleine, etc. les semaines et les mois durant lesquels elle couve sans se trahir, les accidents mortels qu’elle déchaîne soudain, les complications redoutables qu’elle charrie à sa suite ; le tout agrémenté de jolies vues : bacilles formidablement grossis, détail d’excréments typhiques, ganglions infectés, perforations d’intestin, et pas en noir, en couleurs, des roses, des marrons, des jaunes et des blancs verdâtres que vous imaginez.
BERNARD, le cœur chaviré : C’est que… je suis très impressionnable… Si je me plonge là-dedans, je n’en dormirai plus.
KNOCK : Voilà justement ce qu’il faut. Je veux dire : voilà l’effet de saisissement que nous devons porter jusqu’aux entrailles de l’auditoire. […] Qu’ils n’en dorment plus ! (Perché sur lui.) Car leur tort, c’est de dormir, dans une sécurité trompeuse dont les réveille trop tard le coup de foudre de la maladie.KNOCK : Pour ceux que notre première conférence aurait laissés froids, j’en tiens une autre, dont le titre n’a l’air de rien : « Les porteurs de germes ». Il y est démontré, clair comme le jour, à l’aide de cas observés, qu’on peut se promener avec une figure ronde, une langue rose, un excellent appétit, et receler dans tous les replis de son corps des trillions de bacilles de la dernière virulence capables d’infecter un département. Fort de la théorie et de l’expérience, j’ai le droit de soupçonner le premier venu d’être un porteur de germes. Vous, par exemple, absolument rien ne me prouve que vous n’en êtes pas un. (p. 73-74)
KNOCK : Je pose en principe que tous les habitants du canton sont ipso facto nos clients désignés.
MOUSQUET [le pharmacien]: Tous, c’est beaucoup demander.
KNOCK : Je dis tous.
MOUSQUET : Il est vrai qu’à un moment ou l’autre de sa vie, chacun peut devenir notre client par occasion.
KNOCK : Par occasion ? Point du tout. Client régulier, client fidèle.
MOUSQUET : Encore faut-il qu’il tombe malade !
KNOCK : « Tomber malade », vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle. La santé n’est qu’un mot, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide. Naturellement, si vous allez leur dire qu’ils se portent bien, ils ne demandent qu’à vous croire. Mais vous les trompez. (p. 78)KNOCK : Vous vous rendez compte de votre état ?
LA DAME : Non.
KNOCK : Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous n’avez pas envie ?
LA DAME : J’ai envie.
KNOCK : J’aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très coûteux. (p. 82)KNOCK : […] Vous vous coucherez en arrivant. Une chambre où vous serez seule, autant que possible. Faites fermer les volets et les rideaux pour que la lumière ne vous gêne pas. Défendez qu’on vous parle. Aucune alimentation solide pendant une semaine. Un verre d’eau de Vichy toutes les deux heures, et, à la rigueur, une moitié de biscuit, matin et soir, trempée dans un doigt de lait. Mais j’aimerais autant que vous vous passiez de biscuit. Vous ne direz pas que je vous ordonne des remèdes coûteux ! À la fin de la semaine, nous verrons comment vous vous sentez. Si vous êtes gaillarde, si vos forces et votre gaîté sont revenues, c’est que le mal est moins sérieux qu’on ne pouvait croire, et je serai le premier à vous rassurer. Si, au contraire, vous éprouvez une faiblesse générale, des lourdeurs de tête, et une certaine paresse à vous lever, l’hésitation ne sera plus permise, et nous commencerons le traitement. (p. 84-85)
Les nickels, les ripolins et linges blancs de l’asepsie moderne y apparaissent. (p. 98)
SCIPION : J’ai à recueillir les urines du 5 et du 8 [numéros des patients d’après leur numéro de chambre], les crachats du 2, la température du 1, du 3, du 4, du 12, du 17, du 18, et le reste. (p. 100)
LA BONNE : Il faut que je termine la stérilisation de mes taies d’oreiller. (p. 102)
MADAME RÉMY [propriétaire d’un hôtel] : […] toutes les règles de l’hygiène moderne sont observées. (p. 104)
MADAME RÉMY : Les malades ? Depuis quelque temps, il en vient d’un peu partout. Au début, c’était des gens de passage [… qui] entendaient parler du docteur Knock, dans le pays, et à tout hasard ils allaient le consulter. Évidemment, sans bien se rendre compte de leur état, ils avaient le pressentiment de quelque chose. Mais si leur bonne chance ne les avait pas conduits à Saint-Maurice, plus d’un serait mort à l’heure qu’il est.
LE DOCTEUR [le prédécesseur de Knock] : Et pourquoi seraient-ils morts ?
MADAME RÉMY : Comme ils ne se doutaient de rien, ils auraient continué à boire, à manger, à faire cent autres imprudences. […] En revenant de chez le docteur Knock, ils se dépêchaient de se mettre au lit, et ils commençaient à suivre le traitement. (p. 104)LE DOCTEUR : […] est-ce que, dans votre méthode, l’intérêt du malade n’est pas un peu subordonné à l’intérêt du médecin ?
KNOCK : Docteur Parpalaid, vous oubliez qu’il y a un intérêt supérieur à ces deux-là. […] Celui de la médecine. C’est le seul dont je me préoccupe. (p. 114)KNOCK : Vous me donnez un canton peuplé de quelques milliers d’individus neutres, indéterminés. Mon rôle, c’est de les déterminer, de les amener à l’existence médicale. Je les mets au lit, et je regarde ce qui va pouvoir en sortir : un tuberculeux, un névropathe, un artério-scléreux, ce qu’on voudra, mais quelqu’un, bon Dieu ! quelqu’un ! Rien ne m’agace comme cet être ni chair ni poisson que vous appelez un homme bien portant. (p. 114)
KNOCK : Regardez un peu ici, docteur Parpalaid. […] C’est un paysage rude, à peine humain, que vous contempliez. Aujourd’hui, je vous le donne tout imprégné de médecine, animé et parcouru par le feu souterrain de notre art. La première fois que je me suis planté ici, au lendemain de mon arrivée, je n’étais pas trop fier ; je sentais que ma présence ne pesait pas lourd. Ce vaste terroir se passait insolemment de moi et de mes pareils. Mais maintenant, j’ai autant d’aise à me trouver ici qu’à son clavier l’organiste des grandes orgues. Dans deux cent cinquante de ces maisons – il s’en faut que nous les voyions toutes à cause de l’éloignement et des feuillages – il y a deux cent cinquante chambres où quelqu’un confesse la médecine, deux cent cinquante lits où un corps étendu témoigne que la vie a un sens, et grâce à moi un sens médical. […] les malades ont gardé leur veilleuse ou leur lampe. […] Le canton fait place à une sorte de firmament dont je suis le créateur continuel. Et je ne vous parle pas des cloches. Songez que, pour tout ce monde, leur premier office est de rappeler mes prescriptions, qu’elles sont la voix de mes ordonnances. (p. 116-117)
Scipion, la bonne, madame Rémy paraissent, porteurs d’instruments rituels, et défilent, au sein de la Lumière Médicale. (p. 126)
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