Roman du déchirement et de la nostalgie, de la solitude et du nombre, de la sensualité et de l'imagination, L'Ange exilé fut l'une des sensations de la vie littéraire américaine en 1929. C'est maintenant devenu un classique. Il raconte la vie secrète du jeune Eugène Gant, en conflit permanent avec une famille tumultueuse, une bourgade étriquée, un univers changeant et problématique.
Cette chronique d'apprentissage et d'initiation si apparemment autobiographique et parfois si vengeresse fit scandale au pays de l'auteur. Mais L'Ange exilé est autre chose qu'un règlement de comptes. C'est une tentative passionnée de restitution totale d'une réalité perdue, une fantastique galerie de portraits vivants, une exploration exhaustive des profondeurs "ensevelies" d'une conscience. C'est aussi un hymne à la nature et aux saisons, une quête angoissée du sens de l'existence.
Roman des sources et roman-source, L'Ange exilé a la sombre densité de l'âme sudiste, le lyrisme de la vision romantique, la richesse inventive de la grande littérature.
Cette quatrième de couverture résume parfaitement ce
roman de Thomas Wolfe, écrivain peu connu mais qui a influencé entre autres
Faulkner (bien que ce dernier reviendra sur son admiration initiale), Kerouac (qui
l’idolâtrait) ou encore Bradbury. Une large part de l’Ange exilé est de nature autobiographique, inspiré de l’enfance
de l’auteur et des événements qui l’ont émaillé. Dans sa petite note au lecteur
insérée en début de livre, l’auteur répond que pour lui, « toute œuvre de
fiction sérieuse est autobiographique – et, par exemple, une œuvre plus
autobiographique que Les Voyages de
Gulliver peut difficilement se concevoir. […] Chacun de nous est la
somme de tous les moments de sa vie – tout ce qui est nous est en eux :
nous ne pouvons ni le nier ni le taire ; l’auteur, en puisant dans le
limon de sa vie, a seulement usé du bien commun, dont nul ne doit et dont nul
ne peut se passer. La fiction diffère des faits, mais elle est sélection et
interprétation des faits, agencement et détermination des faits. » Il
précise également que c’est « dépourvu de rancœur ou d’intention
malveillante » qu’il a écrit son roman, ce qui n’empêche pas moins les
habitants d’Ashville (en Caroline du Nord et rebaptisée Altamont dans le livre),
ville où il a grandi, de prendre ombrage et d’être blessés dans leur
amour-propre à la parution de l’Ange
exilé, à tel point que Wolfe ne retournera dans sa ville natale que vers la
fin de sa brève existence.
En effet, il est évident que l’Ange
exilé présente un visage peu reluisant des habitants de la ville
fictionnelle d’Altamont. Dans un long passage, vers le milieu du roman, Wolfe
décrit en détail un grand nombre de ses concitoyens, passage relativement long,
ainsi qu’ennuyeux car sans véritable intérêt pour la narration, Wolfe se contentant
de faire du name dropping et de
souligner l’ineptie de ses personnages brièvement abordés et qu’on ne reverra
pas du reste du livre. On touche là au principal défaut du livre dans le même
temps, ce que tous les détracteurs de Wolfe reprochent justement à l’écrivain,
c’est-à-dire qu’étant prolifique dans son écriture, il en néglige de travailler
longuement son style et d’étirer, d’écrire des passages dont l’intérêt est
discutable. Wolfe avait l’habitude d’écrire très vite et abondamment, ce qui
explique en partie les défauts que je trouve à ce livre. Dans la page Wikipedia dédiée à ce livre, on
lit que « despite the novel's enduring popularity, Wolfe's work has since
come to be viewed by many literary critics (Harold Bloom and James Wood among them) as undisciplined and
largely « formless autobiography ». A la lecture du livre, ces
défauts sont assez visibles, en particulier dans sa première moitié. J’ai senti
que si Wolfe avait consacré davantage de temps à l’écriture de ce livre pour
bien le peaufiner, il y avait matière à faire un grand livre. Car malgré ses
défauts, L’Ange exilé est un livre
que j’ai globalement apprécié, même si j’avoue avoir eu du mal à embarquer dans
sa première moitié surtout.
Venons-en maintenant aux qualités du roman. Bien qu’on
puisse avoir cette impression, il serait réducteur de réduire l’Ange exilé à un simple règlement de
comptes de Wolfe vis-à-vis de sa ville natale et de ses habitants. Wolfe ne
fait que brosser des défauts récurrents que l’on retrouve dans tout bon roman
lorsque l’auteur en vient à décrire son environnement, à savoir la médiocrité,
la vulgarité, l’ignorance, la cupidité etc. qui caractérisent de tous temps la
majeure partie de l’humanité.
Sa famille en particulier en est un échantillon
éloquent : le patriarche, Oliver Gant, ne cessera d’accabler dans ses
vieux jours Dieu pour tous les malheurs de sa vie, ramenant tout à sa petite
personne. La mère, Eliza, est d’une pingrerie abominable malgré toute la
richesse qu’elle parvient à accumuler, rechignant même à nourrir, vêtir et
chauffer convenablement ses propres enfants. Steve, l’aîné de la famille,
devient un alcoolique comme son père, sans hériter toutefois de son ardeur au
travail. Luke, un de ses frères, « répétait comme un perroquet tout le
prêchi-prêcha de son père, mais bêtement et sérieusement, sans l’humour et les
arguties de Gant. Il vivait au milieu de grands symboles primitifs et hauts en
couleurs, étiquetés « Père », « Mère »,
« Foyer », « Famille », « Générosité »,
« Honneur », « Désintéressement », tout de sucre et de
mélasse, agglutinés avec des gouttes sirupeuses en forme de larmes. » Il
est vu comme « adorable », un « brave garçon »,
« dynamique ». Helen, sa sœur, est « comme Gant, comme
Luke ». Elle « avait besoin de quelque chose de plus dans la vie,
besoin de mouvement, d’agitation : elle voulait dominer, régaler, attirer
tous les hommages. » Elle « se prenait à détester Eugène quand elle
voyait son visage sombre se pencher sur un livre, ou s’absorber dans ses
pensées, alors qu’elle vibrait d’énergie. Elle lui arrachait son livre des
mains, le giflait, et déchaînait contre lui sa langue avec une furieuse
cruauté. […] Espèce de petit monstre – qui se promène avec sa tête d’anormal et
d’abruti. »
Toutefois, Eugène semble comprendre l’attitude de sa
famille, bien qu’il en soit blessé et meurtri intérieurement des tourments qui
lui sont infligés, et que c’est sans regret qu’il quittera son foyer au moment où
s’achève le roman (Eugène a alors 19 ans), ce que son autre frère, Ben, le seul
membre de la famille qu’il apprécie, lui invite à faire à de nombreuses reprises.
« L’attaque féroce qu’elle avait lancée contre lui avait été pour elle
[Helen] un exutoire, une libération, et elle pouvait maintenant achever de se
purifier en lui manifestant une affection frénétique. Elle se saisissait de
lui, l’étreignait entre ses longs bras, couvrait de baisers son visage rougi et
irrité. »
De même, « l’absurde mythologie de l’épargne »,
la « misérable cupidité » de sa mère, qu’il ressent profondément (par
le froid constant dans sa chambre, ses vêtements usés et rarement à la bonne
taille) est atténuée dans l’esprit d’Eugène qui ressent parfois des élans de
pitié envers sa mère avare, défaut qu’elle a surtout hérité de sa famille et qu’il
voit comme une partie immuable de sa personnalité. Il ne cesse, lors des rares
tête-à-tête avec sa mère, de lui dire qu’elle devrait arrêter de travailler,
d’économiser le moindre sou au détriment du confort le plus élémentaire, pour
vivre enfin, ce à quoi elle répond toujours en disant qu’elle le fera
prochainement sans jamais passer à exécution.
Le sentiment qui prédomine, c’est la nostalgie, le gâchis
des années passées, qui auraient pu être meilleures si les membres de la
famille Gant n’étaient pas si enfoncés dans leur mesquinerie personnelle. Suite
à un énième conflit familial, l’auteur raconte : « Oui, la vie
était trop courte. A de tels moments, après la bataille, après l’heure orageuse
où leur vie avait fait éclater sa confusion, ses ressentiments, son désordre,
ils avaient droit à un répit passager pendant lequel ils se considéraient avec
une mélancolie résignée. Ils étaient comme ces hommes désespérément lancés à la
poursuite d’un mirage et qui, en se retournant un instant, voient les traces de
leurs pas au milieu de l’immensité interminable du désert ; ou mieux, ils
étaient comme ceux qui ont connu la folie et la connaîtront encore mais qui, un
matin, dans un instant de calme et de lucidité, se regardent dans un miroir
d’un œil clair et lucide. Leurs visages étaient douloureux. Ils portaient tout
le poids des ans. Ils mesuraient soudain le chemin qu’ils avaient parcouru et
le temps de vie déjà consumé. Ils connaissaient un moment de cohésion, un élan d’amour
et d’union et ils se serraient les uns contre les autres comme de petites
langues de flamme pour se défendre de l’absurde négation de la vie. »
La conclusion du roman, entre rêve et plongée de
conscience, détaille bien cette volonté de Wolfe, pour reprendre les termes de
la quatrième de couverture « de restitution totale d'une réalité
perdue » par le biais de la littérature. « Qu’est-ce qui arrive ?
Qu’est-ce qui arrive réellement ? Peux-tu te souvenir [en s’adressant à
Ben] de certaines des choses dont je me souviens ? J’ai oublié les
visages d’autrefois. Où sont-ils, Ben ? Comment s’appelaient-ils ?
J’oublie les noms des gens que je connais depuis des années. Je confonds leurs
visages. Je mets leurs têtes sur d’autres personnes. Je crois qu’un homme a dit
ce qu’un autre a dit. Et j’oublie – j’oublie. Il y a quelque chose que j’ai
perdu et que j’ai oublié. Je ne peux pas me rappeler, Ben. – Qu’est-ce que tu veux te rappeler ?
dit Ben. Une pierre, une feuille, une porte inconnue. Et les visages oubliés. –
J’ai oublié des noms. J’ai oublié des visages. Et je me rappelle des petites
choses, dit Eugène. Je me rappelle la mouche que j’ai avalée en mangeant une pêche
et les petits garçons sur leurs tricycles à Saint-Louis et l’envie sur le cou
de Grover et le fourgon à destination de Lackawanna. Une fois, à Norfolk, un
soldat australien en partance pour la France m’a demandé où était son bateau,
je me rappelle le visage de cet homme. […] Puis il tourna son regard, que la
lune faisait briller vers la Place. Et pendant un moment, sur toute cette
étendue argentée se dessinèrent mille formes, les siennes et celles de Ben. Là,
à l’endroit d’où l’on débouchait d’Academy Street, Eugène se vit
approcher ; là, le long de l’Hôtel de Ville, il marchait à grands pas, en
levant les genoux ; là, le long du trottoir et sur la marche, il se
dressait, et la nuit se peuplait de la grande légion de ses images perdues –
les milles formes qui arrivaient, qui défilaient, qui ondulaient et évoluaient
au cours d’une éternelle métamorphose et qui demeuraient invariablement
Lui. […] Et maintenant la Place se remplissait de leurs formes brillantes
et perdues, et toutes les minutes du temps perdu s’y assemblèrent et s’y
immobilisèrent. »
Pour résumer mon ressenti, je dirai que L'Ange exilé n'est pas un livre que je recommanderais à tous. J'ai globalement apprécié ma lecture mais j'ai tout de même mis près de la moitié du livre pour vraiment m'y immerger complètement, ce qui n'est pas rien sachant que le livre fait environ 900 pages. Le style d'écriture est agréable, mais les multiples longueurs en rebuteront beaucoup. Je l'ai surtout lu pour approfondir la littérature sudiste américaine, et les amateurs de ce genre y trouveront sûrement leur compte compte tenu de la popularité et de l'influence de Wolfe parmi ces auteurs de ce genre.
Pour terminer, quelques considérations intéressantes de
Wolfe sur ses lectures, qui parsèment le livre, en particulier sur Shakespeare :
« il connaissait toutes les chansons des pièces de Shakespeare, mais celles qui le touchaient le plus étaient « O ma mie, où vous promenez-vous ? » qui faisait résonner dans son cœur une musique lointaine et la grande complainte de Cymbeline : « Tu n’as plus à craindre les ardeurs du soleil ». Les sonnets qu’il connaissait étaient les suivants : « Lorsque, dans les chroniques des âges perdus », « Pour moi, doux amour, jamais tu ne seras vieux », « Non à l’union des âmes sincères », « Dépenser son esprit dans le désert de la honte », « Lorsqu’en des moments de douce et silencieuse pensée », « O toi, aussi merveilleux qu’une journée d’été », « J’ai été loin de vous ce printemps » et « Tu peux voir en moi la saison », le plus grand de tous, qui le traversa d’un tel éclair d’extase quand il en arriva à « Ruines nues des sanctuaires où naguère chantaient les oiseaux mélodieux ».
[…] Il ne fut jamais convaincu pleinement par l’humour de Shakespeare. La seule pièce qui excita son intérêt d’un bout à l’autre fut le Roi Lear. Il réservait son admiration pour le Fou de Lear – un fou triste, tragique, mystérieux. Les passages célèbres le laissaient souvent froid, et il lui semblait en outre que Shakespeare s’exprimait souvent de façon absurde et grandiloquente là où il aurait mieux fait de rechercher la simplicité, comme dans la scène où, informé par la reine de la noyade de sa sœur, Laerte déclare : « Trop d’eau a déjà coulé sur toi, pauvre Ophélie, et je contiendrai donc mes larmes ». Mais il se régalait d’autres morceaux, telle l’invocation épique et terrible d’Edmond, pétrie de perversité, qui commence ainsi : « C’est toi, Nature, que je révère », et qui se termine : « Et maintenant, ô Dieux, soutenez la cause des bâtards. » Ce discours était noir comme la nuit, immense comme les vents élémentaires qui descendaient des collines en hurlant. Il le comprenait, il se réjouissait de sa perversité – qui était celle de la terre, celle de la nature réprouvée. C’était un appel aux sans-grade ; un cri qui s’adressait à ceux qui sont derrière la barrière, aux anges rebelles, à tous ceux qui sont trop grands. […]
Elle [Margaret, la femme de son professeur Leonard, qui lui fera découvrir de nombreux auteurs] lui disait la connaissance profonde qu’avait le Cygne de l’Avon [surnom de Shakespeare] du cœur humain, le génie qu’il mettait dans la création de personnages universels et complexes, l’humour immense dont il faisait preuve. […] On les voit évoluer du début à la fin. Pas un seul d’entre eux ne reste semblable à ce qu’il était initialement. […] Il connaissait quelques poèmes de Ben Jonson, entre autres le magnifique Hymne à Diane et le grand hommage à Shakespeare qui le faisait frissonner quand il en arrivait à ces vers :
«… mais c’est Eschyle et son tonnerre,
Euripide et Sophocle que je rappellerais… »
« Il était l’homme, non d’une époque, mais de tous
les temps !
Et les Muses avaient encore toute leur fraîcheur… »
Quant à Herrick, il le connaissait beaucoup mieux. Sa poésie chantait toute seule. C’était la voix lyrique la plus accomplie, la plus assurée de la langue anglaise, estima-t-il plus tard – elle lançait une note pure, mélodieuse, fine et soutenue. Il écrit avec l’aisance incomparable d’un enfant inspiré. […] Herrick, Crashaw, Carex, Suckling, Campion, Lovelace, Dekker. O délices ! Il lut des piles de romans : tout Thackeray, tous les contes de Poe et de Hawthorne, et Omoo et Typee de Melville. Il lut cinq ou six Cooper, tout Mark Twain. Il lut une douzaine de romans de Scott et aima surtout Quentin Durward. ».
Plus loin, il dit : « Sophocle était un poète impérial
– il parlait comme Dieu au milieu des éclairs et du tonnerre : Œdipe roi grava dans son esprit le sens d’un destin aux coïncidences
hallucinantes. Il resta fasciné par tant de sagesse et d’horreur. Et quant à Euripide,
il le voyait comme l’un des plus grands poètes de tous les temps. Eugène lut le
théâtre de Lord Dunsany : Sir Gawayne and the Grene Knight ainsi que le Livre
de Tobie. […] Les meilleurs conteurs font souvent les meilleurs satiristes :
la satire, celle d’Aristophane, de Voltaire et de Swift, est un art supérieur et
subtil. La puissance imaginative de Swift est incomparable : il n’existe pas
de plus brillant conteur. »