On a souvent fait d'Un héros de notre temps le premier roman
psychologique de la littérature russe. Mais l'analyse y est toujours
subordonnée à cette ironie dominante, à ce regard distancié et critique
que Pétchorine, personnage principal et narrateur, jette sur ses
aventures. A juste titre, on y lira les signes d'un certain
essoufflement de la sensibilité romantique ; mais on verra aussi en
Pétchorine l'aîné de ces héros sombres qui peupleront les plus grands
textes de Gontcharov, Tourgueniev ou Dostoïevski. A bien des égards, en
effet, le court roman de Lermontov, étrange, décousu, fascinant, annonce
les romans russes de la deuxième moitié du XIXe siècle.
« Un héros de
notre temps est un portrait, mais non d’un seul homme : c’est celui
constitué par les vices arrivés à plénitude de toute notre génération. Vous me
redirez qu’un homme ne peut être aussi mauvais ; mais je vous répondrai
que si vous avez cru à la possibilité que tous les scélérats tragiques et
romantiques aient existé, pourquoi ne croyez-vous pas à la réalité de
Pétchorine ? Si vous admirez des fictions terribles et monstrueuses,
pourquoi donc ce caractère, même comme fiction, ne trouve-t-il pas grâce à vos
yeux ? Ne serait-ce pas qu’il y a en lui plus de vérité que vous ne le
désireriez ? Vous me direz que la morale n’y gagne pas… Excusez-moi !
On a assez nourri les gens de douceurs, ils en ont eu l’estomac gâté : ils
ont besoin de remèdes amers, de vérités décapantes. Cependant, ne pensez pas,
après ceci, que l’auteur de ce livre ait jamais eu l’orgueilleux rêve de se
faire le réformateur des vices humains. Que Dieu le préserve d’une telle
ignorance ! Il a eu simplement la joie de peindre l’homme contemporain,
tel qu’il le comprend, et tel que, pour son malheur et le vôtre, il l’a trop
souvent rencontré. Il suffit que la maladie soit signalée, mais comment la
traiter, ça Dieu seul le sait ! » (préface de Lermontov)
Pétchorine, le protagoniste d’Un héros de notre temps, est, on l’apprend plus explicitement dans
la seconde partie du roman, un être qui s’ennuie de tout, qui ne trouve
satisfaction à rien. Il appartient en cela à l’archétype de « l’homme
superflu » dans la littérature russe du 19e siècle, un homme qui
ne trouve rien à la mesure de son âme et ne trouve aucun sens à sa vie mais qui
réagit de manière différente selon leurs auteurs. Dans l’Eugène Onéguine de Pouchkine, le
héros-éponyme mène une vie oisive et retirée dans son domaine après avoir
épuisé en vain tous les plaisirs mondains de la ville. Il ira jusqu’à tuer son
ami le plus proche lors d’un duel plus par simple ennui que par inimitié. Le
prince André de Tolstoï est, au début de Guerre et paix, devenu un être
profondément insatisfait du cours de sa vie, ayant perdu le goût pour toute
chose excepté son amitié pour Pierre Bézoukhov. L’Oblomov de Gontcharov personnifie à l’extrême cet archétype, lui
qui se complaît à ne rien faire, ayant compris l’inutilité de tout travail. Enfin,
les « héros » de Tchekhov, cristallisés autour de la figure d’Ivanov,
sont dégoûtés, rongés par leur existence quotidienne et s’enfoncent dans la
paresse, l’indifférence, la médiocrité. Tchekhov est probablement le plus
proche de Lermontov (Tchekhov appréciait par ailleurs l’œuvre de Lermontov et fait quelquefois référence à son aîné dans certaines de ses nouvelles) dans cette « joie de peindre l’homme contemporain, tel
qu’il le comprend, et tel que, pour son malheur et le vôtre, il l’a trop
souvent rencontré ».
Pour revenir au livre qui nous intéresse, Un héros de notre temps se divise en
deux parties distinctes. La première restitue l’existence de Pétchorine dans un
régiment du Caucase, alors qu’il est âgé de vingt-cinq ans, sous la forme d’un
récit rapporté par la capitaine Maxime Maximytch au cours d’un dialogue avec le
narrateur lors d’un voyage commun qu’ils effectuent. La deuxième partie est le
journal intime de Pétchorine retrouvé et édité par le narrateur, que lui confie
le capitaine après qu’ils eussent appris la mort de Pétchorine, tué lors de son
service en Perse, non sans que le narrateur eusse rencontré Pétchorine et
constaté sa froideur, son indifférence au moment de revoir Maxime Maximytch.
Chronologiquement, la deuxième partie est en fait la
première, les événements décrits par Pétchorine lui-même dans son journal étant
antérieurs à son service avec le capitaine Maxime Maximytch au cours duquel il
enlève et épouse la fille d’un prince Tcherkesse, Bella, et dont les relations
houleuses seront le cœur de la première partie du roman. Après avoir courtisé
ardemment Bella et avoir été repoussé longuement par la fierté de la Tcherkesse,
Pétchorine vient à bout de sa résistance grâce à son charme naturel dont nous
découvrirons mieux l’étendue et la subtilité dans la deuxième partie, et en
particulier sa conquête de la princesse Mary. Mais déjà, le mal-être de
Pétchorine se fait sentir lors du récit de son ménage avec Bella, et l’on
entr’aperçoit déjà une partie de son caractère :
« J’ai un caractère malheureux. Est-ce l’éducation qui m’a fait tel, est-ce Dieu qui m’a créé ainsi ? Je ne sais. Je sais seulement que si je suis la cause du malheur des autres, je n’en suis pas moins malheureux moi-même. Piètre consolation pour eux, évidemment ; mais c’est qu’il y a que c’est ainsi. Dès ma première jeunesse, à peine échappé à la tutelle de mes parents, je me plongeai furieusement dans tous les plaisirs que l’on peut obtenir avec de l’argent et, cela va sans dire, ces plaisirs me dégoûtèrent. Ensuite, j’entrai dans le grand monde, et bientôt cette société m’ennuya aussi ; j’aimai des beautés mondaines, et j’en fus aimé ; mais leur amour ne satisfaisait que mon imagination et mon amour-propre ; le cœur resta vide… Je me mis à lire, à apprendre, les sciences aussi m’ennuyèrent. Je vis que la gloire et le bonheur ne dépendent nullement d’elles parce que les gens les plus heureux sont incultes, et la gloire, c’est la réussite et pour l’atteindre il faut seulement être habile. Alors tout devint ennuyeux… Bientôt je fus envoyé au Caucase : ce fut la période la plus heureuse de mon existence. J’espérais que l’ennui ne survivrait pas sous les balles tchétchènes, en vain ! Au bout d’un mois, j’étais si bien habitué à leur sifflement et à la proximité de la mort que, au vrai, je n’y faisais pas plus attention qu’au bourdonnement des moustiques. […] Mais quand je vis Bella dans ma maison, quand pour la première fois, la tenant sur mes genoux, j’embrassai ses boucles noires, je m’imaginai – sot que j’étais ! – qu’elle était un ange envoyé par les anges miséricordieux… Je me trompai de nouveau : l’amour d’une sauvage est un peu supérieur à celui d’une mondaine ; l’ignorance et la simplicité de cœur de l’une ennuient autant que la coquetterie de l’autre. […] le monde a gâté mon âme, mon imagination est inquiète, mon cœur est insatiable. Tout est trop petit pour moi : je m’accoutume facilement à la tristesse aussi bien qu’au plaisir, et ma vie devient de jour en jour plus vide. Il ne me reste plus qu’une ressource : voyager. » (p.109-13)
La séduction de femmes est pour Pétchorine un passe-temps
destiné à tromper son ennui, et il prend plaisir non pas dans la jouissance de
la sensualité, mais davantage dans la façon dont il faut renverser les
obstacles pour y parvenir, un peu à la manière de De Marsay dans la Fille aux yeux d’or de Balzac. Lermontov est un analyste très fin et
avisé de la psychologie féminine, tout comme Balzac, Tolstoï ou Tchekhov, et la
résistance peu à peu vaincue de la princesse Mary par Pétchorine est écrite
avec une grande précision psychologique. Pétchorine comprend, joue et en
quelque sorte manipule avec une acuité quasi-diabolique les sentiments de la
princesse Mary pour la séduire progressivement. On pourrait à cette lumière réduire
Pétchorine à un simple séducteur diabolique, dans la veine d’un De Marsay, mais
Lermontov insuffle à son personnage une ambigüité qui brouille le simple
manichéisme. Lermontov dépeint avec précision les défauts et vices de son
héros, mais il en décrit surtout les tourments intérieurs, et ce sont ces
derniers qui en fait constituent l’intérêt majeur du roman, à savoir les
aspirations parfois contradictoires d’un héros dont la personnalité très
complexe échappe à toute réduction simpliste. Pétchorine se dépeint sans
complaisance, sans fausse modestie non plus, ne décrivant que la réalité de son
âme telle qu’il la ressent :
« J’avais envie de le faire enrager. J’ai la passion innée de contredire. Toute mon existence ne fut, en somme, qu’une suite de contradictions tristes et malheureuses entre mon cœur et ma raison. La présence d’un enthousiaste me glace, et je pense que si j’étais en rapport constant avec un flegmatique indolent je serais devenu un rêveur passionné. J’avoue encore qu’un sentiment désagréable mais bien connu traversa à ce moment mon cœur : ce sentiment était l’envie. […] Il est peu probable qu’un jeune homme rencontrant une jolie femme qui attire son attention oisive et qui, tout à coup, en sa présence, en distingue un autre, également inconnu, il est peu probable, dis-je, qu’un tel jeune homme (naturellement ayant vécu dans la grand monde et habitué à satisfaire son amour-propre) ne fût pas désagréablement blessé. » (p.219)
« Oui, tel fut mon destin dès mon enfance. Tous lisaient sur mon visage les signes d’une mauvaise nature qui n’existaient pas, mais on la supposait et elle naquit en moi. J’étais modeste, et l’on m’accusa d’hypocrisie : je devins dissimulé. Je ressentais profondément le bien et le mal ; personne ne me caressait, tous m’offensaient : je devins rancunier. […] J’étais prêt à aimer le monde entier ; personne ne me comprenait : et j’appris à haïr. Ma jeunesse incolore s’écoula dans une lutte contre moi-même et contre le monde entier. Mes meilleurs sentiments, par crainte des railleries, je les enterrai au fond de mon cœur ; ils y sont morts. Je disais la vérité, on ne me croyait pas : je me mis à tromper. […] Et alors le désespoir naquit dans ma poitrine ; non pas ce désespoir que l’on soigne avec le canon d’un pistolet, mais ce désespoir glacé, impuissant, recouvert par l’amabilité et un bon sourire. Je devins un handicapé moral : une moitié de mon âme n’existait plus ; elle s’était desséchée, avait disparu en fumée, était morte ; je la coupai et la jetai tandis que l’autre continuait à remuer et à vivre, toujours prête à rendre service à tous ; mais personne ne le remarquait, parce que personne ne connaissait l’existence de l’autre moitié qui était morte. » (p.301-3)
« [Mary] avait tout simplement une crise nerveuse : elle ne dormira pas de toute la nuit et pleurera. Cette pensée me procure un plaisir immense. Il y a des instants où je comprends le vampire… Et dire qu’on me considère comme un brave garçon et que je cherche à avoir cette réputation. » (p.343)
« Je me méprise parfois…n’est-ce pas pour cela que je méprise aussi les autres ? Je suis devenu incapable de nobles transports : je crains de paraître ridicule à mes propres yeux. Un autre à ma place offrirait à la jeune princesse son cœur et sa fortune !... mais le mot « mariage » exerce sur moi une sorte de pouvoir magique : si passionnément que j’aime une femme, si elle me laisse ne serait-ce que sentir que je dois l’épouser, adieu amour ! Mon cœur se transforme en pierre et rien ne pourra le réchauffer à nouveau. Je suis prêt à tous les sacrifices, à part celui-là. Vingt fois j’ai risqué ma vie, mon honneur, même, sur une carte… Mais je ne vendrai pas ma liberté. Pourquoi est-ce que j’y tiens tant ? Qu’en ferai-je ? A quoi est-ce que je me prépare ? Qu’est-ce que j’attends de l’avenir ?... En vérité, rien du tout. C’est une peur innée, un pressentiment inexplicable. » (p.351)
« Dans ma première jeunesse je fus un rêveur : je me complaisais aux images tantôt lugubres et tantôt radieuses que me peignait mon imagination inquiète et avide. Mais que me reste-t-il de tout cela ? Uniquement de la fatigue, comme après une lutte nocturne contre une vision, et un vague souvenir tout empli de regrets. Dans cette lutte inutile, j’ai épuisé l’ardeur de l’âme et la constance de la volonté nécessaire à la vie réelle. Je suis entré dans cette vie après l’avoir déjà vécue en pensée, et elle m’ennuya et me dégoûta, comme celui qui lit la mauvaise imitation d’une œuvre qu’il connaît déjà depuis longtemps. » (p.439)
Malgré sa froideur, son indifférence envers tout, en
matière d’amour ou d’amitié, Pétchorine n’en est pas dépourvu de sentiments et
à l’abri de toute souffrance. Ainsi, la magnifique scène où il apprend que
Véra, une ancienne maîtresse, qui l’a aimé malgré tous ses défauts, et pour qui
il montre parfois des signes d’affection, le quitte pour toujours, est peut-être
la plus belle de ce roman magnifique :
« Je me précipitai comme un fou sur le perron, sautai sur mon cheval tcherkesse qu’on promenait dans la cour, et le lançai au galop sur la route de Piatigorsk. Je pressais sans pitié mon cheval exténué qui, tout couvert d’écume et haletant, m’emportait à toute vitesse sur la chaussée empierrée. Le soleil se cachait déjà derrière un gros nuage noir qui reposait sur la crête de la chaîne occidentale. Il faisait humide et sombre dans la vallée. En passant sur les pierres le Podkoumok faisait entendre un grondement sourd et monotone. Je galopais, étouffé d’impatience. La pensée que je ne la trouverais plus me frappait au cœur comme un marteau. Une minute, la voir encore ne fût-ce qu’une minute, lui dire adieu, lui serrer la main !... Je priai, maudissai, pleurai, riai… Non, rien ne pourra exprimer mon angoisse, mon désespoir. A l’idée de la perdre pour toujours, Véra me devenait plus chère que tout au monde, plus chère que la vie, que l’honneur, que le bonheur ! Dieu sait quels projets étranges et fous jaillirent dans mon cerveau… Cependant je galopais toujours, poussant mon cheval… » (p.409)
Si Un héros de notre
temps semble un peu conventionnel dans sa première partie, c’est la deuxième
partie, le journal intime de Pétchorine, qui en fait vraiment un splendide
roman et qui retient principalement notre intérêt et restera la partie la plus
mémorable. Pétchorine est un des plus grands personnages de la littérature
russe et l’on sent la profonde influence qu’il a eue dans les romans
postérieurs de la littérature russe du 19e siècle : le prince
André, Vronski, Stavroguine, etc. sont les dérivés les plus proches de
Pétchorine bien qu’ils diffèrent sur bien des points.
Un magnifique livre sans aucun doute, avec en prime, bien que j’en aie peu
parlé, de magnifiques descriptions sur la région du Caucase et qui sont
disséminées un peu partout dans le roman, conférant en plus de la tournure
résolument psychologique (surtout dans la partie « Journal ») du
livre, une atmosphère aventureuse épique au gré des voyages de Pétchorine, âme éternellement
insatisfaite en quête perpétuelle de nouvelles terres et de nouveaux paysages.