Malade, trahi et abandonné par les siens, David Golder, financier
redoutable, pourrait accepter la ruine de sa banque. Mais pour sa fille
Joyce, frivole et dépensière, sur laquelle il n'a d'ailleurs aucune
illusion, le vieil homme décide de reconstruire son empire, et entame
cet ultime combat avec une énergie farouche. Paru en 1929, ce roman
marquait les débuts d'une jeune romancière d'origine russe, aussitôt
saluée comme un écrivain de premier ordre. Elle devait mourir en 1942 à
Auschwitz. Irène Némirovsky est également l'auteur de Suite française,
roman écrit en 1940, resté inédit jusqu'en 2004, et couronné à titre
posthume par le prix Renaudot.
(Les références de page renvoient au volume Œuvres complètes, tome I, édition pochothèque)
Livre qui l’a popularisé, David Golder a
valu à Irène Némirovsky, de la part de certains critiques, des
accusations relatives à son supposé antisémitisme, et, parce
qu’elle était juive, l’étiquette de « self-hating Jew »
ou « haine de soi ».
Voici les passages qui reviennent le plus souvent
pour étayer ces accusations :
« Quel besoin avait eu Gloria [la femme du personnage-éponyme] de l’inviter, celui-là [le personnage de Fischl] ? Il le regarda avec une sorte de haine comme une caricature cruelle. Il se tenait debout sur le pas de la porte, un petit Juif gras, roux et rose, l’air comique, ignoble, un peu sinistre, avec ses yeux brillants d’intelligence derrière les fines lunettes à branches dorées, son ventre, ses petites jambes faibles, courtes et tordues, ses mains d’assassin qui tenaient tranquillement une boîte de porcelaine, pleine de caviar frais, collée contre son cœur. » (p. 436-7)
« Plus tard, Soifer devait mourir seul, comme un chien, sans un ami, sans une couronne de fleurs sur sa tombe, enterré dans le cimetière le meilleur marché de Paris, par sa famille qui le haïssait, et qu’il avait haïe, à qui il laissait pourtant une fortune de plus 30 millions, accomplissant ainsi jusqu’au bout l’incompréhensible destin de tout bon Juif sur cette terre. » (p. 511)
On retrouve disséminées un peu partout dans le
livre des expressions très stéréotypées sur le Juif, avec
l’étiquette d’un avare, d’un usurier, qui est obsédé par
l’argent et ne recule devant rien pour en gagner.
« Elle le regardait à la dérobée, durement. Comme il avait changé… Le nez, surtout… Il n’avait jamais eu cette forme auparavant, songea-t-elle, énorme, crochu, comme celui d’un vieil usurier juif. » (p. 465)« Il y a une fille ici, dont l’amant a fait de grosses pertes au jeu, un gamin, elle était folle, elle a voulu me vendre son manteau, des chinchillas de toute beauté, j’ai marchandé, elle est venue ici, elle sanglotait, j’ai refusé, je comptais qu’elle s’affolerait davantage et que je l’aurais à meilleur prix. Je le regrette bien maintenant… Son amant s’est suicidé. Naturellement elle va garder le manteau… » (p. 446-7)« À Londres, à Paris, à New York, quand on disait « David Golder » c’était le nom d’un vieux Juif dur, qui toute sa vie avait été détesté et craint, qui avait écrasé ceux qui lui voulaient du mal. » (p. 499)
Au vu de toutes ces citations, sans doute ceux
n’ayant pas lu le roman dans son intégralité penseraient que nous
sommes en présence d’un livre antisémite ou de l’œuvre d’une
« self-hating Jew », expression souvent commode pour
couper court à tout débat…
Considéré dans sa globalité, le roman va
au-delà de cette polémique stérile qui a agité sa réception
immédiate. La vision de l’humanité que Némirovsky est sombre,
« pessimiste » pour certains, désespéré. Le plus grand
rapprochement que l’on peut faire est avec la vision de l’homme
de Tchekhov telle qu’elle transparaît dans ses récits et pièces,
et dont Némirovsky a été une grande lectrice et admiratrice, lui
consacrant un livre autobiographique sobrement intitulé La Vie de
Tchekhov. Dans David Golder, on sent très fortement, pour
le lecteur familier avec Tchekhov, l’influence de ce dernier sur le
roman qui nous intéresse, dans le traitement des personnages et la
volonté de distanciation, d’objectivation dénuée de jugement
moral, jugement que le bon écrivain s’abstient en général de
faire. Voici quelques extraits de l’introduction dans cette édition
des Œuvres complètes, dans lesquels Némirovsky reconnaît
explicitement l’influence que l’auteur de La Mouette a
eue sur ses propres écrits :
« Ne rien prouver surtout. Ici moins que partout ailleurs. Ni que les uns sont bons et les autres mauvais, ni que celui-ci a tort et un autre raison. Même si c’est vrai, surtout si c’est vrai. Dépeindre, décrire. » (p. 27)
Que l’on peut mettre en parallèle avec cette
citation de la correspondance de Tchekhov, reprise un peu plus loin
dans cette introduction :
« Un artiste ne doit pas être le juge de ses personnages ni de ce qu’ils disent, mais seulement le témoin impartial. […] Mon affaire, c’est d’avoir du talent, c’est de savoir distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas, de savoir éclairer les personnages et parler leur langue. » (p. 31)
« S’abstenir, donc, de porter le moindre jugement sur ses personnages et se rappeler Tchekhov : « Je n’ai accusé personne, je n’ai acquitté personne » ; de cette neutralité, elle s’est fait une règle. […] C’est pour se défendre de la complicité d’une longue intimité avec ses personnages qu’Irène Némirovsky s’oblige à la satire et à la cruauté. […] Sans bontés ni faiblesses, elle n’épargne ni femmes, ni hommes, ni enfants, ni Français, ni Juifs. » (p. 38)
On le constate avec ces citations, Némirovsky
adopte une posture très similaire à Tchekhov dans cette distance,
cette froideur qu’elle s’impose vis-à-vis de ses personnages.
C’est en cela que le roman s’avère une réussite et dégage
cette impression de vie qui rappelle dans de nombreux passages le
grand écrivain russe. Némirovsky est parfois cruelle envers ses
personnages, elle n’épargne à son lecteur aucun des défauts
humains qu’elle a observés durant sa vie, ce qui donne ce ton
noir, désespéré, mais très lucide sur l’humanité. Elle en
arrive à un constat tragi-comique semblable à son modèle russe sur
la vie : les êtres humains mènent en grande majorité une vie
mesquine, égoïste, médiocre mais ils n’en sont pas moins dignes
de pitié et de compassion lorsque nous constatons à quel point ils
ont gâché, manqué, gaspillé leur vie.
Le personnage-éponyme
du roman est un vieil homme qui a passé sa vie entière à
travailler et à voyager pour son travail afin de maintenir le train
de vie dispendieux de sa femme Gloria et de sa fille Joyce. Frappé
au début du roman par le suicide de son ami Simon Marcus, son
associé de longue date, il tombe gravement malade lors de l’un de
ses innombrables voyages en train et, bien qu’il n’aura
officiellement conscience de la gravité de son état que
tardivement, pressent que ses jours sont comptés et que sa mort est
proche. Il a passé sa vie à se montrer intraitable en affaires (le
suicide de Marcus sera d’ailleurs dû en partie par son refus
inébranlable de lui venir en aide dans la scène servant d’incipit),
à courir les pays pour négocier ses contrats, sa femme lui est
totalement étrangère et ne pense qu’à l’argent, et sa fille de
même bien qu’elle lui soit plus proche. Suite à son malaise qui
lui fait craindre la mort, Golder commence à voir différemment les
choses suite à cette expérience angoissante, à son retour chez
lui :
« Rien n’a changé », songea-t-il.Il imagina avec une espèce de sombre humour, Gloria, telle qu’il l’avait vue tant de fois, vers lui, dans l’allée, se hâtant, le corps balancé sur des talons trop hauts, la main levée en écran devant son vieux visage peint qui fondait dans la lumière étincelante… Elle dirait : « Hello David, comment vont les affaires ? » et « Comment vas-tu ? » mais seule la première question appellerait une réponse…Plus tard la cohue brillante de Biarritz envahirait la maison. Ces têtes… Elles lui soulevaient le cœur quand il y pensait… Tous les escrocs, les souteneurs, les vieilles grues de la telle… Et cela boirait, mangerait, se soûlerait toute la nuit à ses frais… Une cour de chiens avides… Il haussa les épaules. Qu’est-ce qu’il pouvait faire ? Autrefois, cela l’avait amusé, flatté… « Le duc de… Le comte… Hier le maharadjah chez moi… » De la boue. Mais à mesure qu’il devenait plus vieux et malade, il se fatiguait davantage des gens, de leur tumulte, de sa famille et de la vie. » (p. 436)
Ayant des relations purement intéressées avec sa
femme et sa fille qui n’en ont qu’après son argent, Golder se
sent seul, étranger parmi sa famille et son milieu. Cette détresse
silencieuse, cette solitude au seuil de la mort, n’est pas sans
rappeler Une banale histoire, la nouvelle de Tchekhov sur un
professeur en fin de vie à qui il ne reste que quelques semaines à
vivre et qui constate la vanité, l’inutilité de sa vie, la
distance envers sa propre famille et ses proches. Cette solitude,
cette peur existentielles de la mort, sont très bien écrites dans
le chapitre de la nuit qui voit le premier symptôme de la maladie de
Golder, dans ce passage où Némirovsky fait preuve d’un grand sens
du détail artistique :
« Je vais bien dormir, cette nuit », songea-t-il. Il se sentait brusquement harassé, les jambes pesantes et douloureuses. Il écarta le store, regarda machinalement la pluie qui ruisselait le long des vitres noires. Les gouttes, pressées, coulaient, se confondaient, agitées par le vent, comme des larmes… Il se déshabilla, se coucha, enfonça profondément son visage dans l’oreiller. Jamais il n’avait ressenti une telle fatigue. Il allongea ses bras avec effort ; ils étaient raides, lourds… La couchette était étroite…plus que d’habitude, semblait-il. […] Il sentait les roues sous son corps qui sautaient à chaque coup, avec un grincement déchirant. Il faisait une chaleur étouffante. Il retourna son coussin une fois, deux fois ; il brûlait. […] Peut-être était-il couché trop bas ? Il atteignit son pardessus, le roula, le glissa sous le coussin, puis se releva, s’assit. C’était pire. Les poumons semblaient s’engorger. Et… c’était étrange… Il avait mal…Oui… mal… dans la poitrine… dans l’épaule… dans la région du cœur… Un frisson subit lui saisit la nuque, le dos. […] Il lui semblait qu’un poids invisible écrasait sa poitrine. […] L’obscurité, épaisse et noire, opaque, pesait sur lui comme un couvercle. […] Ces ténèbres épaisses pénétraient dans la gorge avec une molle et insistante pression, comme si on lui enfonçait de la terre dans la bouche, comme à l’autre…au mort… Marcus… Et quand il eut pensé enfin à Marcus, quand il se fut laissé envahir par l’image, le souvenir de la mort, du cimetière, de la glaise jaune trempée de pluie, avec les longues racines comme des serpents accrochés au fond du trou, il eut brusquement un tel besoin, un désir si passionné de lumière, de voir les choses quotidiennes, familières, qui l’entouraient… […] Il étendit violemment le bras, et comme un coup de couteau, comme une balle, une douleur foudroyante, à la fois aiguë et profonde, traversa sa poitrine, sembla s’enfoncer, pénétrer jusqu’au cœur.Il eut le temps de penser : « Je meurs », de sentir qu’on le poussait, qu’on le précipitait dans une sorte de trou, d’entonnoir, étouffant et étroit comme une tombe. […] Dans le silence il entendait son cœur battre avec des coups sourds et durs, qui semblaient vouloir rompre les parois de la poitrine.« J’ai peur, pensa-t-il désespérément, j’ai peur… » (p. 426-8)
La mort prochaine, imminente, hante David Golder
et lui fait constater amèrement que sa vie a été manquée et a été
passée en vain, à l’image des grands récits que sont Une
banale histoire ou le plus célèbre d’entre tous, La Mort
d’Ivan Illitch. Mais David Golder n’aura pas la même
sublimation que le héros de Tolstoï, il n’aura pas une
consolation tardive au seuil de la mort si ce n’est le constat
désabusé d’une existence manquée.
« Paie, paie, paie… du matin jusqu’au soir… paie, paie, paie… toute la vie…» (p. 493) ; « Une machine à faire de l’argent… Il n’était bon qu’à ça… Paie, paie, et puis, va, crève… » (p. 429)
C’est un tour de force remarquable des fictions
réussies que l’on parvienne à ressentir de la pitié, de la
compassion même et justement pour des êtres que dans la vie nous
mépriserions et dont le sort nous serait indifférent. David Golder
n’a pratiquement aucune qualité, il confessera ne pas avoir le
moindre remords pour avoir précipité le suicide de son ami, il n’a
apparemment jamais été affectueux envers sa femme (qui le lui rend
bien par ailleurs avec son obsession compulsive de l’argent, son
indifférence et sa haine de sa fille inspirés de la relation de
l’auteure avec sa propre mère), il n’a de toute évidence aucun
ami véritable, et c’est dans la solitude qu’il passera ses
derniers jours et sans sa famille qu’il mourra de retour d’un
dernier voyage d’affaires. On a dans ce roman un regard tout à la
fois distancié, ironique, désespéré de la vie, et les personnages
sont remarquablement vivants par la pitié et la révulsion que nous
ressentons tour à tour envers chacun des personnages principaux. La
vie manquée, la vie ratée, le bonheur impossible, les rêves et
espoirs déçus, la sensation de comédie et d’ironie devant
l’absurde de la vie sont les thèmes sur lesquels le roman revient
sans cesse :
« Il ne m’a jamais comprise, jamais aimée…L’argent, l’argent, toute la vie… Une espèce de machine… pas de cœur, de sens, rien… J’ai couché, dormi avec lui, pendant des années… Toujours il a été pareil à ce qu’il est maintenant, dur et glacé… L’argent, les affaires… Jamais un sourire, une caresse… Des cris, des scènes… Ah ! Je n’ai pas été heureuse… » (p. 488)« Elle [sa fille Joyce] était plus grande, plus maigre, avec un air étrange, indéfinissable d’usure, d’égarement et de fatigue. » (p. 522)« Je désire tellement être heureuse, je suis jeune, je veux vivre, je veux, je veux être heureuse !...Tu n’es pas la seule, ma pauvre fille…» (p. 525)
« Tant d’années vécues ensemble pour finir ainsi… Mais que c’est bête, mon Dieu, que c’est bête… » (p. 509)
« Mais Golder ne l’écoutait pas. Il guettait seulement, avec une espèce de sourd et douloureux plaisir, les mouvements des mains, des épaules du garçon debout devant lui. Ces frémissements incessants de tout le corps, cette voix qui se hâtait, dévorait les mots, cette fièvre, cette jeune force nerveuse… Il avait eu, lui aussi, l’avide et exubérante jeunesse de sa race… Tout cela était loin…[…] Imbécile… ça dure des années [de s’enrichir], des années… Et après ça n’est guère mieux au fond… »Le garçon murmura d’une voix basse, ardente :« Après… on devient riche…- Après on crève, dit Golder, seul comme un chien, comme on a vécu… » (p. 543)
Irène Némirovsky a le trait, le sens du détail artistique qui
fait de ce roman une réussite, parfois éclatante dans ses meilleurs
passages. Je pense en particulier au remarquable chapitre, au détail
précis et juste, lors duquel Golder découvre sa maladie et connaît
l’angoisse et la solitude de la peur de la mort dans son voyage en
train au début du roman. D’autres passages sont remarquables et
sont dignes de louanges, notamment la dispute violente entre les
époux Golder, et le chapitre qui clôt le roman sur la mort du
personnage-éponyme. En dépeignant l’homme dans toute sa laideur,
ses vices et défauts, tels qu’elle les a vus, confesse-t-elle,
mais également dans tout son pathétique, Némirovsky insuffle une
véritable vie à son livre et à ses personnages, la marque d’un
vrai talent d’écrivain. La comparaison et le rapprochement avec
Tchekhov, que j’ai faits à de nombreuses reprises, dans l’approche
artistique de Némirovsky (refus de juger les personnages,
description parfois cruelle de la médiocrité humaine mais qui reste
digne de pitié) sont autant de points qui m’ont séduit dans le
présent roman. Dans La Vie de Tchekhov, Némirovsky écrit :
« Les contes de Tchekhov sont des êtres vivants, avec leurs
défauts et leurs qualités d’êtres vivants : l’imperfection
humaine et la mystérieuse vibration de la vie » et l'on peut transposer cette analyse au présent roman pour en souligner les qualités.
J’aimerai pour conclure cette chronique
reproduire cette observation de Maxime Gorki à propos d’Oncle
Vania :
« Il faut être un monstre de vertu pour aimer, plaindre et aider à vivre ces riens du tout que nous sommes. Mais quand même, les hommes n’en font pas moins pitié. »