Quatrième de couverture :
U.S.A.
a la réputation d’être un roman très ambitieux sur le plan historique (Dos
Passos nous propose de couvrir 30 ans de l’histoire des États-Unis sur une
longueur considérable, du début du 20e siècle jusqu’en 1927, avec
une évocation fugitive du krach boursier de 1929), et c’est cet aspect qui,
dans mes appréhensions pré-lecture, m’ont retardé dans sa découverte. Je
craignais que la part historique ou que la part « roman à thèse »
donnant au lecteur le point de vue de son auteur n’empiète trop sur la part
romanesque, fictionnelle, du roman et in fine entrave
parfois le plaisir de lecture.
De cette Amérique des années 1910-1930, qui est
bien le personnage principal de la trilogie réunie ici pour la première fois en
français, Dos Passos fait un portrait d'une extrême modernité et qui croise les
fantasmes de ceux qui nourrissent envers elle des sentiments hostiles. Portrait
sans concession d'une Amérique en plein développement qui appelle une écriture
révolutionnaire. Quatre discours autonomes en tissent la trame : les 51
passages de « L'Œil-caméra » dans lesquels l'auteur laisse libre
cours à la voix et aux souvenirs ; les 68 « actualités », extraits de
discours publics, collage de manchettes de journaux, de publicités, de chansons
populaires, de poèmes ; les 25 notices biographiques de personnages
historiques; les récits et la vie de 12 personnages de fiction, donnent son
architecture à ce roman réaliste distribué en 52 sections.
De telles craintes je pense m’apparaissent
légitimes lorsqu’on prend la décision de se lancer dans la lecture d’un très
long roman, de surcroît se revendiquant historique. Mais non seulement U.S.A. se révèle
très facile à lire malgré son volume considérable mais en plus il se lit avec
un grand plaisir du début à la fin (malgré son caractère très sombre et
oppressant, sur lequel je reviendrai un peu plus loin). La part historique est en fait très minime (concentrée surtout
dans les biographies de personnalités réelles, dont la longueur est en moyenne
d'environ 5 pages et qui sont pour la majorité très intéressantes) et la très
grande partie de la trilogie est consacrée aux récits des personnages fictifs
évoluant dans l’époque de grand bouleversement du début du 20e
siècle, faisant de U.S.A. un roman surtout fictif (dans le sens
traditionnel du terme), où nous sommes plongés et suivons les existences d'une
dizaine de personnages récurrents.
Dos Passos s’est proposé dans U.S.A. de faire
la chronique d’une époque qu’il vient de vivre personnellement. À la manière de
Sartre, il considérait que la littérature devait avant tout s’adresser à ses
contemporains, qu’elle devait être engagée (une position sartrienne qui est
certes un peu plus complexe que ce simple résumé mais dont je désapprouve
toutefois la logique générale) et ainsi inciter les individus à se révolter
contre l’état du monde actuel. U.S.A. répond à
ce critère d’exigence sartrien et parvient, grâce à des moyens d’écriture
innovants que Dos Passos fait se succéder dans son récit, à faire ressentir à
son lecteur la détresse d’une époque ainsi que le caractère implacable des
mécanismes de la société qui écrasent l’individu au plus profond de son être.
Dans les mentalités collectives, nous avons tendance à associer cette période
historique à l’accession des États-Unis au rang de première puissance mondiale
et à l’ère de prospérité qui s’ouvre dans les sociétés occidentales par les
révolutions des méthodes de travail, telles que le taylorisme et le fordisme,
qui vont multiplier les gains de productivité et aboutir à une explosion de la
production et donc des biens disponibles sur le marché. Le roman s’ouvre
d’ailleurs sur une séquence Actualités (un des 4 niveaux d’écriture du roman),
séquences se composant essentiellement d’un mélange savamment monté de
manchettes de journaux, d’extraits d’article et de chansons populaires,
annonçant cette suprématie américaine à venir, par le discours du sénateur
Beveridge qui y est retranscrit : « Le vingtième siècle sera
américain. La pensée américaine le dominera. Le progrès américain lui donnera
son caractère et sa direction. Des exploits américains le rendront
illustre. »
Dans les faits, les États-Unis sont effectivement
devenus et sont toujours depuis la première puissance mondiale. Mais Dos Passos
va montrer l’autre aspect de l’histoire, c’est-à-dire que dans cette « ère
de prospérité » qui semble s’ouvrir, la « réalité », telle que
vécue par les personnages fictifs de U.S.A., est
terrifiante, très loin du bonheur et de la prospérité promis et scandés à
l’envi par les médias. L’effet est d’autant plus saisissant que dans la partie
fictive de la trilogie, Dos Passos se refuse à prendre ouvertement position
pour dénoncer les effets pervers de la société américaine sur les individus.
Pour montrer leur aliénation, leur dépersonnalisation, Dos Passos se contente
de rapporter quelques épisodes de la vie, dans une posture d’historien
rapportant des faits, des événements, sans les interpréter à la manière d’un
Balzac jouissant de sa posture de narrateur omniscient friand des
considérations historiques, sociales, philosophiques dans la plupart de ses
romans. Et c’est en voyant la répétition de certains schémas (comme la
difficulté à trouver un emploi, emploi qui s'il est trouvé est souvent mal
rémunéré, sans perspective d’avenir, avec des conditions de travail parfois
épouvantables ; ou bien la difficulté de se procurer une éducation
supérieure devant l’impératif de travail et de « gagner sa vie »
rapidement ; la reprise en chœur des bêtises des médias par les personnages qui
les tiennent pour des vérités indiscutables, notamment sur les raisons d'entrée
en guerre des États-Unis en 1917 au nom de la « civilisation » etc.) que le
lecteur se rend progressivement compte que la société décrite par Dos Passos
est étouffante et déshumanisante, bien souvent à l’insu des propres personnages
qui ne se rendent pas compte (pour la grande majorité) des forces qui les
empêchent de s’accomplir véritablement, ce qui a pour conséquence que certains
personnages, dans un effet probablement voulu par son auteur, manquent
singulièrement de personnalité, d’individualité propre, sont en quelque sorte
des automates qui vivent en conformité avec les idées dominantes de leur temps
sans jamais chercher à les remettre en question (on pense notamment à la
secrétaire Janey Williams qui se contente d’ânonner les stupidités des médias,
au grand déplaisir de son frère Joe, un marin qui a déserté l’uniforme, en particulier vis-à-vis de la guerre qu'elle soutient pour venir en aide aux prétendues atrocités commises par les Allemands, qui prendraient plaisir en particulier à couper les mains des enfants belges).
Car l’une des critiques les plus sévères de
Dos Passos dans U.S.A.
est cette propagande, cette campagne de débilisation générale de la société,
qui est menée sans relâche par les médias au service des intérêts du « Big
Money » (c’est le titre original du troisième tome de la trilogie, qui
donne en français La
Grosse Galette) et qui a en grande partie atteint son objectif. Les médias
assurent que la « prospérité est en vue » et en effet, la plupart des
personnages de U.S.A.,
au début de leur vie, croient tous qu’ils vont « réussir » dans leur
vie, que le bonheur sera au bout du chemin de leur existence. Nombre d’entre
eux sont impatients et précipitent même leur arrivée sur le marché du travail,
encore ébaudis par les promesses de bonheur qu’ils entendent partout autour
d’eux. Ils veulent également « voir du pays », « voyager »,
« découvrir de nouvelles choses » et se disent que pourvu qu’ils
travaillent dur, comme leur promet la pensée dominante, ils seront rapidement
riches et heureux. Évidemment, cela ne sera le cas pour aucun des personnages
de U.S.A., et
même ceux qui ont « réussi » n’ont atteint ce résultat que par leur
cynisme et leur travail au service du Big Money (on pense surtout à J.Ward
Moorehouse, le magnat des relations publiques, et son futur subordonné, Richard
Ellsworth Savage). La dénonciation de cette propagande subie par le peuple
américain se fait surtout par le biais de ces séquences d’Actualités, montage
d’articles, de gros titres, de chansons. Dos Passos n’a même pas besoin de nous
dire explicitement que les médias sont débiles et abrutissants, il n’a qu’à
montrer et reproduire ce que ces médias écrivent, leur débilité apparaissant
d’elle-même et leur déconnexion totale avec la réalité se faisant plus criante
encore par la comparaison que l’on peut faire avec l’existence vécue par les
personnages fictifs de U.S.A., très loin
du bonheur promis de l’American Dream.
L’autre aspect de U.S.A.,
en plus de sa critique sociale implicite que je viens de montrer, est la
volonté de Dos Passos de commémorer l’héroïsme des « oubliés » de
l’histoire, c’est-à-dire les luttes syndicales, anarchistes et socialistes qui
ont été très fortes au début du 20e siècle aux États-Unis mais qui
ont depuis perdu de leur importance. Thomas Pynchon aussi dans ces romans
explore des côtés moins connus de l’histoire américaine comme la répression
gouvernementale contre les mouvements de protestation dans les années 60 et 70
dans Vineland,
ou pour rejoindre la période décrite par Dos Passos, les différentes grèves de
mineurs, d’ouvriers, bûcherons etc. qui ont eu lieu au début du 20e
siècle qu’il dépeint dans Contre-Jour. La
sympathie de ces deux auteurs est manifeste envers ces « vaincus » de
l’histoire, dont la lutte pour leur idéalisme a été à chaque fois écrasée dans
la violence par les autorités en collusion avec les intérêts des plus
puissants. Dans U.S.A.,
une part importante est consacrée à la lutte désespérée des syndicalistes et
anarchistes pour obtenir de meilleures conditions de travail, une plus grande
dignité de l’individu, dans une société dominée par les intérêts d’argent. Mais
leur lutte est perdue d’avance, devant la force des médias qui par leur
propagande, s’assure du soutien général de la population. Ces idéalistes sont
au mieux perçus comme « ennuyeux », des fainéants et dans le pire des
cas, comme des hommes dangereux, violents, de potentiels « poseurs de
bombes ». Ces activistes seront ainsi persécutés, arrêtés arbitrairement,
emprisonnés, et parfois lynchés, exécutés, avec le soutien plus ou moins
explicite des autorités par le biais d’autres organisations (l’on pense
notamment au lynchage de Wesley Everest, syndicaliste ayant réellement vécu).
Pour commémorer ces héros oubliés, Dos Passos leur consacre la majorité des
biographies de personnalités réelles, dans lesquelles il s’adonne à cet
exercice avec bien souvent de l’ironie, en particulier quand il attaque les
personnalités ayant contribué à l’avènement de l’Amérique du Big Money. La biographie
consacrée au président Woodrow Wilson est l’une des plus réussies, Dos Passos
se montrant impitoyable devant celui qui a trahi la cause de l’Amérique idéale,
humaniste, libertaire en engageant le pays dans le conflit européen en 1917,
affublé du surnom peu flatteur de « Mistair Vilson » :
Cinq mois après avoir été réélu grâce au slogan Il nous a évité la guerre, Wilson […] déclara que les États-Unis étaient en état de guerre avec les Empires centraux […]Wilson devint l’État (la guerre c’est la santé de l’État), Washington son Versailles d’où il dirigea tout grâce aux travailleurs bénévoles choisis parmi les plus notables hommes d’affaires du pays ; alors commença la grande paraded’hommes de munitions d’approvisionnements de mulets et de camions à destination de la France. Cinq millions d’hommes au garde-à-vous devant leurs baraquements de carton bitumé écoutaient chaque soir The Star Spangled Bannerla guerre suscita la prohibition, l’arbitrage en matière de grève, la hausse des taux d’intérêt et la joie d’être une Mère à la Gold Star. [l’expression de Mère à la Gold Star renvoie à une association qui vient en aide aux mères qui ont perdu leur fils au cours de la guerre]Ceux qui n’étaient pas d’accord pour payer le prix de la démocratie universelle rejoignaient Debs en prison.Le spectacle s’arrêta presque trop vite, le prince Max de Bade acceptait les Quatorze points, Foch occupait les têtes de pont sur le Rhin et le Kaiser tout essoufflé courait sur le quai de Potsdam pour attraper le train de Hollande, coiffé d’un haut-de-forme et portant, disent certains, de fausses moustaches.En Europe on connaissait l’odeur des gaz et la puanteur des corps enterrés sous une couche trop mince de boue et la couleur grise de la peau des enfants affamés ; on lisait dans les journaux que Mistair Vilson était le champion de la paix et de la liberté et des boîtes de conserve et du beurre et du sucre ;il débarqua à Brest avec son équipe d’experts et de journalistes après un voyage assez dur sur le George Washington.La France héroïque l’accueillit avec les discours, les chants des écoliers, les maires aux sous-ventrières rouges (Mistair Vilson vit-il les gendarmes de Brest repousser à coups de matraque les dockers qui venaient l’accueillir avec des drapeaux rouges ?)à Paris, à la gare, il descendit du train sur un tapis rouge qui le conduisit, entre deux rangées de plantes vertes, hauts-de-forme, légions d’honneur, uniformes constellés de décorations, redingotes, rosettes, boutonnières, vers une Rolls Royce (Mistair Vilson vit-il les femmes en noir, les mutilés dans leurs petites voitures, les visages pâles d’inquiétude le long des rues, comprit-il ce qu’il y avait d’angoissant dans les acclamations qui l’accompagnèrent lui […] » (p. 574-5)
Le quatrième niveau d’écriture est constitué des
séquences Œil-caméra, dont l’écriture se rapproche du courant de conscience
plus connu par rapport aux romans de Joyce et de Virginia Woolf. C’est la seule
partie où Dos Passos exprime clairement ses opinions politiques, à travers son
ressenti personnel des événements de sa vie, de la naïve perception de son
enfance à la maturité de l’écrivain dans les dernières séquences, très célèbres
en raison de la prise de position de Dos Passos dans l’affaire Sacco-Vanzetti.
Dos Passos expose sa thèse centrale selon laquelle l’Amérique s’est divisée en
deux nations, l’une vaincue représentée par les anarchistes Sacco et Vanzetti
exécutés sur des motifs que l’on soupçonne politiques, et l’autre triomphante
du « Big Money ».
« ils nous ont chassés des rues à coups de matraques ils sont les plus forts ils sont riches ils embauchent et flanquent à la porte les politiciens les directeurs de journaux les vieux juges les petits hommes à réputation les présidents d’université les agents électoraux (écoutez hommes d’affaires présidents d’universités juges l’Amérique n’oubliera pas ceux qui l’ont trahie) ils embauchent les hommes avec des fusils des uniformes des voitures de police des fourgonsc’est bon vous avez gagné ce soir vous tuerez les hommes courageux nos amisil n’y a plus rien à faire nous sommes battus nous autres les vaincus ensemble […] nous […] entendons les vieilles paroles des ennemis jurés de l’oppression renouvelées ce soir dans la sueur et l’angoissenotre travail est terminé les phrases griffonnées les nuits passées à taper des rapports l’odeur de l’atelier d’imprimerie les relents âcres des tracts à peine sortis des presses la ruée vers la Western Union pour enfiler des mots dans des dépêches la recherche de mots cinglants pour te faire sentir qui sont tes oppresseurs
Amériquel’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont retourné notre langue comme un gant qui ont pris les propos propres de nos pères et les ont rendus visqueux et malsains leurs créatures siègent au banc des juges […] ils ignorent tout de nos croyances ils ont les dollars les fusils les forces armées les usinesd’accord nous sommes deux nationsl’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont acheté les lois clôturé les prairies coupé les arbres pour faire de la pâte à papier transformé nos agréables cités en taudis et fait suer notre peuple pour s’enrichir […]mais savent-ils que les vieux mots des immigrants sont en train de se renouveler cette nuit dans le sang et la souffrance savent-ils que les vieux discours américains des ennemis jurés de l’oppression ont rajeuni ce soir […] le langage de la nation vaincue n’est pas oublié dans nos oreilles […]ils ont gagné alors pourquoi ont-ils peur de se montrer dans les rues ? dans les rues on ne voit que les visages des vaincus les rues appartiennent à la nation vaincue […] nous bordons les trottoirs sous la pluie battante nous encombrons la chaussée mouillée coude à coude silencieux pâles contemplant les cercueils de nos yeux effarésnous sommes là vaincus Amérique » (p. 1148-1150)
L’on pourrait il est vrai résumer U.S.A. à une
critique radicale de la société, du capitalisme, des médias abrutissants
agissant en une véritable machine de propagande et de désinformation. Mais
l’originalité du roman, c’est la juxtaposition des quatre niveaux d’écriture
(même si je l’avoue, j’ai été un peu moins convaincu par les séquences
Œil-caméra, le seul point négatif à mon avis du roman, les premières séquences
étant à mon avis les passages les plus faibles de la trilogie) qui loin d’être
un pur exercice de style, renforce son impact. En effet, les séquences
Actualités n’auraient pas le même effet sans leur juxtaposition avec les récits
fictifs qui démontrent implicitement que ces médias sont en fait des
entreprises de déshumanisation et de propagande plutôt que des outils
d’information et d’indépendance. Les biographies de personnes réelles sont
également intéressantes par leur ironie (pour les personnalités attaquées par
Dos Passos) ou leur côté amer au vu de leur défaite finale (pour les
« héros » de l’auteur). Mais ce qui fait l’intérêt principal et ce
qui constitue la majeure partie de U.S.A., c’est la
partie fictionnelle, qui est de surcroît la plus réussie, la plus émouvante, et
qui est (est-il besoin de le préciser ?) superbement écrite et originale dans
son approche (refus du narrateur omniscient, récit éclaté et fragmentaire dans
la mesure où l'on passe souvent d'un personnage fictif à l'autre, usage
parcimonieux du style indirect libre). Dos Passos nous présente un éventail
large de personnages principaux (une douzaine environ qui donne à chaque fois
leur nom au titre de la partie qui leur est consacrée), représentant toutes les
facettes de l’individu dans la société américaine : « Mac »,
l’imprimeur partagé entre son idéal révolutionnaire et sa volonté d’avoir une
famille ; Joe Williams, le marin globe-trotteur qui a quitté l’uniforme,
dégoûté par la guerre, archétype de l’homme des classes populaires jouet de
forces qu’il ne comprend que vaguement ; sa sœur Janey, secrétaire du
magnat sans scrupules J. Ward Moorehouse, qui promeut les intérêts du Big Money
en faisant croire qu’ils sont les intérêts de tous ; Mary French,
l’activiste idéaliste qui poursuit sans relâche son combat en faveur des
syndicats ouvriers etc. U.S.A. est surtout une vaste galerie de
personnages, plus ou moins attachants il est vrai, et en sus des personnages
principaux, d’autres personnages secondaires reviennent régulièrement sur la
scène du roman, portant le nombre de personnages récurrents à une trentaine
environ, dont on peut s’amuser à retracer les apparitions éparses. Dos Passos
retrace, tente de restituer l’histoire à ceux qui en sont dépossédés, à nous
éloigner des clichés et stéréotypes de l’Amérique conquérante et triomphante du
début du 20e siècle, à nous montrer l’envers du décor de la
prospérité promise par l’avènement de la société de consommation. Un monde où
l’individu est déshumanisé, dépossédé de lui-même, abruti par les slogans et
les clichés et ainsi incapable de réfléchir sur lui-même et sur le monde qui
l’entoure, un monde qui à vrai dire est si semblable à celui d’aujourd’hui…
Voici pour finir quelques passages se rapportant
pour quelques-uns à ce que je viens de dire à propos de la trilogie :
« Il y avait maintenant deux flics. L’un d’eux avait pris le jeune homme par les épaules et essayait de lui faire lâcher le réverbère.« Viens, Fainy, nous serons en retard pour le spectacle », ne cessait de répéter Maisie.« Hé, va chercher une scie, le saligaud s’est attaché lui-même au réverbère », dit l’un des flics à l’autre. Mais, à ce moment, Maisie avait réussi à entraîner Mac jusqu’au guichet du théâtre. Après tout, il lui avait promis d’y aller avec elle et elle n’était pas sortie de tout l’hiver. La dernière chose que Fainy vit fut que le flic avait fait lâcher prise au jeune homme et lui donnait un coup de poing dans la mâchoire.Mac resta assis dans l’obscure salle suffocante tout l’après-midi. Il ne vit pas le jeu des acteurs, ni les projections pendant les entractes. Il n’adressa pas la parole à Maisie. Il restait assis là, profondément écœuré. Les camarades devaient être en train de livrer une bataille pour la liberté de parole, dans la ville même. De temps en temps, il regardait Maisie à la dérobée, à la lueur faible qui venait de la scène. Sa figure s’était un peu épaissie et avait pris des courbes satisfaites, tel un chat assis près d’un poêle bien chaud, mais elle était encore agréable à regarder. Elle avait déjà tout oublié de l’incident et prenait grand plaisir au spectacle, les lèvres entrouvertes, les yeux brillants, comme une petite fille emmenée à une fête. « Sûr que je me suis vendu corps et âme à ces fils de putes, » Mac ne cessait de se répéter à lui-même. » (p. 133)« Ce fut une bien mauvaise époque pour Ward. Il n’avait pas d’amis à Pittsburgh, et tout au long de l’hiver froid, maussade et pluvieux il souffrit de rhumes et de maux de gorge. Il détestait le bureau du journal, les rampes du chemin de fer, les ciels toujours couverts, les escaliers de bois raides qu’il ne cessait de monter et de descendre et l’odeur de pauvreté, de chou, d’enfants et de lessive dans les taudis où il devait chercher tantôt une Mrs Piretti dont le mari avait été tué au cours d’une rixe […] tantôt un Sam Bukovich élu président de la Société de Chant ukrainienne, tantôt une femme aux mains couvertes de savon dont l’enfant avait été égorgé par un faible d’esprit. Il ne rentrait jamais chez lui avant trois ou quatre heures du matin et après avoir avalé son petit déjeuner vers midi il lui semblait qu’il n’avait jamais le temps de faire quoi que ce soit avant de téléphoner au bureau pour demander sa tâche du jour. […] Le jour le plus pénible était son jour de congé. Il le passait souvent étendu sur son lit, trop déprimé pour marcher dans la boue noire des rues. Il s’inscrivit à des cours de correspondance […] avec le désir de tout plaquer là et d’aller dans l’Ouest travailler dans une ferme ou quelque chose comme cela ; mais il était trop apathique pour les lire et les petites brochures s’empilaient semaine après semaine sur sa table. Rien ne semblait aboutir. […] Il se mit à jouer au solitaire, mais ne put même pas fixer son attention sur ce jeu. Oubliant les cartes, il restait assis devant la table recouverte d’n tapis de velours de coton couleur pain d’épice, les yeux fixés dans le vague au-delà du pot de fougères artificielles poussiéreuses orné d’un papier gaufré et d’un nœud rose poussiéreux qui provenait d’une boîte à bonbons, sur la rue large où des tramways passaient continuellement en grinçant au tournant et où les réverbères électriques s’allumaient dans l’après-midi obscur et se reflétaient un peu dans la glace noire des ruisseaux. Il pensait beaucoup au vieux temps à Wilmington, à Marie O’Higgins, à ses leçons de piano ; aux parties de pêche qu’il faisait dans une vieille barque sur la Delaware quand il était gosse ; il s’énervait au point qu’il lui fallait sortir à tout prix prendre un chocolat chaud au bar du coin et aller ensuite dans un cinéma bon marché ou au vaudeville. » (p. 241-2)« Quand Janey lui eut donné toutes les nouvelles de la famille et lui eut raconté combien elle aimait son travail, qu’elle espérait une augmentation à Noël, qu’elle était heureuse de vivre avec les Tingley qui étaient si gentils avec elle, il ne leur restait plus grand-chose à se dire. Joe avait pris des billets pour l’Hippodrome, mais ils avaient beaucoup de temps encore avant l’heure du spectacle. Ils restèrent assis silencieusement devant leur café et Joe fuma un cigare. Finalement, Janey dit que c’était bien malheureux qu’il fit si mauvais temps et que ça devait être terrible pour les pauvres soldats dans les tranchées et les Huns étaient vraiment trop barbares, et cette affaire du Lusitania et qu’elle était donc bête cette idée de Ford, d’un bateau de la paix. […] Janey se mit à parler de la guerre et comme elle souhaitait que l’Amérique y participât pour sauver la civilisation et la petite Belgique sans défense. « Boucle-la, Janey », dit Joe. Il fit un geste tranchant sur la nappe avec sa grosse main rouge. « Vous autres, vous n’y comprenez goutte, vois-tu… Toute cette saloperie de guerre est truquée d’un bout à l’autre… » (p. 318-9)« Il était heureux et se disait qu’il avait rudement de la veine d’avoir quitté Twin Cities et Emiscah et ce fils de pute de contremaître. Il avait devant lui le monde entier se déployant comme une carte et le Mack pétaradait au milieu et partout des villes l’attendaient où il pouvait trouver du travail, gagner de l’argent et découvrir de jolies filles qui ne demandaient qu’à l’appeler mon gros bébé. Il ne resta pas longtemps à Milwaukee. Aucun garage n’avait besoin de ses services et il s’engagea comme plongeur dans un restaurant. C’était un sale boulot avec une longue journée de travail. Pour faire des économies il ne loua pas de chambre et se réfugia dans un camion dans un garage où travaillait un ami de Jim [...] il projetait de prendre le bateau dès qu’il toucherait sa semaine. Un des types au restaurant était affilié aux IWW. Il s’appelait Monte Davis. Il réussit à convaincre tout le monde de faire grève pour soutenir la lutte pour la liberté de parole que les IWW avaient engagée dans la ville et après avoir travaillé toute une semaine Charley resta sans un cent et avait passé un jour sans manger quand Fred revint avec un autre chargement sur son Mack et lui offrit un gueuleton. Après ils commandèrent de la bière et se querellèrent sérieusement à propos de grèves. Fred dit que toute cette agitation des IWW était une idiotie et que les flics feraient bien de les flanquer tous en prison jusqu’au dernier. Charley dit que les travailleurs devaient s’unir pour obtenir des conditions de vie décente et que le temps allait venir où il y aurait une grande révolution comme la révolution américaine mais plus grande encore et qu’après il n’y aurait plus de patrons et que les ouvriers seraient les maîtres de l’industrie. Fred lui dit qu’il parlait comme un de ces sales métèques et qu’il devrait avoir honte et qu’un Blanc devait croire à la liberté individuelle et que si un travail ne lui plaisait pas il devait foutrement être capable d’en trouver un autre. » (p. 356-7)« Quand il pensait à sa propre vie, il se faisait pas de mal de soucis. Voilà qu’il faisait le même travail jour après jour, sans espoir de gagner davantage d’argent, de s’instruire ou de voir du pays. Quand l’hiver arriva il n’y tint plus. « (p. 360)« [Randolph Bourne, un journaliste ayant réellement existé] commença à devenir impopulaire à La Nouvelle République où il gagnait sa croûte ;sous Nouvelle Liberté lisez Conscription, sou Démocratie, Gagner la Guerre, sous Réforme, Sauvegarde des emprunts Morgansous Progrès Civilisation Instruction,souscrivez à l’Emprunt de la Liberté,Châtiez les Huns,Emprisonnez les Objecteurs de ConscienceIl démissionna de la Nouvelle République, seuls Les Sept Arts eurent le courage de publier les articles qu’il écrivit contre la guerre.Les commanditaires portèrent leur argent ailleurs ; les amis n’aimaient pas être vus en compagnie de Bourne ; son père lui écrivit pour le supplier de ne pas déshonorer le nom de la famille. L’avenir rayonnant aux couleurs de l’arc-en-ciel de la démocratie réformée éclata comme une bulle de savon. […] On le caricatura, les services d’espionnage et de contre-espionnage le prirent en filature ; il fut arrêté alors qu’il se promenait en compagnie de deux amies à Wood’s Hole ; on lui vola une malle pleine de manuscrits et de lettres dans le Connecticut. (La force primera tout, tonnait l’Instituteur Wilson.)Il ne vécut pas assez pour voir le grand cirque que fut la Paix de Versailles ou le purpurin retour à la vie normale sous le règne du gang de l’Ohio.Six semaines après l’armistice il mourut alors qu’il se préparait à écrire un essai sur les fondements du radicalisme futur en Amérique.S’il est un homme qui a un fantômeBourne a un fantômeUn minuscule fantôme mal foutu mais impavide dans un manteau noirQui trottine le long des rues crasseuses du vieux New-York où subsistent encore de vieux immeubles en brique et en pierre brune,Qui proclame en ricanant d’une voix aiguë que nul n’entend :La guerre est la santé de l’État. » (p. 458-9)« Elle se serait crue dans les quartiers mexicains de San Antonio ou de Houston, avec cette seule différence que ces étrangers appartenaient à toutes les nationalités imaginables. Aucun ne semblait s’être jamais lavé et les rues sentaient les ordures. Il y avait du linge qui pendait un peu partout aux fenêtres et des enseignes dans toutes les langues imaginables. […] Il y avait un monde fou dans les rues et des éventaires ambulants le long des trottoirs et des colporteurs partout, et de curieuses odeurs de cuisine qui sortaient des restaurants, et des musiques exotiques jouées sur des phonographes. Edwin lui montra deux filles aux traits tirés et au visage peinturluré qui sortaient en titubant d’un bistro et lui révéla que c’étaient des péripatéticiennes, un jeune homme à la casquette rapiécée qui passait sur le trottoir en chuchotant et lui expliqua que c’était un racoleur de maisons closes, d’autres jeunes gens aux allures louches et lui signala que c’étaient des tueurs à gages et des revendeurs de drogues. […] « Eh bien, Anne, qu’est-ce que vous dites de cette petite excursion dans les bas-fonds ?- Pas mal, répondit-elle au bout d’un moment. La prochaine fois je crois que je prendrai un revolver dans mon sac à main… Mais tous ces gens, Edwin, comment en fera-t-on des citoyens ? On ne devrait pas laisser tous ces étrangers s’installer chez nous pour semer le désordre et la saleté dans notre pays.- Vous vous trompez complètement, lui répondit Edwin d’un ton brusque. Ils seraient très convenables si on leur en donnait la possibilité. Nous serions exactement comme eux si nous n’avions pas eu la chance de naître dans les bonnes familles de nos prospères petites villes d’Amérique. » (p. 591)« Les wobblies [surnom donné aux membres de l’IWW, lndustrial Workers of the World] furent arrêtés dès qu’ils mirent pied à terre et poussés jusqu’à une extrémité du quai. La plupart des agents étaient saouls. […] Il entendait les matraques résonner sur le crâne des hommes. Quiconque résistait se faisait mettre la figure en compote. […] On fit monter les wobblies dans des camions. […] Dans les bois, là où la route croisait la ligne de chemin de fer, on les fit descendre des camions. […] Les agents les entouraient, revolver au poing […]. « Écoutez, shérif, dit quelqu’un, on n’est pas venus faire du désordre. On veut seulement pouvoir s’exprimer librement comme le prévoit le droit constitutionnel. » Le shérif se tourna vers eux en agitant la crosse de son revolver : « Ah, vraiment, sans blague, bande d’enc… ! Eh ben, ici, vous êtes dans le comté de Snohomish, et vous n’l’oublierez pas d’sitôt… si vous revenez, y aura des morts, voilà comment ça se passe ici… OK, les gars, on y va ! » Les agents rangèrent les wobblies en deux files le long de la voie de chemin de fer. Puis ils les prirent un par un et les rouèrent de coups. (p. 729-730)