« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 31 mars 2016

U.S.A., de John Dos Passos : ode aux vaincus du Big Money.

Quatrième de couverture : 

De cette Amérique des années 1910-1930, qui est bien le personnage principal de la trilogie réunie ici pour la première fois en français, Dos Passos fait un portrait d'une extrême modernité et qui croise les fantasmes de ceux qui nourrissent envers elle des sentiments hostiles. Portrait sans concession d'une Amérique en plein développement qui appelle une écriture révolutionnaire. Quatre discours autonomes en tissent la trame : les 51 passages de « L'Œil-caméra » dans lesquels l'auteur laisse libre cours à la voix et aux souvenirs ; les 68 « actualités », extraits de discours publics, collage de manchettes de journaux, de publicités, de chansons populaires, de poèmes ; les 25 notices biographiques de personnages historiques; les récits et la vie de 12 personnages de fiction, donnent son architecture à ce roman réaliste distribué en 52 sections.

U.S.A. a la réputation d’être un roman très ambitieux sur le plan historique (Dos Passos nous propose de couvrir 30 ans de l’histoire des États-Unis sur une longueur considérable, du début du 20e siècle jusqu’en 1927, avec une évocation fugitive du krach boursier de 1929), et c’est cet aspect qui, dans mes appréhensions pré-lecture, m’ont retardé dans sa découverte. Je craignais que la part historique ou que la part « roman à thèse » donnant au lecteur le point de vue de son auteur n’empiète trop sur la part romanesque, fictionnelle, du roman et in fine entrave parfois le plaisir de lecture.
De telles craintes je pense m’apparaissent légitimes lorsqu’on prend la décision de se lancer dans la lecture d’un très long roman, de surcroît se revendiquant historique. Mais non seulement U.S.A. se révèle très facile à lire malgré son volume considérable mais en plus il se lit avec un grand plaisir du début à la fin (malgré son caractère très sombre et oppressant, sur lequel je reviendrai un peu plus loin). La part historique est en fait très minime (concentrée surtout dans les biographies de personnalités réelles, dont la longueur est en moyenne d'environ 5 pages et qui sont pour la majorité très intéressantes) et la très grande partie de la trilogie est consacrée aux récits des personnages fictifs évoluant dans l’époque de grand bouleversement du début du 20e siècle, faisant de U.S.A. un roman surtout fictif (dans le sens traditionnel du terme), où nous sommes plongés et suivons les existences d'une dizaine de personnages récurrents.
            Dos Passos s’est proposé dans U.S.A. de faire la chronique d’une époque qu’il vient de vivre personnellement. À la manière de Sartre, il considérait que la littérature devait avant tout s’adresser à ses contemporains, qu’elle devait être engagée (une position sartrienne qui est certes un peu plus complexe que ce simple résumé mais dont je désapprouve toutefois la logique générale) et ainsi inciter les individus à se révolter contre l’état du monde actuel. U.S.A. répond à ce critère d’exigence sartrien et parvient, grâce à des moyens d’écriture innovants que Dos Passos fait se succéder dans son récit, à faire ressentir à son lecteur la détresse d’une époque ainsi que le caractère implacable des mécanismes de la société qui écrasent l’individu au plus profond de son être.

         Dans les mentalités collectives, nous avons tendance à associer cette période historique à l’accession des États-Unis au rang de première puissance mondiale et à l’ère de prospérité qui s’ouvre dans les sociétés occidentales par les révolutions des méthodes de travail, telles que le taylorisme et le fordisme, qui vont multiplier les gains de productivité et aboutir à une explosion de la production et donc des biens disponibles sur le marché. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur une séquence Actualités (un des 4 niveaux d’écriture du roman), séquences se composant essentiellement d’un mélange savamment monté de manchettes de journaux, d’extraits d’article et de chansons populaires, annonçant cette suprématie américaine à venir, par le discours du sénateur Beveridge qui y est retranscrit : « Le vingtième siècle sera américain. La pensée américaine le dominera. Le progrès américain lui donnera son caractère et sa direction. Des exploits américains le rendront illustre. »
Dans les faits, les États-Unis sont effectivement devenus et sont toujours depuis la première puissance mondiale. Mais Dos Passos va montrer l’autre aspect de l’histoire, c’est-à-dire que dans cette « ère de prospérité » qui semble s’ouvrir, la « réalité », telle que vécue par les personnages fictifs de U.S.A., est terrifiante, très loin du bonheur et de la prospérité promis et scandés à l’envi par les médias. L’effet est d’autant plus saisissant que dans la partie fictive de la trilogie, Dos Passos se refuse à prendre ouvertement position pour dénoncer les effets pervers de la société américaine sur les individus. Pour montrer leur aliénation, leur dépersonnalisation, Dos Passos se contente de rapporter quelques épisodes de la vie, dans une posture d’historien rapportant des faits, des événements, sans les interpréter à la manière d’un Balzac jouissant de sa posture de narrateur omniscient friand des considérations historiques, sociales, philosophiques dans la plupart de ses romans. Et c’est en voyant la répétition de certains schémas (comme la difficulté à trouver un emploi, emploi qui s'il est trouvé est souvent mal rémunéré, sans perspective d’avenir, avec des conditions de travail parfois épouvantables ; ou bien la difficulté de se procurer une éducation supérieure devant l’impératif de travail et de « gagner sa vie » rapidement ; la reprise en chœur des bêtises des médias par les personnages qui les tiennent pour des vérités indiscutables, notamment sur les raisons d'entrée en guerre des États-Unis en 1917 au nom de la « civilisation » etc.) que le lecteur se rend progressivement compte que la société décrite par Dos Passos est étouffante et déshumanisante, bien souvent à l’insu des propres personnages qui ne se rendent pas compte (pour la grande majorité) des forces qui les empêchent de s’accomplir véritablement, ce qui a pour conséquence que certains personnages, dans un effet probablement voulu par son auteur, manquent singulièrement de personnalité, d’individualité propre, sont en quelque sorte des automates qui vivent en conformité avec les idées dominantes de leur temps sans jamais chercher à les remettre en question (on pense notamment à la secrétaire Janey Williams qui se contente d’ânonner les stupidités des médias, au grand déplaisir de son frère Joe, un marin qui a déserté l’uniforme, en particulier vis-à-vis de la guerre qu'elle soutient pour venir en aide aux prétendues atrocités commises par les Allemands, qui prendraient plaisir en particulier à couper les mains des enfants belges).
 

Car l’une des critiques les plus sévères de Dos Passos dans U.S.A. est cette propagande, cette campagne de débilisation générale de la société, qui est menée sans relâche par les médias au service des intérêts du « Big Money » (c’est le titre original du troisième tome de la trilogie, qui donne en français La Grosse Galette) et qui a en grande partie atteint son objectif. Les médias assurent que la « prospérité est en vue » et en effet, la plupart des personnages de U.S.A., au début de leur vie, croient tous qu’ils vont « réussir » dans leur vie, que le bonheur sera au bout du chemin de leur existence. Nombre d’entre eux sont impatients et précipitent même leur arrivée sur le marché du travail, encore ébaudis par les promesses de bonheur qu’ils entendent partout autour d’eux. Ils veulent également « voir du pays », « voyager », « découvrir de nouvelles choses » et se disent que pourvu qu’ils travaillent dur, comme leur promet la pensée dominante, ils seront rapidement riches et heureux. Évidemment, cela ne sera le cas pour aucun des personnages de U.S.A., et même ceux qui ont « réussi » n’ont atteint ce résultat que par leur cynisme et leur travail au service du Big Money (on pense surtout à J.Ward Moorehouse, le magnat des relations publiques, et son futur subordonné, Richard Ellsworth Savage). La dénonciation de cette propagande subie par le peuple américain se fait surtout par le biais de ces séquences d’Actualités, montage d’articles, de gros titres, de chansons. Dos Passos n’a même pas besoin de nous dire explicitement que les médias sont débiles et abrutissants, il n’a qu’à montrer et reproduire ce que ces médias écrivent, leur débilité apparaissant d’elle-même et leur déconnexion totale avec la réalité se faisant plus criante encore par la comparaison que l’on peut faire avec l’existence vécue par les personnages fictifs de U.S.A., très loin du bonheur promis de l’American Dream.
             L’autre aspect de U.S.A., en plus de sa critique sociale implicite que je viens de montrer, est la volonté de Dos Passos de commémorer l’héroïsme des « oubliés » de l’histoire, c’est-à-dire les luttes syndicales, anarchistes et socialistes qui ont été très fortes au début du 20e siècle aux États-Unis mais qui ont depuis perdu de leur importance. Thomas Pynchon aussi dans ces romans explore des côtés moins connus de l’histoire américaine comme la répression gouvernementale contre les mouvements de protestation dans les années 60 et 70 dans Vineland, ou pour rejoindre la période décrite par Dos Passos, les différentes grèves de mineurs, d’ouvriers, bûcherons etc. qui ont eu lieu au début du 20e siècle qu’il dépeint dans Contre-Jour. La sympathie de ces deux auteurs est manifeste envers ces « vaincus » de l’histoire, dont la lutte pour leur idéalisme a été à chaque fois écrasée dans la violence par les autorités en collusion avec les intérêts des plus puissants. Dans U.S.A., une part importante est consacrée à la lutte désespérée des syndicalistes et anarchistes pour obtenir de meilleures conditions de travail, une plus grande dignité de l’individu, dans une société dominée par les intérêts d’argent. Mais leur lutte est perdue d’avance, devant la force des médias qui par leur propagande, s’assure du soutien général de la population. Ces idéalistes sont au mieux perçus comme « ennuyeux », des fainéants et dans le pire des cas, comme des hommes dangereux, violents, de potentiels « poseurs de bombes ». Ces activistes seront ainsi persécutés, arrêtés arbitrairement, emprisonnés, et parfois lynchés, exécutés, avec le soutien plus ou moins explicite des autorités par le biais d’autres organisations (l’on pense notamment au lynchage de Wesley Everest, syndicaliste ayant réellement vécu). Pour commémorer ces héros oubliés, Dos Passos leur consacre la majorité des biographies de personnalités réelles, dans lesquelles il s’adonne à cet exercice avec bien souvent de l’ironie, en particulier quand il attaque les personnalités ayant contribué à l’avènement de l’Amérique du Big Money. La biographie consacrée au président Woodrow Wilson est l’une des plus réussies, Dos Passos se montrant impitoyable devant celui qui a trahi la cause de l’Amérique idéale, humaniste, libertaire en engageant le pays dans le conflit européen en 1917, affublé du surnom peu flatteur de « Mistair Vilson » :
 Cinq mois après avoir été réélu grâce au slogan Il nous a évité la guerre, Wilson […] déclara que les États-Unis étaient en état de guerre avec les Empires centraux […]
Wilson devint l’État (la guerre c’est la santé de l’État), Washington son Versailles d’où il dirigea tout grâce aux travailleurs bénévoles choisis parmi les plus notables hommes d’affaires du pays ; alors commença la grande parade
d’hommes de munitions d’approvisionnements de mulets et de camions à destination de la France. Cinq millions d’hommes au garde-à-vous devant leurs baraquements de carton bitumé écoutaient chaque soir The Star Spangled Banner               
       la guerre suscita la prohibition, l’arbitrage en matière de grève, la hausse des taux d’intérêt et la joie d’être une Mère à la Gold Star. [l’expression de Mère à la Gold Star renvoie à une association qui vient en aide aux mères qui ont perdu leur fils au cours de la guerre]     
       Ceux qui n’étaient pas d’accord pour payer le prix de la démocratie universelle rejoignaient Debs en prison.     
       Le spectacle s’arrêta presque trop vite, le prince Max de Bade acceptait les Quatorze points, Foch occupait les têtes de pont sur le Rhin et le Kaiser tout essoufflé courait sur le quai de Potsdam pour attraper le train de Hollande, coiffé d’un haut-de-forme et portant, disent certains, de fausses moustaches. 
      En Europe on connaissait l’odeur des gaz et la puanteur des corps enterrés sous une couche trop mince de boue et la couleur grise de la peau des enfants affamés ; on lisait dans les journaux que Mistair Vilson était le champion de la paix et de la liberté et des boîtes de conserve et du beurre et du sucre ;   
       il débarqua à Brest avec son équipe d’experts et de journalistes après un voyage assez dur sur le George Washington.             
     La France héroïque l’accueillit avec les discours, les chants des écoliers, les maires aux sous-ventrières rouges (Mistair Vilson vit-il les gendarmes de Brest repousser à coups de matraque les dockers qui venaient l’accueillir avec des drapeaux rouges ?)  
        à Paris, à la gare, il descendit du train sur un tapis rouge qui le conduisit, entre deux rangées de plantes vertes, hauts-de-forme, légions d’honneur, uniformes constellés de décorations, redingotes, rosettes, boutonnières, vers une Rolls Royce (Mistair Vilson vit-il les femmes en noir, les mutilés dans leurs petites voitures, les visages pâles d’inquiétude le long des rues, comprit-il ce qu’il y avait d’angoissant dans les acclamations qui l’accompagnèrent lui […] » (p. 574-5)
         Le quatrième niveau d’écriture est constitué des séquences Œil-caméra, dont l’écriture se rapproche du courant de conscience plus connu par rapport aux romans de Joyce et de Virginia Woolf. C’est la seule partie où Dos Passos exprime clairement ses opinions politiques, à travers son ressenti personnel des événements de sa vie, de la naïve perception de son enfance à la maturité de l’écrivain dans les dernières séquences, très célèbres en raison de la prise de position de Dos Passos dans l’affaire Sacco-Vanzetti. Dos Passos expose sa thèse centrale selon laquelle l’Amérique s’est divisée en deux nations, l’une vaincue représentée par les anarchistes Sacco et Vanzetti exécutés sur des motifs que l’on soupçonne politiques, et l’autre triomphante du « Big Money ».
« ils nous ont chassés des rues à coups de matraques     ils sont les plus forts     ils sont riches     ils embauchent et flanquent à la porte les politiciens les directeurs de journaux les vieux juges les petits hommes à réputation les présidents d’université les agents électoraux (écoutez hommes d’affaires présidents d’universités juges   l’Amérique n’oubliera pas ceux qui l’ont trahie) ils embauchent les hommes avec des fusils   des uniformes des voitures de police des fourgons    
    c’est bon vous avez gagné     ce soir vous tuerez les hommes courageux nos amis               
    il n’y a plus rien à faire   nous sommes battus   nous autres les vaincus ensemble […] nous […] entendons les vieilles paroles des ennemis jurés de l’oppression   renouvelées ce soir dans la sueur et l’angoisse  
   notre travail est terminé   les phrases griffonnées   les nuits passées à taper des rapports l’odeur de l’atelier d’imprimerie les relents âcres des tracts à peine sortis des presses   la ruée vers la Western Union pour enfiler des mots dans des dépêches la recherche de mots cinglants pour te faire sentir qui sont tes oppresseurs
 Amérique                                                                                                                 
    l’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont retourné notre langue comme un gant qui ont pris les propos propres de nos pères et les ont rendus visqueux et malsains    leurs créatures siègent au banc des juges […] ils ignorent tout de nos croyances ils ont les dollars les fusils les forces armées les usines    
    d’accord nous sommes deux nations
    l’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont acheté les lois clôturé les prairies coupé les arbres pour faire de la pâte à papier transformé nos agréables cités en taudis et fait suer notre peuple pour s’enrichir […]    
      mais savent-ils que les vieux mots des immigrants sont en train de se renouveler cette nuit dans le sang et la souffrance savent-ils que les vieux discours américains des ennemis jurés de l’oppression ont rajeuni ce soir […]    le langage de la nation vaincue n’est pas oublié dans nos oreilles […]  
       ils ont gagné alors pourquoi ont-ils peur de se montrer dans les rues ? dans les rues on ne voit que les visages des vaincus    les rues appartiennent à la nation vaincue […]     nous bordons les trottoirs sous la pluie battante nous encombrons la chaussée mouillée coude à coude silencieux pâles contemplant les cercueils de nos yeux effarés   
        nous sommes là vaincus Amérique » (p. 1148-1150)

                L’on pourrait il est vrai résumer U.S.A. à une critique radicale de la société, du capitalisme, des médias abrutissants agissant en une véritable machine de propagande et de désinformation. Mais l’originalité du roman, c’est la juxtaposition des quatre niveaux d’écriture (même si je l’avoue, j’ai été un peu moins convaincu par les séquences Œil-caméra, le seul point négatif à mon avis du roman, les premières séquences étant à mon avis les passages les plus faibles de la trilogie) qui loin d’être un pur exercice de style, renforce son impact. En effet, les séquences Actualités n’auraient pas le même effet sans leur juxtaposition avec les récits fictifs qui démontrent implicitement que ces médias sont en fait des entreprises de déshumanisation et de propagande plutôt que des outils d’information et d’indépendance. Les biographies de personnes réelles sont également intéressantes par leur ironie (pour les personnalités attaquées par Dos Passos) ou leur côté amer au vu de leur défaite finale (pour les « héros » de l’auteur). Mais ce qui fait l’intérêt principal et ce qui constitue la majeure partie de U.S.A., c’est la partie fictionnelle, qui est de surcroît la plus réussie, la plus émouvante, et qui est (est-il besoin de le préciser ?) superbement écrite et originale dans son approche (refus du narrateur omniscient, récit éclaté et fragmentaire dans la mesure où l'on passe souvent d'un personnage fictif à l'autre, usage parcimonieux du style indirect libre). Dos Passos nous présente un éventail large de personnages principaux (une douzaine environ qui donne à chaque fois leur nom au titre de la partie qui leur est consacrée), représentant toutes les facettes de l’individu dans la société américaine : « Mac », l’imprimeur partagé entre son idéal révolutionnaire et sa volonté d’avoir une famille ; Joe Williams, le marin globe-trotteur qui a quitté l’uniforme, dégoûté par la guerre, archétype de l’homme des classes populaires jouet de forces qu’il ne comprend que vaguement ; sa sœur Janey, secrétaire du magnat sans scrupules J. Ward Moorehouse, qui promeut les intérêts du Big Money en faisant croire qu’ils sont les intérêts de tous ; Mary French, l’activiste idéaliste qui poursuit sans relâche son combat en faveur des syndicats ouvriers etc. U.S.A. est surtout une vaste galerie de personnages, plus ou moins attachants il est vrai, et en sus des personnages principaux, d’autres personnages secondaires reviennent régulièrement sur la scène du roman, portant le nombre de personnages récurrents à une trentaine environ, dont on peut s’amuser à retracer les apparitions éparses. Dos Passos retrace, tente de restituer l’histoire à ceux qui en sont dépossédés, à nous éloigner des clichés et stéréotypes de l’Amérique conquérante et triomphante du début du 20e siècle, à nous montrer l’envers du décor de la prospérité promise par l’avènement de la société de consommation. Un monde où l’individu est déshumanisé, dépossédé de lui-même, abruti par les slogans et les clichés et ainsi incapable de réfléchir sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, un monde qui à vrai dire est si semblable à celui d’aujourd’hui…

Voici pour finir quelques passages se rapportant pour quelques-uns à ce que je viens de dire à propos de la trilogie :
« Il y avait maintenant deux flics. L’un d’eux avait pris le jeune homme par les épaules et essayait de lui faire lâcher le réverbère.
« Viens, Fainy, nous serons en retard pour le spectacle », ne cessait de répéter Maisie.
« Hé, va chercher une scie, le saligaud s’est attaché lui-même au réverbère », dit l’un des flics à l’autre. Mais, à ce moment, Maisie avait réussi à entraîner Mac jusqu’au guichet du théâtre. Après tout, il lui avait promis d’y aller avec elle et elle n’était pas sortie de tout l’hiver. La dernière chose que Fainy vit fut que le flic avait fait lâcher prise au jeune homme et lui donnait un coup de poing dans la mâchoire.
Mac resta assis dans l’obscure salle suffocante tout l’après-midi. Il ne vit pas le jeu des acteurs, ni les projections pendant les entractes. Il n’adressa pas la parole à Maisie. Il restait assis là, profondément écœuré. Les camarades devaient être en train de livrer une bataille pour la liberté de parole, dans la ville même. De temps en temps, il regardait Maisie à la dérobée, à la lueur faible qui venait de la scène. Sa figure s’était un peu épaissie et avait pris des courbes satisfaites, tel un chat assis près d’un poêle bien chaud, mais elle était encore agréable à regarder. Elle avait déjà tout oublié de l’incident et prenait grand plaisir au spectacle, les lèvres entrouvertes, les yeux brillants, comme une petite fille emmenée à une fête. « Sûr que je me suis vendu corps et âme à ces fils de putes, » Mac ne cessait de se répéter à lui-même. » (p. 133)

« Ce fut une bien mauvaise époque pour Ward. Il n’avait pas d’amis à Pittsburgh, et tout au long de l’hiver froid, maussade et pluvieux il souffrit de rhumes et de maux de gorge. Il détestait le bureau du journal, les rampes du chemin de fer, les ciels toujours couverts, les escaliers de bois raides qu’il ne cessait de monter et de descendre et l’odeur de pauvreté, de chou, d’enfants et de lessive dans les taudis où il devait chercher tantôt une Mrs Piretti dont le mari avait été tué au cours d’une rixe […] tantôt un Sam Bukovich élu président de la Société de Chant ukrainienne, tantôt une femme aux mains couvertes de savon dont l’enfant avait été égorgé par un faible d’esprit. Il ne rentrait jamais chez lui avant trois ou quatre heures du matin et après avoir avalé son petit déjeuner vers midi il lui semblait qu’il n’avait jamais le temps de faire quoi que ce soit avant de téléphoner au bureau pour demander sa tâche du jour. […] Le jour le plus pénible était son jour de congé. Il le passait souvent étendu sur son lit, trop déprimé pour marcher dans la boue noire des rues. Il s’inscrivit à des cours de correspondance […] avec le désir de tout plaquer là et d’aller dans l’Ouest travailler dans une ferme ou quelque chose comme cela ; mais il était trop apathique pour les lire et les petites brochures s’empilaient semaine après semaine sur sa table. Rien ne semblait aboutir. […] Il se mit à jouer au solitaire, mais ne put même pas fixer son attention sur ce jeu. Oubliant les cartes, il restait assis devant la table recouverte d’n tapis de velours de coton couleur pain d’épice, les yeux fixés dans le vague au-delà du pot de fougères artificielles poussiéreuses orné d’un papier gaufré et d’un nœud rose poussiéreux qui provenait d’une boîte à bonbons, sur la rue large où des tramways passaient continuellement en grinçant au tournant et où les réverbères électriques s’allumaient dans l’après-midi obscur et se reflétaient un peu dans la glace noire des ruisseaux. Il pensait beaucoup au vieux temps à Wilmington, à Marie O’Higgins, à ses leçons de piano ; aux parties de pêche qu’il faisait dans une vieille barque sur la Delaware quand il était gosse ; il s’énervait au point qu’il lui fallait sortir à tout prix prendre un chocolat chaud au bar du coin et aller ensuite dans un cinéma bon marché ou au vaudeville. » (p. 241-2)

«  Quand Janey lui eut donné toutes les nouvelles de la famille et lui eut raconté combien elle aimait son travail, qu’elle espérait une augmentation à Noël, qu’elle était heureuse de vivre avec les Tingley qui étaient si gentils avec elle, il ne leur restait plus grand-chose à se dire. Joe avait pris des billets pour l’Hippodrome, mais ils avaient beaucoup de temps encore avant l’heure du spectacle. Ils restèrent assis silencieusement devant leur café et Joe fuma un cigare. Finalement, Janey dit que c’était bien malheureux qu’il fit si mauvais temps et que ça devait être terrible pour les pauvres soldats dans les tranchées et les Huns étaient vraiment trop barbares, et cette affaire du Lusitania et qu’elle était donc bête cette idée de Ford, d’un bateau de la paix. […] Janey se mit à parler de la guerre et comme elle souhaitait que l’Amérique y participât pour sauver la civilisation et la petite Belgique sans défense. « Boucle-la, Janey », dit Joe. Il fit un geste tranchant sur la nappe avec sa grosse main rouge. « Vous autres, vous n’y comprenez goutte, vois-tu… Toute cette saloperie de guerre est truquée d’un bout à l’autre… » (p. 318-9)

« Il était heureux et se disait qu’il avait rudement de la veine d’avoir quitté Twin Cities et Emiscah et ce fils de pute de contremaître. Il avait devant lui le monde entier se déployant comme une carte et le Mack pétaradait au milieu et partout des villes l’attendaient où il pouvait trouver du travail, gagner de l’argent et découvrir de jolies filles qui ne demandaient qu’à l’appeler mon gros bébé. Il ne resta pas longtemps à Milwaukee. Aucun garage n’avait besoin de ses services et il s’engagea comme plongeur dans un restaurant. C’était un sale boulot avec une longue journée de travail. Pour faire des économies il ne loua pas de chambre et se réfugia dans un camion dans un garage où travaillait un ami de Jim [...] il projetait de prendre le bateau dès qu’il toucherait sa semaine. Un des types au restaurant était affilié aux IWW. Il s’appelait Monte Davis. Il réussit à convaincre tout le monde de faire grève pour soutenir la lutte pour la liberté de parole que les IWW avaient engagée dans la ville et après avoir travaillé toute une semaine Charley resta sans un cent et avait passé un jour sans manger quand Fred revint avec un autre chargement sur son Mack et lui offrit un gueuleton. Après ils commandèrent de la bière et se querellèrent sérieusement à propos de grèves. Fred dit que toute cette agitation des IWW était une idiotie et que les flics feraient bien de les flanquer tous en prison jusqu’au dernier. Charley dit que les travailleurs devaient s’unir pour obtenir des conditions de vie décente et que le temps allait venir où il y aurait une grande révolution comme la révolution américaine mais plus grande encore et qu’après il n’y aurait plus de patrons et que les ouvriers seraient les maîtres de l’industrie. Fred lui dit qu’il parlait comme un de ces sales métèques et qu’il devrait avoir honte et qu’un Blanc devait croire à la liberté individuelle et que si un travail ne lui plaisait pas il devait foutrement être capable d’en trouver un autre. » (p. 356-7)

« Quand il pensait à sa propre vie, il se faisait pas de mal de soucis. Voilà qu’il faisait le même travail jour après jour, sans espoir de gagner davantage d’argent, de s’instruire ou de voir du pays. Quand l’hiver arriva il n’y tint plus. «  (p. 360)

« [Randolph Bourne, un journaliste ayant réellement existé] commença à devenir impopulaire à La Nouvelle République où il gagnait sa croûte ;
sous Nouvelle Liberté lisez Conscription, sou Démocratie, Gagner la Guerre, sous Réforme, Sauvegarde des emprunts Morgan
sous Progrès Civilisation Instruction,
souscrivez à l’Emprunt de la Liberté,
Châtiez les Huns,
Emprisonnez les Objecteurs de Conscience
Il démissionna de la Nouvelle République, seuls Les Sept Arts eurent le courage de publier les articles qu’il écrivit contre la guerre.
Les commanditaires portèrent leur argent ailleurs ; les amis n’aimaient pas être vus en compagnie de Bourne ; son père lui écrivit pour le supplier de ne pas déshonorer le nom de la famille. L’avenir rayonnant aux couleurs de l’arc-en-ciel de la démocratie réformée éclata comme une bulle de savon. […] On le caricatura, les services d’espionnage et de contre-espionnage le prirent en filature ; il fut arrêté alors qu’il se promenait en compagnie de deux amies à Wood’s Hole ; on lui vola une malle pleine de manuscrits et de lettres dans le Connecticut. (La force primera tout, tonnait l’Instituteur Wilson.)
Il ne vécut pas assez pour voir le grand cirque que fut la Paix de Versailles ou le purpurin retour à la vie normale sous le règne du gang de l’Ohio.
Six semaines après l’armistice il mourut alors qu’il se préparait à écrire un essai sur les fondements du radicalisme futur en Amérique.
S’il est un homme qui a un fantôme
Bourne a un fantôme
Un minuscule fantôme mal foutu mais impavide dans un manteau noir
Qui trottine le long des rues crasseuses du vieux New-York où subsistent encore de vieux immeubles en brique et en pierre brune,
Qui proclame en ricanant d’une voix aiguë que nul n’entend :
La guerre est la santé de l’État. » (p. 458-9)

« Elle se serait crue dans les quartiers mexicains de San Antonio ou de Houston, avec cette seule différence que ces étrangers appartenaient à toutes les nationalités imaginables. Aucun ne semblait s’être jamais lavé et les rues sentaient les ordures. Il y avait du linge qui pendait un peu partout aux fenêtres et des enseignes dans toutes les langues imaginables. […] Il y avait un monde fou dans les rues et des éventaires ambulants le long des trottoirs et des colporteurs partout, et de curieuses odeurs de cuisine qui sortaient des restaurants, et des musiques exotiques jouées sur des phonographes. Edwin lui montra deux filles aux traits tirés et au visage peinturluré qui sortaient en titubant d’un bistro et lui révéla que c’étaient des péripatéticiennes, un jeune homme à la casquette rapiécée qui passait sur le trottoir en chuchotant et lui expliqua que c’était un racoleur de maisons closes, d’autres jeunes gens aux allures louches et lui signala que c’étaient des tueurs à gages et des revendeurs de drogues. […] « Eh bien, Anne, qu’est-ce que vous dites de cette petite excursion dans les bas-fonds ?
- Pas mal, répondit-elle au bout d’un moment. La prochaine fois je crois que je prendrai un revolver dans mon sac à main… Mais tous ces gens, Edwin, comment en fera-t-on des citoyens ? On ne devrait pas laisser tous ces étrangers s’installer chez nous pour semer le désordre et la saleté dans notre pays.
- Vous vous trompez complètement, lui répondit Edwin d’un ton brusque. Ils seraient très convenables si on leur en donnait la possibilité. Nous serions exactement comme eux si nous n’avions pas eu la chance de naître dans les bonnes familles de nos prospères petites villes d’Amérique. » (p. 591)

« Les wobblies [surnom donné aux membres de l’IWW, lndustrial Workers of the World] furent arrêtés dès qu’ils mirent pied à terre et poussés jusqu’à une extrémité du quai. La plupart des agents étaient saouls. […] Il entendait les matraques résonner sur le crâne des hommes. Quiconque résistait se faisait mettre la figure en compote. […] On fit monter les wobblies dans des camions. […] Dans les bois, là où la route croisait la ligne de chemin de fer, on les fit descendre des camions. […] Les agents les entouraient, revolver au poing […]. « Écoutez, shérif, dit quelqu’un, on n’est pas venus faire du désordre. On veut seulement pouvoir s’exprimer librement comme le prévoit le droit constitutionnel. » Le shérif se tourna vers eux en agitant la crosse de son revolver : « Ah, vraiment, sans blague, bande d’enc… ! Eh ben, ici, vous êtes dans le comté de Snohomish, et vous n’l’oublierez pas d’sitôt… si vous revenez, y aura des morts, voilà comment ça se passe ici… OK, les gars, on y va ! » Les agents rangèrent les wobblies en deux files le long de la voie de chemin de fer. Puis ils les prirent un par un et les rouèrent de coups.  (p. 729-730)