Dans
son premier livre, Georges Hyvernaud décrivait la condition du prisonnier de
guerre. Le Wagon à vaches peut se
définir comme le journal d’un prisonnier de l’après-guerre – un homme
quelconque -, enfermé dans son petit métier, dans des fréquentations médiocres
et des souvenirs banals, captif de sa ville. Incompréhensible.
Bourladou – l’homme des conforts et des conformismes.
Bourladou – l’homme des conforts et des conformismes.
(Prière d’insérer rédigé par l’auteur en 1953)
Georges
Hyvernaud est né en 1902, en Charente, d’une mère couturière et d’un père
ajusteur. Après de brillantes études secondaires, l’École normale des
instituteurs, il est nommé professeur à Arras.
Mobilisé
en 1939, fait prisonnier en 1940, il est libéré en 1945. Il publie en 1949 La
Peau et les Os, préfacé par Raymond Guérin, où il relate l’expérience de ses
cinq années de captivité.
Malgré le soutien de Sartre, Martin du Gard et Cendrars, ce
récit passe pratiquement inaperçu. Après l’échec encore plus cuisant du Wagon à
vaches paru en 1953, Georges Hyvernaud, las, meurtri et découragé, renonce à
toute publication.
Lorsqu’il meurt, le 24 mars 1983, un seul critique (Jean-José
Marchand) évoque sa disparition.
Tout comme le hongrois Imre Kertész, l’expérience de
captivité de Georges Hyvernaud lui a fait jeter un regard rétrospectif et
prospectif foncièrement « pessimiste » sur la condition humaine.
Kertész de son propre aveu rapportait toute l’existence humaine à son
expérience d’Auschwitz. Il en a conclu une théorie calquée sur le titre de son
premier roman, Être sans destin, selon
laquelle la vie humaine est livrée au chaos, au hasard, où les hommes s’échangent
arbitrairement la place de bourreau et de victime, destinée à laquelle il n’a
pas voix au chapitre. La similitude entre les deux écrivains susmentionnés m’a
particulièrement frappé aux yeux dans ce passage du Wagon à vaches, qui, si mes souvenirs sont bons, renvoient à la même
théorie du « pas » exposée par Kertész dans Le Refus, écho elle-même de la conception becketienne de
l’existence :
« Si je n’ai pas fait mon chemin, ce n’est pourtant pas faute d’avoir marché. Je n’ai fait que ça, marcher. Marcher de la maison à l’école. Marcher du bureau à ma chambre. Ça finit par faire pas mal de pas. Et il y a eu aussi le régiment : tous les matins entre la caserne et le terrain de manœuvres. Au pas : une, deux, une, deux. Jamais je n’ai réussi à marcher vraiment au pas. Cela paraît simple – gauche, droite. Mais je prenais toujours un peu de retard, ou d’avance. » (p. 80)« Expliquer quoi ? Je pensais à Marécasse dans sa défroque rayée. Marécasse qu’ils ont foutu dans le tas, comme dit Bourladou. Parmi les autres, au fond d’un wagon à vaches. Il ignorait pourquoi. Les autres en savaient-ils davantage ? Même ceux qui croyaient savoir. On subit sans comprendre, on crie des justifications à la face des sourds, comme le gros Allemand qui se débattait devant un canon de mitraillette. Et puis on finit par se résigner et se taire. Je pensais à ma logeuse. Aux Crabes. Aux masses. À tous ces gens enfouis dans la masse des gens, enfermés dans les événements et les choses. » (p. 132)
Pour
Hyvernaud, l’existence humaine peut être comparée au titre de son
deuxième et dernier roman : à un wagon à vaches. Une expression qui prive
le destin humain de toute grandeur, de tout romanesque, dont ce livre se veut
une méticuleuse déconstruction.
« On ne va peut-être nulle part. On est là. C’est comme ça. Il y a un train de marchandises qui se traîne à travers un énorme désastre silencieux. On y a entassé des hommes au lieu de marchandises. Les wagons sont bouclés, verrouillés, cadenassés. Rien de tel pour vous donner le sentiment de la fatalité.La fatalité sans majuscule. Pas le Destin des vieilles tragédies, avec son visage de pierre. Nous autres, on n’a droit qu’à une fatalité miteuse et déglinguée. Au wagon à vaches. » (p.134)
Parmi les fréquentations vulgaires et ridicules que le
protagoniste entretient, cette attente mensongère d’une littérature engagée,
emplie d’espoir, est incarnée par Mme Bourladou, la femme du bourgeois-modèle, Bourladou
qui est l’objet tout au long du roman d’un portrait féroce, caustique et
ridicule que n’eût sans doute pas renié Flaubert.
« Je suis sûre que ça vous paraîtra stupide, à vous, mais le rôle d’un écrivain, si vous voulez mon avis, c’est d’enseigner la confiance, l’espoir… de donner de l’homme une image…J’ai suggéré : exaltante.- Oui, a dit Mme Bourladou, une image exaltante. Alors que tout ce qu’on publie aujourd’hui, c’est si vulgaire, si laid. Même pas du français, rien que de l’argot, des grossièretés. Et puis, c’est désespérant… Ils salissent tout. » (p. 28)
Au
retour de la guerre, le narrateur replonge dans une existence quotidienne terne, absurde, à mille lieux
des promesses des lendemains qui chantent que claironnent les autres écrivains
et poètes, dont il dément les vains espoirs à la lumière de son expérience
personnelle, dénuée de tout sens, de toute grandeur, partagée entre un métier accaparant
et ennuyeux et des fréquentations médiocres, plongées dans leurs préoccupations
mesquines, dont en premier chef
Bourladou, modèle de la pensée conformiste. Bourladou tance le narrateur qui
est enfermé dans sa conception absurde de la vie, qui n’aspire plus
qu’ « à creuser son trou », ne comprend pas le manque d’entrain
de ce dernier à toutes les conversations dans lesquelles il veut l’engager. Il
passe son temps à se gargariser de sa réussite sociale, à colporter les derniers commérages, à organiser des comités
bien-pensants, dont l’un s’occupe de l’érection de monuments en hommage aux
soldats et résistants tués lors de la Seconde Guerre Mondiale. Tout comme
Kertész (plus particulièrement à la fin d’Être
sans destin et sa réunion avec ses familiers), mais dans un registre
différent, Hyvernaud dénonce la volonté de la société à enterrer au plus vite,
ou plutôt à refuser de voir la vérité que le conflit a dévoilé, à savoir une
existence humaine livrée au chaos, à l’arbitraire, d’un homme réduit au simple
rang d’animal passant sa vie condamné à aller d’un point à l’autre sans en
comprendre les motifs.
« Bien trop occupés de leur rôle pour penser aux morts. Il était d’ailleurs superflu de penser aux morts : désormais, le monument était là pour ça. C’était son rôle, au monument. La pierre n’oublierait pas. Les noms étaient là, c’était fixé, c’était gravé, c’était doré, on était en règle. Dans une mémoire humaine, un souvenir est toujours fragile. Mais la pierre, ça ne bouge plus. En ce jour de pluie et de musique, les vingt-trois mille habitants de ma ville natale se déchargeaient solennellement de l’obligation de maintenir intacte l’image de Beaulavoir Alfred, qui avait été tué aux Éparges, de Choupar Anataloe, qui avait été tué près d’Albert. S’assurant ainsi la tranquillité d’âme nécessaire à la digestion, à la copulation, à la manille, aux divers commerces humains. Rien ne serait possible avec, sur la pensée, le poids des morts. Il importait de délivrer la cité de cet accablement. D’exorciser de ces présences tragiques la conscience collective et la conscience individuelle. Les morts eux-mêmes y gagnaient. Les morts cessaient d’être des cadavres pour devenir des Noms. Ils échangeaient leur misérable substance contre une abstraction décorative. À la chair gonflée et suppurante, aux yeux crevés, aux ventres défoncés, se substituait l’élégance algébrique des caractères inscrits dans la pierre. C’était net, des noms, c’était propre. Et même joli à regarder. Et inoffensif comme une page du dictionnaire ou de l’Annuaire du Téléphone. Les cadavres sont toujours pleins de reproches et de mépris. Mais, changés en noms, ils acquièrent une prodigieuse discrétion. On les lit sans songer qu’ils sont les noms de quelqu’un. On n’est même pas forcé de les lire. » (p. 146-147)
La
vision « pessimiste » de l’existence d’Hyvernaud tient surtout sur ce
dernier point : l’incapacité chronique de l’homme à faire retour sur
lui-même, sur son histoire, et à en tirer une certaine forme d’enseignement
pour l’avenir. D’où l’impression très juste d’Hyvernaud que tout est condamné à
se répéter, à se reproduire à plus ou moins long terme dans l’avenir.
« Bonne vieille race obstinée des hommes : toujours prête à tout recommencer, à remettre ça. Se raser, cirer ses souliers, payer ses impôts, faire son lit, faire la vaisselle, faire la guerre. Et c’est toujours à refaire. Ça repousse toujours, la faim, les poils, la crasse, la guerre. Et des monuments poussent sur les places, des noms poussent sur les monuments. Il en repousse toujours, des noms. On trouve toujours de la pierre pour graver des noms dessus et toujours des noms à graver dans la pierre. » (p. 61)
On
comprend mieux à l’aune de ces citations pourquoi Hyvernaud est tombé dans un
relatif anonymat en France et n’est jamais évoqué à l’école et autres études
littéraires. Hyvernaud, contrairement à Camus, Sartre, qui font le même constat
que lui de l’absurdité de l’existence humaine, s’en différencie radicalement
par sa vision qui exclut toute prise de conscience collective, toute fin au cycle absurde
de l’existence. La révolte est impuissante, écrasée par la prolifération des
Bourladou en tous genres, par l’organisation de nos vies humaines qui ne
permettent pas à l’homme de s’émanciper, qui le condamne à une vie
d’insignifiance, à une vie ratée.
Le Wagon à vaches
présente une structure éclatée qui fait la part belle, outre le retour à la vie
normale du narrateur, aux souvenirs de guerre, en particulier la période de la
« Drôle de guerre », le trajet au camp dans lequel vivra Hyvernaud
cinq ans durant, ainsi que les premiers jours suivant sa libération, lors
desquels il assiste notamment à l’humiliation de quatre Allemands par un soldat
américain. Hyvernaud fait preuve de concision, d'une certaine sècheresse dans l’expression qui convient parfaitement au ton de son roman, et le livre
regorge de passages que l’on pourrait mettre en exergue sous forme d'aphorismes
qui jettent un regard lucide et cru sur notre existence humaine.
« On était dans un de ces moments où la vie avoue, où l’on y voit clair, où l’on voit le fond. C’était de la vérité, ça. De la vérité nue, indécente. Une vérité qui rejoignait et impliquait d’autres vérités, des choses terribles et absurdes que j’avais vues, et des choses que je n’avais pas vues, qui existaient, qui étaient encore bien plus absurdes, bien plus terribles.Après, le rideau peut retomber. On peut bien retrouver les murs et les mots d’autrefois – on sait le mensonge des murs et des mots. On ne s’y fie plus, c’est louche. Et on devient pareil à ce type, dans les romans policiers, qui se faufile sur ses semelles de crêpe, guettant des signes, une petite peur au fond des yeux. C’est ainsi qu’on vit, en type traqué, pas en règle, et on ne connaît pas même les règles, personne ne les connaît. Si jamais on se fait coincer, inutile de se débattre et de se justifier. Pas de réponse, pas de recours. De l’acier dans la gueule pour finir. » (p. 54-55)
« C’est cela que je traîne avec moi. Rien que des souvenirs de peur, d’humiliation, de dépossession de soi. Expérience d’où naissent des certitudes rugueuses. On en vient à ne plus concevoir l’homme que soumis, aplati, écrasé. Et on n’essaye même plus de comprendre. On se tasse dans son coin. Sagesse de pauvre, banale et vieille comme la peur et la mort. Je ne suis pas un philosophe, moi. Un de ces penseurs à grosse tête. Les philosophes, il leur suffit de presser doucement sur un mot – sur le mot existence par exemple […] et voilà ça y est, la méditation se met à sortir et à s’étaler comme une pâte dentifrice. Égale, onctueuse, inépuisable. Je n’ai jamais été fort à ces jeux. Pas compliquées, mes idées sur l’existence ; et l’existence s’est chargée de les simplifier encore. Des circonstances comme la guerre, la captivité, ça ronge les mots et les fables dont on voudrait se masquer les réalités de sa condition. À la fin, il ne reste pas grand-chose – cette amertume sommaire, cette passivité. » (p. 46)« Il est utile de se pénétrer le plus vite possible de cette idée qu’on ne pèse rien du tout, qu’on n’a pas du tout d’importance. Ça vous prépare à ce qui attend la plupart des hommes dans l’existence. Par la suite, on s’étonne moins. On est adapté, paré, fin prêt. » (p. 81)« Qu’on les colle seulement à un portillon de métro, les duchesses de Marcel Proust ou de Balzac, qu’on les mette à faire des trous dans des bouts de carton toute la journée pendant huit heures, et tous les jours, du lundi au samedi, et on verra bien ce qui en restera de leurs drames distingués. On n’aura plus à décrire que de la fatigue et des varices, des notes de gaz et des démarches à la mairie. Pas très romanesque, tout ça. La vie manque de romanesque quand on est obligé de la gagner.Elle n’est plus que ce cheminement pas à pas, sou à sou, peine à peine. Ça s’étire, ça s’effiloche, ça pendouille de partout. Sans commencement, ni fin, ni forme. On n’a pas de drames, nous autres. On n’a que des ennuis, des embêtements. Et à peine le temps d’y penser. Parce que notre temps s’effrite en labeurs absurdes et en calculs sordides. On avance dans tout ça, le nez sur le souci présent, et après celui-là il y en aura d’autres. Toujours du boulot à finir, des gosses à torcher, des factures à payer. Et la peur d’être en retard. Les horaires inflexibles de l’usine et du bureau. Les limitations partout évidentes. Aucune liberté, aucun jeu. Les pauvres gens ne choisissent pas l’événement. Ils sont pris dedans. Et quand l’événement les choisit, ils se laissent faire en ronchonnant et en geignant. » (p. 114-115)