« Eh bien, qu’y
a-t-il ?
Et le capitaine Whalley,
se détournant à demi, murmura d’une voix sourde et nerveuse :
– De l’estime !
– Et bien autre chose encore,
prononça lentement Mr. Van Wyk, le regard fixe.
– Taisez-vous ! Je vous
en prie ! – Le capitaine Whalley ne changeait pas d’attitude, n’élevait pas
la voix. – Ne dites plus rien ! Je ne puis rien vous donner en échange. Désormais,
je suis même trop pauvre pour cela. Votre estime est un don de prix. Ce n’est pas
vous qui vous abaisseriez à tromper le plus sale type du monde, ou à rendre un navire
dangereux chaque fois qu’il prend la mer.
Mr. Van Wyk, penché en avant,
le visage couvert de rougeurs, avec sa serviette amidonnée sur les genoux, doutait
de ce qu’il voyait, de son pouvoir de compréhension, de la santé mentale de son
invité.
– Où ? Pourquoi ?
Pour l’amour de Dieu ? Qu’est-ce que vous racontez ? Quel navire ?
Je ne comprends pas qui…
– Eh ! moi, par Dieu !
Un navire est dangereux lorsque son capitaine n’y voit pas.
Le capitaine Whalley, qui
est le héros de cette longue nouvelle de Conrad (1902), est un homme au
crépuscule de sa vie, qui continue malgré tout de sillonner les mers sur le Sofala, vieux vapeur en mauvais état dû
à l’avarice de son propriétaire, l’armateur-mécanicien George Massy. Aux yeux
de ce dernier, le comportement du capitaine est énigmatique : pourquoi ce
dernier reprend-il du service à son âge, pourquoi vit-il si frugalement et
refuse-t-il l’investissement supplémentaire qu’il ne cesse de lui demander,
pour changer les chaudières usagées du vapeur ? Limité par sa faible
empathie et son obsession du jeu (Massy a remporté une loterie à Manille qui
lui a permis de sortir de sa condition de simple mécanicien et de s’offrir le
vapeur, mais son addiction au jeu et sa croyance qu’il gagnera à nouveau ont
rapidement mangé sa fortune éphémère et sont à l’origine de sa propre avarice
et de sa haine de l’équipage, qu’il reproche d’être inutile et qu’il n’a engagé
que parce qu’il y était tenu légalement), Massy donc attribue le comportement
étrange du capitaine à l’avarice et lui voue une haine intense pour son refus à
verser davantage d’argent à l’affaire du Sofala,
haine d’autant plus forte que Whalley l’a sauvé de la faillite en investissant
500 livres trois années auparavant dans des circonstances que Massy a du mal à comprendre.
Lorsque commence la nouvelle, nous assistons à ce
qui semble être une banale manœuvre du vapeur pour maintenir son cap,
manœuvre dans laquelle le serang de Whalley, un petit Malais âgé, prend une
part active en dirigeant l’essentiel des opérations, tandis que le capitaine se
contente de donner les ordres depuis son fauteuil sur la passerelle. Ce
chapitre initial terminé, la chronologie narrative nous ramène en arrière pour
mieux comprendre les raisons qui ont poussé Whalley à commander un tel bateau à
son âge. Ayant cessé de naviguer peu après le mariage de sa fille Ivy, Whalley
s’apprêtait à passer les dernières années de sa vie sur son trois-mâts barque,
le Fair Maid, lorsqu’un double drame décisif
le força à reprendre du service : d’abord la faillite, inattendue, de la
banque où il avait placé son capital, conjuguée au mauvais mariage de sa fille,
liée à un époux aussi faible moralement que physiquement, qui ne tarda pas à la
plonger elle et ses enfants dans un état de grande pauvreté.
Poussé par son amour et
son sens du devoir, Whalley n’hésite pas à vendre son dernier bateau, censé
être sa dernière demeure, et devant le besoin pressant d’argent de sa fille, se
met en quête d’un travail. Le monde autour de lui a cependant changé depuis sa
jeunesse, et les plus belles pages de cette nouvelle se situent à mon avis dans ces
pages où vibrent la sensation aigüe que le temps de la jeunesse, le temps de la
gloire et des grandes actions, le temps de l’aventure que représentaient alors
les voyages maritimes, se sont à jamais évanouis, pour ne plus rester que dans
la conscience du capitaine et de quelques rares compagnons de fortune
survivants, tels le capitaine Ned Eliott avec qui Whalley fera une longue
promenade au cours de laquelle il écoutera surtout le premier parler de son
travail actuel et des soucis qu’il rencontre.
« Cette nouvelle pauvreté lui fit prendre conscience des changements fondamentaux survenus dans le monde. De son passé subsistaient les noms familiers, ici et là ; mais les choses et les hommes tels qu’il les avait connus avaient disparu. Le nom de Gardner, Patteson & C° s’étalait toujours sur les murs des entrepôts le long des quais, sur les plaques de cuivre et les enseignes des quartiers d’affaires de plus d’un port oriental, mais il n’y avait plus aucun Gardner ni aucun Patteson dans la firme. Il n’y avait plus de fauteuil attendant le capitaine Whalley dans le bureau du patron, avec une affaire mise de côté pour un vieil ami en souvenir des services rendus jadis. Les maris des filles Gardner trônaient derrière leurs bureaux dans cette pièce où, longtemps après qu’il eut cessé d’être au service de la firme, il avait eu ses entrées libres, du temps où le père dirigeait encore l’affaire. Leurs navires avaient maintenant des cheminées jaunes couronnées d’une bande noire, des horaires prévus sur des itinéraires obligatoires, comme un banal service de tramways ; leurs capitaines, - des jeunes gens très bien, assurément – connaissaient certainement l’île Whalley […] mais la plupart d’entre eux auraient été fort surpris d’apprendre que ce Whalley vivait encore. […] Et partout c’était la même chose. Disparus, les hommes qui auraient manifesté leur estime en entendant prononcer son nom, et qui se seraient sentis tenus en conscience de faire quelque chose en faveur de Harry Whalley Trompe-la-Mort. Disparues, les occasions dont il aurait su profiter ; et disparu avec tout cela, le troupeau des clippers aux ailes blanches qui menaient la vie incertaine et tumultueuse régie par les vents, recueillant des fortunes importantes sur l’écume des flots. » (p. 19 et 20)
Le capitaine Whalley, malgré sa récente infortune,
maintint toutefois son « tempérament aristocratique ». Son sens de
l’honneur lui fait prendre en horreur la décision de sa fille de devenir
tenancière d’hôtel, bien qu’il se rende compte qu’il n’y a guère d’autre
solution et qu’il cherche à lui apporter les fonds nécessaires pour monter
cette affaire. Lui-même, à l’instar de Conrad, avait « toujours préféré
commander des navires de commerce (ce qui est un travail loyal) que de faire
des transactions commerciales dont l’essence même consiste à gagner de l’argent
aux dépens de quelqu’un ; ou, dans la meilleure hypothèse, représente un
affrontement cérébral sans dignité. » (p. 25) Le héros typique chez
Conrad semble un être hautement attaché à des valeurs, à un sens moral élevé,
tel que l’exprime Sylvère Monod dans son essai en postface « Conrad ou la
fidélité ». Son nouvel état de pauvreté, loin d’avoir pour conséquence de
le plonger dans le désespoir, ne fait que sublimer le caractère noble de
Whalley, prêt à tout pour assurer l’avenir matériel de sa fille, aux dépens de
son propre confort. C’est ainsi qu’il est décrit par son seul ami dans ses
dernières années de voyage, le Hollandais Van Wyk :
« il y avait chez ce vieux marin, d’un type peu courant, qui venait dériver aux confins de sa solitude laborieuse [celle de Van Wyk], quelque chose qui fascinait son scepticisme. Sa simplicité même – assez amusante – était comme le raffinement délicat d’un personnage loyal. Ses manières d’une dignité frappante ne pouvaient être rien d’autre, chez un homme réduit à une situation aussi modeste, que l’expression d’une nature véritablement noble. Malgré toute sa foi dans l’humanité, ce n’était pas un sot ; la sérénité de ses dispositions, après tant d’années – puisqu’elle ne pouvait évidemment pas découler de la réussite -, assumait un air de grande sagesse. Mr. Van Wyk s’en amusait parfois. La personne même du vieux capitaine du Sofala, sa carrure athlétique, son attitude détendue, son beau visage intelligent, ses longs membres, sa courtoisie amène, la touche de sévérité ombrageuse de ses sourcils broussailleux faisaient de lui un personnage plein d’attraits. » (p. 144-145)
Whalley incarne un héroïsme silencieux, discret,
que seul Van Wyk percevra. Les autres personnages qui perçoivent Whalley dans
la seconde partie de la nouvelle (la première étant surtout consacré au passé
du capitaine et aux jours précédant sa résolution de s’embarquer sur le Sofala trois ans avant l’incipit de la
nouvelle) ne le comprennent pas (Massy) ou cherchent à le faire tomber (son
second, Sterne, ambitieux sans scrupules, qui découvre le handicap de Whalley
et tente d’en tirer parti). Selon une technique narrative chère à Conrad,
Whalley est raconté, perçu par les autres personnages dans la seconde partie de
la nouvelle, et leur passé (de ces personnages) nous est progressivement
dévoilé. La mort du capitaine ne sera pas décrite dans le détail, avec un usage
de l’ellipse qui rappelle celle utilisée lors des événements cruciaux de
l’abandon du navire dans Lord Jim,
mais sera rapportée à Van Wyk progressivement par les yeux de ceux qui ont
échappé au naufrage du Sofala. Suicide
délibéré du capitaine pour que sa fille puisse entrer sans encombre en possession de son
héritage ? Ou accident alors qu’il voulait se sauver ? Conrad laissera
le mystère planer autour des motifs derrière la mort de son personnage principal.
L’autre attrait de cette nouvelle, commun à tous
les écrits de Conrad, réside dans le combat moral qui se joue dans la
conscience de Whalley, tiraillée entre son devoir envers son équipage et celui
envers sa fille.
« Cette nécessité de chaque instant [de se taire lorsqu’approche quelqu’un avant que ce dernier ne parle, afin qu’il puisse le reconnaître au son de sa voix] ravivait dans le cœur du capitaine Whalley la conscience humiliante de sa déloyauté. Il y avait été amené par son amour pour sa fille, par incrédulité devant son malheur, par confiance inébranlable dans une justice divine en harmonie avec les sentiments des hommes sur cette terre. Il donnerait à sa pauvre Ivy le fruit d’un mois de plus de travail ; peut-être que sa cécité n’était que provisoire. Sûrement, Dieu ne voudrait pas priver sa fille de la possibilité qu’il avait de l’aider, et ne le jetterait pas, démuni, dans une nuit sans fin. Il s’était accroché à toutes les raisons d’espérer ; et lorsque l’évidence de son malheur se montra plus forte que l’espoir, il essaya de ne pas croire à ce fait manifeste. En vain. Dans un univers qui devenait chaque jour plus noir, une sinistre clarté régnait dans son cerveau. Aux moments où la souffrance irradiait, il voyait la vie, les hommes, toutes choses, la terre entière avec tout son fardeau de créatures, comme il ne les avait jamais vus auparavant. […] Pourquoi ? Le châtiment était excessif, pour un peu de présomption, un peu d’orgueil. Et il finit par se décider à continuer sa sombre comédie avec une détermination farouche ; pour qu’elle ait son argent intact, et qu’il puisse avoir la joie de la revoir encore une fois. Après…, quoi ? La pensée du suicide répugnait à sa vigueur masculine. Dans ses prières, il avait éperdument demandé de mourir. Tous les jours de son existence il avait prié, demandé d’avoir son pain quotidien, de ne pas être induit en tentation, avec une humilité d’enfant. Les mots avaient-ils un sens ? D’où tenait-on le don de la parole ? Les battements violents de son cœur résonnaient dans sa tête. Il lui semblait que son cerveau éclatait. » (p. 181-182)
Au bout du
rouleau convainc surtout par l’émotion avec laquelle nous suivons le
dernier combat que livre son héros vieillissant, à la fois contre son déclin
physique (la perte progressive de sa vue), contre les autres membres de son équipage, mais surtout contre sa propre
conscience. Conrad brille surtout pour ce dernier aspect, nous plongeant avec précision
dans les tourments d’une âme face à elle-même, pour être à la hauteur du sens moral
élevé qu’elle s’est imposée, son désespoir face aux innombrables malheurs qui la
frappent, sa tentation de se donner la mort pour mettre fin à ses tourments. La
dernière lettre de Whalley, adressée à sa fille, nous résume en quelques mots l’héroïsme
d’une âme que nous avons suivi avec empathie tout au long de cette nouvelle :
« Je n’ai jusqu’ici rien
retenu pour moi de ce que j’ai gagné. À l’avenir – si je vis encore – je devrai
en prendre un peu, le moins possible, afin de pouvoir venir jusqu’à toi. Il faut
que je vienne. J’ai absolument besoin de te revoir encore une fois.
Il m’est difficile de croire
que tu liras ces lignes un jour. Dieu semble m’avoir oublié. Je veux te revoir ;
et pourtant la mort serait une grande faveur. Si jamais tu lis cette lettre, je
te demande de commencer par remercier Dieu, qui m’aura enfin été miséricordieux ;
car, alors, je serai mort, et ce sera bien. Ma chérie, je suis au bout du rouleau… »
(p. 196-197)