Le roman le plus engagé de Dickens. Les Temps difficiles, ce sont les
débuts de la révolution industrielle qui transforme l'aimable campagne
anglaise en un pandémonium d'usines, de canaux, d'installations
minières, de fabriques, d'entrepôts, de banlieues misérables où vit à la
limite de la survie le prolétariat le plus exploité qui sans doute fût
jamais. Sous un ciel de suie, Coketown, la ville du charbon (Manchester
en réalité), est d'autant plus l'image de l'enfer que la classe ouvrière
n'y est pas encore organisée et qu'elle apparaît ainsi comme la victime
toute désignée de politiciens sans scrupules et d'une bourgeoisie,
parfois compatissante et troublée dans son confort moral, mais toujours
persuadée de la divinité de ses droits. Le roman de Dickens correspond
point pour point à l'analyse qu'en ces mêmes années et dans cette même
Angleterre, Fr. Engels entreprenait de la naissance du capitalisme
moderne.
(Les pages mentionnées
font référence à l’édition publiée en Pléiade avec Dombey et Fils, allant de la page 1005 à 1316 pour le présent roman)
Temps
difficiles, dixième roman de Dickens publié en 1854, est présenté
généralement comme le roman le plus engagé de Dickens, ou du moins celui dans lequel
il dénonce le plus explicitement les conditions de travail des ouvriers de son
époque. Sa cible privilégiée ici, ce sont les thuriféraires d’une certaine
forme d’économie politique, et bien que sa critique puisse paraître simpliste,
voire naïve, elle n’en est pas moins juste sur le fond et on ne saurait trop
revenir sur une vérité que certains économistes (et certains hommes politiques)
tendent à négliger ou occulter : à savoir que l’homme n’est pas un animal purement
rationnel et que le réduire à une simple « force de travail » ou
« main d’œuvre », pour employer le vocabulaire d’aujourd’hui, en faisant fi de ses affections et aspirations
(autres que celles du « marché ») est justement une analyse
réductrice et fausse, bien qu’elle soit encore largement répandue. C’est par la
bouche de Stephen Blackpool que Dickens exprime cette idée, en se gardant bien
de proposer toute solution définitive à la question :
« Et par-d’ssus tout, évaluer les gens en force motrice, leur fixer des règles comme s’ils étaient les chiffres d’un total ou des machines, comme s’ils n’avaient ni affections ni sympathies, ni souv’nirs ni préférences, ni une âme pour languir et pour espérer, - quand tout est calme les laisser croupir comme s’ils n’avaient aucun sentiment humain, et quand il y a de l’agitation leur reprocher d’manquer d’ces sentiments humains dans leurs rapports avec vous [Stephen s’adresse à son patron, Mr. Bounderby, dont nous reparlerons plus bas], ça n’arrangera jamais rien, M’sieur, jusqu’à c’que l’œuvre de Dieu soit détruite. » (p. 1162)
Il a été reproché à Dickens de ne pas prendre
explicitement parti pour les syndicalistes faisant grève dans ce roman, et même
de les peindre sous un angle péjoratif. Cette critique peut paraître excessive,
bien que je ne veuille pas aller jusqu’à dédouaner complètement Dickens, qui
fait preuve d’une certaine forme de naïveté selon moi, puisqu’il semble plutôt
tendre vers une solution de type paternaliste (à tendance aristocratique) misant
sur la prise de conscience des classes dirigeantes et leur humanité/compassion face aux souffrances des classes ouvrières. Tout
d’abord, si Dickens semble critiquer les syndicats, il n’en critique
explicitement qu’un seul, à travers le personnage de Slackbridge, le leader qui
pousse les ouvriers à la révolte grâce à ses talents oratoires. Les discours de
ce dernier sont retranscrits et sont particulièrement persuasifs, mais la
critique de Dickens se situe moins sur la légitimité de la révolte des ouvriers
(qu’il soutient sans ambigüité) que sur le côté arriviste et intéressé de
Slackbridge, à qui Dickens reproche de surcroît de ne pas véritablement
connaître les souffrances des ouvriers et de vouloir tirer profit à titre
personnel d’une lutte entre les travailleurs et leur patron, Mr. Bounderby.
Dickens s’est rendu célèbre notamment par sa
peinture des profonds changements qu’ont occasionnés les Révolutions
industrielles en Angleterre. Ses descriptions d’un Londres noirci par les
fumées des usines, de la misère liée aux conditions de travail difficiles des
ouvriers, sont parmi les témoignages les plus marquants sur le plan littéraire
de ces bouleversements survenus au 19e siècle. Sa peinture dans le
présent roman de la ville fictive de Coketown s’inscrit dans cette
démarche :
« Coketown était une ville de briques rouges, ou plutôt de briques qui eussent été rouges si la fumée et les cendres l’eussent permis ; mais, étant donné les circonstances, c’était une ville d’un rouge et d’un noir contre nature, telle la face peinte d’un sauvage. C’était une ville de machines et de hautes cheminées d’où s’échappaient inlassablement, éternellement, des serpents de fumée qui ne se déroulaient jamais tout à fait. Elle avait un canal noir, et une rivière qui roulait ses eaux empourprées par de puantes teintures, et de vastes constructions criblées de fenêtres qui vibraient et tremblaient tout le long du jour et d’où le piston des machines à vapeur montait et descendait monotonement comme la tête d’un éléphant fou de mélancolie [en référence au mouvement de la bielle des premières machines à vapeur]. Elle comptait plusieurs larges rues toutes fort semblables les unes aux autres et beaucoup de petites rues encore plus semblables les unes aux autres, qui tous sortaient et rentraient aux mêmes heures, en marchant du même pas sur le même trottoir, pour aller faire le même travail, et pour qui chaque journée était semblable à celle de la veille et à celle du lendemain et pour qui chaque année était le pendant de la précédente et de la suivante. Ces attributs de Coketown étaient pour la plupart inséparables du travail dont la ville tirait ses profits. On pouvait leur opposer en contre-partie les éléments de confort qui en partaient pour se répandre dans le monde entier, et les articles de luxe qui servaient à faire, nous ne voulons pas savoir jusqu’à quel point, une de ces élégantes dont l’oreille pourrait à peine supporter d’entendre le nom de la ville. ». (p. 1027)
Bien que le roman présente peu d’idées neuves ou
originales en matière d’économie et de critique du capitalisme pour ceux qui y sont
accoutumés, il n’en reste pas moins que ces idées sont illustrées de manière
plus concrète et plus sensible qu’un traité d’économie. Car si le capitalisme
dans ses formes les plus poussées et extrêmes est si condamnable dans
l’obsession consumériste et utilitariste qu’il entraîne dans les mentalités, ce « message » est beaucoup plus
fort lorsqu’il est véhiculé par le moyen de la littérature, par le biais de l’impact
concret qu’il a sur les comportements et les caractères de l’homme. Bien que ce
soient bien sûr des êtres imaginaires, il n’est pas difficile de voir que les
caractères humains peints par Dickens sont tout à fait vraisemblables, malgré
l’exagération et la déformation grotesques qui caractérisent l’art de l’auteur
de Pickwick. Quoique je me sois
jusqu’à présent astreint à parler de la portée politique et sociale du roman, la
force de ce dernier repose bien sûr, encore et toujours, sur la force des
personnages que parvient à faire surgir Dickens. Car il ne faut pas s’y tromper :
si Temps difficiles semble un roman
plus engagé, plus politique, plus sombre même, il conserve l’énergie, la
vitalité propres à l’art de Dickens, qui découle de sa capacité extraordinaire
à susciter immédiatement des personnages attachants (et/ou fascinants), à
rapidement impliquer le lecteur à la vie et aux destins de ces personnages.
Le roman débute d’ailleurs dans la salle de classe
de Mr. Gradgrind, un homme dont le système éducatif ressemble à celui des
Blimber dans Dombey et Fils. Pour cet
homme « éminemment pratique », seuls les Faits comptent, et l’éducation
consiste à bourrer le plus possible le crâne des élèves de ces Faits objectifs qui excluent toute forme d’imagination. Cette dernière est l’ennemi déclaré
de Gradgrind, ainsi que ses semblables comme l’émerveillement, l’étonnement :
« Telle est la clef du mystère et de l’art mécanique qui permet d’éduquer la raison sans s’abaisser à cultiver les sentiments et l’affection. Ne vous demandez jamais rien. Il faut d’une manière ou d’une autre tout résoudre au moyen d’additions, de soustractions, de multiplications et de divisions et ne jamais rien se demander : Amenez-moi cet enfant-là, qui peut tout juste marcher, dit Mr. Choakumchild, et je me fais fort qu’il ne se demande jamais rien. […] C’était une circonstance décourageante, mais bien un fait attristant, que même ces lecteurs persistaient à se poser des questions. Ils se posaient des questions à propos de la nature humaine, des passions humaines, des craintes et des espoirs, des luttes, des victoires et des défaites, des soucis, des joies et des chagrins, de la vie et de la mort des hommes et des femmes du commun. » (p. 1055-6)
Cécilia « Sissy » Jupe, enfant
abandonnée par son père travaillant au cirque qui ne parvenait plus
physiquement à jouer ses numéros (la raison pour laquelle il l’a abandonnée,
par amour ou par lâcheté, est laissée en suspens par Dickens), est à l’inverse
une jeune fille pleine d’imagination, qui sera adoptée par Mr. Gradgrind, qui,
malgré sa désastreuse croyance aux Faits, possède néanmoins un bon cœur. Sissy est
encore un de ces êtres purs, qui va résister à l’éducation qui lui est
prodiguée, et apporter dans le même temps la chaleur qui manquait au foyer des Gradgrind, dont seuls les
enfants cadets profiteront. C’est elle notamment qui est la jeune fille
interrogée par Gradgrind dans l’incipit et qui le désespère par son ingénuité
face à ce que l’on tente de lui apprendre (l’épisode de la
« définition » d’un cheval). Elle sera également le prétexte à
quelques scènes sentimentales typiquement dickensiennes, avec les larmes
versées lors ses adieux à ses amis du cirque.
Mais si les cadets Gradgrind seront sauvés par
Sissy, cela ne sera pas le cas pour Louisa et Thomas, les deux aînés du foyer.
La trajectoire de Louisa et son caractère présentent quelques similitudes avec
celui d’Edith Granger dans Dombey et Fils.
Élevée d’une façon contre-nature, Louisa, avide et frustrée son enfance durant
par l’éducation rigide de son père, devient peu à peu indifférente à tout, y
compris par rapport à elle-même. Elle a douloureusement conscience de ce
manque, de cet étouffement dont elle a souffert, qui ont eu des conséquences
terribles sur elle. Incapable d’amour, de passion, excepté vis-à-vis de son
frère Thomas, elle est indifférente au reste, comme cette question qu’elle se
pose chaque fois qu’elle se retrouve face à une décision importante, dont la
demande en mariage de Mr. Bounderby appuyée par son père, qu’elle finit par
accepter : « quelle importance ? » se dit-elle à chaque
fois. Louisa a la vague impression durant le roman qu’elle ne vit pas sa propre
vie, qu’elle n’a pas pu de par son éducation vivre la vie qu’elle aurait
souhaitée. Et le contact bref avec Sissy, avant son mariage, n’a pu la changer,
au contraire, par orgueil (envie, ou haine), elle se tient à distance d’elle,
qui représente en fait la personne qu’elle aurait pu être, et brièvement
également elle ressent une vague haine née de l’orgueil, lorsqu’elle retourne
chez son père suite à une grave crise durant laquelle elle a manqué de se
perdre avec un dandy, James Harthouse, un homme désœuvré qui est parvenue peu à
peu à la séduire (plus par ennui, par défi, que par véritable machiavélisme) en
se servant indirectement de son frère.
Le destin de Louisa est
sans doute celui que l’on suit avec le plus d’intérêt, par le côté tragique de
l’enfant sacrifiée qu’elle représente, thématique constante chez Dickens.
Enfant contrariée dans son libre développement, privée de sentiments malgré
elle, et qui a vécu ses plus jeunes années tel un fantôme errant, indifférent à
tout, elle symbolise tous les enfants soumis et victimes de l’absurde système d’éducation de
Gradgrind.
« Et à présent qu’elle approchait de son ancien foyer, aucune des meilleures influences qui émanent d’un ancien foyer ne s’exerçait non plus sur elle. Les rêves de l’enfance – ses contes légers, toutes les choses gracieuses, belles, bienfaisantes, invraisemblables, d’un monde inaccessible, rêves auxquels il fait si bon de croire pour un temps et dont il fait si bon se souvenir quand on les a dépassés, car le plus petit d’entre eux grandit dans le cœur jusqu’à prendre la haute stature de la charité, laissant venir à soi les petits enfants pour que, de leurs mains pures, ils entretiennent un jardin sur les chemins pierreux de ce monde, un jardin dans lequel il vaudrait mieux pour tous les enfants d’Adam qu’ils vinssent plus souvent se réchauffer au soleil, simples et confiants, sans plus de sagesse mondaine – qu’avait-elle à faire avec ces rêves ? Le souvenir des voyages qu’elle avait accomplis, pour atteindre au peu qu’elle savait, par les voies enchantées de ce qu’elle-même et des millions d’êtres innocents avaient désiré, imaginé, le souvenir du premier jour où la Raison lui était apparue à travers la douce lumière de l’Imagination et où elle avait vu en elle une divinité bienfaisante s’inclinant devant d’autres divinités aussi puissantes qu’elle, non pas cette sinistre idole, cruelle et froide, gardant ses victimes pieds et poings liés, et dont la grande forme muette au regard fixe et aveugle ne saurait être émue par quoi que ce soit si ce n’est par un levier de tant de tonnes – qu’avait-elle à faire avec eux ? Le souvenir qu’elle gardait de son foyer familial et de son enfance, c’était qu’on avait tari chaque source, dès que jaillie, dans son jeune cœur. Les eaux enchantées n’étaient pas là ; elles coulaient pour fertiliser cette contrée où les raisins se cueillent sur les épines et les figues sur les chardons.C’est avec une tristesse pesante et comme endurcie qu’elle entra dans la maison. » (p. 1209-1210)
Un peu plus loin, se
confiant enfin à son père sur son aridité de cœur héritée de son enfance :
« Comment avez-vous pu me donner la vie et me priver de toutes les choses inappréciables qui l’élèvent au-delà d’un état de mort consciente ? Où sont les grâces de mon âme ? Où sont les sentiments de mon cœur ? Qu’avez-vous fait, ô père, qu’avez-vous fait de ce jardin qui aurait dû fleurir autrefois dans le morne désert que je porte en moi ?Elle se frappa la poitrine des deux mains.-S’il avait jamais été là, ses cendres auraient suffi à me sauver du vide où sombre ma vie entière. Je ne voulais pas en parler, mais, père, vous rappelez-vous la dernière fois que nous avons causé dans cette pièce ? [en se référant à la demande en mariage de Bounderby dont son père l’avait informé, en lui conseillant de l’accepter] […]Ce qui vient de monter à mes lèvres y serait monté alors si vous m’aviez aidée, ne fût-ce qu’un instant. Je ne vous fais pas de reproches, père. Ce que vous n’avez jamais cultivé en moi, vous ne l’avez jamais cultivé en vous-même ; mais si seulement vous l’aviez fait jadis, ou si seulement vous m’aviez laissée à l’abandon, ah, comme je serais aujourd’hui une créature meilleure et plus heureuse ! […] Père, si vous aviez su, la dernière fois que nous nous sommes trouvés ensemble ici, ce que je craignais déjà tout en luttant contre cette crainte, comme ce fut ma tâche depuis ma petite enfance de lutter contre toutes les impulsions naturelles qui s’éveillaient dans mon cœur ; si vous aviez su que subsistaient en moi des susceptibilités, des sentiments, des faiblesses qui, tendrement soignés, auraient pu devenir une force défiant tous les calculs faits par l’homme et aussi incomprise de son arithmétique que l’est son Créateur, si vous l’aviez su, m’auriez-vous donnée au mari que maintenant je suis sûr de haïr ? […] M’auriez-vous condamnée, à aucun moment, à subir ce gel, cette brouissure qui m’ont durcie et flétrie ? M’auriez-vous dépouillée – sans enrichissement pour personne – simplement pour la plus grande désolation de ce monde – de la partie immatérielle de ma vie, du printemps et de l’été de ma confiance, de mon refuge contre tout ce qui est sordide et mauvais dans les réalités qui m’entourent, de l’école où j’aurais appris à être plus humble et plus confiante à leur égard et à nourrir l’espoir de les améliorer dans ma modeste sphère ? […] C’est avec une faim et une soif en moi, père, qui n’ont jamais été apaisées, avec une ardente aspiration vers quelque sphère où les règles et les chiffres et les définitions ne jouiraient pas d’un pouvoir absolu, que j’ai grandi, en bataillant pied à pied. […] Au cours de cette lutte j’ai presque réussi à repousser et à terrasser l’ange qui veillait sur moi jusqu’à le transformer en démon. Ce que j’ai appris m’a enseigné le doute, l’incrédulité, le mépris, le regret de ce que je n’ai pas appris, et il ne m’est resté pour ressource que la triste pensée que la vie passerait vite et qu’elle ne renfermerait rien qui valût la peine de lutter. » (p. 1229-1230)
Si Louisa est l’enfant-martyr du roman, un être
tiraillé par une vague conscience de ce qu’elle a manqué et souffrant longtemps
sans en deviner les causes, d’autres enfants passés sous le système des Faits
connaîtront des trajectoires diamétralement opposées. Son frère, Thomas, est
devenu un homme sans cœur, passant son
temps à jouer et à contracter des dettes, et à soustraire de l’argent à sa sœur
pour qui il ne montre que froideur et ennui face à sa volonté d’intimité et de
chaleur. Il constitue une certaine réminiscence avec ce que devait être Jean Carker (le frère
repenti), mais surtout avec Rob le Rémouleur, deux personnages de Dombey et Fils. Ce dernier, élevé dans
un foyer chaleureux, tourne brusquement mal lors de son passage désastreux à
l’école rigide des Rémouleurs, et constitue la principale source de chagrin de
ses parents. Il passera le reste du roman à abuser de la confiance des autres
personnages, en particulier du capitaine Cuttle, en se mettant au service du
maléfique Carker, et n’éprouvant plus d’affection pour sa mère aimante. Thomas
de même n’éprouve aucune affection et montre de fréquents signes d’ingratitude,
que même l’indolent Harthouse remarque, provoquant même l’indignation et la révolte (difficiles pourtant à susciter)
de ce dernier. Ses dettes incessantes vont même jusqu’à le pousser à monter un
vol de peu d’envergure certes, mais pour lequel il s’arrange pour accuser
l’honnête Stephen Blackpool. L’autre enfant qui tournera mal est le jeune
garçon, Bitzer, qui, au début du roman, satisfait pleinement aux attentes de
ses instructeurs, au contraire de la jeune Sissy. Devenu une sorte de factotum
au service de Bounderby, et malgré son peu d’envergure (il n’a pas le caractère
vraiment diabolique d’un Steerforth ou Carker), il incarne une monstruosité née
des principes des Faits (et du capitalisme) poussés à l’extrême, lorsqu’il
cherche à ramener Tom aux autorités :
« Mr Bounderby, je n’en doute pas un instant, me donnera l’emploi qu’occupait le jeune Mr. Tom. Et je désire avoir son emploi, Monsieur [il s’adresse à Mr. Gradgrind, changé par l’expérience de la souffrance de sa fille Louisa], parce que ce sera pour moi un avancement et que j’en tirerai profit. […] vous savez, j’en suis sûr, que tout le système social est fondé sur l’intérêt personnel. C’est à l’intérêt personnel qu’il faut toujours faire appel chez n’importe qui. C’est la seule chose qui vous donne prise sur les gens. Nous sommes ainsi faits. On m’a enseigné ce catéchisme-là quand j’étais très jeune, Monsieur, vous devez le savoir. […] je m’étonne vraiment [Gradgrind vient d’implorer sa pitié en vertu des souvenirs qu’il a eus à son école] de vous voir prendre une position aussi peu soutenable. Mes frais d’études ont été payés ; c’était un marché, mais à ma sortie de l’école, le marché a cessé d’exister.C’était un des principes fondamentaux de la doctrine Gradgrind que toute chose devait être payée. Personne ne devait jamais, en aucun cas, rien donner à qui que ce fût ou rendre un service à qui que ce fût sans compensation. La gratitude devait être abolie et les bienfaits qui en découlent n’avaient aucune raison d’être. Chaque pouce de l’existence des humains, depuis la naissance jusqu’à la mort, devait être un marché réglé comptant. Et s’il était impossible de gagner le ciel de cette façon, cela signifiait que le ciel n’était pas un lieu régi par l’économie politique et que l’on n’avait rien à y faire. » (p. 1304-1305)
Les deux romans regroupés dans cette Pléaide, Dombey et Fils et Temps difficiles, ont pour thématique commune la perversion qu’entraîne
une place excessive accordée à l’argent et à l’intérêt personnel, où les sentiments
les plus importants auraient été évacués. M. Dombey, durant tout le roman, règle
strictement ses relations par rapport à l’argent et l’orgueil de puissance qu’il
lui procure, bannissant au passage tout autre type de relation, en particulier avec
sa fille Florence. Dans Temps difficiles,
la monstruosité de Bitzer et celle, encore plus grande, de Mr. Bounderby, véritable
« fanfaron d’humilité », se drapant dans une légende usurpée de self-made man, permettent de souligner le
caractère monstrueux de relations humaines réduites à un rapport d’argent et de
pouvoir, où l’affection, la chaleur humaine, n’ont plus place. La monstrueuse ingratitude
de Bounderby, sa constante brutalité sous ses masques d’humilité, bien qu’elles
nous fassent rire la plupart du temps, jette également au lecteur un frisson d’inquiétude,
puisque nous y reconnaissons des tendances hélas si répandues aujourd’hui. Du reste,
est-il besoin de souligner à quel point cet énième roman de Dickens que j’ai lu,
loin de pouvoir se réduire à un roman didactique dénonçant le capitalisme et ses
dérives (bien que cela soit un de ses buts), est agréable à lire, malgré quelques
ficelles un peu grosses (l’exagération sur les Faits, un peu lourde parfois, la
naïveté de Dickens vis-à-vis du paternalisme, et hélas sa confiance, désormais datée,
en la résistance de l’imagination des hommes, friands à son époque encore de la
lecture et de ses capacités à éveiller et susciter notre imagination, comme en attestent
le succès phénoménal qu’ont eu ses romans, résistance qui semble de plus en plus
amoindrie aujourd’hui), grâce à sa conduite sûre de son récit, à ses personnages
attachants/fascinants, et la joie pure que l’on ressent à lire ses romans ?