Les pages indiquées renvoient à la
nouvelle édition de la Pléiade des pièces de Shakespeare, dans le volume
Tragédies I, publié en 2002.
Titus Andronicus est généralement l’une,
voire la moins appréciée de toutes les pièces de Shakespeare. Tous s’accordent
à déplorer l’excessive violence de certaines scènes, en particulier la
mutilation atroce de Lavinia, la fille bien-aimée du protagoniste donnant son
nom à la pièce, qui sera violée et verra ses mains ainsi que sa langue coupées,
dans une parodie grotesque de l’histoire de Philomèle violée par son beau-frère
Térée, qui parvient, malgré son mutisme dû à sa langue arrachée, à dénoncer ce
dernier en tissant une toile représentant son agression dans un des épisodes
mémorables des Métamorphoses d’Ovide.
C’est d’ailleurs par connaissance de ce célèbre épisode que les agresseurs de
Lavinia, les deux fils de la reine Tamora, Demetrius et Chiron, décident de lui
couper les mains pour l’empêcher de communiquer leur identité à son père
meurtri. Une scène particulièrement grotesque dépeint Lavinia tenant entre ses
dents la main coupée de Titus (p. 102, Acte III scène I, v. 281) puis en train
de poursuivre le jeune Lucius (p. 110, début de l’acte IV).
Un des principes
essentiels de la tragédie est que nous devons éprouver de la compassion pour le
héros tragique, en l’occurrence Titus : cependant, ces scènes grotesques,
où Shakespeare s’amuse à parodier le genre de la tragédie de vengeance alors à
la mode, nous font souvent sortir du schéma classique de la tragédie telle que
le concevait Aristote et les classiques français.
Néanmoins, Titus Andronicus n’est pas à mes yeux aussi
mauvais que le déplorent tous les critiques admirateurs cependant du reste du
corpus shakespearien. Hormis ces deux épisodes grotesques, ainsi que la
surenchère dans l’horreur que constitue la « vengeance » de Titus, la
pièce est à mes yeux tout à fait plaisante à lire et non dépourvue de la
« profondeur », bien que moindre bien sûr par rapport aux plus
grandes pièces du barde d’Avon, dans le sens de la création de personnages
mémorables et d’ironie sur la condition humaine.
Commençons tout
d’abord par Titus, guère apprécié en général en tant que personnage. Il est
vrai qu’au premier abord, Titus passe pour un de ces parfaits imbéciles que
Shakespeare adore moquer : c’est un général romain qui a passé sa vie à
servir l’empire, remportant de nombreuses batailles au profit de ceux qu’il
sert, et, ironiquement, ayant perdu 21 de ses fils au combat tout en étant fier
de leur mort plutôt que de déplorer le grotesque sacrifice auquel il a
consenti. Car la plus grande ironie du sort de Titus, c’est qu’il sera aussitôt
répudié par le nouvel empereur Saturnius dès l’intronisation de ce dernier,
alors que Titus était le favori aux yeux de la population romaine pour devenir
empereur, et qu’il a renoncé à cette faveur au profit de Saturnius ! Il en
est bien mal récompensé tout d’abord lorsque sa fille, Lavinia, qui était
pourtant promise à devenir la femme du nouvel empereur, est répudiée par ce
dernier dès l’instant où il croise Tamora, la reine déchue des Goths que Titus
a capturée et qu’il vient de remettre en tant que trésor de guerre à Saturnius.
Ce brusque retournement de situation, lié aux caprices du désir amoureux qui
entraîne tant de retournements de situation comiques ou tragiques dans les
pièces ultérieures de Shakespeare, entraînera une cascade de catastrophes qui
frappera Titus. Car, en effet, Tamora nourrit une rancune invincible envers
Titus : ce dernier a non seulement vaincu le peuple dont elle était la
reine et l’a capturée, mais surtout, dans un geste obéissant à la convention consistant à sacrifier une prise de guerre
en signe de triomphe, ici le fils aîné de Tamora, Alarbius, et de revanche pour
l’énième fils de Titus tombé au champ de bataille.
LUCIUS [frère de Titus]
Give us the proudest prisoner of the
Goths,
That we may hew his limbs and on a
pile,
Ad manes fratrum [= aux mânes de nos
frères], sacrifice his flesh
Before this earthy prison of their
bones,
That so the shadows be not
unappeas’d,
Nor we disturb’d with prodigies on
earth. […]
TAMORA
Stay, Roman brethren, gracious
conqueror,
Victorious Titus, rue the tears I
shed,
A mother’s tears in passion for her
son.
And if thy sons were ever dear to
thee,
O think my son to be as dear to me !
Sufficeth not that we are brought to
Rome
To beautify thy triumphs, and return
Captive to thee, and to thy Roman
yoke,
But must my sons be slaughter’d in
the streets
For valiant doings in their
country’s cause ?
O if to fight for king and
commonweal
Were piety in thine, it is in these.
Andronicus, stain not thy tomb with
blood.
Wilt thou draw near the nature of
the gods ?
Draw near them then in being
merciful.
Sweet mercy is nobility’s true
badge.
Thrice-noble Titus, spare my
first-born son.
TITUS
Patient yourself, madam, and pardon
me.
These are their brethren, whom your
Goths beheld
Alive and dead, and for their
brethren slain,
Religiously they ask a sacrifice :
To this your son is mark’d, and die
he must,
T’ appease their groaning shadows
that are gone.
LUCIUS
Away with him, and make a fire
straight,
And with our swords upon a pile of
wood,
Let’s hew his limbs till they be
clean consum’d. (p. 10 et 12 ; Acte I, scène I, v. 99 à 132)
Titus est
clairement dépeint, et perçu, comme le parfait imbécile patriote qui adhère à
toutes les valeurs guerrières et d’honneur que lui imposent la société,
contrairement à Falstaff qui lui les rejette toutes en bloc et affirme son
indépendance totale vis-à-vis d’elles. Il est lui-même l’instigateur de sa
future infortune, puisque ce sacrifice inutile et barbare aura de lourdes
conséquences lorsque Tamora, de qui le nouvel empereur est instantanément tombé
amoureux, et entraînant un de ses brusques changements de fortune rappelant la
précarité de toute situation dans le monde, aussi prestigieuse qu’elle puisse
paraître comme l’était celle de Titus, glorieux et populaire général, qui
s’attirera rapidement la défaveur d’un Saturnius qui subit l’influence de
Tamora éprise de vengeance pour ce fils sacrifié.
Le malheur de
Tamora, et de ses fils Démétrius et Chiron déplorant la perte de leur frère, ne
suffit que provisoirement à attirer la sympathie du lecteur à leur encontre :
car leur désir de vengeance implacable, qui s’exécutera dans les pires
atrocités surpassant même leur perte initiale, les discrédite totalement aux
yeux du lecteur. Démétrius et Chiron sont eux instantanément épris de Lavinia,
et mettent en place le plan fatal consistant à la violer puis à la mutiler pour
assouvir leur furieux désir. Et en parallèle, ils projettent et parviennent à
piéger deux des trois derniers fils survivants de Titus, Martius et Quintus,
dans un puits creusé pour les accuser d’avoir tué Bassanius, le frère de
Saturnius.
L’avalanche de
malheurs frappant ainsi Titus, sa si soudaine infortune alors qu’il était au
faîte de son prestige, le rendent tout de même sympathique malgré son
imbécillité passée, qui avait atteint son sommet avec le sacrifice d’Alarbius,
puis, comble du grotesque, le propre meurtre de son fils Mutius, qui s’était
opposé à la volonté de son père lorsque Bassanius prit de force Lavinia pour
l’épouser. Comme tant de héros shakespeariens, et plus précisément le roi Lear
dont il se rapproche le plus, Titus fait
l’expérience ultime de la vanité complète de sa vie, passée au service de son
pays qui le lui rend si mal par l’intermédiaire de Saturnius : encore et
inlassablement, comme dans toutes ses pièces et comme tous les grands auteurs,
Shakespeare met en lumière à quel point la vie humaine est fragile dans sa
tranquillité, soumise aux caprices de la Fortune, à l’ingratitude humaine, qui
peut à tout instant réduire au malheur et au désespoir tout homme en lui infligeant
les plus grandes souffrances. Titus, à l’occasion, dans ses lamentations
tragiques, est émouvant lorsqu’il constate la complète vanité de sa vie
passée au service des puissants de Rome :
TITUS
Speak, Lavinia, what accursed hand
Hath made thee handless in thy
father’s sight ?
What fool hath added water to the
sea ?
Or brought a faggot to brigh-burning
Troy ?
My grief was at the height before
thou cam’st,
And now like Nilus it disdaineth
bounds.
Give me a sword, I’ll chop off my
hand too,
For they have fought for Rome, and
all in vain ;
And they have nurs’d this woe in
feeding life.
In bootless prayer have they been
held up,
And they have serv’d me to
effectless use.
Now all the service I require of
them
Is that the one will help to cut the
other.
‘Tis well, Lavinia, that thou hast no
hands,
For hands to do Rome service is but
vain. (p. 86 et 88, Acte III scène I, v. 66 à 80)
TITUS
If there were reason for these
miseries,
Then into limits could I bind my
woes. […]
For why, my bowels cannot hide her
woes,
But like a drunkard must I vomit
them.
Then give me leave, for losers will
have leave
To ease their stomachs with their
bitter tongues. (p. 98, Acte III scène I, v. 218 à 232)
TITUS
Why, ‘tis no matter, man : if they
did hear,
They would not mark me ; if they did
mark,
They would not pity me ; yet plead I
must,
And bootless unto them.
Therefore I tell my sorrows to the
stones,
Who, though they cannot answer my
distress,
Yet in some sort they are better
than the tribunes
For that they will not intercept my
tale :
When I do weep, they humbly at my
feet
Receive my tears and seem to weep
with me,
And were they but attired in grave
weeds,
Rome could afford no tribunes like
to these.
A stone is soft as wax, tribunes
more hard than stones.
A stone is silent and offendeth not,
And tribunes with their tongues doom
men to death. (p. 84, Acte III scène I, v. 33 à 47)
Au final, les
deux personnages les plus intéressants se révèlent être les deux
« monstres » de la pièce, la reine Tamora et son amant, le maure
Aaron.
La première est implacable même
lorsque Lavinia, consciente du supplice qui l’attend, l’implore d’y renoncer.
Elle laisse aussi libre cours à sa luxure avec Aaron, au mépris de toutes les
conventions et de son mariage avec l’empereur, qu’elle mène à la baguette.
Le second se révèle le personnage
le plus intéressant de la pièce, dans cette totale liberté dont il se
revendique pour laisser s’exprimer sa personnalité sans lui opposer le moindre
frein, assumant pleinement sa nature psychopathe, et s’aimant avec un
narcissisme complet, à travers le soin qu’il prend du fils qu’il eut avec la
reine. Là réside le secret des personnages les plus marquants de Shakespeare, même parmi
les plus monstrueux. Aaron est celui qui échafaude les détails du plan visant à
piéger les fils de Titus pour le meurtre de Bassanius, du puits dans lequel ils
tombent, jusqu’à la lettre et au sac d’or censés prouver leur culpabilité. De
manière sadique, il éprouve une véritable jouissance en induisant Titus à se
couper une main en lui faisant croire qu’il pourrait ainsi sauver ses deux fils
condamnés. Enfin, lorsqu’il est invité à exprimer des remords, il s’en dit
dénué, regrettant seulement de ne plus pouvoir faire du mal autour de lui,
action qui lui procure le plus grand plaisir dans la vie. Il fait
inévitablement penser à Iago dans Othello
pour son côté manipulateur, bien que ce dernier est supérieur à Aaron par le
mystère ultime laissé sur ses intentions véritables, et à Edmund dans le Roi Lear, qui assume complètement sa
nature sombre et tire avantage de son côté séducteur.
AARON
Then, Aaron, arm thy heart, and fit
thy thoughts,
To mount aloft with
thy imperial mistress,
And mount her
pitch, whom thou in triumph long
Hast prisoner held,
fetter’d in amorous chains,
And faster bound to
Aaron’s charming eyes
Than is Prometheus
tied to Caucasus.
Away with slavish
weeds and servile thoughts !
I will be bright
and shine in pearl and gold,
To wait upon this
new-made empress.
To wait, said I ?
To wanton with this queen,
This goddess, This Semiramis, this
nymph,
This siren that
will charm Rome’s Saturnine
And see his
shipwreck and his commonweal’s. (p. 42, Acte II scène I, v. 12 à 24)
MOOR
[…] O, how this
villainy
Doth fat me with
the very thoughts of it !
Let fools do good,
and fair men call for grace,
Aaron will have his
soul black like his face. (p. 96, Acte III scène I, v. 201 à 204)
LUCIUS
Art thou not sorry for these heinous
deeds ?
AARON
Ay, that I had not done a thousand
more ;
Even now I curse the day, and yet I
think
Few come within the compass of my
curse,
Wherein I did not some notorious
ill,
As kill a man, or else devise his
death,
Ravish a maid, or plot the way to do
it,
Accuse some innocent and forswear
myself,
Set deadly enmity between two
friends,
Make poor men’s cattle break their
necks,
Set fire on barns and haystacks in
the night,
And bid the owners quench them with
their tears.
Oft have I digg’d up dead men from
their graves
And set them upright at their dear
friends’ door,
Even when their sorrows almost was
forgot,
And on their skins, as on the bark
of trees,
Have with my knife carved in Roman letters :
“Let not your sorrow die though I am
dead.”
But I have done a thousand dreadful
things
As willingly as one would kill a fly
And nothing grieves me heartily indeed
But that I cannot do ten thousand more.
(p. 162 et 164, Acte V scène I, v. 124 à 144)
AARON
If one good deed in all my life I did
I do repent it from my very soul. (p.
194, Acte V scène III, v. 188 et 189)
Titus Andronicus n’est certes pas la meilleure
pièce de Shakespeare et comporte trop de défauts pour être considérée comme un chef-d’œuvre.
Il n’en demeure pas moins que le génie de Shakespeare s’exprime déjà çà et
là : Titus parvient à être émouvant dans la véritable avalanche de malheurs
qui s’abat sur lui (entre ses deux fils exécutés et sa fille violée et mutilée),
malgré son évidente imbécillité de départ tempérée par sa prise de conscience de
la vanité de la vie qu’il avait jusque là menée. Aaron surtout constitue une belle
réussite, un personnage d’un total narcissisme et d’une cruauté assumée, un personnage
qui annonce et préfigure les plus grands personnages de manipulateurs de Shakespeare,
Iago et Edmund.