« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 18 mai 2019

Titus Andronicus, de William Shakespeare


Les pages indiquées renvoient à la nouvelle édition de la Pléiade des pièces de Shakespeare, dans le volume Tragédies I, publié en 2002.

Titus Andronicus est généralement l’une, voire la moins appréciée de toutes les pièces de Shakespeare. Tous s’accordent à déplorer l’excessive violence de certaines scènes, en particulier la mutilation atroce de Lavinia, la fille bien-aimée du protagoniste donnant son nom à la pièce, qui sera violée et verra ses mains ainsi que sa langue coupées, dans une parodie grotesque de l’histoire de Philomèle violée par son beau-frère Térée, qui parvient, malgré son mutisme dû à sa langue arrachée, à dénoncer ce dernier en tissant une toile représentant son agression dans un des épisodes mémorables des Métamorphoses d’Ovide. C’est d’ailleurs par connaissance de ce célèbre épisode que les agresseurs de Lavinia, les deux fils de la reine Tamora, Demetrius et Chiron, décident de lui couper les mains pour l’empêcher de communiquer leur identité à son père meurtri. Une scène particulièrement grotesque dépeint Lavinia tenant entre ses dents la main coupée de Titus (p. 102, Acte III scène I, v. 281) puis en train de poursuivre le jeune Lucius (p. 110, début de l’acte IV).
Un des principes essentiels de la tragédie est que nous devons éprouver de la compassion pour le héros tragique, en l’occurrence Titus : cependant, ces scènes grotesques, où Shakespeare s’amuse à parodier le genre de la tragédie de vengeance alors à la mode, nous font souvent sortir du schéma classique de la tragédie telle que le concevait Aristote et les classiques français.
Néanmoins, Titus Andronicus n’est pas à mes yeux aussi mauvais que le déplorent tous les critiques admirateurs cependant du reste du corpus shakespearien. Hormis ces deux épisodes grotesques, ainsi que la surenchère dans l’horreur que constitue la « vengeance » de Titus, la pièce est à mes yeux tout à fait plaisante à lire et non dépourvue de la « profondeur », bien que moindre bien sûr par rapport aux plus grandes pièces du barde d’Avon, dans le sens de la création de personnages mémorables et d’ironie sur la condition humaine.
Commençons tout d’abord par Titus, guère apprécié en général en tant que personnage. Il est vrai qu’au premier abord, Titus passe pour un de ces parfaits imbéciles que Shakespeare adore moquer : c’est un général romain qui a passé sa vie à servir l’empire, remportant de nombreuses batailles au profit de ceux qu’il sert, et, ironiquement, ayant perdu 21 de ses fils au combat tout en étant fier de leur mort plutôt que de déplorer le grotesque sacrifice auquel il a consenti. Car la plus grande ironie du sort de Titus, c’est qu’il sera aussitôt répudié par le nouvel empereur Saturnius dès l’intronisation de ce dernier, alors que Titus était le favori aux yeux de la population romaine pour devenir empereur, et qu’il a renoncé à cette faveur au profit de Saturnius ! Il en est bien mal récompensé tout d’abord lorsque sa fille, Lavinia, qui était pourtant promise à devenir la femme du nouvel empereur, est répudiée par ce dernier dès l’instant où il croise Tamora, la reine déchue des Goths que Titus a capturée et qu’il vient de remettre en tant que trésor de guerre à Saturnius. Ce brusque retournement de situation, lié aux caprices du désir amoureux qui entraîne tant de retournements de situation comiques ou tragiques dans les pièces ultérieures de Shakespeare, entraînera une cascade de catastrophes qui frappera Titus. Car, en effet, Tamora nourrit une rancune invincible envers Titus : ce dernier a non seulement vaincu le peuple dont elle était la reine et l’a capturée, mais surtout, dans un geste obéissant à la convention consistant à sacrifier une prise de guerre en signe de triomphe, ici le fils aîné de Tamora, Alarbius, et de revanche pour l’énième fils de Titus tombé au champ de bataille.

LUCIUS [frère de Titus]
Give us the proudest prisoner of the Goths,
That we may hew his limbs and on a pile,
Ad manes fratrum [= aux mânes de nos frères], sacrifice his flesh
Before this earthy prison of their bones,
That so the shadows be not unappeas’d,
Nor we disturb’d with prodigies on earth. […]

TAMORA
Stay, Roman brethren, gracious conqueror,
Victorious Titus, rue the tears I shed,
A mother’s tears in passion for her son.
And if thy sons were ever dear to thee,
O think my son to be as dear to me !
Sufficeth not that we are brought to Rome
To beautify thy triumphs, and return
Captive to thee, and to thy Roman yoke,
But must my sons be slaughter’d in the streets
For valiant doings in their country’s cause ?
O if to fight for king and commonweal
Were piety in thine, it is in these.
Andronicus, stain not thy tomb with blood.
Wilt thou draw near the nature of the gods ?
Draw near them then in being merciful.
Sweet mercy is nobility’s true badge.
Thrice-noble Titus, spare my first-born son.

TITUS
Patient yourself, madam, and pardon me.
These are their brethren, whom your Goths beheld
Alive and dead, and for their brethren slain,
Religiously they ask a sacrifice :
To this your son is mark’d, and die he must,
T’ appease their groaning shadows that are gone.

LUCIUS
Away with him, and make a fire straight,
And with our swords upon a pile of wood,
Let’s hew his limbs till they be clean consum’d. (p. 10 et 12 ; Acte I, scène I, v. 99 à 132)

Titus est clairement dépeint, et perçu, comme le parfait imbécile patriote qui adhère à toutes les valeurs guerrières et d’honneur que lui imposent la société, contrairement à Falstaff qui lui les rejette toutes en bloc et affirme son indépendance totale vis-à-vis d’elles. Il est lui-même l’instigateur de sa future infortune, puisque ce sacrifice inutile et barbare aura de lourdes conséquences lorsque Tamora, de qui le nouvel empereur est instantanément tombé amoureux, et entraînant un de ses brusques changements de fortune rappelant la précarité de toute situation dans le monde, aussi prestigieuse qu’elle puisse paraître comme l’était celle de Titus, glorieux et populaire général, qui s’attirera rapidement la défaveur d’un Saturnius qui subit l’influence de Tamora éprise de vengeance pour ce fils sacrifié.
Le malheur de Tamora, et de ses fils Démétrius et Chiron déplorant la perte de leur frère, ne suffit que provisoirement à attirer la sympathie du lecteur à leur encontre : car leur désir de vengeance implacable, qui s’exécutera dans les pires atrocités surpassant même leur perte initiale, les discrédite totalement aux yeux du lecteur. Démétrius et Chiron sont eux instantanément épris de Lavinia, et mettent en place le plan fatal consistant à la violer puis à la mutiler pour assouvir leur furieux désir. Et en parallèle, ils projettent et parviennent à piéger deux des trois derniers fils survivants de Titus, Martius et Quintus, dans un puits creusé pour les accuser d’avoir tué Bassanius, le frère de Saturnius.
L’avalanche de malheurs frappant ainsi Titus, sa si soudaine infortune alors qu’il était au faîte de son prestige, le rendent tout de même sympathique malgré son imbécillité passée, qui avait atteint son sommet avec le sacrifice d’Alarbius, puis, comble du grotesque, le propre meurtre de son fils Mutius, qui s’était opposé à la volonté de son père lorsque Bassanius prit de force Lavinia pour l’épouser. Comme tant de héros shakespeariens, et plus précisément le roi Lear dont il  se rapproche le plus, Titus fait l’expérience ultime de la vanité complète de sa vie, passée au service de son pays qui le lui rend si mal par l’intermédiaire de Saturnius : encore et inlassablement, comme dans toutes ses pièces et comme tous les grands auteurs, Shakespeare met en lumière à quel point la vie humaine est fragile dans sa tranquillité, soumise aux caprices de la Fortune, à l’ingratitude humaine, qui peut à tout instant réduire au malheur et au désespoir tout homme en lui infligeant les plus grandes souffrances. Titus, à l’occasion, dans ses lamentations tragiques, est émouvant lorsqu’il constate la complète vanité de sa vie passée au service des puissants de Rome :

TITUS
Speak, Lavinia, what accursed hand
Hath made thee handless in thy father’s sight ?
What fool hath added water to the sea ?
Or brought a faggot to brigh-burning Troy ?
My grief was at the height before thou cam’st,
And now like Nilus it disdaineth bounds.
Give me a sword, I’ll chop off my hand too,
For they have fought for Rome, and all in vain ;
And they have nurs’d this woe in feeding life.
In bootless prayer have they been held up,
And they have serv’d me to effectless use.
Now all the service I require of them
Is that the one will help to cut the other.
‘Tis well, Lavinia, that thou hast no hands,
For hands to do Rome service is but vain. (p. 86 et 88, Acte III scène I, v. 66 à 80)

TITUS
If there were reason for these miseries,
Then into limits could I bind my woes. […]
For why, my bowels cannot hide her woes,
But like a drunkard must I vomit them.
Then give me leave, for losers will have leave
To ease their stomachs with their bitter tongues. (p. 98, Acte III scène I, v. 218 à 232)

TITUS
Why, ‘tis no matter, man : if they did hear,
They would not mark me ; if they did mark,
They would not pity me ; yet plead I must,
And bootless unto them.
Therefore I tell my sorrows to the stones,
Who, though they cannot answer my distress,
Yet in some sort they are better than the tribunes
For that they will not intercept my tale :
When I do weep, they humbly at my feet
Receive my tears and seem to weep with me,
And were they but attired in grave weeds,
Rome could afford no tribunes like to these.
A stone is soft as wax, tribunes more hard than stones.
A stone is silent and offendeth not,
And tribunes with their tongues doom men to death. (p. 84, Acte III scène I, v. 33 à 47)

Au final, les deux personnages les plus intéressants se révèlent être les deux « monstres » de la pièce, la reine Tamora et son amant, le maure Aaron.
La première est implacable même lorsque Lavinia, consciente du supplice qui l’attend, l’implore d’y renoncer. Elle laisse aussi libre cours à sa luxure avec Aaron, au mépris de toutes les conventions et de son mariage avec l’empereur, qu’elle mène à la baguette.
Le second se révèle le personnage le plus intéressant de la pièce, dans cette totale liberté dont il se revendique pour laisser s’exprimer sa personnalité sans lui opposer le moindre frein, assumant pleinement sa nature psychopathe, et s’aimant avec un narcissisme complet, à travers le soin qu’il prend du fils qu’il eut avec la reine. Là réside le secret des personnages les plus marquants de Shakespeare, même parmi les plus monstrueux. Aaron est celui qui échafaude les détails du plan visant à piéger les fils de Titus pour le meurtre de Bassanius, du puits dans lequel ils tombent, jusqu’à la lettre et au sac d’or censés prouver leur culpabilité. De manière sadique, il éprouve une véritable jouissance en induisant Titus à se couper une main en lui faisant croire qu’il pourrait ainsi sauver ses deux fils condamnés. Enfin, lorsqu’il est invité à exprimer des remords, il s’en dit dénué, regrettant seulement de ne plus pouvoir faire du mal autour de lui, action qui lui procure le plus grand plaisir dans la vie. Il fait inévitablement penser à Iago dans Othello pour son côté manipulateur, bien que ce dernier est supérieur à Aaron par le mystère ultime laissé sur ses intentions véritables, et à Edmund dans le Roi Lear, qui assume complètement sa nature sombre et tire avantage de son côté séducteur.

                                                AARON
                Then, Aaron, arm thy heart, and fit thy thoughts,
                To mount aloft with thy imperial mistress,
                And mount her pitch, whom thou in triumph long
                Hast prisoner held, fetter’d in amorous chains,
                And faster bound to Aaron’s charming eyes
                Than is Prometheus tied to Caucasus.
                Away with slavish weeds and servile thoughts !
                I will be bright and shine in pearl and gold,
                To wait upon this new-made empress.
                To wait, said I ? To wanton with this queen,
    This goddess, This Semiramis, this nymph,
                This siren that will charm Rome’s Saturnine
                And see his shipwreck and his commonweal’s. (p. 42, Acte II scène I, v. 12 à 24)

                                                MOOR
                […] O, how this villainy
                Doth fat me with the very thoughts of it !
                Let fools do good, and fair men call for grace,
                Aaron will have his soul black like his face. (p. 96, Acte III scène I, v. 201 à 204)

                                                LUCIUS
    Art thou not sorry for these heinous deeds ?

                                                AARON
    Ay, that I had not done a thousand more ;
    Even now I curse the day, and yet I think
    Few come within the compass of my curse,
    Wherein I did not some notorious ill,
    As kill a man, or else devise his death,
    Ravish a maid, or plot the way to do it,
    Accuse some innocent and forswear myself,
    Set deadly enmity between two friends,
    Make poor men’s cattle break their necks,
    Set fire on barns and haystacks in the night,
    And bid the owners quench them with their tears.
    Oft have I digg’d up dead men from their graves
    And set them upright at their dear friends’ door,
    Even when their sorrows almost was forgot,
    And on their skins, as on the bark of trees,
    Have with my knife carved in Roman letters :
    “Let not your sorrow die though I am dead.”
    But I have done a thousand dreadful things
    As willingly as one would kill a fly
    And nothing grieves me heartily indeed
    But that I cannot do ten thousand more. (p. 162 et 164, Acte V scène I, v. 124 à 144)

        AARON
    If one good deed in all my life I did
    I do repent it from my very soul. (p. 194, Acte V scène III, v. 188 et 189)


                Titus Andronicus n’est certes pas la meilleure pièce de Shakespeare et comporte trop de défauts pour être considérée comme un chef-d’œuvre. Il n’en demeure pas moins que le génie de Shakespeare s’exprime déjà çà et là : Titus parvient à être émouvant dans la véritable avalanche de malheurs qui s’abat sur lui (entre ses deux fils exécutés et sa fille violée et mutilée), malgré son évidente imbécillité de départ tempérée par sa prise de conscience de la vanité de la vie qu’il avait jusque là menée. Aaron surtout constitue une belle réussite, un personnage d’un total narcissisme et d’une cruauté assumée, un personnage qui annonce et préfigure les plus grands personnages de manipulateurs de Shakespeare, Iago et Edmund.