« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 14 janvier 2020

La Maison du chat-qui-pelote, d'Honoré de Balzac


         Œuvre ouvrant la vaste production romanesque qu’est La Comédie humaine, La Maison du chat-qui-pelote en est une parfaite représentation de par son écriture et ses thèmes, ce qui en fait une introduction idéale pour le néophyte balzacien.
Le début de la nouvelle souffre peut-être d’un excès de description, péché dans lequel Balzac tombe régulièrement, mais est rattrapé par l’atmosphère de mystère qui y règne : nous ne savons pas, en tant que lecteurs, l’identité des personnages, leur degré d’intimité, bien que l’on se doute de la nature de leur relation et de leurs motivations, en particulier cet homme qui épie continuellement une fenêtre de la boutique qui donne son nom à la nouvelle. C’est aussi le prétexte pour Balzac de jouer le rôle d’historien, avant d’expliquer précisément comment, dans quelles circonstances l’homme, l’artiste peintre Théodore de Sommervieux, est tombé amoureux de la jeune Augustine Guillaume, en expliquant entre autres le nom de l’enseigne commerciale :
« Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. En altérant cette peinture naïve, le temps l’avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs. Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de telle sorte qu’on pouvait la prendre pour un spectateur […] Afin de rabattre l’orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à plus d’un négociant parisien, sont les tableaux morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert, etc., furent des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants […]. De semblables curiosités enrichissaient plus vite leurs heureux possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis. » (p.40-41)

            Ces genres de descriptions sont innombrables dans La Comédie humaine : Balzac adore se livrer à cet exercice, qui a souvent pour but de moquer, de ridiculiser les goûts des philistins, ainsi que, bien souvent, leur avarice, comme il le refera, magistralement, pour décrire la pension Vauquer dans Le Père Goriot. Le début de la nouvelle comporte d’autres moqueries exagérées :
« Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer les premiers efforts de la menuiserie française. » (p. 40)

Ou un peu plus loin, pour décrire la nouvelle demeure des parents de l’héroïne, l’antique hôtel de la rue du Colombier :
« Depuis que son mari s’était ainsi trouvé placé haut dans l’administration, Mme Guillaume avait pris la détermination de représenter : ses appartements étaient encombrés de tant d’ornements d’or et d’argent, et de meubles sans goût mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple ressemblait à une chapelle. L’économie et la prodigalité semblaient se disputer dans chacun des accessoires de cet hôtel. L’on eût dit que M. Guillaume avait eu en vue de faire un placement jusque dans l’acquisition d’un flambeau. » (p. 80)

           Alors bien sûr, Balzac aime s’en prendre aux philistins, aux gens vulgaires, et ne manque jamais une occasion de le faire, en mêlant hyperboles et ironie. Mais l’intérêt de cette nouvelle réside surtout dans l’analyse du mariage que vont finalement faire Sommervieux et Augustine, et comment leur passion amoureuse réciproque se heurte aux réalités du mariage et finit par s’éteindre, du moins du côté de l’artiste-peintre. Après une première partie romanesque, dépeignant la rencontre puis le mariage des deux protagonistes, la seconde partie dévoile l’intérêt principal de cette nouvelle dans la manière dont leur mariage finit par péricliter. Balzac, en fin moraliste, souligne l’incompatibilité des jeunes époux, en réservant principalement sa tendresse pour Augustine, dont le destin tragique fait écho à celui de la propre sœur de l’écrivain, Laurence, morte à 23 ans en 1825, mariée à un homme qui se révèlera dissipé mais qu’elle ne cessera pas d’aimer. Augustine, malgré la pureté de son cœur et de son amour, n’en garde pas moins les stigmates de son éducation exclusivement commerciale : ignorance des mœurs de la haute société, insensibilité à l’art, et ses efforts tardifs ne peuvent en combler les manques. Après deux ans et demi de fougue amoureuse, Sommervieux voit sa passion, de manière prévisible, s’éteindre progressivement, d’autant plus que l’extinction de sa passion lui fait prendre conscience des « tares » de sa femme. Balzac décrit de manière progressive cet éloignement inévitable entre les époux :
« Si, par hasard, une idée discordante avec celles de Théodore était exprimée par Augustine, le jeune artiste en riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui finissent par fatiguer s’il ne se corrige pas. Malgré tant d’amour, à l’expiration de cette année aussi charmante que rapide, Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était d’ailleurs enceinte. Il revit ses amis. Pendant les longues souffrances de l’année où, pour la première fois, une jeune femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur ; mais parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde. La maison où il allait le plus volontiers fut celle de la duchesse de Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste. […] Théodore en était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d’amour-propre que nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme, objet d’envie et d’admiration. Parcourir les salons en s’y montrant avec l’éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par les femmes, fut pour Augustine une nouvelle moisson de plaisirs ; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées. La poésie, la peinture et les exquises jouissances de l’imagination possèdent sur les esprits élevés des droits imprescriptibles. » (p. 74)

            Balzac ne cesse de souligner, entre autres, l’influence de la société sur les comportements des individus : la volonté d’éblouir ou vanité personnelle, l’opinion d’autrui sur soi ou sur les personnes qu’on aime… finissent par modifier l’opinion des personnages sur les personnes qui leur sont les plus proches. Que l’on pense notamment au fossé qui se creuse progressivement entre Lucien de Rubempré et Madame de Bargeton dans Illusions perdues, lorsqu’ils font leur première entrée commune dans la société parisienne. Pour paraître et réussir dans ces sociétés, ainsi que pour conserver l’amour d’une personne, il faut selon Balzac connaître des règles précises, que la pauvre Augustine ne connaît, puis ne peut se résoudre à appliquer lorsque sa rivale, la duchesse de Carigliano, les lui apprend, dans une scène qui fait écho à l’apprentissage de Rastignac auprès de sa cousine, la vicomtesse de Beauséant, dans Le Père Goriot.
« Nous autres femmes, nous devons admirer les hommes de génie, en jouir comme d’un spectacle, mais vivre avec eux ! jamais. Fi donc ! c’est vouloir prendre plaisir à regarder les machines de l’Opéra, au lieu de rester dans une loge, à y savourer ses brillantes illusions. Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n’est-ce pas ? Eh bien ! il faut essayer de vous armer contre la tyrannie. […] venez me voir quelquefois, et vous ne serez pas longtemps sans posséder la science de ces bagatelles, d’ailleurs assez importantes. Les choses extérieures sont, pour les sots, la moitié de la vie ; et pour cela, plus d’un homme de talent se trouve un sot malgré tout son esprit. […] Sachez donc que plus nous aimons, moins nous devons laisser apercevoir à un homme, surtout à un mari, l’étendue de notre passion. C’est celui qui aime le plus qui est tyrannisé, et, qui pis est, délaissé tôt ou tard. […] Ceux [= les hommes supérieurs] qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. Eh bien, ces femmes-là les gouvernaient, comme l’Empereur nous gouverne, et étaient, sinon aimées, du moins respectées par eux. […] ces femmes avaient le talent d’analyser le caractère de leurs maris, [et] avaient remarqué les qualités qui leur manquaient ; et, soit qu’elles possédassent ces qualités, ou qu’elles feignissent de les avoir, elles trouvaient moyen d’en faire un si grand étalage aux yeux de leurs maris qu’elles finissaient par leur imposer. [C’est un combat] où il faut toujours menacer. […] Notre pouvoir est tout factice. […] Tenez, le duc de Carigliano m’adore, eh bien, il n’ose pas entrer par cette porte sans ma permission. Et c’est un homme qui a l’habitude de commander à des milliers de soldats. Il sait affronter les batteries, mais devant moi… il a peur. » (p. 89-90)

            Le naufrage du mariage entre Augustine et Théodore est mis en parallèle par Balzac avec la « réussite » du couple entre sa sœur Virginie, de dix ans son aînée et beaucoup moins belle que sa cadette, et Joseph Lebas, le premier commis de M. Guillaume qui prendra sa succession dans la boutique. Joseph était amoureux d’Augustine, mais finit par accepter d’épouser Virginie lorsque la première lui préfère Sommervieux. Rendant visite à sa sœur et à son beau-frère pour évoquer ses malheurs conjugaux, Augustine assiste,
« pénétrée d’attendrissement, en reconnaissant, pendant les deux tiers de cette journée, le bonheur égal, sans exaltation, il est vrai, mais aussi sans orages, que goûtait ce couple convenablement assorti. » (p. 79)

Les destins des deux filles Guillaume avaient été prophétisés par leur père, qui, malgré son étroitesse d’esprit, n’en aime pas moins ses deux filles, et peut à l’occasion faire preuve de clairvoyance :
« Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe ; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut ; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités bien solides pour être heureux ; il ne fallait pas que l’un des deux époux en sût plus que l’autre, parce qu’on devait avant tout se comprendre. » (p. 69)

Prédictions qui font écho à la douloureuse prise de conscience de Théodore, un peu plus tard :
« Enfin, Théodore ne put se refuser à l’évidence d’une vérité cruelle : sa femme n’était pas sensible à la poésie, elle n’habitait pas sa sphère, […] elle marchait terre à terre dans le monde réel, tandis qu’il avait la tête dans les cieux. » (p. 74)

          La Maison du chat-qui-pelote est une nouvelle remarquable et emblématique de La Comédie humaine : la première partie se concentre sur une intrigue romanesque, la fougue amoureuse des deux amants et leur triomphe des préjugés bourgeois des Guillaume vis-à-vis des artistes ; mais c’est surtout la seconde partie qui prouve les qualités d’observateur de Balzac et qui fait le prix de son œuvre : son analyse minutieuse des comportements humains, en particulier le naufrage inévitable du mariage des protagonistes en raison de l’incompatibilité de leurs personnalités, de leur environnement, sans que Sommervieux soit franchement condamné : il est en effet sincèrement tombé amoureux d’Augustine, en tirant deux tableaux remarquables, avant de se montrer odieux avec elle lorsqu’il constate l’échec de leur mariage. Balzac dresse le destin saisissant, émouvant et tragique d’une femme au cœur pur, femmes qui occupent souvent le premier plan dans ses meilleures œuvres, destin émouvant que nous retrouverons aussi dans la nouvelle suivante de son grand-œuvre, Le Bal de Sceaux...