Le mythe d’Adam
et Ève, et en particulier celui de la chute, de la perte de l’innocence
par le moyen du fruit de la
connaissance, semble hanter de bout en bout Tous
les Hommes du roi, donnant au roman une dimension métaphysique allant bien
au-delà de la dimension politique auquel son titre et son synopsis semblent le
restreindre de prime abord.
« le triste petit fœtus visqueux
que tu es, tapi tout au fond de tes propres ténèbres […] veut rester
recroquevillé dans le noir, bien au chaud dans son ignorance. La connaissance
est le but de l’homme, mais il y a une chose que l’homme ne pourra jamais
savoir. Il ne pourra jamais savoir si la connaissance va le sauver ou si elle
va le tuer. Il va mourir, c’est un fait, mais il ne sait pas s’il mourra à
cause de ce qu’il sait, ou bien à cause de ce qu’il ne sait pas et qui aurait
pu le sauver. » (p. 20)
« L’homme est conçu dans le
péché et élevé dans la corruption, il ne fait que passer de la puanteur des
couches à la pestilence du linceul. » (p. 74)
« Mais il fallait que je
sache. Même quand l’idée de repartir sans rien avoir appris avait traversé mon
esprit, je savais que je devais connaître la vérité. Car la vérité est une
chose redoutable. D’abord, tu trempes un pied dedans, et tu ne ressens pas
grand-chose. Alors tu t’aventures un peu plus loin et tu t’aperçois qu’elle t’attire
comme le reflux ou un tourbillon. Au début, l’attraction est si lente,
régulière et mesurée que tu ne te rends compte de rien, puis elle s’accentue,
et c’est un maelström vertigineux qui t’avale dans ses ténèbres. Car la vérité
est noirceur. Il est dit dans la Bible que c’est une chose terrible que de
tomber dans la grâce de Dieu. Je suis tout disposé à le croire. »
(p. 492)
« toute connaissance, tout
ce qui vaut la peine d’être découvert, doit sûrement se payer par le sang. Peut-être
est-ce même le seul moyen de savoir ce qui vaut la peine d’être découvert. »
(p. 618)
En effet, Tous les Hommes du roi nous est
généralement vendu comme un roman prophétique sur l’émergence du populisme et
de la démagogie en politique, montrant les aspects peu reluisants de toute
campagne politique, entre combines, machinations, chantages/intimidations/menaces, techniques de communication (modèle de la
famille idéale) etc. Alors oui, la figure imposante, pour ne pas dire
écrasante, de Willie Stark, dit « Le Boss », semble tout d’abord le
noyau, le centre de gravité autour duquel évoluent tous les autres personnages,
ainsi que le point focal de l’attention du lecteur, alors que le narrateur du
roman, Jack Burden, semble davantage secondaire. La perception d’un personnage
fascinant par les yeux d’un personnage-narrateur secondaire (qualificatif qui
s’avérera trompeur, puisqu’au fur et à mesure que le roman progresse, Burden ne
cesse de gagner en intérêt et en complexité, au point d’en devenir le véritable
personnage principal) est un procédé narratif classique dans le roman américain,
permettant à l’auteur de nous refuser l’accès à l’intériorité de Stark,
laissant ainsi une part de mystère irrésolu dans ce qui le motive, dans ce qui
le transforme, à l’image des autres classiques du roman américain que sont Moby-Dick ou Gatsby le Magnifique.
Cet aspect politique, nous montrant
des politiciens avides de pouvoir et d’argent, aux egos surdimensionnés, ainsi
que le côté malléable, moutonnier, irrationnel de la populace, est somme toute
un lieu commun de la littérature (c’est déjà le cas dans les grandes pièces
politiques de Shakespeare telles que Jules
César ou Coriolan) mais ne
constitue donc pas le principal intérêt de cet immense roman, malgré leur grand
intérêt pour tout désabusé vis-à-vis de la chose politique.
« Ils s’en tamponnent [du
programme d’impôts de Stark]. Bordel, faites-les rire, faites-les pleurer !
Faites-leur croire que vous êtes leur copain désemparé qui a besoin d’un coup
de main, ou que vous êtes Dieu le Père. Ou alors mettez-les en rogne. Même contre
vous. Remuez-les ! Peu importe comment et pourquoi. Et là, ils vous
aimeront et en redemanderont. Chatouillez-les là où ça les démange. Pour la
plupart, ce sont des momies empaillées, ils sont morts depuis vingt ans. Bordel !
Leurs femmes ont perdu leurs dents et leur silhouette de jeune fille. Même l’alcool,
ils ne le supportent plus, ils ne croient plus en Dieu, alors c’est à vous de
les réveiller. De leur redonner la sensation d’être en vie. Même pour une
heure. C’est pour ça qu’ils viennent. Dites-leur n’importe quoi. Mais pour l’amour
du ciel, n’essayez pas de les éveiller intellectuellement ! »
(p. 104)
Le principal
intérêt de Tous les Hommes du roi
donc, c’est d’abord ce qui m’intéresse d’abord et avant tout dans un
roman : une impressionnante galerie de personnages, bien individualisés,
avec une identité propre les rendant uniques et non interchangeables, et dont
l’éclat et la vie nous les font apparaître dans toute leur complexe humanité, entre
leurs passions, leurs aspirations, leurs contradictions. Et à mesure que nous
progressons dans notre lecture, le roman ne cesse de gagner en complexité à
mesure que ses personnages principaux sont développés, acquérant une dimension
tragique que l’on pressent funeste, au vu de leur caractère antagoniste et des
conflits plus ou moins ouverts entre eux, avec pour points centraux Burden et
Stark : Anne Stanton, la femme aimée par Burden, Adam Stanton, son
« meilleur ami » et dans une mesure un peu moindre, la mère du
narrateur, le juge Irwin, ou encore Sadie Burke, ainsi que la femme de Stark,
Lucy, et son fils, Tom.
Le premier personnage
dont nous saisissons la complexe personnalité est, de manière assez attendue, Willie
Stark. Il nous est d’abord présenté comme un politicien cynique, charismatique,
magnétisant les foules à son gré, malmenant, dominant ses collaborateurs qui
sont à sa botte. Néanmoins, il est frappant d’apprendre, en contraste complet
avec cette représentation initiale, dans un très long flash-back qui toutefois
alterne avec le fil présent (rendant potentiellement la lecture difficile pour
le lecteur parfois inattentif), que Stark n’a pas été toujours celui qu’il est
devenu, et même qu’il en fut, au départ, tout l’inverse : un homme
politique sans saveur, un « homme de paille », tactique politicienne
consistant à affaiblir et battre un adversaire politique en divisant son
électorat, en lui siphonnant des voix cruciales par l’intermédiaire de cet
« homme de paille » dont l’électorat, certes faible en nombres, est
toutefois suffisant pour affaiblir davantage le score de l’opposant que celui
pour qui il a été fabriqué. Et c’est au cours de cette campagne politique que
Stark opèrera sa spectaculaire métamorphose, au cours d’une longue nuit d’ivresse,
faisant de lui l’homme qui nous a été présenté dès le début du roman, après
avoir, dans un premier temps, rempli à son insu le rôle qui lui était dévolu.
« Ou peut-être qu’il est
possible que des types comme Willie naissent sans jamais avoir besoin de
chance, bonne ou mauvaise, cette chance qui fait de toi et moi ce que nous
sommes, et qui n’a probablement aucun effet sur des individus comme lui, car
ils sont ce qu’ils doivent être dès l’instant où ils remuent dans le ventre de
leur mère. Pour eux, la vie se borne à découvrir de quoi exactement ils sont
fait et non pas – comme c’est le cas pour toi et moi, les fils et les filles de
la chance – à se laisser façonner par elle. Lucy n’était ni la chance ni la
malchance de Willie : elle faisait simplement partie du processus par
lequel il se découvrait lui-même. Mais bon, pour le dire grossièrement, Willie
eut du bol avec le shérif et Pillsbury. » (p. 91-92)
« Il se laissa clouer au
pilori non par naïveté ni par sens de la justice, mais au nom de l’intuition qu’il
avait de lui-même, par-delà le bien et le mal.) Il connaissait les hommes, mais
quelque chose de nouveau s’était interposé entre lui et cette connaissance. D’une
certaine façon, il en était venu à les surestimer. Il préjugeait que tout le
monde était comme lui, ensorcelé par la grandeur, aveuglé par l’éclat du poste
qu’il briguait, et que le peuple ne serait sensible qu’aux arguments et au
langage au moins aussi grands et éclatants. C’était donc ainsi qu’il façonnait
ses discours. On y trouvait un amalgame étrange de faits et de chiffres – son programme
concernant les impôts et le réseau routier – et de beaux sentiments – l’écho
lointain et terni par le temps des citations copiées dans le calepin noir de
son écriture irrégulière et enfantine. » (p. 101-102)
« […] écoutez-moi, bande de ploucs !
Oui, vous aussi vous êtes des ploucs et vous aussi on vous a embobinés des
milliers de fois, comme moi. C’est ce qu’on est pour eux : des pigeons !
Mais cette fois, c’est moi qui vais les pigeonner ! Comment ? Je vais
me retirer de la course. Et vous savez pourquoi ? […] C’est pas que je
sois vexé, non, jamais dans ma vie je ne me suis senti aussi bien, car
maintenant je connais la vérité, cette vérité que j’aurais dû connaître depuis
longtemps ! Nous autres, si nous voulons quelque chose, il ne faut compter
que sur nous ! Aucun de ces types avec leurs grosses bagnoles et leurs
discours mielleux ne nous donnera quoi que ce soit. Quand je me présenterai de
nouveau pour être gouverneur, ce sera de mon propre chef, et la bataille sera
sanglante ! Mais pour le moment, je me retire. Et je le fais en faveur de
MacMurfee. Dieu sait tout ce que j’ai dit contre lui, je le maintiens, et je le
redirai s’il le faut, mais je lui passe la main. Nous autres les bouseux, on va
battre Joe Harrison à plate couture, si bien qu’il ne pourra plus se présenter
dans cet État, même pour un poste de balayeur. » (p. 131)
Cette
transformation radicale de Stark en fera un personnage complexe, fascinant, aux
motivations qui resteront à jamais obscures : est-il un idéaliste qui
aurait basculé totalement dans le « Mal », lorsque son ego a été profondément
secoué lorsqu’il apprit sa nature d’ « homme de paille », et se
sert-il de sa nouvelle stature de « bête politique » pour
écraser, humilier en retour ceux qui l’ont humilié en premier ? Ou
conserve-t-il encore une part d’idéalisme, ayant appris à faire la part des
choses, ayant compris la nécessité de se salir pour accéder au pouvoir et
profiter ensuite de cette position pour avancer quelques-uns de ses projets qui
lui étaient chers ? Difficile de trancher, entre un Stark à l’attitude de
plus en plus menaçante, mégalomane, et un Stark qui est simultanément
viscéralement attaché à son projet d’hôpital à la réputation irréprochable, fulminant
à toute volonté de corruption de son vice-gouverneur et larbin en chef, Tiny
Duffy.
« Toi non plus, tu piges pas ?
Je vais le construire, cet hôpital, le meilleur du pays, le meilleur du monde,
et je refus qu’un minable comme Duffy vienne farfouiller là-dedans ! Et je
l’appellerai l’hôpital Willie Stark, et il sera là encore longtemps après que
je serai mort et enterré, et après que tu seras mort et enterré, et que tous
ces fils de pute seront morts et enterrés, et n’importe qui, avec ou sans
argent, pourra y aller… » (p. 335)
« De l’argent dilapidé en pots-de-vin, aboyait sans arrêt l’opposition. « Bien
sûr, rétorquait le Boss d’un air dégagé. Bien sûr, on doit graisser quelques
pattes, mais juste ce qu’il faut pour que la machine tourne sans grincer. Et rappelez-vous
ceci : jamais une machine construite par l’homme n’a fonctionné sans
déperdition d’énergie. Quelle quantité d’énergie tirez-vous d’un bloc de
charbon quand vous faites marcher une turbine à vapeur ou une locomotive,
comparé à ce qu’il renferme réellement ? Sacrément peu ! Mais nous,
nous obtenons des résultats foutrement plus satisfaisants que la meilleure
turbine ou la meilleure locomotive qui ait jamais été inventée. Évidemment, j’ai
tout un tas d’escrocs autour de moi. Mais aucun n’a les tripes pour devenir un
escroc d’envergure. J’ai l’œil sur eux. Et est-ce que je ne remplis pas mes
engagements envers l’État ? Bien sûr que si, et plutôt deux fois qu’une ! »
(p. 565)
L’épisode de la
perte de l’innocence de Stark ne sera en réalité que le premier d’une longue
série, en particulier pour Jack Burden, le narrateur. C’est justement ces
prises de conscience, ce bouleversement intérieur que connaissent certains
personnages, qui constitue le fil directeur et donne au roman sa grandeur et sa
dimension métaphysique l’élevant bien au-delà d’un ouvrage politique : Penn
Warren revient de manière obsédante, à travers ces bouleversements intérieurs, sur
la fin de l’innocence de l’homme, par le moyen de la connaissance, de la vérité
sur la réalité du monde, mais surtout et en particulier la nature corrompue de
l’homme. Ce thème est bien sûr biblique, mais aussi shakespearien, depuis
Hamlet se rendant compte, par un excès de conscience et de lucidité, de la
nature corrompue de l’homme (son oncle, mais surtout sa mère), et qui, parce
qu’il ne voit que trop bien les motivations des personnages qu’il côtoie, par
un excès de connaissance pourrait-on
dire, ne peut plus se faire d’illusions sur le monde et les hommes qui le
peuplent. Toutefois, même si la vérité s’avérera très souvent destructrice,
elle permettra en de rares occasions, plus particulièrement à la fin du roman,
au narrateur de faire la paix avec lui-même et avec sa mère, avec qui il a
entretenu des rapports houleux durant tout le roman.
« Pendant des années, j’avais
cru qu’elle n’était qu’une femme sans cœur, qui n’aimait que son pouvoir sur
les hommes et la satisfaction passagère du besoin d’orgueil et de chair qu’ils
lui apportaient, une femme qui vivait une vie étrange, sans amour, oscillant
entre manigance et instinct. Et ma mère, consciente du jugement que je lui
portais, mais probablement pas de la nature de celui-ci, avait fait l’impossible
pour me retenir et étouffer ma condamnation. Contre moi, elle pouvait se servir
du pouvoir de séduction qu’elle usait sur les autres hommes. J’ai résisté,
protesté, et pourtant je voulais qu’elle m’aime. Ce pouvoir m’entraînait, car c’était
une belle femme pleine de vie qui m’attirait autant qu’elle me repoussait, que
je condamnais autant que j’en étais fier. Et puis les choses changèrent. Tout d’abord,
il y eut ce cri sauvage, argentin, qui résonna dans toute la maison, le jour où… »
(p. 622)
Jack Burden va
donc lui aussi connaître à mesure qu’il progresse dans la connaissance, perdre
son innocence et ses illusions. Pour être plus exact, il les a déjà perdues au
moment où le roman commence, mais nous n’en apprendrons les circonstances
qu’assez tard dans le roman, lui qui en réalité nous présente déjà un caractère
tourmenté, dont les blessures secrètes ne seront révélées que plus tard, lui qui
refuse farouchement d’être dépendant de sa mère, ou de quiconque en fait, et
qui, bien qu’employé de Stark, n’a pas peur de lui car il se sent prêt à
l’abandonner quand cela lui chantera. De par sa formation d’historien, couplée
à son expérience de journalisme, Burden est chargé dès le début du roman par
Stark de déterrer une affaire compromettante sur le juge Irwin, qu’il considère
pourtant comme un père, pour se venger de l’affront que ce dernier vient d’infliger
à Stark en décidant de soutenir dans une campagne électorale le candidat
adverse à celui qu’il a décidé d’appuyer. La longue enquête minutieuse que
Burden va mener non seulement lui apprendra une vérité déplaisante sur Irwin,
mais cetté vérité aura des conséquences et répercussions touchant au final
nombre de personnages : Burden lui-même, mais aussi sa mère, ainsi que les
Barton, Anne et Adam, respectivement la femme aimée et le « meilleur ami »
de Burden.
Et à mesure que
le roman progresse, que le passé de Burden nous est dans le même temps dévoilé, ainsi
que par les rencontres successives entre Burden et Anne, le roman nous dévoile
sa dernière fascinante dimension : un intense lyrisme, où Penn Warren nous
montre la dimension poétique de son écriture (lui qui fut aussi poète), dans
des passages inoubliables d’une grande beauté :
« Dans un éclair te revint
le souvenir de cette femme qui n’avait même pas daigné lever les yeux. Puis tu
l’oublias et le train prit de la vitesse, ne ralentissant pas en traversant un
petit pont à tréteaux. Tu aperçus une étendue d’eau pure, métallique,
parfaitement lisse sous le ciel en fin de journée ; plus loin, une vache,
les pattes dans la rivière, se rafraîchissant sous l’unique saule qui bordait
les berges. Tout d’un coup tu as eu envie de pleurer. Mais le train filait et,
dans sa course, t’arrachait pensées et sentiments. » (p. 110)
« Je n’ai jamais oublié cet
après-midi. Je crois que ce jour-là, pour la première fois, je vis Anne et Adam
comme deux êtres distincts, agissant chacun de manière indépendante,
mystérieuse et importante. C’est aussi peut-être ce jour-là que je me vis comme
une personne à part entière. Mais ça, c’est une autre histoire. Ce qu’il s’est
passé, c’est qu’une image précise s’est gravée en moi pour toujours. Ça n’a
rien à voir avec les millions de choses que nous voyons au cours de notre vie
et les souvenir que nous en conservons. Les images dont je parle, ces images
vivantes, sont véritablement rares. Elles nous reviennent chaque jour avec plus
de netteté, comme si les années, loin d’éclipser leur réalité, ne faisaient au
contraire que retirer un nouveau voile et les éclairer d’un sens jusqu’alors
insoupçonné. Les années venant finalement à manquer, il est probable que le
dernier voile ne sera jamais levé. Et à mesure que l’image devient plus claire,
plus lumineuse, nous comprenons que cette lumière même en est le sens, ou la
légende du sens, et que sans cette image notre vie ne serait rien qu’un vieux
rouleau de pellicule jeté dans un tiroir parmi les lettres auxquelles nous n’avons
pas répondu. L’image que j’ai gardée de ce jour est celle du visage d’Anne
flottant sur l’eau, serein, les yeux clos, sous le ciel sombre aux teintes
violacées et verdâtres, une mouette blanche au-dessus de nous. Ça ne veut pas
dire que je suis tombé amoureux d’elle à ce moment-là. Ce n’était qu’une
enfant. L’amour vint plus tard. Néanmoins, l’image serait restée gravée même si
je ne l’avais pas aimée, jamais revue ou si je m’étais mis à la détester en
grandissant. […] Mais cette image d’Anne ne me quitta jamais, gagnant en
brillance à mesure que tombaient les voiles et que se dessinait la promesse d’une
brillance plus éclatante encore. » (p. 167-168)
« En levant les yeux sur le
miroir du bar, je vis Anne pousser la porte. Ou plutôt, je vis son reflet
pousser le reflet de la porte. Je ne me retournai pas tout de suite pour
affronter la réalité. Au lieu de ça, j’examinai ce reflet suspendu dans le
miroir, tel un souvenir pris dans le cristal de ma mémoire – une feuille morte,
rouge et dorée, emprisonnée dans la glace transparente d’un cours d’eau gelé en
hiver, qui te rappelle soudain le temps où toutes les feuilles rouges et dorées
étaient encore attachées à leurs branches et où le soleil les baignait de ses
rayons, comme si ce moment allait durer toujours. Mais ce n’était pas un
souvenir, c’était Anne Stanton qui se tenait là, à distance sur le tapis bleu,
dans l’espace du miroir qui surmontait la muraille de bouteilles brillantes et
de tireuses au bar, une fille – enfin, plus vraiment une fille mais une jeune
femme – d’un mètre soixante-cinq avec les chevilles les plus fines et les plus
nerveuses qui soient, des hanches étroites et pourtant aussi rondes que si
elles avaient été façonnées sur un tour de potier, et une taille si mince qu’elle
te faisait te demander si tu réussirais à l’entourer de ta main, le tout drapé
d’un morceau de flanelle grise qui prétendait à l’austérité d’une coupe
masculine, mais attirait l’attention sur certains détails fort peu masculins. Elle
se tenait là, pas loin de taper du pied d’impatience sur le tapis bleu,
inspectant la salle en tournant de droite à gauche son visage lisse et frais
(sous un chapeau de feutre bleu ciel). Je saisis l’éclair bleuté de son regard
tandis qu’elle regardait autour d’elle. » (p. 346-347)
« Une fois rentré, à peine
étendu sur mon lit, je me rappelai soudain – non, je vis – le visage d’Anne,
baigné de lune, les yeux clos, et je me rappelai ce pique-nique, il y a
longtemps, ce jour où nous avions nagé au large dans la baie, sous un ciel orageux, elle, se laissant
flotter, la figure tournée vers le ciel sombre, pourpre et légèrement teinté de
vert, les yeux clos, une mouette blanche volant au-dessus, très haut. Je n’avais
pas repensé à cette journée depuis, je crois, ou si je m’en étais souvenu, elle
n’avait rien signifié pour moi. Et pourtant, étendu sur mon lit, je sentis tout
à coup le vertige que procure l’imminence d’une extraordinaire découverte. Je compris
que l’instant que nous avions partagé ce soir n’était que le prolongement de
cet autre moment lointain, datant de ce pique-nique, qu’ils ne faisaient qu’un,
depuis toujours, sans que je le sache. Je l’avais mis de côté ou jeté, à la
manière d’une graine jetée au hasard pour retrouver, un jour, en passant par
là, une plante devenue grande et fleurie, ou comme un petit bâton brun balancé
au feu avec d’autres saletés, mais qui se trouve être de la dynamite, et dont
la déflagration s’avère terrifiante.
Elle fut terrifiante. Je sursautai dans mon
lit comme ces enfoirés de dormeurs que j’avais fait profiter de mon concert. Mais
c’était plus violent encore. Je m’assis, littéralement transporté d’extase. Je n’avais
jamais ressenti une chose pareille. J’en avais le souffle coupé, je pouvais
sentir mes veines se gonfler, prêtes à exploser, comme lorsque tu plonges très
profond et penses que tu ne remonteras jamais. J’avais l’impression d’être à
deux doights de connaître la vérité vraie et absolue de toute chose. Une seconde
encore et je saurais tout. Puis je repris mon souffle. « Mon Dieu !
dis-je tout haut. Mon Dieu ! » J’étendis les bras, les ouvris autant
que possible, comme si je pouvais embrasser l’espace vide.
Puis l’image de ce visage me
revint, flottant au fil de l’eau sous le ciel sombre, pourpre et légèrement
teinté de vert, avec la mouette blanche volant au-dessus. Ce fut presque un
choc de revoir cette image, ce souvenir, car ce qui avait provoqué cette extase
s’était perdu, se mêlant à l’extase qui avait jailli dans l’immensité de l’univers.
Peu importe, car dès que je revis cette image, l’extase s’évanouit pour laisser
place à une infinie tendresse, une tendresse pénétrée et veinée de tristesse,
comme si cette tendresse avait été ma chair, et la tristesse, mes veines et mes
nerfs. Cela paraît absurde, mais c’est ce que j’éprouvai. Réellement.
Je me dis alors, de façon assez
objective, comme si j’observais les symptômes d’un inconnu : Tu es amoureux. […]
J’étais surpris et un peu
terrifié, comme quelqu’un qui apprend du jour au lendemain qu’il a hérité d’un
million de dollars qui l’attendent bien au chaud à la banque, ou qui apprend
que ce petit point de côté est un cancer, qu’il porte en lui cette chose
mystérieuse, apocalyptique, bourgeonnante, qui est à la fois une partie de lui
et, en même temps, son propre ennemi. […]
C’est ainsi qu’Anne Stanton se
mit à habiter mes nuits. Car ce soir-là, dans le roadster, elle m’avait
ensorcelé. Elle n’avait pas eu besoin de mots pour ça. Elle avait basculé la
tête vers moi, sur le dossier de cuir, posé un doigt sur ses lèves et avait dit
en souriant : « Chhht… » Elle avait planté son harpon plus
profondément que ne le fit jamais Queequeg. Jusque dans ma chair. Mais je ne m’en
étais pas vraiment rendu compte, pas avant que le filin ne se raidisse et que l’ardillon
ne s’accroche brusquement à la chair rouge qui était le Moi enfoui dans cette
masse adipeuse que je croyais être. Et que je continuerais peut-être à croire
que j’étais. » (p. 399-400)
Au milieu de ces
personnages changeant à mesure que la vérité les frappe (Stark de son ineptie
politique, qui le transformera de manière spectaculaire en bête politique
redoutée ; Burden voyant son amour pur, son idéalisation d’Anne entaché,
Anne se donnant à un autre homme et apprenant la vérité sur son père…), un seul
personnage refuse tout compromis avec la corruption humaine, se tenant à
l’écart autant que possible de toute affaire (et en particulier de Stark),
vestige de l’innocence originelle : Adam Stanton, dont le nom est
semble-t-il symbolique, héroïque docteur travaillant avec une énergie
herculéenne, vivant dans une extrême pauvreté bien qu’il soit le médecin le
plus réputé, frère d’Anne et l’unique ami de Jack. Son amitié avec Jack est
d’ailleurs davantage le fruit d’un vestige de son enfance, de sa jeunesse, qu’un
véritable lien d’estime entre eux, bien que Jack admire Adam pour sa droiture morale
radicale et conserve aussi, à travers lui, la nostalgie des temps heureux de sa
jeunesse, temps irrémédiablement perdus depuis. Cette nostalgie d’un temps de
l’innocence, à jamais perdu, depuis le passage de l’âge adulte et la
connaissance de la corruption de l’homme, traversent tout le roman, lui donnant
une teinte mélancolique qui le rend en parallèle très émouvant. Le personnage d’Adam
fait de toute évidence miroir, opposition avec celui de Stark, l’un refusant l’adage
selon lequel « la fin justifie les moyens », alors que le Boss l’embrasse
au point de perdre son âme ( ?).
« toute sa vie il a été
obsédé par l’idée d’une époque lointaine où les affaires étaient gérées par des
hommes de morale, charismatiques, […] assis autour d’une table qui débattaient,
sans chercher à en tirer profit, des bienfaits de l’action publique. C’est
parce que c’est un romantique et qu’il s’est forgé sa propre image du monde. Et
quand le monde ne s’aligne pas sur ses fantasmes, il le vomit. Même si ça doit
l’amener à jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce qui est toujours le cas. »
(p. 356)
« ce qu’on apprend en
premier quand on étudie l’histoire, c’est que l’homme est une machine très
complexe. Ce n’est pas qu’il est bon ou mauvais, il est bon et mauvais, car le bon se dégage du mauvais et le mauvais du bon. Et
malheur au vaincu. Mais Adam est un scientifique, et pour lui le monde est un
tout parfaitement ordonné, un atome d’oxygène se comporte toujours de la même
façon lorsqu’il s’agglomère à deux atomes d’hydrogène, et une chose est
toujours telle qu’elle semble être. Alors, forcément, quand Adam le romantique
se forge une image du monde, elle est conforme à celle avec laquelle Adam le
scientifique travaille chaque jour. Tout y est ordonné, compartimenté. L’atome
du bien et celui du mal se comportent toujours de la même manière. »
(p. 358)
La quadruple dimension
de ce livre, politique, métaphysique, lyrique et tragique, fait de Tous les Hommes du roi un roman total et
impressionnant : la vie humaine est embrassée dans sa totalité, à travers
des personnages parfaitement caractérisés et reconnaissables, changeants et
complexes, fascinants et soulevant de multiples interrogations sur notre
condition humaine. Et sur les plus de 600 pages que fait ce roman, il y a très
peu de temps morts (même la partie Cass Mastern, qui semble de prime abord un
peu hors-sujet et trop longue, prend tout son sens lorsque l’on considère le
roman dans sa totalité et logique), la lecture en est captivante grâce aux
qualités que je viens de mentionner. Un des 20, voire des 10 meilleurs romans
que j’aie lus dans ma vie !
Pour conclure, voici d’autres
passages remarquables du roman, proposant diverses réflexions sur l’homme, à la
manière des meilleurs moralistes :
« Tu arrives dans un endroit
inconnu, une ville comme Mason City, et tu croises des individus qui ne
semblent pas réels, mais qui le sont. Tu sais qu’ils ont été enfants, qu’ils
ont pataugé dans les rivières de la région, qu’ils ont grandi et pris l’habitude
d’aller se promener dans la campagne où, adossés à une clôture, ils ont
contemplé le crépuscule tombant sur les champs sans comprendre exactement les
sentiments qui remuaient en eux, ou même savoir s’ils étaient heureux ou
tristes. Devenus adultes, ils ont couché avec leur femme, chatouillé leurs
bébés pour les faire rire, sont allés travailler le matin, et tout ça sans
jamais savoir ce qu’ils voulaient vraiment – ce qui ne les empêchait d’agir et
de chercher à bien faire, trouvant toujours de bonnes raisons pour expliquer
chacun de leurs actes. Enfin vieux, ils ont perdu toutes les raisons d’agir et
se sont assis sur un banc pour discuter et critiquer celles des autres, alors
qu’ils ne s’en souviennent même plus. Et puis, un matin, juste avant l’aube,
couchés dans leur lit, les yeux fixés au plafond qu’ils distinguent à peine à
la lueur de la lampe coiffée d’un journal en guise d’abat-jour, ils ne
reconnaissent plus les visages rassemblés autour d’eux… » (p. 84)
« Je pouvais rester allongé
aussi longtemps que je le voulais et permettre à mon esprit de vagabonder vers
toutes ces choses qu’un homme désire : café, femme, argent, alcool, sable
blanc, eau bleue. Je les laissais ensuite glisser l’une après l’autre, hors de
moi, comme les cartes te glissent entre les doigts quand tu bats un jeu. Les désirs
sont probablement semblables à ces cartes. Car quoi que tu en penses, tu ne
désires pas les choses pour elles-mêmes. Tu veux piocher une carte précise, non
pas pour ce qu’elle est mais parce qu’elle a une signification par rapport à un
ensemble parfaitement arbitraire de règles et de valeurs, et prend son sens au
sein de la combinaison que tu as en main. Mais si tu ne joues pas, une carte ne
signifie rien, elles se mettent toutes à se ressembler, et ça, même si tu
connais les règles. » (p. 140)
« Un copain grandit avec
toi, il réussit, devient quelqu’un. Toi, tu es un raté, mais il te traite comme
autrefois, car, pour lui, rien n’a changé entre vous. Néanmoins, la question te
brûle les lèvres. Tu as beau te rabaisser, te maudire, tu continues quand même.
Il existe une espèce de snobisme des ratés envers ceux qui ont réussi. On forme
un club, une vieille école, une confrérie qui offre à qui veut une grimace plus
méprisante et orgueilleuse que n’importe quelle autre. Elle est aussi odieuse
que celle de l’ivrogne accoudé au comptoir près d’un ancien copain devenu grand
patron, qui n’a pas changé et qui l’emmène dîner chez lui pour le présenter à
sa jolie petite femme aux yeux limpides et à ses beaux enfants. Point de jolie
petite femme dans l’appartement miteux d’Adam, mais il avait réussi. Voilà pourquoi
je remuais le couteau. » (p. 144-145)
« Cass Mastern ne vécut pas
longtemps mais il eut le temps de comprendre que le monde est fait d’un seul
bloc. Il découvrit que celui-ci est comparable à une gigantesque toile d’araignée
et que, dès que tu l’effleures en un point, les vibrations se propagent telles
des ondes jusqu’aux points les plus éloignés. L’araignée assoupie se réveille
alors et s’élance, elle te ligote de ses fils, toi qui as touché sa toile, et t’injectes
le venin qui te paralysera. Peu importe que tu aies frôlé la toile
intentionnellement ou par accident. Ton pied innocent ou ta main effrontée ne l’ont
peut-être qu’effleurée, mais ce qui doit arriver arrive toujours et l’araignée
est là, velue et noire, avec ses crochets suintants et sa multitude d’yeux qui
étincellent tels des miroirs au soleil, ou comme l’œil de Dieu. »
(p. 268)