« Ce qu’il y a de plus clair pour moi,
c’est que j’ai voulu me plaire, m’émouvoir encore avec des souvenirs, retrouver
ma jeunesse à mesure que je m’en éloigne, et exprimer sous forme de livre une
bonne partie de moi, la meilleure, qui ne trouvera jamais place dans des
tableaux. » (lettre du 19 avril 1862, p. 1403)
« Amie, ma divine et sainte
amie, je veux et vais écrire notre histoire commune. Depuis le premier jour
jusqu’au dernier. Et chaque fois qu’un souvenir effacé luira subitement dans ma
mémoire, chaque fois qu’un mot plus tendre et plus ému jaillira de mon cœur, ce
seront autant de marques pour moi que tu m’entends et que tu m’assistes. »
(Textes de jeunesse en prose, À Meudon, jeudi soir 18 juillet [1844], p. 872)
« […] le cœur a les mêmes
ingénuités que la foi. Tous les cultes passionnés commencent ainsi. » (chapitre VI)
Le
souvenir, le regret d’un amour perdu domine tout entier Dominique : le personnage-éponyme, gentilhomme vivant retiré
dans sa campagne natale, mène une vie discrète, mais le souvenir d’un amour de
jeunesse, impossible et irrévocablement perdu, accompagne continuellement ses
pensées au cours des fréquentes promenades solitaires qu’il effectue, et dont
il confessera la teneur au narrateur premier du roman, dans le cadre d’un récit
enchâssé à deux narrateurs. Les déclarations d’intention de Fromentin,
reproduites ci-dessus, confirment cette tonalité nostalgique, cette volonté de
commémorer l’amour qu’il eut dans sa jeunesse pour Jenny Béraud, tragiquement
décédée à vingt-sept ans, et dont le souvenir sera l’objet pour l’auteur d’une
continuelle ferveur.
Dans ce roman autobiographique où
il est question d’une énième histoire d’adultère, topos de tant de romans français,
il n’est cependant pas question de cruelle désillusion, ou d’une
bassesse/vilenie de l’un, voire des deux membres du couple interdit, suscitant chez le lecteur un mépris définitif, à l’instar
de Madame Bovary. Sans pour autant ignorer
la dimension physique, sensuelle, possessive de l’amour, Fromentin dépeint au
final cet amour sous un jour résolument positif, dans la transformation
intérieure qu’elle provoqua chez son héros qui, bien que nostalgique de cet
amour perdu, s’efforcera de s’en montrer digne par la vie retirée qu’il décida par la suite de mener, faisant le bien autour de lui à sa modeste échelle, loin des vastes ambitions
politiques et artistiques qu’il eut durant sa jeunesse.
*****
Peut-être vous paraîtra-t-il
assez puéril de me rappeler qu’il y a trente-cinq ans tout à l’heure, un soir
que je relevais mes pièges dans un guéret labouré de la veille, il faisait tel temps,
tel vent, que l’air était calme, le ciel gris, que des tourterelles de
septembre passaient dans la campagne avec un battement d’ailes très sonore, et
que tout autour de la plaine, les moulins à vent, dépouillés de leur toile,
attendaient le vent qui ne venait pas. Vous dire comment une particularité de
si peu de valeur a pu se fixer dans ma mémoire, avec la date précise de l’année
et peut-être bien du jour, au point de trouver sa place en ce moment dans la
conversation d’un homme plus mûr, je l’ignore ; mais si je vous cite ce
fait entre mille autres, c’est afin de vous indiquer que quelque chose se
dégageait déjà de ma vie extérieure, et qu’il
se formait en moi je ne sais quelle mémoire spéciale assez peu sensible aux
faits, mais d’une aptitude singulière à se pénétrer des impressions. (chapitre
III)
Ces deux mois de séjour avec
Madeleine dans notre maison solitaire, en pleine campagne, au bord de notre mer
si belle en pareille saison, ce séjour unique dans mes souvenirs fut un mélange
de continuelles délices et de tourments où je me purifiai. Il n’y a pas un jour qui ne soit marqué par une tentation petite ou
grande, pas une minute qui n’ait eu son battement de cœur, son frisson, son
espérance ou son dépit. Je pourrais vous dire aujourd’hui, moi dont c’est
la grande mémoire, la date et le lieu précis de mille émotions bien légères, et dont la trace est cependant restée.
Je vous montrerais tel coin du parc, tel escalier de la terrasse, tel endroit
des champs, du village, de la falaise, où
l’âme des choses insensibles a si bien gardé le souvenir de Madeleine et le
mien, que si je l’y cherchais encore, et Dieu m’en garde, je l’y retrouverais
aussi reconnaissable qu’au lendemain de notre départ. (chapitre XI)
Si
l’intention principale de Fromentin est, comme nous venons de le voir, de
commémorer son amour pour Jenny Béraud, Dominique
est plus largement un roman sur les impressions d’un être sensible, bien
davantage qu’un tableau, qu’une chronique politique et sociale précise de son
temps, à l’instar des grands auteurs réalistes du XIXe comme Balzac ou Zola. Deux
seules choses au final sont véritablement chères aux yeux de Dominique, dont
l’impression ne s’effacera jamais de lui, et qui font partie intégrante de sa
personnalité : son attachement à sa terre natale, les Trembles, ainsi que
son amour pour Madeleine.
Le début du roman se concentre surtout
sur le rapport fusionnel entre Dominique et la nature dans le domaine des Trembles, dans laquelle il passe
le plus clair de son temps, puis sur le déracinement que constituent pour lui
les débuts d’une éducation formelle, le confinant d’abord à l’intérieur puis le
forçant à partir pour Paris, ville dans laquelle il ne se sentira jamais tout à
fait à l’aise.
Je grandis au milieu de ces
braves gens, surveillé de loin par une sœur de mon père, Mme Ceyssac, qui ne
vint qu’un peu plus tard s’établir aux Trembles, dès que les soins de ma
fortune et de mon éducation réclamèrent décidément sa présence. Elle trouva en moi un enfant sauvage,
inculte, en pleine ignorance, facile à soumettre, plus difficile à convaincre,
vagabond dans toute la force du terme, sans nulle idée de discipline et de
travail, et qui, la première fois qu’on lui parla d’étude et d’emploi du
temps, demeura bouche béante, étonné que
la vie ne se bornât pas au plaisir de courir les champs.
Et quant aux seuls compagnons que
j’eusse alors, c’étaient des fils de
paysans du voisinage, ou trop paresseux pour suivre l’école, ou trop petits
pour être mis au travail de la terre, et qui tous m’encourageaient de leur
propre exemple dans la plus parfaite insouciance en fait d’avenir. La seule éducation qui me fût agréable,
le seul enseignement qui ne me coûtât pas de révolte, et, notez-le bien, le
seul qui dût porter des fruits durables et positifs, me venait d’eux.
J’apprenais confusément, de routine, cette quantité de petits faits qui sont la
science et le charme de la vie de campagne. J’avais, pour profiter d’un
pareil enseignement, toutes les aptitudes désirables : une santé robuste,
des yeux de paysan, c’est-à-dire des yeux parfaits, une oreille exercée de
bonne heure aux moindres bruits, des jambes infatigables, avec cela l’amour des choses qui se passent en plein air, le souci de
ce qu’on observe, de ce qu’on voit, de ce qu’on écoute, peu de goût pour
les histoires qu’on lit, la plus grande curiosité pour celles qui se
racontent ; le merveilleux des livres m’intéressait moins que celui des
légendes, et je mettais les
superstitions locales bien au-dessus des contes de fées.
Imaginez qu’avant de partir pour
le collège, où j’allai tard, pas un seul jour je ne perdis de vue ce clocher
que vous voyez là-bas, vivant aux mêmes lieux, dans les mêmes habitudes, que je
retrouve aujourd’hui les objets d’autrefois comme autrefois, et dans
l’acception qui me les fit connaître et me les fit aimer. Sachez que pas un seul souvenir de cette époque n’est
effacé, je devrais dire affaibli. Et ne vous étonnez pas si je divague en
vous parlant de réminiscences qui ont la
puissance certaine de me rajeunir au point de me rendre enfant. Aussi bien il y
a des noms, des noms de lieux surtout, que je n’ai jamais pu prononcer
de sang-froid : le nom des Trembles est de ce nombre. (chapitre III)
Le campagnard en outre persistait
et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu’il avait changé
de milieu. N’en déplaise à ceux qui
pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne
sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu’à demi,
et si le désir de m’acclimater m’était venu, les mille liens indéracinables des
origines m’auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que
c’était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où
je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais
jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les
compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux,
le plus possible j’évitais ce terrible frottement de la vie parisienne qui
polit les caractères et les aplanit jusqu’à l’usure. Je ne fus pas davantage
aveuglé par ce qu’elle a d’éblouissant, ni troublé par ce qu’elle a de
contradictoire, ni séduit par ce qu’elle promet à tous les jeunes appétits,
comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j’avais
d’abord un défaut qui valait une qualité, c’était la peur de ce que j’ignorais,
et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les
perspicacités de l’expérience. (chapitre IX)
C’est dans son
enfance aux Trembles et la sensibilité qu’il y développe que se trouve déjà le
futur drame de Dominique dans son histoire d’amour impossible pour
Madeleine : le jeune homme y acquiert une inclination contemplative, propice
à la réminiscence et à la nostalgie, répugnant à l’action (ou ne passant à
l’action que de manière brusque, à l’instar d’Hamlet), ainsi qu’un rapport
singulier au temps, indissociablement lié à ses impressions et faisant fi du
reste. Le temps du récit est ainsi à deux vitesses, Fromentin s’attardant longuement
sur les moments décisifs de la relation entre Dominique et Madeleine ou sur les
pensées du premier méditant sur son amour pour cette dernière, et se contentant de brefs résumés
et ellipses quant à ce qui touche le reste de la vie extérieure de son héros, comme si celle-ci
n’avait guère d’importance à ses yeux rétrospectivement.
Confusément j’apercevais bien que
ce qui délectait ainsi mon jeune précepteur, c’était le spectacle même du jeu
de la vie, le mécanisme des sentiments, le conflit des intérêts, des ambitions,
des vices ; mais, je le répète, il
était assez indifférent pour moi que ce monde fût un échiquier, comme me le
disait encore Augustin, que la vie fût
une partie jouée bien ou mal, et qu’il y eût des règles pour un pareil jeu.
(chapitre III)
Le mal était fait, si l’on peut appeler un mal le don cruel d’assister
à sa vie comme à un spectacle donné par un autre, et j’entrai dans la vie sans
la haïr, quoiqu’elle m’ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi inséparable, bien intime et positivement mortel :
c’était moi-même. (chapitre IV)
C’est ainsi que
les tentatives littéraires de Dominique, s’efforçant de suivre les pas de son ami
et mentor Augustin, fruits d’un long effort solitaire, sont même tournées en dérision
par ce dernier, qui n’y voit que productions médiocres dont il brûlera la majeure
partie. Sa période de célébrité éphémère, dans l’activité politique, sera de même
réduite à son insignifiance par Dominique, sévère et constant critique de lui-même.
Les quelques mois de libertinage auxquels il cède par dépit, dont Dominique a honte
avec le recul et qui auront leurs répercussions dans la scène du théâtre, sont de
même évoqués implicitement et très brièvement. Tout au final dans la vie extérieure
de Dominique n’est que réaction, est à comprendre par rapport à son amour pour Madeleine :
le travail dans lequel il se lance, au niveau littéraire et politique, n’est qu’une
tentative pour lui d’oublier Madeleine et/ou de lui prouver sa valeur dont elle
est sûre, mais dont il doute constamment.
L’amour
que se porte réciproquement Dominique et Madeleine est globalement, en dépit de
certains aspects déplaisants, positif : c’est Madeleine qui pousse Dominique
à concrétiser les promesses de son talent, dont celui-ci a toujours douté et auquel
il renoncera à la fin du récit, contrairement à Fromentin. Elle tente, en vain,
de lui faire oublier son amour, ou du moins d’atténuer ses souffrances, en prenant
le risque de le voir fréquemment, pour le lasser d’elle. Dans cet amour, c’est une
volonté d’élever l’autre, d’en faire ressortir la meilleure part, et l’oubli de
soi au profit de l’autre, qui prédomine. C’est aussi, pour Dominique, un moyen de constater
la vanité de la plupart des activités humaines, auxquelles il inclut ses propres
ambitions littéraires et politiques : revenu de ses chimères, séparé pour toujours
de celle qu’il aime, Dominique s’efforce malgré tout de tendre au bien, à la fois
pour se montrer digne de celle qu’il a aimé, et pour atténuer le sentiment d’inutilité
de sa propre existence. L’amour de Dominique est ainsi indissociable d’une certaine
dimension morale, et c’est l'une des raisons sans doute pour laquelle il ne peut se résoudre
à la posséder (en sus de sa nature contemplative, rétive à l'action et propice à la nostalgie), alors que l’occasion s’en présente à lui vers la fin du roman, comme
l’avait prédit avec justesse son ami Olivier plus tôt dans le roman.
Grâce à cette absence de raison,
je devrais dire à cette cécité, je me
plongeai dans les mois qui suivirent, comme si j’étais entré dans un infini.
Imaginez un vrai printemps, rapide et déjà très ardent, comme toutes les
saisons tardives, plein de riantes erreurs, de floraisons généreuses,
d’imprévoyances, de joies parfaites. Autant
je m’étais étroitement replié sur moi-même avant cette subite éclosion qui
me surprenait dans l’engourdissement de la véritable enfance, autant je mis de promptitude à m’épanouir.
Je ne demandai point s’il m’était permis de m’offrir ; je me donnai sans réserve, et dans des
effusions où je prodiguai ce qu’il y avait en moi de sincèrement intelligent,
de meilleur, surtout de plus inflammable. Je vous peindrais mal ce rare
et court moment de désintéressement total qui peut servir d’excuse à bien des
accès d’égoïsme où je tombai depuis, et pendant
lequel ma vie brûla tout entière en manière d’offrande, et flamba sous les
pieds de Madeleine, pure et seulement parfumée de bons instincts, comme un feu
d’autel. (chapitre VI)
Son premier mot était une question :
« Comment allez-vous » Ce Comment
allez-vous ? signifiait : « Êtes-vous plus
sage ? » Quelquefois je lui répondais par un demi-mensonge courageux
qui ne la trompait guère, mais qui alors éveillait en elle des curiosités et
des inquiétudes d’un autre genre. Elle prenait mon bras, et nous marchions sous
les arbres, nous taisant par intervalles, ou causant avec le calme apparent de
deux amis qui se sont rencontrés par hasard. Elle me dévoilait, pendant ces heures de douce et brûlante étreinte,
elle me révélait, comme autant de merveilles, des trésors de dévouement,
d’abnégation, des ressources de prévoyance presque égales aux profondeurs de sa
charité. Elle disciplinait ma vie mal réglée, ou plutôt déréglée et portée
sans mesure à tous les excès contraires du travail acharné ou de la pure
inertie. Elles gourmandait mes lâchetés,
s’indignait de mes défaillances et me reprochait les invectives dont je
m’accablais à plaisir, parce qu’elle voyait, disait-elle, les inquiétudes d’un
esprit mal équilibré et plus perplexe encore qu’équitable. Si j’avais été
capable de concevoir les moindres ambitions un peu fortes, ce qu’elle me
communiquait de vrai courage aurait dû les allumer en moi comme un incendie. (chapitre
XIII)
Je me composais pour ainsi dire une sorte de recueil salutaire parmi ce
que l’esprit humain a laissé de plus fortifiant, de plus pur au point de vue
moral, de plus exemplaire en fait de raison. Enfin j’avais promis à Madeleine d’essayer mes forces, et ce serment, je
voulais le tenir, ne fût-ce que pour lui prouver ce qu’il y avait en moi de
puissance sans emploi, et pour qu’elle pût bien mesurer la durée et l’énergie d’une ambition qui n’était au fond que de
l’amour converti. (chapitre XVI)
*****
Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. (chapitre
IX)
Quoi que tu en dises, tu aimes
les romans, les imbroglios, les situations scabreuses ; tu as juste assez
de force pour friser les difficultés sans avaries, assez de faiblesse pour en
savourer délicatement les transes. Tu te donnes à toi-même toutes les émotions
extrêmes, depuis la peur d’être un malhonnête homme jusqu’au plaisir
orgueilleux de te sentir quasiment un héros. Ta vie est tracée, je la vois
d’ici ; tu iras jusqu’au bout, tu
mèneras ton aventure aussi loin qu’on peut aller sans commettre une
scélératesse, tu caresseras cette idée délicieuse de te sentir à deux doigts
d’une faute et de l’éviter. Veux-tu que je dise tout ? Madeleine
un jour tombera dans tes bras en te demandant grâce ; tu auras la joie
sans pareille de voir une sainte créature s’évanouir de lassitude à tes
pieds ; tu l’épargneras, j’en
suis sûr, et tu t’en iras, la mort dans l’âme, pleurer sa perte pendant des
années. (chapitre XIV, p. 529)
C’est sur cet aspect
que le roman diffère profondément de la relation entre Fromentin et Jenny Béraud :
si ces derniers ont bel et bien été amants, le couple du roman ne le sera jamais
véritablement, restant au seuil de l’adultère. Car ce qui importait sans doute le
plus aux yeux de Fromentin, ce n’était pas une restitution plus ou moins fidèle
des événements de sa propre vie dans le roman, mais celle de ses impressions, de
la transformation intérieure que son amour a suscité en lui, seule vérité qui lui
importait et qui importe à tout bon romancier, qui est de restituer la « vérité
par le mensonge », pour reprendre la formule paradoxale de Vargas Llosa.
Si donc dans le roman, Dominique refuse
d’entraîner Madeleine dans l’adultère, c’est parce qu’il a conscience du mal que
cela lui ferait, mal qu’il se refuse à commettre par respect et amour pour elle,
bien qu’il y entre selon lui une certaine part d’instinct également. C’est également
la raison pour laquelle, plus tôt dans le roman, il décide de ne plus voir Madeleine,
constatant qu’elle est elle-même tourmentée par la tournure que prenait leur relation,
durant la période où elle le voyait secrètement pour apaiser ses souffrances. Aussi
fort que soit son amour, ce dernier ne saurait être assouvi aux dépens, au détriment
de l’autre, et c’est cette dimension de son amour que Fromentin voulait sans doute surtout
restituer à travers le roman, au-delà de la fidèle restitution des événements qui
eurent lieu dans sa relation avec Jenny Béraud.
Néanmoins,
Fromentin n’exclut pas dans son roman les aspects beaucoup moins reluisants de son
amour, bien qu’il soit présenté globalement, comme nous l’avons dit, dans une lumière
positive. La scène du premier bal est ainsi marquante par la convoitise sensuelle
de Dominique apercevant Madeleine dans sa robe de bal, ainsi que la jalousie possessive
qu’il ressent à son égard et à l’égard des autres invités. Un certain masochisme
également s’empare de Dominique, qui veut à l’occasion se venger de Madeleine, qu’il
considère comme froide, distante dans les premiers temps de leur nouvelle relation,
c’est-à-dire depuis qu’il en est amoureux. Enfin, la scène de la sortie du théâtre,
vers la fin du roman, illustre le mieux cette dimension masochiste du narrateur,
qui nuance, apporte un contrepoint intéressant à la dimension morale de son amour discutée
précédemment.
Quand
elle entendit annoncer mon nom, par un élan de familiarité qu’elle ne tenait
nullement à réprimer, elle fit un mouvement vers moi qui l’isola de son
entourage et me la montra de la tête aux pieds comme une image imprévue de
toutes les séductions. C’était la
première fois que je la voyais ainsi, dans la tenue splendide et indiscrète
d’une femme en toilette de bal. Je sentis que je changeais de couleur, et qu’au
lieu de répondre à son regard paisible, mes yeux s’arrêtaient maladroitement
sur un nœud de diamants qui flamboyait à son corsage. Nous demeurâmes une
seconde en présence, elle interdite, moi fort troublé. Personne assurément ne
se douta du rapide échange d’impressions qui nous apprit, je crois, de l’un à
l’autre que de délicates pudeurs étaient blessées. Elle rougit un peu, sembla frissonner des épaules, comme si subitement
elle avait froid, puis, s’interrompant au milieu d’une phrase qui ne
voulait rien dire, elle se rapprocha de son fauteuil, y prit une écharpe de
dentelles, et le plus naturellement du monde elle s’en couvrit.
Elle était admirablement belle, et l’idée que tant d’autres le savaient
aussi bien que moi ne fut pas longue à me saisir le cœur aigrement.
Jusque-là, mes sentiments pour Madeleine avaient par miracle échappé à la
morsure des sensations venimeuses. « Allons, me dis-je, un tourment de
plus ! » Je croyais avoir épuisé toutes les faiblesses. Mon amour
apparemment n’était pas complet : il
lui manquait un des attributs de l’amour, non pas le plus dangereux, mais le
plus laid.
Je la vis entourée ; je me
rapprochai d’elle. J’entendis autour de moi des mots qui me brûlèrent ;
j’étais jaloux.
Être jaloux, on ne l’avoue guère ; ces sensations ne sont pas
cependant de celles que je désavoue. Il
est bon que toute humiliation profite, et celle-ci m’éclaira sur bien des
vérités ; elle m’aurait rappelé, si j’avais pu l’oublier, que cet amour exalté, contrarié,
malheureux, légèrement gourmé et tout près de se piquer d’orgueil, ne s’élevait
pas de beaucoup au-dessus du niveau des passions communes, qu’il
n’était ni pire ni meilleur, et que le seul point qui lui donnait l’air d’en
différer, c’était d’être un peu moins possible que beaucoup d’autres. Quelques
facilités de plus l’auraient infailliblement fait descendre de son piédestal
ambitieux ; et comme tant de choses
de ce monde dont l’unique supériorité vient d’un défaut de logique ou de
plénitude, qui sait ce qu’il serait devenu, s’il avait été moins déraisonnable
ou plus heureux ? (chapitre XII)
« Mon bouquet, je vous
prie ? » me dit-elle, comme si elle eût parlé à son valet de pied.
Je le lui tendis sans dire un
seul mot ; j’aurais sangloté. Elle le prit, le porta rapidement à ses
lèvres, y mordit avec fureur, comme si elle eût voulu le mettre en pièces.
« Vous me martyrisez et vous me déchirez, » me dit-elle tout
bas avec un suprême accent de désespoir ; puis, par un mouvement que
je ne puis vous rendre, elle arracha son bouquet par moitiés : elle en
prit une, et me jeta pour ainsi dire l’autre au visage.
Je me mis à courir comme un fou,
en pleine nuit, emportant, comme un
lambeau du cœur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis ses lèvres
et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers.
J’avais toujours à la main ces
fleurs brisées. Je les regardais ; je les couvrais de baisers ; je
les interrogeais comme si elles avaient gardé le secret de Madeleine ; je leur demandais ce que Madeleine avait
dit en les déchirant, si c’étaient des caresses ou des insultes… Je ne sais quelle sensation effrénée me
répondait que Madeleine était perdue et que je n’avais plus qu’à oser !
(chapitre XV)
*****
Ci-dessous, un catalogue de citations
du roman :
Chapitre
I
Dieu merci, je ne suis plus rien, à supposer que j’aie jamais été quelque chose,
et je souhaite à beaucoup d’ambitieux de finir ainsi.
Je me suis mis d’accord avec moi-même, ce qui est bien la plus grande
victoire que nous puissions remporter sur l’impossible. Enfin, d’inutile à tous,
je deviens utile à quelques-uns, et j’ai tiré de ma vie, qui ne pouvait
rien donner de ce qu’on espérait d’elle, le seul acte peut-être qu’on n’en
attendît pas, un acte de modestie, de prudence et de raison. Je n’ai donc pas à
me plaindre.
Ma vie est faite et bien faite
selon mes désirs et mérites. Elle est rustique, ce qui ne lui messied pas.
Comme les arbres de courte venue, je l’ai coupée en tête : elle a moins de
port, de grâce et de saillie ; on la voit de moins loin, mais elle n’en aura que plus de racines et n’en
répandra que plus d’ombre autour d’elle.
[...] il n’est donné qu’à bien peu de gens de se dire une exception, que
ce rôle de privilégié est le plus ridicule, le moins excusable et le plus vain,
quand il n’est pas justifié par des dons supérieurs ; que l’envie audacieuse de se distinguer du
commun de ses semblables n’est le plus souvent qu’une tricherie commise envers
la société et une injure impardonnable faite à tous les gens modestes qui
ne sont rien ; que s’attribuer un lustre auquel on n’a pas droit, c’est
usurper les titres d’autrui, et risquer de se faire prendre tôt ou tard en
flagrant délit de pillage dans le trésor public de la renommée.
La première fois que je le
rencontrai, c’était en automne. Le hasard me le faisait connaître à cette
époque de l’année qu’il aime le plus, dont il parle le plus souvent, peut-être
parce qu’elle résume assez bien toute
l’existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un cadre naturel de
sérénité, de silence et de regrets. « Je suis un exemple, m’a-t-il dit
maintes fois depuis lors, de certaines affinités malheureuses qu’on ne parvient
jamais à conjurer tout à fait. J’ai fait
l’impossible pour n’être point un mélancolique, car rien n’est plus ridicule à
tout âge et surtout au mien ; mais
il y a dans l’esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque
toujours prête à se répandre en pluie sur leurs idées. Tant pis pour ceux
qui sont nés dans les brouillards d’octobre ! » ajoutait-il en
souriant à la fois de sa métaphore prétentieuse et de cette infirmité de nature
dont il était au fond très humilié.
Chapitre
II
L’absence unit et désunit, elle rapproche aussi bien qu’elle divise,
elle fait se souvenir, elle fait oublier ; elle relâche certains liens
très solides, elle les tend et les éprouve au point de les briser ; il y a des liaisons soi-disant
indestructibles dans lesquelles elle fait d’irrémédiables avaries ; elle
accumule des mondes d’indifférence sur des promesses de souvenirs éternels.
Et puis d’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur,
qui ne devait pas avoir de lendemain, elle compose, avec des riens, en les
tissant je ne sais comment, une de ces
trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se
reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée.
Les chaînes composées de la sorte à
notre insu, avec la substance la
plus pure et la plus vivace de nos sentiments, par cette mystérieuse
ouvrière, sont comme un insaisissable rayon qui va de l’un à l’autre, et ne craignent plus rien, ni des distances ni
du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les prolonger
indéfiniment sans les rompre.
[…] vu de la côte élevée que nous suivions, ce double horizon plat de la campagne et
des flots devenait d’une grandeur saisissante à force d’être vide. Et puis,
dans ce contraste du mouvement des vagues et de l’immobilité de la plaine,
dans cette alternative de bateaux qui passent et de maisons qui demeurent, de
la vie aventureuse et de la vie fixée, il y avait une intime analogie dont il
devait être frappé plus que tout autre, et qu’il savourait secrètement, avec
l’âcre jouissance propre aux voluptés d’esprit qui font souffrir.
Une grande concentration d’esprit, une active et intense observation de
lui-même, l’instinct de s’élever plus haut, toujours plus haut, et de se
dominer en ne se perdant jamais de vue, les transformations entraînantes de
la vie avec la volonté de se reconnaître à chaque nouvelle phase, la nature qui
se fait entendre, des sentiments qui naissent et attendrissent ce jeune cœur
égoïstement nourri de sa propre substance, ce nom qui se double d’un autre nom
et des vers qui s’échappent comme une fleur de printemps fleurit, des élans forcenés vers les hauts sommets
de l’idéal, enfin la paix qui se fait dans ce cœur orageux, ambitieux
peut-être, et certainement martyrisé de chimères ; voilà, si je ne me
trompe, ce qu’on pouvait lire dans ce registre muet, plus significatif dans sa
mnémotechnie confuse que beaucoup de mémoires écrits.
Je dois peut-être à ces essais
manqués, comme beaucoup d’autres, un soulagement et des leçons utiles. En me
démontrant que je n’étais rien, tout ce que j’ai fait m’a donné la mesure de
ceux qui sont quelque chose.
Il y avait deux hommes en
Dominique, cela n’était pas difficile à deviner. « Tout homme porte en lui un ou plusieurs morts », m’avait dit
sentencieusement le docteur, qui soupçonnait aussi des renoncements dans la vie
du campagnard des Trembles.
Il aimait la campagne en enfant et ne s’en cachait pas ; mais il en
parlait en homme qui l’habite, jamais en littérateur qui l’a chantée. Il y
avait certains mots qui ne sortaient jamais de sa bouche, parce que, plus
qu’aucun autre homme que j’aie connu, il avait la pudeur de certaines idées, et
l’aveu des sentiments dits poétiques était un supplice au-dessus de ses forces.
On l’appelait d’Orsel. Il était
du même âge que Dominique, quoique sa chevelure blonde et son visage presque
sans barbe lui donnassent par moments des airs de jeunesse qui pouvaient faire
croire à quelques années de moins. C’était un garçon de bonne tournure,
très-soigné de tenue, de formes séduisantes et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les
paroles et l’accent, qui, au milieu d’un certain monde un peu blasé, n’eût pas
manqué d’un attrait réel. Il y avait en
lui beaucoup de lassitude, ou beaucoup d’indifférence, ou beaucoup d’apprêt.
Il aimait la chasse, les chevaux. Après avoir adoré les voyages, il ne
voyageait plus. Parisien d’adoption, presque de naissance, un beau jour on
avait appris qu’il quittait Paris, et, sans qu’on pût déterminer le vrai motif
d’un pareille retraite, il était venu
s’ensevelir, au fond de ses marais d’Orsel, dans la plus inconvenable solitude.
Chapitre
III
[…] un campagnard qui s’éloigne
un moment de son village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à la manie
d’écrire, et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de
son histoire. Le plat résumé que voici, le dénouement bourgeois que vous lui
connaissez, c’est encore ce que cette histoire contiendra de meilleur comme
moralité, et peut-être de plus romanesque comme aventure. Le reste n’est
instructif pour personne, et ne saurait émouvoir que mes souvenirs.
Tout dissipé que je fusse, et
coudoyé et tutoyé par des camaraderies de village, au fond j’étais seul, seul
de ma race, seul de mon rang, et dans des désaccords sans nombre avec l’avenir
qui m’attendait. Je m’attachais à des gens qui pouvaient être mes serviteurs,
non mes amis ; je m’enracinais sans m’en apercevoir, et Dieu sait par
quelle fibres résistantes, dans des lieux qu’il faudrait quitter, et quitter le
plus tôt possible ; je prenais
enfin des habitudes qui ne menaient à rien qu’à faire de moi le personnage
ambigu que vous connaîtrez plus tard, moitié paysan et moitié dilettante,
tantôt l’un, tantôt l’autre, et souvent les deux ensemble, sans que jamais ni
l’un ni l’autre ait prévalu.
La maison des Trembles était
alors ce que vous la voyez. Était-elle plus gaie ou plus triste ? Les enfants ont une disposition qui les
porte à tellement égayer comme à grandir ce qui les entoure, que plus tard tout
diminue et s’attriste sans cause apparente, et seulement parce que le point de
vue n’est plus le même.
Puis le soir il arrivait une
heure où tout ébat cessait. Je me retirais au sommet du perron, et de là je
regardais au fond du jardin, à l’angle du parc, les amandiers, les premiers
arbres dont le vent de septembre enlevât les feuilles, et qui formaient un
transparent bizarre sur la tenture flamboyante du soleil couchant. Dans le
parc, il y avait beaucoup d’arbres blancs, de frênes et de lauriers, où les
grives et les merles habitaient en foule pendant l’automne ; mais ce qu’on
apercevait de plus loin, c’était un groupe de grands chênes, les dernier à se
dépouiller comme à verdir, qui gardaient leurs frondaisons roussâtres jusqu’en
décembre et quand déjà le bois tout entier paraissait mort, où les pies
nichaient, où perchaient les oiseaux de haut vol, où se posaient toujours les
premiers geais et les premiers corbeaux que l’hiver amenait régulièrement dans
le pays.
Jamais je n’oublierai les
derniers jours qui précédèrent mon départ : ce fut un accès de sensibilité
maladive qui n’avait plus aucune apparence de raison ; un vrai malheur ne
l’aurait pas développée davantage. L’automne était venu ; tout y
concourait.
Les arbres, qui déjà n’étaient
plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus
tranquilles, tout parlait, avec le
charme sérieux propre à l’automne, de déclin, de défaillance et d’adieux.
Les pampres tombaient un à un, sans qu’un souffle d’air agitât les treilles. Le
parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait
jusqu’au fond du cœur. Un
attendrissement subit, impossible à motiver, plus impossible encore à contenir,
montait en moi comme un flot prêt à jaillir, mêlé d’amertume et de ravissement.
Chapitre
IV
Aussi, pour en finir avec ce
genre insignifiant qu’on appelle un écolier, je vous dirai en termes de classe
que je devins un bon élève, et cela malgré moi et impunément, c’est-à-dire sans
y prétendre ni blesser personne ; qu’on m’y prédit, je crois, des succès
futurs ; qu’une continuelle défiance
de moi, trop sincère et très visible, eut le même effet que la modestie, et
me fit pardonner des supériorités dont je faisais moi-même assez peu de
cas ; enfin que ce manque total
d’estime personnelle annonçait dès lors les insouciances ou les sévérités d’un
esprit qui devait s’observer de bonne heure, se priser à sa juste valeur et se
condamner.
Assez peu régulier d’ailleurs
dans ses habitudes, déjà discret comme s’il avait eu des mystères à cacher,
inexact à nos réunions, introuvable chez lui, actif, flâneur, toujours partout
et nulle part, cette sorte d’oiseau mis en cage avait trouvé le moyen de se
créer des imprévus dans la vie de province, et de voler comme en plein air dans
sa prison. Il se disait d’ailleurs exilé, et comme s’il eût quitté la Rome
d’Auguste pour venir en Thrace, il avait appris par cœur quelques lambeaux
d’une latinité de décadence qui le consolaient, disait-il, d’habiter chez les
bergers.
Or le seul mérite de ces longues journées de pur ennui, c’était un
degré de plus ou de moins dans les mouvements de vie que je sentais en moi.
Toute circonstance où je me reconnaissais plus d’ampleur de forces, plus de
sensibilité, plus de mémoire, où ma conscience, pour ainsi dire, était d’un
meilleur timbre et résonnait mieux, tout moment de concentration plus intense
ou d’expansion plus tendre était un jour à ne jamais oublier. De là
cette autre manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiéroglyphes, dont
vous avez la preuve ici, comme partout où j’ai cru nécessaire d’imprimer la
trace d’un moment de plénitude et d’exaltation. Le reste de ma vie, ce qui se
dissipait en tiédeurs, en sécheresses, je le comparais à ces bas-fonds taris
qu’on découvre dans la mer à chaque marée basse et qui sont comme la mort du
mouvement.
Chapitre
V
Cette perpétuelle critique exercée sur moi-même, cet œil impitoyable,
tantôt ami, tantôt ennemi, toujours gênant comme un témoin et soupçonneux comme
un juge, cet état de permanente indiscrétion vis-à-vis des actes les plus
ingénus d’un âge où d’habitude on s’observe
peu, tout cela me jeta dans une série de malaises, de troubles, de stupeurs ou
d’excitation qui me conduisaient tout droit à une crise. Cette crise arriva
vers le printemps, au moment même où je venais d’atteindre dix-sept ans.
Je marchais rapidement, pénétré
et comme stimulé par ce bain de lumière, par ces odeurs de végétations
naissantes, par ce vif courant de puberté printanière dont l’atmosphère était
imprégnée. Ce que j’éprouvais était à la fois très doux et très ardent. Je me
sentais ému jusqu’aux larmes, mais sans langueur ni fade attendrissement.
Je restai là jusqu’à la nuit, me
demandant ce que j’éprouvais, ne sachant que répondre, écoutant, voyant,
sentant, étouffé par des pulsations d’une vie extraordinaire, plus émue, plus
forte, plus active, moins compressible que jamais. J’aurais souhaité que
quelqu’un fût là ; mais pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Et
qui ? Je le savais encore moins. S’il m’avait fallu choisir à l’heure même
un confident parmi les êtres qui m’étaient alors le plus chers, il m’eût été
impossible de nommer personne.
Ce soir-là, je ne passai point
par le salon de ma tante, et je m’enfermai dans ma chambre, de peur qu’on m’y
surprît. Là, sans réfléchir à quoi que
ce fût, sans le vouloir, absolument comme un homme attiré par je ne sais quelle
irrésistible entreprise qui l’épouvante autant qu’elle le séduit, d’une
haleine, sans me relire, presque sans hésiter, j’écrivis toute une série de
choses inattendues, qui parurent me tomber du ciel. Ce fut comme un trop-plein
qui sortit de mon cœur, et dont il était soulagé au fur et à mesure qu’il se
désemplissait. Ce travail fiévreux m’entraîna bien avant dans la nuit. Puis
il me sembla que ma tâche était faite ; toutes les fibres irritées se
calmèrent, et vers le matin, à l’heure où s’éveillent les premiers oiseaux, je
m’endormis dans une lassitude délicieuse.
Mais nos yeux se
rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les
miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever. Il y avait plus
de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde
quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le
disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. De plus, elle avait
dix-huit ans. Cette illumination soudaine, au lieu de m’éclairer peu à peu,
m’apprit en une demi-seconde tout ce que j’ignorais d’elle et de moi-même. Ce fut comme une révélation définitive
qui compléta les révélations des jours précédents, les réunit pour ainsi dire
en un faisceau d’évidences, et, je crois, les expliqua toutes.
Chapitre
VI
Je ne pouvais plus vivre à côté
de Madeleine à cause de timidités
soudaines qui toutes me venaient en sa présence. Je la fuyais. L’idée de lever les yeux sur elle était un
trait d’audace. À la voir si calme quand je ne l’étais plus, à la trouver
si parfaitement jolie, tandis que j’avais tant
de motifs pour me déplaire avec ma tenue de collège et mon teint de campagnard
mal débarbouillé, j’éprouvais je ne sais quel sentiment subalterne,
comprimé, humiliant, qui me remplissait de défiance et transformait la plus
paisible des camaraderies en une sorte
de soumission sans douceur et d’asservissement mal enduré. C’était ce qu’il
y avait eu de plus clair et de fort troublant dans l’effet instantané produit
par la soirée que je vous ai dite. Madeleine
en un mot me faisait peur. Elle me dominait avant de me séduire : le cœur
a les mêmes ingénuités que la foi. Tous les cultes passionnés commencent ainsi.
Je revins le lendemain, les jours
suivants : même silence et même sécurité. Je me promenai dans toute la
maison, je visitai le jardin allée par allée ; Madeleine était partout. Je m’enhardis jusqu’à m’entretenir librement
avec son souvenir. Je regardai sa fenêtre, et j’y revis sa jolie tête.
J’entendis sa voix dans les allées du parc, et je me mis à fredonner, pour
retrouver comme un écho de certaines romances qu’elle se plaisait à chanter en
plein air, que le vent rendait si fluides et que le bruit des feuilles
accompagnait. Je revis mille choses que
j’ignorais d’elle ou qui ne m’avaient pas frappé, certains gestes qui n’étaient
rien et qui devenaient charmants ; je trouvai pleine de grâce
l’habitude un peu négligée qu’elle avait de tordre ses cheveux en arrière et de
les porter relevés sur la nuque et liés par le milieu comme une gerbe noire. Les moindres particularités de sa mise ou
de sa tournure, une odeur exotique qu’elle aimait et qui me l’eût fait
reconnaître les yeux fermés, tout, jusqu’à ses couleurs adoptées depuis
peu, le bleu qui la parait si bien et qui faisait valoir avec tant d’éclat sa
blancheur sans trouble, tout cela
revivait avec une lucidité surprenante, mais en me causant une autre
émotion que sa présence, comme un regret, agréable à caresser, des choses
aimables qui n’étaient plus là. Peu à peu, je
me pénétrai sans beaucoup de chaleur, mais avec un attendrissement continu, de
ces réminiscences, le seul attrait vivant qui me restât d’elle, et moins de
quinze jours après le départ de Madeleine ce souvenir envahissant ne me
quittait plus.
L’air tiède y venait du dehors
avec les exhalaisons du jardin en fleur ; mais surtout une odeur subtile,
plus émouvante à respirer que toutes les autres, l’habitait comme un souvenir opiniâtre de Madeleine.
J’allai jusqu’à la fenêtre : c’était là que Madeleine avait l’habitude de
se tenir, et je m’assis dans un petit fauteuil à dossier bas qui lui servait de
siège. J’y demeurai quelques minutes en proie à une anxiété des plus vives,
retenu malgré moi par le désir de
savourer des impressions dont la nouveauté me paraissait exquise. Je ne
regardais rien ; pour rien au monde, je n’aurais osé porter la main sur le
moindre des objets qui m’entouraient. Immobile,
attentif seulement à me pénétrer de cette indiscrète émotion, j’avais au cœur
des battements si convulsifs, si précipités, si distincts, que j’appuyais
les deux mains sur ma poitrine pour en étouffer autant que possible les
palpitations incommodes.
Partir de si peu pour arriver aux
hypothèses ardentes où m’entraînaient les témérités d’Olivier, passer du
silence absolu à cette manière libre de s’exprimer sur les femmes, le suivre
enfin jusqu’au but marqué par son attente, il y avait là de quoi me beaucoup vieillir en quelques heures.
Cette enjambée exorbitante, je la fis cependant, mais avec des effrois et des
éblouissements que je ne saurais vous dire, et ce qui m’étonna le plus quand
j’eus acquis le degré de lucidité voulu pour comprendre pleinement les leçons
d’Olivier, ce fut de comparer les
chaleurs qui m’en venaient avec la froide contenance et les calculs savants de
ce soi-disant amoureux.
L’absence de Madeleine dura le
temps convenu. Quelques jours avant son retour, en pensant à elle, et j’y
pensais à toutes les minutes, je récapitulai les changements qui s’étaient
opérés en moi depuis son départ, et j’en fus stupéfait. Le cœur gros de secrets, l’âme émue d’impulsions hardies, l’esprit
chargé d’expérience avant d’avoir rien connu, je me vis en un mot tout
différent de celui qu’elle avait quitté. Je me persuadai que cela me
servirait à diminuer autant l’ascendant bizarre auquel j’étais soumis, et cette légère teinte de corruption
répandue sur des sentiments parfaitement candides me donna comme un semblant
d’effronterie, c’est-à-dire tout juste assez de bravoure pour courir
au-devant de Madeleine sans trop trembler.
C’était Madeleine embellie, transformée par l’indépendance, par le plaisir, par
les mille accidents d’une existence imprévue, par l’exercice de toutes ses
forces, par le contact avec des éléments plus actifs, par le spectacle d’une
nature grandiose. C’était toute la juvénilité de cette créature exquise,
avec je ne sais quoi de plus nerveux, de plus élégant, de mieux défini, qui
marquait un progrès dans la beauté, mais
qui certainement aussi révélait un pas décisif dans la vie.
J’avais besoin d’être
heureux : là est le secret de beaucoup d’aveuglements moins explicables
encore que celui-ci.
J’avais regretté Madeleine, je
l’avais désirée, attendue, et vous devinez que plus d’une fois depuis son
départ j’avais maudit le misérable esprit de rébellion qui m’avait aigri contre
la plus enviable, la plus douce et la moins calculée des servitudes. Elle revenait
enfin, affectueuse à me ravir, séduisante à m’émerveiller ; je la
possédais ; et, comme il arrive aux
gens dont un excès de lumière a troublé la vue, je n’apercevais rien au-delà du
confus éblouissement qui m’aveuglait.
La nuit, je continuais d’écrire
avec fureur, car je ne faisais plus rien à demi. Il me semblait parfois, tant
je ne sais quel amas d’illusions se donnaient rendez-vous dans ma tête, que
j’étais près d’enfanter des chefs-d’œuvre. J’obéissais à une force étrangère à
ma volonté, comme toutes celles qui me possédaient. Si, avec les souvenirs de
cette époque, j’avais conservé de même la moindre des ignorances qui la
rendirent si belle et si stérile, je vous dirais que cette faculté singulière,
toujours dominante et jamais soumise, inégale, indisciplinable, impitoyable,
venant à son heure et s’en allant comme elle était venue, ressemblait, à s’y
méprendre, à ce que les poètes nomment l’inspiration et personnifient dans la
Muse. Elle était impérieuse et infidèle, deux traits saillants qui me la firent
prendre pour l’inspiratrice ordinaire des esprits vraiment doués, jusqu’au jour
où, plus tard, je compris que la visiteuse à qui je dus tant de joies d’abord
et puis tant de mécomptes n’avait rien des caractères de la Muse, sinon
beaucoup d’inconstance et de cruauté.
Ne considérez en toutes choses, surtout dans les choses de l’esprit,
que l’extrême élévation du but, la distance où vous en êtes et la nécessité
d’en approcher le plus possible ; cela vous rendra très humble et très fort.
La vie n’est facile pour personne, excepté pour ceux qui l’effleurent
sans y pénétrer. Pour ceux-là, Paris est le lieu du monde où l’on peut le
plus aisément avoir l’air d’exister. Il suffit de se laisser aller dans le
courant comme un nageur dans une eau lourde et rapide. On y flotte et l’on ne
s’y noie pas. Vous verrez cela un jour, et vous
serez témoin de bien des succès qui ne tiennent qu’à la légèreté des
caractères, et de certaines catastrophes qui n’auraient point eu lieu avec un
poids différent dans les convictions. Il est bon de se familiariser de
bonne heure avec le spectacle vrai des causes et des résultats. J’ignore
quelles idées vous avez sur tout cela, si même vous en avez. En tout cas, il
est peu probable qu’elles soient justes, et ce qu’il y a de plus triste, c’est
que vous avez raison. Le monde devrait être tout pareil à ce que vous
l’imaginez. Si vous saviez pourtant comme il est différent. En attendant que
vous en jugiez par vous-même, accoutumez-vous à ces deux idées : qu’il y a des vérités et qu’il y a des
hommes. Ne variez jamais sur le sentiment natif que vous avez des unes ;
quant aux autres, attendez-vous à tout pour le jour où vous les connaîtrez.
Surtout soyez naïf dans vos sensations. Qu’avez-vous besoin de les
étudier ? N’est-ce point assez d’en être ému ? La sensibilité est un
don admirable ; dans l’ordre des créations que vous devez produire, elle
peut devenir une rare puissance, mais à une condition, c’est que vous ne la
retournerez pas contre vous-même. Si d’une faculté créatrice,
éminemment spontanée et subtile, vous faites un sujet d’observations, si vous
raffinez, si vous examinez, si la sensibilité ne vous suffit pas et qu’il vous
faille encore en étudier le mécanisme, si le spectacle d’une âme émue est ce
qui vous satisfait le plus dans l’émotion, si vous vous entourez de miroirs
convergents pour en multiplier l’image à l’infini, si vous mêlez l’analyse
humaine aux dons divins, si de sensible vous devenez sensuel, il n’y a pas de
limites à de pareilles perversités, et, je vous en préviens, cela est très grave.
Il y a dans l’antiquité une fable charmante qui se prête à beaucoup de sens et
que je vous recommande. Narcisse devint amoureux de son image ; il ne la
quitta point des yeux, ne put la saisir et mourut de cette illusion même, qui
l’avait charmé. Pensez à cela, et quand il vous arrivera de vous apercevoir
agissant, souffrant, aimant, vivant, si séduisant que soit le fantôme de
vous-même, détournez-vous.
Plusieurs mois s’étaient écoulés
sans aucun trouble, l’hiver approchait, quand je crus apercevoir sur le visage
de Madeleine une ombre et comme un souci qui n’y avait jamais paru. Sa
cordialité, toujours égale, contenait autant d’affection, mais plus de gravité.
Une appréhension, un regret peut-être,
quelque chose dont l’effet seul était visible venait de s’introduire entre nous
comme un premier avis de désunion. Rien de net, mais un ensemble de désaccords,
d’inégalités, de différences, qui la transfiguraient en quelque sorte en une
personne absente et déjà lui donnaient le charme particulier des choses que
le temps ou la raison nous dispute, et qui s’en vont. Par des silences, par des
retraites soudaines, par de multiples réticences qui détachaient tout lentement
et sans rien briser, on eût dit qu’elle s’appliquait, avec des ménagements
extrêmes, à dénouer des liens que la familiarité de nos habitudes avait rendus
trop étroits.
Chapitre
VII
Quels étaient les sentiments de
Madeleine ? Je n’y songeais pas non plus. À tort ou à raison, je lui
prêtais des indifférences et des impassibilités d’idole ; je la supposais
étrangère à tous les attachements qu’elle inspirait : je la plaçais ainsi
dans des isolements chimériques, et cela suffisait au secret instinct qui,
malgré tout, se loge au fond des cœurs les moins occupés d’eux-mêmes, au besoin
d’imaginer que Madeleine était insensible et n’aimait personne.
[…] et là, les regardant tous
deux, bien convaincu de mon impuissance, plus que jamais condamné à me taire,
sans aucune irritation contre l’homme qui ne me prenait rien puisqu’on ne
m’avait rien donné, je revendiquai pourtant le droit d’aimer comme inséparable
du droit de vivre, et je me disais avec désespoir : « Et
moi ! »
Tout homme qui, dans un petit
monde aussi restreint et aussi uni que le nôtre, vient prendre une femme,
c’est-à-dire nous enlever une sœur, une cousine, une amie, apporte par cela même
un certain trouble, fait un trou dans nos amitiés, et dans aucun cas ne saurait
être le bienvenu. Quant à moi, ce n’est pas précisément le mari que j’aurais
voulu pour Madeleine. Madeleine est de sa province. M. de Nièvres me semble
n’être de nulle part, comme beaucoup de gens de Paris ; il la
transplantera et ne la fixera pas. À cela près, il est fort bien.
Je fis de mon mieux pour la
satisfaire, je lui promis que rien ne serait changé entre nous, et je lui jurai
de demeurer fidèle à des sentiments mal exprimés, c’était possible, mais trop
évidents pour qu’elle en doutât. Pour la première fois peut-être j’eus du
sang-froid, de l’audace, et je réussis à
mentir impudemment. Les mots d’ailleurs se prêtaient à tant de sens, les idées
à tant d’équivoques, qu’en tout autre circonstance les mêmes protestations
auraient pu signifier beaucoup plus. Elle les prit dans le sens le plus
simple, et m’en remercia si chaudement qu’elle faillit m’ôter tout courage.
La douleur de Julie, la mienne,
la longueur des cérémonies, la vieille église où tant de gens indifférents
chuchotaient gaiement autour de ma détresse, la maison d’Orsel transformée,
parée, fleurie, pour cette fête unique, des toilettes, des élégances inusitées,
un excès de lumière et d’odeurs troublantes à me faire évanouir, certaines sensations poignantes dont le
ressentiment a persisté longtemps comme la trace d’inguérissables piqûres, en
un mot les souvenirs incohérents d’un mauvais rêve : voilà tout ce qui
reste aujourd’hui de cette journée qui vit s’accomplir un des malheurs de ma
vie les moins douteux. Une figure
apparaît distinctement sur le fond de ce tableau quasi imaginaire et le
résume : c’est le spectre un peu bizarre lui-même de Madeleine, avec son
bouquet, sa couronne, son voile et ses habits blancs. Encore y a-t-il des
moments, tant la légèreté singulière de cet vision contraste avec les réalités
plus crues qui la précèdent et qui la suivent, où je la confonds pour ainsi dire avec le fantôme de ma propre jeunesse,
vierge, voilée et disparue.
Aussitôt que je fus rentré dans
ma chambre et que je pus réfléchir, j’eus un accès de honte, de désespoir et de
folie amoureuse qui ne me consola pas, mais qui me soulagea. Je serais bien en
peine de vous dire ce qui se passa en moi pendant ces quelques heures
tumultueuses, les premières qui me firent connaître avec mille pressentiments de délices, mille souffrances toutes atroces,
depuis les plus avouables jusqu’aux plus vulgaires. Sensation de ce que je
pouvais rêver de plus doux, crainte effroyable de m’être à jamais perdu,
angoisses de l’avenir, sentiment humiliant de ma vie présente, tout, je connus
tout, y compris une douleur inattendue, très cuisante, et qui ressemblait
beaucoup à l’âcre frisson de l’amour-propre blessé.
Je pensai aux Trembles ; il y avait si longtemps que je n’y
pensais plus ! Ce fut comme une lueur de salut. Chose bizarre, par un
retour subit à des impressions si lointaines, je fus rappelé tout à coup vers
les aspects les plus austères et les plus calmants de ma vie champêtre. Je
revis Villeneuve avec sa longue ligne de maisons blanches à peine élevées
au-dessus du coteau, ses toits fumants, sa campagne assombrie par l’hiver, ses
buissons de prunelliers roussis par les gelées et bordant des chemins glacés. Avec la lucidité d’une imagination
surexcitée à un point extrême, j’eus en quelques minutes la perception rapide,
instantanée de tout ce qui avait charmé ma première enfance. Partout où j’avais
puisé des agitations, je ne rencontrais plus que l’immuable paix. Tout était
douceur et quiétude dans ce qui m’avait autrefois causé les premiers troubles
que j’aie connus. Quel changement ! pensais-je, et sous les incandescences
dont j’étais brûlé, je retrouvais plus fraîche que jamais la source de mes
premiers attachements.
Le cœur est si lâche, il a si
grand besoin de repos, que, pendant un moment, je me jetai dans je ne sais quel espoir aussi chimérique que tous les
autres de retraite absolue dans ma maison des Trembles. Personne autour de moi,
des années entières de solitude avec une consolation certaine, mes livres, un
pays que j’adore et le travail ; toutes choses irréalisables, et
cependant cette hypothèse était la plus douce, et je retrouvai un peu de calme
en y songeant.
Chapitre
VIII
J’aurais beaucoup mieux aimé,
vous le comprendrez, que Madeleine n’assistât pas à cette cérémonie. Il y avait
en moi de telles disparates, ma condition d’écolier formait avec mes
dispositions morales des désaccords si ridicules, que j’évitais comme une
humiliation nouvelle toute circonstance de nature à nous rappeler à tous deux
ces désaccords.
Éprouva-t-elle un peu de
confusion elle-même en me voyant là dans l’attitude affreusement gauche que
j’essaye de vous peindre ? Eut-elle un contrecoup du saisissement qui
m’envahit ? Son amitié
souffrit-elle en me trouvant risible, ou seulement en devinant que je pouvais
souffrir ? Quels furent au juste ses sentiments pendant cette rapide
mais très cuisante épreuve, qui sembla nous atteindre tous les deux à la fois
et presque dans le même sens ? je l’ignore ; mais elle devint très rouge,
elle le devint encore davantage quand elle me vit descendre et m’approcher
d’elle. Et quand ma tante, après m’avoir embrassé, lui passa ma couronne en
l’invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance. Je ne suis pas
bien sûr de ce qu’elle me dit pour me témoigner qu’elle était heureuse et me
complimenter, suivant l’usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya, je
crois, de me dire :
« Je suis bien fière, mon
cher Dominique, » ou « C’est très bien. »
Il y avait dans ses yeux tout à
fait troublés comme une larme d’intérêt ou de compassion, ou seulement une
larme involontaire de femme timide… Qui sait ! Je me le suis demandé
souvent, et je ne l’ai jamais su.
Chapitre
IX
Quant à moi, les lieux ne
m’étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd’hui mon présent et mon
passé. Entre Madeleine et Mme de Nièvres il n’y avait que la différence d’un
amour impossible à un amour coupable ; et quand je quittai Nièvres, j’étais
persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu’il dût arriver,
s’ensevelir ici.
J’avais eu l’idée de profiter de
cet éloignement très opportun pour tenter franchement d’être héroïque et pour
me guérir. C’était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui
constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n’y
plus penser. Je me plongeai dans le travail. L’exemple d’Augustin m’en aurait
donné l’émulation, si naturellement je n’en avais pas eu le goût. Paris développe
au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d’activité,
surtout dans l’ordre des activités de l’esprit ; et, si peu que je me
mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s’en faut, de vivre
dans cette atmosphère.
Le lendemain, je recommençais
sans ostentation, sans viser au martyre, avec la conviction ingénue que cet
austère régime était excellent. Au bout de quelques mois passés ainsi, je n’en
pouvais plus. Mes forces étaient épuisées, et comme un édifice élevé par
miracle, un matin, en m’éveillant, je sentis mon courage s’écrouler. Je voulus
retrouver une idée poursuivie la veille, impossible ! Je me répétai
vainement certains mots de discipline qui m’aiguillonnaient quelquefois, comme
on stimule avec des locutions convenues les chevaux de trait qui lâchent pied.
Un immense dégoût me vint aux lèvres rien qu’à la pensée de reprendre un seul
jour de plus cet affreux métier de fouilleur de livres. L’été était venu. Il y
avait un joyeux soleil dans les rues. Des martinets tourbillonnaient gaiement
autour d’un clocher pointu qu’on voyait de ma fenêtre.
Il y a dans Paris un grand jardin
fait pour les ennuyés : on y trouve une solitude relative, des arbres, des
gazons verts, des plates-bandes fleuries, des allées sombres, et une foule
d’oiseaux qui paraissent s’y plaire presque autant que dans un séjour champêtre.
J’y courus. J’y errai pendant le reste de la journée, étonné d’avoir secoué mon
joug, et plus étonné encore de l’extrême intensité d’un souvenir que j’avais eu
la bonne foi de croire assoupi. Peu à peu, comme une flamme qui se rallume, je
sentis naître en moi cet ardent réveil. Je marchais sous les arbres, discourant
tout seul, et faisant sans le vouloir le mouvement d’un homme enchaîné
longtemps qui se délivre.
« Comment ! me
disais-je, elle ne saura pas même que je l’ai aimée ! elle ignorera que
pour elle, à cause d’elle, j’ai usé ma vie et tout sacrifié, tout, jusqu’au
bonheur si innocent de lui montrer ce que j’ai fait dans l’intérêt de son
repos ! Elle croira que j’ai passé à côté d’elle sans la voir, que nos
deux existences auront coulé bord à bord sans se confondre ni même se toucher,
pas plus que deux ruisseaux indifférents ! Et le jour où plus tard je lui
dirai : « Madeleine, savez-vous que je vous ai beaucoup
aimée ? » elle me répondra : « Est-ce
possible ? » Et ce ne sera plus l’âge où elle aurait pu me
croire ! »
Je découvrais en moi une telle
absence d’énergie et je concevais un tel mépris de moi-même, que ce jour-là
très sérieusement je désespérai de ma vie. Elle ne me semblait plus bonne à
rien, pas même à être employée à des travaux vulgaires. Personne n’en voulait
et je n’y tenais plus.
J’avais couvert des rames de
papier. Il y en avait une montagne accumulée sur ma table de travail. Je ne les
considérais jamais avec beaucoup d’orgueil ; j’évitais ordinairement d’y
jeter les yeux de trop près, et je vivais au jour le jour des illusions de la
veille. Dès le lendemain, j’en fis justice. J’en feuilletai au hasard des
lambeaux : une fade odeur de médiocrité me souleva le cœur. Je pris le
tout et le mis au feu. J’étais assez calme en exécutant ce sacrifice, qui, en
toute autre circonstance, m’aurait coûté quelques regrets.
[…] toute déception prouve au
moins une chose : c’est qu’on s’est trompé sur les moyens de réussir. Tu
t’es imaginé que la solitude, quand on doute de soi, est le meilleur des
conseillers. Qu’en penses-tu aujourd’hui ? Quel conseil t’a-t-elle donné,
quel avis qui te serve, quelle leçon de conduite ?
Ne plus aimer Madeleine ne m’est
pas possible, l’aimer autrement ne m’est pas permis.
Le hasard, qui t’a fait
rencontrer Madeleine, t’avait fait naître aussi six à huit ans trop tard, ce
qui est certainement un grand malheur pour toi et peut-être un accident
regrettable pour elle. Un autre est venu qui l’a épousée. M. de Nièvres n’a
donc pris que ce qui n’était à personne : aussi n’as-tu jamais protesté,
parce que tu as beaucoup de sens, même en ayant beaucoup de cœur. Après avoir
décliné toute prétention sur Madeleine comme mari, voudrais-tu, peux-tu y
prétendre autrement ? Et pourtant tu continues de l’aimer. Tu n’as pas
tort, parce qu’un sentiment comme le tien n’a jamais tort ; mais tu n’es
pas dans le vrai, parce qu’une impasse ne mène à rien. Cependant, comme il n’y
a dans la vie la plus bouchée que de fausses impasses, comme des carrefours les
plus étroits il faut sortir en définitive, bon gré, mal gré, sinon sans
avaries, tu sortiras de celui-ci, et tu n’y laisseras rien, je l’espère, ni ton
honneur ni ta vie. Encore un mot, et ne t’en offense pas : Madeleine n’est
pas la seule femme en ce monde qui soit bonne, ni qui soit jolie, ni qui soit
sensible, ni qui soit faite pour te comprendre et pour t’estimer. Suppose un
hasard différent : Madeleine serait une autre femme, que tu aimerais de
même, exclusivement, et dont tu dirais pareillement : Elle, et pas une autre !
Il n’y a donc de nécessaire et d’absolu
qu’une chose, le besoin et la force d’aimer. Ne t’occupe pas de savoir si
je raisonne en logicien, et ne dis pas que mes théories sont affreuses. Tu
aimes et tu dois aimer, le reste est le fait de la chance. Je ne connais pas de
femme, pourvu que je la suppose digne de toi, qui ne soit en droit de te
dire : Le véritable et l’unique objet de vos sentiments, c’est moi !
Je relus
la lettre de Madeleine ; il s’en exhalait cette vague tiédeur des amitiés
vulgaires, désespérante à sentir quand on voudrait plus.
« À quoi donc suis-je
bon ? » m’écriai-je.
Et le visage caché dans mes
mains, je restai là, les yeux dans le vide, ayant devant moi toute ma vie
immense, douteuse et sans fond comme un précipice.
Chapitre
X
Quelquefois seulement cet
inébranlable courage trahissait non l’hésitation, mais la souffrance. Le
stoïque Augustin n’en disait rien. Son attitude était la même, sa ferme raison
toujours aussi claire. Il continuait d’agir, de penser, de résoudre, comme s’il
n’avait jamais reçu la moindre atteinte ; mais il y avait en lui je ne
sais quoi, comme ces taches rouges qu’on voit paraître sur les habits d’un
soldat blessé.
[…] la question n’est pas de
savoir si l’on est heureux, mais de savoir si l’on a tout fait pour le devenir.
Un honnête homme mérite incontestablement d’être heureux, mais il n’a pas
toujours le droit de se plaindre quand il ne l’est pas encore.
J’examinais les chevelures, le
teint, les yeux, les sourires ; j’y cherchais des comparaisons persuasives
qui pourraient nuire au souvenir si parfait de Madeleine. Je n’avais plus qu’une idée, l’impétueuse envie de me soustraire quand
même à la persécution de ce souvenir unique. Je l’avilissais à plaisir et le
déshonorais, espérant par là le rendre indigne d’elle et m’en débarrasser
par des salissures.
Des deux mois que dura cet
inutile égarement, car il dura deux mois tout au plus, je vous dirai seulement
l’incident facile à prévoir qui le termina. D’abord j’avais cru oublier
Madeleine, parce que, chaque fois que son souvenir me revenait, je lui
disais : « Va-t’en ! » comme on dérobe à des yeux respectés
la vue de certains tableaux blessants ou honteux. Je ne prononçai pas une seule
fois son nom. Je mis entre elle et moi un monde d’obstacles et d’indignités.
Olivier put croire un moment que c’était bien fini ; mais la personne avec
qui je tâchai de tuer cette mémoire importune ne s’y trompa pas.
Cher ami, lui dis-je en me jetant
follement dans ses bras, ne me dis rien, n’objecte rien ; je serai sage,
je serai prudent, mais je serai heureux ; accorde-moi ces deux mois qui ne
reviendront plus, que je ne retrouverai jamais ; c’est bien court, et c’est
peut-être tout ce que j’aurai de bonheur dans ma vie.
Chapitre
XI
Votre pays vous ressemble, me
disait-elle. Je me serais doutée de ce qu’il était, rien qu’en vous voyant. Il est soucieux, paisible et d’une chaleur
douce. La vie doit y être très calme et réfléchie. Et je m’explique
maintenant beaucoup mieux certaines bizarreries de votre esprit, qui sont les
vrais caractères de votre pays natal.
Je commençais ainsi à me laisser
voir sous beaucoup d’aspects qu’elle avait pu soupçonner, mais sans les
comprendre. En jugeant à peu près des habitudes normales de mon existence, elle
arrivait à connaître assez exactement quel était le fond caché de ma nature.
Mes prédilections lui révélaient une partie de mes aptitudes, et ce qu’elle appelait des bizarreries lui
devenait plus clair à mesure qu’elle en découvrait mieux les origines. Rien
de tout cela n’était un calcul ; j’y cédais assez ingénument pour n’avoir
aucun reproche à me faire, si tant est qu’il y eût là la moindre apparence de
séduction ; mais que ce fût innocemment ou non, j’y cédais.
Somme toute, j’étais heureux ; oui, je crois que j’étais heureux,
si le bonheur consiste à vivre rapidement, à aimer de toutes ses forces, sans
aucun sujet de repentir et sans espoir.
Quand le hasard de la chasse nous
avait entraînés trop avant dans la campagne ou retenus trop tard, alors on
entendait la voix de Madeleine qui nous invitait au retour. Elle appelait
tantôt son mari, tantôt Olivier ou moi. Le vent nous apportait ces appels
alternatifs de nos trois noms. Les notes grêles de cette voix, lancée du bord
de la mer dans de grands espaces, s’affaiblissaient à mesure en volant au-dessus
de ce pays sans écho. Elles ne nous arrivaient plus que comme un souffle un peu
sonore, et quand j’y distinguais mon nom, je ne puis vous dire la sensation de
douceur et de tristesse infinies que j’en éprouvais.
Et le vaste mouvement des eaux,
qui continuait à travers la nuit et ne se révélait plus que par ses rumeurs,
nous plongeait dans un silence où chacun
de nous pouvait recueillir un nombre incalculable de rêveries.
Au-delà commençait la grande mer,
frémissante et grise, dont l’extrémité se perdait dans les brumes. Il fallait y
regarder attentivement pour comprendre
où se terminait la mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse,
tant l’un et l’autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation
orageuse et le même infini. Je ne puis vous dire à quel point ce spectacle
de l’immensité répétée deux fois, et par conséquent double d’étendue, aussi
haute qu’elle était profonde, devenait extraordinaire, vu de la plate-forme du
phare, et de quelle émotion commune il nous saisit.
Une sorte de cri d’angoisse
s’échappa des lèvres de Madeleine, et, sans prononcer une parole, tous accoudés
sur la légère balustrade qui seule nous séparait de l’abîme, sentant très distinctement
l’énorme tour osciller sous nos pieds à chaque impulsion du vent, attirés par
l’immense danger, et comme sollicités d’en bas par les clameurs de la marée
montante, nous restâmes longtemps dans la plus grande stupeur, semblables à des
gens qui, le pied posé sur la vie fragile, par miracle, auraient un jour
l’aventure inouïe de regarder et de voir au-delà.
Nous passions ainsi des journées entières à regarder la mer, à voir
s’amincir ou s’élever la terre éloignée, à mesurer l’ombre du soleil qui
tournait autour du mât comme autour de la longue aiguille d’un cadran,
affaiblis par la pesanteur du jour, par le silence, éblouis de lumière, privés de conscience et pour ainsi dire
frappés d’oubli par ce long bercement sur des eaux calmes. Le jour
finissait, et quelque fois c’était en pleine nuit que la marée du soir nous
ramenait à la côte et nous déposait de plain-pied sur les galets.
Alors je tâchai de fermer les
yeux, je voulus ne plus voir, je fis de sincères efforts pour oublier. Je me
levai, j’allai m’asseoir à l’avant, sans ombre sur la tête, appuyé contre le
beaupré brûlant ; puis malgré moi
mes yeux revenaient à la place où Madeleine dormait dans ses mousselines
légères, étendue sur la rude toile qui lui servait de tapis. Étais-je ravi ? Étais-je
torturé ? J’aurais plus de peine encore à vous dire si j’aurais souhaité
quelque chose au delà de cette vision décente et exquise qui contenait à la
fois toutes les retenues et tous les attraits. Pour rien au monde, je
n’aurais fait le plus petit mouvement qui pût en suspendre le charme. Je ne sais combien dura ce véritable
enchantement, peut-être plusieurs heures, peut-être seulement plusieurs minutes ;
mais j’eus le temps de beaucoup
réfléchir, autant qu’un esprit peut le faire lorsqu’il est aux prises avec
un cœur absolument privé de sang-froid.
Je passai les derniers moments
qui nous restaient à rassembler, à mettre en ordre pour l’avenir toutes les
émotions si confusément amassées dans ma mémoire. Ce fut comme un tableau que
je composai avec ce qu’elles contenaient de meilleur et de moins périssable. Ce
dernier nuage excepté, on eût dit, à les voir déjà d’un peu loin, que ces jours
cependant mêlés de beaucoup de soucis n’avaient plus une ombre. La même
adoration paisible et ardente les baignait de lueurs continues.
Ces deux mois de rêve, en un mot,
m’avaient replongé plus avant que jamais dans l’oubli des choses et dans la
peur des changements. Il y avait quatre ans que j’avais quitté les Trembles
pour la première fois, vous vous souvenez peut-être avec quel dur détachement. Et les souvenirs de ces adieux, les
premiers qu’il m’ait fallu faire à des objets aimés, se ranimaient à la même
date, au même lieu, dans des conditions extérieures à peu près semblables, mais
cette fois combinés avec des sentiments nouveaux, qui les rendaient bien
autrement poignants.
Madeleine marchait légèrement
dans les chemins détrempés. À chaque pas, elle y laissait dans la terre molle
la forme imprimée de sa chaussure étroite à talons saillants. Je regardais
cette trace fragile, je la suivais, tant elle était reconnaissable à côté des
nôtres. Je calculais ce qu’elle pouvait durer. J’aurais souhaité qu’elle restât
toujours incrustée, comme des témoignages de présence, pour l’époque incertaine
où je repasserais là sans Madeleine ; puis je pensais que le premier
passant venu l’effacerait, qu’un peu de pluie la ferait disparaître, et je
m’arrêtais pour apercevoir encore dans les sinuosités du sentier ce singulier
sillage laissé, par l’être que j’aimais le plus, sur la terre même où j’étais
né.
Chapitre XII
Je me détachai assez de moi-même
pour envisager, comme un spectateur au théâtre, ce tableau singulier composé de
quatre personnages groupés intimement à la fin d’un bal, s’examinant, se
taisant, donnant le change à leurs pensées par un mot banal, voulant se
rapprocher dans l’ancienne union et trouvant un obstacle, essayant de s’entendre
comme autrefois et ne le pouvant plus. Je sentis parfaitement le drame obscur
qui se jouait entre nous.
Elle entendait me présenter dans
la plupart des salons où elle allait. Elle souhaitait que je fusse aussi exact
dans ces devoirs tout artificiels qu’on était en droit de l’exiger,
disait-elle, d’un homme bien né, produit sous son patronage. Souvent elle
exprimait seulement un désir poli dont mon imagination, habile à tout
transformer, me faisait des ordres. Blessé partout, sans cesse malheureux, je
la suivais toujours, ou, quand je ne la suivais plus, je la regrettais, je
maudissais ceux qui me disputaient sa présence, et je me désespérais. Quelquefois
je me révoltais sincèrement contre des habitudes qui me dissipaient sans fruit,
n’ajoutaient pas grand-chose à mon bonheur, et m’ôtaient un reste de raison.
Je le dépeignais comme hostile à
ce que j’aimais, comme indifférent pour tout ce qui est bien et plein de mépris
pour ce qu’il y a de plus respectable en fait de sentiments comme en fait
d’opinions. Je lui parlais de mille spectacles dont tout homme de sens devait
être blessé, de la légèreté des maximes, de la légèreté plus grande encore des
passions, de la facilité des consciences, pour quelque prix que ce fût
d’ambition, de gloire ou de vanité. Je lui signalais cette façon libre
d’envisager non seulement un devoir, mais tous les devoirs, cet abus de mots,
cette confusion de toutes les mesures, qui fait qu’on pervertit les idées les
plus simples, qu’on arrive à ne plus s’entendre sur rien, ni sur le bien, ni
sur le vrai, ni sur le mauvais, ni sur le pire, et qu’il n’y a pas plus de
distance appréciable entre la gloire et la vogue que de limite bien nette entre
les scélératesses et les étourderies. Je lui disais que ce culte léger pour les
femmes, ces adorations mêlées de badinages cachaient au fond un universel
mépris, et que les femmes avaient bien tort de garder vis-à-vis des hommes des
apparences de vertu, quand les hommes ne gardaient plus vis-à-vis d’elles le
moindre semblant d’estime.
Au milieu même de ces habitudes
décousues, qui réduisaient mon sommeil à peu de chose et me tenaient dans un
continuel état de fièvre, j’avais retrouvé une sorte d’énergie maladive et je
dirai presque un insatiable appétit d’esprit qui m’avaient rendu le goût du
travail plus piquant. En quelques mois, j’avais réparé à peu près le temps
perdu, et sur ma table il y avait, comme un tas de gerbes dans une aire, une
nouvelle récolte amassée, dont le produit seul était douteux. C’était le seul
point peut-être dont Madeleine me parlât avec abandon ; mais ici c’était
moi qui élevais des barrières. De mes occupations d’esprit, de mes lectures, de
mon travail, et Dieu sait avec quelle orgueilleuse sollicitude elle en suivait
le cours ! je lui faisais connaître un seul détail, toujours le
même : j’étais mécontent. Ce mécontentement absolu des autres et de
moi-même en disait beaucoup plus qu’il ne fallait pour l’éclairer.
Le jour où je crus avoir la
certitude de ce fait, cela ne me suffit pas. Je voulus en tenir la preuve et forcer pour ainsi dire Madeleine
elle-même à me la donner. Je ne m’arrêtai pas une seule minute à la pensée qu’un pareil manège était détestable,
méchant et odieux. Je la pressai de questions muettes. À mille
sous-entendus qui nous permettait, comme aux gens qui se connaissent à fond, de
nous comprendre à demi-mot, j’en ajoutai de plus précis. Nous marchions prudemment sur un terrain semé de
pièges ; j’y dressai des embûches à tous les pas. Je ne sais quelle envie
perverse me prit de la gêner, de l’assiéger, de la contraindre dans sa dernière
réserve. Je voulais me venger de ce long silence imposé d’abord par
timidité, puis par égard, puis par respect, enfin par pitié. Ce masque porté depuis trois ans m’était
insupportable ; je le jetai. Je ne craignais pas que la lumière se fît
entre nous. Je souhaitais presque une explosion qui devait la couvrir de
terreur, et quant à son repos, que cette
aveugle et homicide indiscrétion pouvait tuer, je l’oubliais.
À cette stratégie insensée, Madeleine
opposa tout à coup des moyens de défense inattendus. Elle y répondit par un
calme parfait, par une absence totale de finesse, par des ingénuités que rien
ne pouvait plus entamer. Elle éleva doucement entre nous comme un mur d’acier
d’une froideur et d’une résistance impénétrables. Je m’irritais contre ce
nouvel obstacle et ne pouvais le vaincre. J’essayais de nouveau de me faire
comprendre ; toute intelligence avait cessé. J’aiguisais des mots qui
n’arrivaient pas jusqu’à elle. Elle les prenait, les relevait, les désarmait
par une réponse sans réplique ; comme elle eût fait d’une flèche
adroitement reçue, elle en ôtait le trait acéré qui pouvait blesser.
Vous êtes d’un caractère
malheureux et difficile. On a de la peine à vous comprendre et plus de peine
encore à vous assister. On voudrait vous encourager, vous soutenir, quelquefois
vous plaindre ; on vous interroge, et vous vous renfermez.
— Que voulez-vous que je vous
dise, sinon que celui en qui vous avez confiance n’émerveillera personne et
trompera, j’en ai peur, l’espoir obligeant de ses amis ?
Il dure un peu, flambe
extraordinairement vite et fort, et puis s’éteint. Cela durera quelques années
encore, après quoi, l’illusion ayant cessé, la jeunesse étant loin, je verrai
nettement qu’il faut en finir avec ces duperies. Alors je mènerai la seule vie
qui me convienne, une vie de dilettantisme agréable dans quelque coin retiré de
la province, où les stimulants et les remords de Paris ne m’atteindront pas. J’y
vivrai de l’admiration du génie ou du talent des autres, ce qui suffit
amplement pour occuper les loisirs d’un homme modeste qui n’est pas un sot.
[...] je me sentais des velléités non
pas d’être quelqu’un, ce qui est, selon moi, un non-sens, mais de produire, ce
qui me paraît être la seule excuse de notre pauvre vie. Je vous l’ai dit, et je
l’essayerai : ce ne sera pas, entendez-le bien, pour en faire profiter ni
ma dignité d’homme, ni mon plaisir, ni ma vanité, ni les autres, ni moi-même, mais
pour expulser de mon cerveau quelque chose qui me gêne.
Quel homme singulier vous faites avec vos paradoxes ! Vous
analysez tout au point de changer le sens des phrases et la valeur des idées.
J’aimais à croire que vous étiez un esprit mieux organisé que beaucoup
d’autres, et meilleur par beaucoup de points. Je vous croyais peu de volonté,
mais avec un certain don d’inspiration. Vous avouez que vous êtes sans volonté,
et, de l’inspiration, voilà que vous faites un exorcisme.
Nous obéissons l’un et l’autre
exclusivement, aveuglément, à ce qui nous charme. Ce qui nous charme est pour lui, comme pour moi, plus ou moins
impossible à saisir, ou chimérique, ou défendu. Cela fait qu’en suivant des
chemins très opposés nous nous rencontrerons un jour au même but, tous deux
découragés et sans famille…
Souvent je m'étais demandé ce qui
arriverait, si, pour me débarrasser du poids trop lourd qui m’écrasait, très simplement,
et comme si mon amie Madeleine pouvait entendre avec indulgence l’aveu des
sentiments qui s’adressaient à Mme de Nièvres, je disais à Madeleine que je
l’aimais. Je mettais en scène cette explication fort grave.
Pendant un court moment
d’angoisse extrême, cette idée d’en finir se présenta de nouveau, comme une
tentation plus forte et plus irrésistible que jamais. Je me rappelai tout à
coup pourquoi j’étais venu. Je pensai qu’en aucun temps peut-être une pareille
occasion ne me serait offerte. Nous étions seuls.
[…] je lui racontais l’histoire
de mon affection, née d’une amitié d’enfant devenue subitement de l’amour.
J’expliquais comment ces transitions insensibles m’avaient mené peu à peu de
l’indifférence à l’attrait, de la peur à l’entraînement, du regret de son absence
au besoin de ne plus la quitter, du sentiment que j’allais la perdre à la
certitude que je l’adorais, du soin de sa tranquillité au mensonge, enfin de la
nécessité de me taire à jamais, à l’irrésistible besoin de lui tout avouer et
de lui demander pardon. Je lui disais
que j’avais résisté, lutté, que j’avais beaucoup souffert ; ma conduite en
était le meilleur témoignage. Je n’exagérais rien, je ne lui faisais au
contraire qu’à demi le tableau de mes douleurs, pour la mieux convaincre que je
mesurais mes paroles et que j’étais sincère. Je lui disais en un mot que je l’aimais avec désespoir, en d’autres
termes, que je n’espérais rien que son
absolution pour des faiblesses qui se punissaient elles-mêmes, et sa pitié pour
des maux sans ressource.
Enfin j’allais parler, quand,
pour m’enhardir davantage, je levai les yeux sur Madeleine.
Elle était dans l’humble attitude
que je vous ai dite, clouée sur son fauteuil, sa broderie tombée, les deux
mains croisées par un effort de volonté, qui sans doute en diminuait le
tremblement, tout le corps un peu frissonnant, pâle à faire pitié, les joues
comme un linge, les yeux en larmes, grands ouverts, attachés sur moi avec la
fixité lumineuse de deux étoiles. Ce
regard étincelant et doux, mouillé de larmes, avait une signification de
reproche, de douceur, de perspicacité indicible. On eût dit qu’elle était
moins surprise encore d’un aveu qui n’était plus à faire, qu’effrayée de
l’inutile anxiété qu’elle apercevait en moi.
Mais elle se leva à son tour, par
un mouvement de femme indignée que je n’oublierai jamais ; puis elle fit
quelques pas vers sa chambre ; et comme je me traînais vers elle, la
suivant, cherchant un mot qui ne l’offensât plus, un dernier adieu pour lui
dire au moins qu’elle était un ange de prévoyance et de bonté, pour la
remercier de m’avoir épargné des folies, — avec une expression plus accablante
encore de pitié, d’indulgence et d’autorité, la main levée comme si de loin
elle eût voulu la poser sur mes lèvres, elle fit encore le geste de m’imposer
silence et disparut.
Chapitre
XIII
J’avais honte de moi. Je rachetai
cette folle et coupable entreprise par un repentir sincère. Le lâche orgueil
qui m’avait armé contre Madeleine et fait combattre contre mon propre amour, ce
désir malfaisant de chercher un adversaire dans l’être inoffensif et généreux
que j’adorais, les aigreurs, les révoltes d’un cœur malade, les duplicités d’un
esprit chagrin, tout ce que cette crise malsaine avait pour ainsi dire
extravasé dans mes sentiments les plus purs, tout cela se dissipa comme par
enchantement. Je ne craignis plus de m’avouer vaincu, de me voir humilié, et de
sentir le pied d’une femme se poser encore une fois sur le démon qui me
possédait.
À partir de ce moment, Madeleine
eut l’air de s’oublier pour ne plus songer qu’à moi. Avec un courage, avec une
charité sans bornes, elle me tolérait auprès d’elle, me surveillait,
m’assistait de sa continuelle présence. Elle imaginait des moyens de me
distraire, de m’étourdir, de m’intéresser à des occupations sérieuses et de m’y
fixer. On eût dit qu’elle se sentait à moitié responsable des sentiments
qu’elle avait fait naître, et qu’une sorte de devoir héroïque lui conseillait
de les subir, lui recommandait surtout d’en chercher sans cesse la guérison.
Toujours calme, discrète, résolue, devant des dangers qui en aucun cas ne
devaient l’atteindre, elle m’encourageait à la lutte, et quand elle était
contente de moi, c’est-à-dire quand je m’étais bien brisé le cœur pour le
forcer à battre plus doucement, alors elle m’en récompensait par des mots
calmants qui me faisaient fondre en larmes, ou par des consolations qui
m’embrasaient. Elle vivait ainsi dans la flamme, à l’abri de tout contact avec
les sensations les plus brûlantes, pour ainsi dire enveloppée d’un vêtement
d’innocence et de loyauté qui la rendait invulnérable aux ardeurs qui lui
venaient de moi, comme aux soupçons qui pouvaient lui venir du monde.
Rien n’était plus délicieux, plus
navrant et plus redoutable que cette complicité singulière où Madeleine usait à
mon profit des forces qui ne me rendaient point la santé. Cela dura des mois,
peut-être une année, car j’entre ici dans une époque tellement confuse et
agitée, qu’il ne m’en est resté que le sentiment assez vague d’un grand trouble
qui continuait, et qu’aucun accident notable ne mesurait plus.
Et pendant tout le temps que dura
son absence, à des intervalles réguliers, elle mit la même patience à
m’écrire ; c’est ainsi qu’elle me récompensait de mon obéissance à ne pas
la suivre. Elle savait bien que l’ennui et la solitude étaient de mauvais
conseillers ; elle ne voulait pas me laisser seul avec son souvenir, sans
intervenir de temps en temps par un signe évident de sa présence.
Je ne vous dirai rien de ce
voyage, le plus magnifique et le moins profitable que j’aie jamais fait. Il y a des lieux dans le monde où je suis
comme humilié d’avoir promené des chagrins si ordinaires et versé des larmes si
peu viriles. Je me souviens d’un jour où je pleurais sincèrement,
amèrement, comme un enfant que les larmes ne font pas rougir, au bord d’une mer
qui a vu des miracles, non pas divins, mais humains. J’étais seul, les pieds
dans le sable, assis sur des roches vives où l’on voyait des boucles d’airain
qui jadis avaient attaché des navires. Il n’y avait personne, ni sur cette
plage abandonnée par l’histoire, ni en mer, où pas une voile ne passait. Un
oiseau blanc volait entre le ciel et l’eau, dessinant sa grêle envergure sur le
ciel immuablement bleu et la reproduisant dans la mer calme. J’étais seul pour représenter à cette
heure-là, dans un lieu unique, la petitesse et les grandeurs d’un homme vivant.
Je jetai au vent le nom de Madeleine, je le criai de toutes mes forces pour
qu’il se répétât à l’infini dans les rochers sonores du rivage ; puis
un sanglot me coupa la voix, et je me demandai, la confusion dans le cœur, si
les hommes d’il y a deux mille ans, si intrépides, si grands et si forts, avaient
aimé autant que nous !
Au premier regard, elle comprit
que je revenais à elle épuisé, affamé de la voir et le cœur intact. […]
Et elle poussa un soupir de
soulagement. On eût dit que mon retour, au lieu de l’effrayer, la débarrassait
au contraire d’un souci plus amer que tous les autres.
« Ce que j’ai fait, je le déferai ! » me dit-elle, un jour,
dans un accès de fier défi poussé jusqu’à la folie.
Tout son sang-froid l’avait
abandonnée. Elle commit des étourderies sublimes et qui sentaient le désespoir.
Ce n’était plus assez pour elle d’assister à ma vie d’aussi près que possible,
de m’encourager si je faiblissais, de me calmer lorsque je m’exaspérais. Elle sentait que son souvenir même
contenait des flammes ; elle imagina de les éteindre, en veillant pour
ainsi dire heure par heure sur mes pensées les plus secrètes. Il aurait
fallu pour cela multiplier à l’infini des visites qui déjà se répétaient trop
souvent. C’est alors qu’elle osa inventer des moyens de me voir hors de sa
maison.
J’en étais venu à ne plus savoir si je devais accepter ou non la
douceur d’une assistance aussi terrible. Je sentais se glisser en moi de
telles perfidies, que je ne discernais plus dans quelle mesure j’étais coupable
ou seulement malheureux. Malgré moi, j’ourdissais des plans abominables ;
et chaque jour Madeleine, à son insu peut-être, mettait le pied dans des
trahisons. Je n’en étais plus à ignorer qu’il n’y a pas de courage au-dessus de
certaines épreuves, que la plus invincible vertu, minée à toutes les minutes,
court de grands risques, et que de toutes les maladies, celle dont on
entreprenait de me guérir était certainement la plus contagieuse.
Ce perpétuel me, me adsum qui feci, — c’est moi, moi seule qui en suis cause, —
revenait sous toutes les formes dans des paroxysmes de générosité qui m’accablaient de honte et de bonheur.
Elle ne se plaignit pas, n’avoua
rien qui pût trahir sa faiblesse. Se
reconnaître impuissante et découragée, c’était tout remettre aux mains du
hasard ; et le hasard lui faisait peur comme de tous les auxiliaires le
plus incertain, le plus perfide et peut-être le plus menaçant. Se dire
épuisée, c’était m’ouvrir son cœur à deux mains et me montrer le mal incurable
que j’y avais fait. Elle ne jeta pas un cri de détresse. Elle tomba pour ainsi
dire de lassitude ; ce fut le seul signe auquel je reconnus qu’elle n’en
pouvait plus.
Je suis un misérable sans cœur et
sans honnêteté ! m’écriai-je. Je n’ai pas su me sauver ; vous venez à
moi, et je vous perds ! Madeleine, je n’ai plus besoin de vous, je ne veux
plus de secours, je ne veux plus rien… Je
ne veux pas d’une assistance achetée si cher et d’une amitié que j’ai rendue
trop lourde et qui vous tuerait. Que je souffre ou non, cela me regarde. Mon
soulagement viendra de moi ; mes misères me concernent, et quelle
qu’en soit la fin, elle n’atteindra plus personne.
Je la quittai bouleversé, et je
renonçai bientôt à des extrémités sans retour, qui nous eussent séparés pour
toujours, quand ni l’un ni l’autre nous n’en avions la volonté. Seulement, je
réglai ma conduite en vue d’un détachement lent, continu, qui pouvait peut-être
plus tard ramener entre nous des accords plus tièdes et tout pacifier sans trop
de sacrifices.
Que se passa-t-il alors dans
l’esprit de Madeleine ? Je vous en fais juge. À peine affranchie de ce
rôle extraordinaire de confidente et de sauveur, tout à coup elle se
transforma. […] Je vis paraître alors un être nouveau, bizarre, incohérent,
inexplicable et fugace, aigri, chagrin, blessant et ombrageux, comme si elle
eût été entourée de pièges, aujourd’hui que je me dévouais sans réserve au soin
d’aplanir sa vie et d’en écarter l’ombre d’un souci.
Elle me suivit jusqu’à la porte
de son boudoir, appuyée au bras de son mari, droite, assurée sur ce ferme
soutien. Je la saluai en répondant par un unisson parfait au ton cordial et
froid de son adieu.
« Pauvre et chère
femme ! me disais-je en m’en allant. Chère conscience où j’ai fait entrer
des terreurs ! »
Et, par un de ces retours qui
déshonorent en un moment les meilleurs élans, je pensai à ces statues accoudées sur un étai qui les met d’aplomb et
qui tomberaient sans ce point d’appui.
Chapitre
XIV
Je ne lui parlais jamais de moi,
quoique mon égoïste chagrin transpirât dans toutes mes paroles ; mais sa
vie même était un exemple plus fortifiant que beaucoup de leçons. Quand j’étais
bien las, bien découragé, bien humilié d’une lâcheté nouvelle, je venais à lui,
je le regardais vivre, comme on va prendre l’idée de la force physique en
assistant à des assauts de lutteurs.
[…] derrière le spectacle
incontestablement beau de l’héroïsme déployé par un homme qui veut,
j’apercevais des médiocrités d’existence qui, malgré moi, me faisaient frémir.
Heureusement pour lui, Augustin sentait peu ces différences, et l’ambition
qu’il avait d’arriver à des positions élevées ne devait jamais se compliquer de
l’ambition, nulle pour lui, de s’habiller, de vivre et de respirer les
élégances de la vie comme Olivier.
Chemin faisant, Augustin
m’entretenait encore de ses espérances ; il disait « ma femme »
avec un air de possession tranquille et assurée qui me faisait oublier toutes
les duretés de sa carrière, et me représentait la plus parfaite expression du
bonheur.
[...] il y a deux catégories d’hommes
qui ont la rage de se marier de bonne heure, quoique leur situation les mette
dans l’impossibilité certaine soit de vivre avec leurs femmes, soit de les
faire vivre : ce sont les marins et les gens qui n’ont pas le sou.
Je crus comprendre qu’il avait
sans doute des ennuis particuliers qui le rendaient injuste, et ces ennuis, si
je n’en connaissais pas l’objet positif, je pouvais du moins en deviner la
nature. J’imaginai des aventures nouvelles ou des accidents dans une liaison
déjà bien ancienne, et dont la durée était d’ailleurs peu probable. Je savais
la facilité qu’il avait à se détacher des choses et l’impatience maladive qui
le portait au contraire à se précipiter vers les nouveautés. Entre ces deux
hypothèses d’une rupture ou d’une inconstance, je m’arrêtai donc plus
volontiers à la seconde. J’étais en veine d’indulgence ; ma visite à
Augustin m’avait mis, je puis le dire, en humeur de mansuétude. Aussi dès le
lendemain matin j’entrai chez Olivier. Il dormait ou feignait de dormir.
« Qu’as-tu ? lui dis-je
en lui prenant la main comme à un ami dont on veut briser les bouderies.
— Rien, me dit-il en me montrant
son visage fatigué par une nuit d’insomnie ou de rêves pénibles.
— Tu t’ennuies ?
— Toujours.
— Et qu’est-ce qui
t’ennuie ?
— Tout, répondit-il avec la plus
évidente sincérité. J’arrive à détester tout le monde, et moi plus que
personne. »
Elle [Julie, la sœur de Madeleine]
avait les fiertés de sa sœur, qui l’empêchaient de se plaindre ; mais elle ne possédait pas ce don merveilleux
d’être secourable à ceux qui la blessaient, qui des martyres de Madeleine
devait faire des dévouements. On eût dit que l’intérêt de qui que ce fût
lui faisait injure, excepté celui d’Olivier, qui, de tous les intérêts qu’elle
pouvait attendre, était le plus rare. Elle eût plutôt accepté l’impitoyable dédain
de celui-ci que de se soumettre à des pitiés qui l’offensaient. Son caractère
ombrageux à l’excès prenait de jour en jour des angles plus vifs, son visage
des airs plus impénétrables, et toute sa personne un caractère mieux dessiné
d’entêtement et d’obstination dans une idée fixe.
Tu sais ce qu’on entend par aimer
ou ne pas aimer ; tu sais bien que les deux contraires ont la même
énergie, la même impuissance à se gouverner. Essaye donc d’oublier Madeleine,
moi j’essayerai d’adorer Julie ; nous verrons lequel de nous deux y
réussira le plus tôt.
Rien n’égalait chez Olivier la
peur de se montrer ridicule, le soin de ne dire ni trop ni trop peu, le sens
rigoureux des mesures. Il s’aperçut en s’écoutant, que depuis un quart d’heure
il divaguait.
Le bonheur, le vrai bonheur, est
un mot de légende. Le paradis de ce monde s’est refermé sur les pas de nos
premiers parents ; voilà quarante-cinq mille ans qu’on se contente ici-bas
de demi-perfections, de demi-bonheurs et de demi-moyens.
Sais-tu quel est mon plus grand
souci ? c’est de tuer l’ennui. Celui qui rendrait ce service à l’humanité
serait le vrai destructeur des monstres. Le
vulgaire et l’ennuyeux ! toute la mythologie des païens grossiers n’a rien
imaginé de plus subtil et de plus effrayant. Ils se ressemblent beaucoup, en ce
que l’un et l’autre ils sont laids, plats et pâles, quoique multiformes, et
qu’il donnent de la vie des idées à vous en dégoûter dès le premier jour où
l’on y met le pied. De plus, ils sont inséparables, et c’est un couple hideux
que tout le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop
jeunes ! Moi, je les ai toujours connus. […] J’avais presque oublié qu’ils
habitaient Paris, et je continue de les fuir, en me jetant dans le bruit, dans
l’imprévu, dans le luxe, avec l’idée que ces
deux petits spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne
m’y suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de
passions soi-disant mortelles ; je connais leurs habitudes homicides, et
j’en ai peur…
Chapitre
XV
[…] séparons-nous. Il est bon
qu’on ne nous voie pas ensemble. Il n’y a plus rien d’innocent dans vos
démarches. Vous avez fait de telles folies que désormais c’est à moi d’être
prudente.
— Cela me serait tout à fait
impossible, » répondis-je avec un sang-froid cruel.
On eût dit que je prenais plaisir
à lui rendre caprice pour caprice et à la torturer.
On donnait un immortel
chef-d’œuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus
depuis, y causaient des transports de fête. L’auditoire éclatait en
applaudissements frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique
passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d’esprits lourds ou de
cœurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d’inspiré.
Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à
deux pas de nous. Il s’y tint un moment dans l’attitude recueillie et un peu
gauche d’un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans
charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y
eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles
palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce soir-là, soirée
unique et la dernière où j’aie voulu l’entendre. Tout était exquis, jusqu’à
cette langue fluide, voltigeante et rythmée, qui donne à l’idée des chocs
sonores, et fait du vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait
l’hymne éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et
dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les
ardeurs et toutes les espérances des cœurs bien épris. On eût dit qu’il
s’adressait à Madeleine, tant sa voix nous arrivait directement, pénétrante,
émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de
mes propres douleurs. J’aurais cherché cent ans dans le fond de mon cœur
torturé et brûlant, avant d’y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce
mélodieux instrument qui disait tant de choses et n’en éprouvait aucune.
Madeleine écoutait, haletante.
J’étais assis derrière elle, aussi près que le permettait le dossier de son
fauteuil, où je m’appuyais. Elle s’y renversait aussi de temps en temps, au
point que ses cheveux me balayaient les lèvres. Elle ne pouvait pas faire un geste de mon côté que je ne sentisse
aussitôt son souffle inégal, et je le respirais comme une ardeur de plus.
Elle avait les deux bras croisés sur sa poitrine, peut-être pour en comprimer
les battements. Tout son corps, penché en arrière, obéissait à des palpitations
irrésistibles, et, chaque respiration de sa poitrine, en se communiquant du
siège à mon bras, m’imprimait à moi-même
un mouvement convulsif tout pareil à celui de ma propre vie. C’était à croire
que le même souffle nous animait à la fois d’une existence indivisible, et que le sang de Madeleine et non plus le
mien circulait dans mon cœur entièrement dépossédé par l’amour.
[…] deux femmes entraient seules,
en grand étalage, et fort tard pour produire plus d’effet. À peine assises,
elles commencèrent à lorgner, et leurs yeux s’arrêtèrent sur la loge de
Madeleine. Madeleine involontairement fit comme elles. Il y eut pendant une
seconde un échange d’examen qui me glaça d’effroi, car au premier coup d’œil
j’avais reconnu un visage témoin d’anciennes faiblesses et retrouvé des
souvenirs détestés. En voyant ce regard persistant fixé sur nous, Madeleine
eut-elle un soupçon ? Je le crois, car elle se tourna tout à coup comme
pour me surprendre. Je soutins le feu de ses yeux, le plus immédiat et le plus
clairvoyant que j’aie jamais affronté. Il se serait agi de sa vie que je
n’aurais pas été plus déterminé dans un acte de témérité qui me demanda le plus
grand effort.
Ce silence et cette solitude
portèrent au comble le sentiment subit qui me venait de la vie, de sa grandeur,
de sa plénitude et de son intensité. Je me rappelais ce que j’avais souffert,
soit dans les foules, soit chez moi, toujours dans l’isolement, en me sentant
perdu, médiocre, et continuellement abandonné. Je compris que cette longue
infirmité ne dépendait pas de moi, que toute petitesse était le fait d’un
défaut de bonheur. « Un homme est tout ou n’est rien, me disais-je. Le
plus petit devient le plus grand ; le plus misérable peut faire
envie ! » Et il me semblait que mon bonheur et mon orgueil
remplissaient Paris. Je fis des rêves insensés, des projets monstrueux, et qui
seraient sans excuse s’ils n’avaient pas été conçus dans la fièvre. Je voulais
voir Madeleine le lendemain, la voir à tout prix.
Ce congé banal, d’une sécheresse
parfaite, me produisit l’effet d’un écroulement. Puis à l’abattement succéda la
colère. Ce fut peut-être la colère qui me sauva. Elle me donna l’énergie de
réagir et de prendre un parti extrême. Ce jour-là même, j’écrivis un ou deux
billets pour dire que je quittais Paris. Je changeai d’appartement, j’allai me
cacher dans un quartier perdu, je fis appel à tout ce qui me restait de raison,
d’intelligence et d’amour du bien et je recommençai une nouvelle épreuve dont
j’ignorais la durée, mais qui, dans tous les cas, devait être la dernière.
Chapitre
XVI
Ce changement s’opéra du jour au
lendemain et fut radical. Ce n’était plus le moment d’hésiter ni de se
morfondre. Maintenant j’avais horreur
des demi-mesures. J’aimais la lutte. L’énergie surabondait en moi. Rebutée
d’un côté, ma volonté avait besoin de se retourner dans un autre sens, de
chercher un nouvel obstacle à vaincre, tout cela pour ainsi dire en quelques
heures, et de s’y ruer. Le temps me pressait. Toute question d’âge à part, je
me sentais sinon vieilli, du moins très-mûr. Je n’étais plus un adolescent que le moindre chagrin cloue tout
endolori sur les pentes molles de la jeunesse. J’étais un homme orgueilleux,
impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait tout à
coup au beau milieu de la vie, — comme un soldat de fortune un jour d’action
décisive à midi, — le cœur plein de
griefs, l’âme amère d’impuissance, et l’esprit en pleine explosion de projets.
Quant à mes nerfs, que j’avais si
voluptueusement ménagés jusqu’à présent, je les châtiai, et de la plus rude
manière, par le mépris de tout ce qui
est maladif et le parti pris de n’estimer que ce qui est robuste et sain.
Le clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux
fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être produit
par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs qui me venaient
d’un air trop vif et les bonnes pensées qui m’étaient inspirées par un écart du
vent, toutes ces mollesses du cœur, cet
asservissement de l’esprit, cette petite raison, ces sensations exorbitantes, —
j’en fis l’objet d’un examen qui décréta tout cela indigne d’un homme, et
ces multiples fils pernicieux qui m’enveloppaient d’un tissu d’influences et
d’infirmités, je les brisai.
Je menais une vie très active. Je
lisais énormément. Je ne me dépensais pas, j’amassais. Le sentiment âpre d’un
sacrifice se combinait avec l’attrait d’un devoir à remplir envers moi-même.
J’y puisais je ne sais quelle satisfaction sombre qui n’était pas de la joie,
encore moins de la plénitude, mais qui ressemblait à ce que doit être le
plaisir hautain d’un vœu monacal bien rempli.
De ces innombrables péchés d’un
autre âge, je composai deux volumes. J’y mis un titre qui en déterminait le
caractère un peu trop printanier. J’y joignis une préface ingénieuse qui devait
du moins les mettre à l’abri du ridicule, et je les publiai sans signature. Ils
parurent et disparurent. Je n’en espérais pas plus. Il y a peut-être deux ou
trois jeunes gens de mes contemporains qui les ont lus. Je ne fis rien pour les sauver d’un oubli total, bien convaincu que
toute chose est négligée qui mérite de l’être, et qu’il n’y a pas un rayon de
vrai soleil perdu dans tout l’univers.
J’y eus des succès, je puis le
dire sans orgueil aujourd’hui que notre parlement lui-même est oublié. J’y
trouvais à déployer l’activité dévorante qui me consumait. Je ne sais quel
insurmontable espoir me restait de retrouver Madeleine. Ne m’avait-elle pas
dit : « Adieu ou au revoir ? » J’entendais qu’elle me revît
meilleur, transformé, avec un lustre de plus pour ennoblir ma passion. Tout se
mêlait ainsi dans les stimulants qui m’aiguillonnaient. Le souvenir acharné de Madeleine
bourdonnait au fond de mes soi-disant ambitions et il y avait des moments où je
ne savais plus distinguer, dans mes rêves anticipés de gouvernement, ce qui
venait du philanthrope ou de l’amoureux.
En d’autres termes, j’examinai
posément ce qu’il y avait de légitime au fond d’un pareil succès, ce qu’il
fallait en conclure, s’il y avait là de quoi m’encourager. Je fis le bilan très
clair de mon savoir, c’est-à-dire des ressources acquises, et de mes dons,
c’est-à-dire de mes forces vives ; je
comparai ce qui était factice et ce qui était natif, je pesai ce qui
appartenait à tout le monde et le peu que j’avais en propre. Le résultat de
cette critique impartiale, faite aussi méthodiquement qu’une liquidation
d’affaires, fut que j’étais un homme distingué et médiocre.
Ce petit monstre moderne
qu’Olivier nommait le vulgaire, qui
lui faisait une si grande horreur, et qui le conduisit vous savez où, je le
connaissais, tout comme lui, sous un autre nom. Il habitait aussi bien la
région des idées que le monde inférieur des faits. Il avait été le génie malfaisant de tous les temps, il était la plaie
du nôtre. Il y avait autour de moi des perversions d’idées dont je ne fus pas
dupe. Je ne regimbai point contre des adulations qui ne pouvaient plus en
aucun cas me faire changer d’avis ; je les accueillis comme la naïve
expression du jugement public, à une
époque où l’abondance du médiocre avait rendu le goût indulgent et émoussé le
sens acéré des choses supérieures. Je trouvais l’opinion parfaitement
équitable à mon égard, seulement je fis à la fois son procès et le mien.
Je me souviens qu’un jour
j’essayai une épreuve plus convaincante encore que toutes les autres. Je pris
dans ma bibliothèque un certain nombre de livres tous contemporains, et,
procédant à peu près comme la postérité procédera certainement avant la fin du
siècle, je demandai compte à chacun de
ses titres à la durée, et surtout du droit qu’il avait de se dire utile. Je
m’aperçus que bien peu remplissaient la première condition qui fait vivre une
œuvre, bien peu étaient nécessaires. Beaucoup avaient fait l’amusement passager
de leurs contemporains, sans autre résultat que de plaire et d’être oubliés.
Quelques-uns avaient un faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais
que l’avenir se chargera de définir. Un
tout petit nombre, et j’en fus effrayé, possédaient ce rare, absolu et
indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine et humaine,
de pouvoir être imitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde,
si on la suppose absente. Cette sorte de jugement posthume exercé par le plus
indigne sur tant d’esprits d’élite, me démontra que je ne serais jamais du
nombre des épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque
m’aurait certainement laissé de l’autre côté du fleuve. Et j’y restai.
Je savais vaguement quel était
l’emploi de sa vie extérieure ; je savais qu’elle avait voyagé, puis
habité Nièvres, puis repris ses habitudes à Paris deux ou trois fois, pour les
quitter de nouveau, presque sans motif et comme
sous l’empire d’un malaise qui se serait traduit par une perpétuelle
instabilité d’humeur et par des besoins de déplacement. Quelquefois je
l’avais aperçue, mais si furtivement et à travers un tel trouble, que chaque
fois j’avais cru faire une sorte de rêve pénible. Il m’était resté de ces
fugitives apparitions l’impression d’une image bizarre, d’un visage défait,
comme si les noires couleurs de mon esprit eussent déteint sur cette rayonnante
physionomie.
Chapitre
XVII
Dès le surlendemain, Julie put
faire quelques pas dans sa chambre. L’indomptable vigueur de ce petit être,
exercée secrètement par tant de dures épreuves, se réveilla, non pas lentement,
mais en quelques heures. À peine en convalescence, on la vit se roidir contre
le souvenir humiliant d’avoir été pour ainsi dire surprise en faiblesse, se
prendre de lutte avec le mal physique, le seul qu’elle pût vaincre, et le
dominer. Deux jours plus tard, elle eut la force de descendre seule au salon,
repoussant tout appui, quoiqu’une sueur de défaillance perlât sur son front à
peau mince, et que de petites pâmoisons la fissent tressaillir à chaque pas. [...] je compris qu’elle s’acharnerait
à vivre avec une obstination qui lui promettait de longs jours misérables.
Je reconnus ce regard foudroyant
d’éclat qui m’avait appris le soir du théâtre que nous étions en péril, et
portant toutes choses à outrance, morceau par morceau, elle me jeta pour ainsi
dire son cœur à la tête, comme elle avait fait ce soir-là de son bouquet.
Nous passâmes ainsi trois jours
en promenades, en courses téméraires, soit au château, soit dans les futaies, trois jours inouïs de bonheur, si le
sentiment de je ne sais quelle enragée destruction de son repos peut
s’appeler du bonheur, sorte de lune de miel effrontée et désespérée, sans
exemple ni pour les émotions ni pour les repentirs, et qui ne ressemble à rien,
sinon à ces heures de copieuses et
funèbres satisfactions pendant lesquelles on permet tout aux gens condamnés à
mourir le lendemain.
À peine arrivée sous bois, elle
prit le galop. Je fis comme elle et je la suivis. Elle hâta le pas dès qu’elle
me sentit sur ses talons, cravacha son cheval, et sans motif le lança à fond de
train. Je me mis à son allure, et j’allais l’atteindre quand elle fit un nouvel
effort qui me laissa derrière. Cette poursuite irritante, effrénée, me mit hors
de moi. Elle montait une bête légère et la maniait de façon à décupler sa
vitesse. À peine assise, tout le corps soulevé pour diminuer encore le poids de
sa frêle stature, sans un cri, sans un geste, elle filait éperdument et comme
emportée par un oiseau.
Pendant une minute au moins,
comme Bernard de Mauprat attaché aux pas d’Edmée, je la regardai fuir sous la
haute colonnade des chênes, son voile au vent, sa longue robe obscure soulevée
avec la surnaturelle agilité d’un petit démon noir. Quand elle eut atteint
l’extrémité du sentier et que je ne la vis plus que comme un point dans les
rousseurs du bois, je repris ma course en poussant malgré moi un cri de
désespoir. Arrivé juste à l’endroit où elle avait disparu, je la trouvai dans
l’entrecroisement des deux routes, arrêtée, haletante, et m’attendant le sourire
aux lèvres.
Étais-je un malheureux à bout de
sacrifices, aveuglé de désirs, ni meilleur ni pire que tous mes
semblables ? étais-je un scélérat ? Cette question capitale me
travaillait vaguement l’esprit, mais sans y déterminer la moindre décision
précise qui ressemblât soit à de l’honnêteté, soit au projet formel de
commettre une infamie. La seule chose
dont je ne doutais pas, et qui cependant me laissait indécis, c’est qu’une
faute tuerait Madeleine, et que sans contredit je ne lui survivrais pas une heure.
« Aidez-moi à plier mon
châle, » me dit-elle.
Elle avait l’esprit et les yeux
ailleurs et s’y prenait tout de travers. La longue étoffe chamarrée était entre
nous, pliée dans le sens de sa longueur, et ne formait déjà plus qu’une bande
étroite dont chacun de nous tenait une extrémité. Nous nous rapprochâmes ;
il restait à joindre ensemble les deux bouts du châle. Soit maladresse, soit
défaillance, la frange échappa tout à coup des mains de Madeleine. Elle fit un
pas encore, chancela d’abord en arrière, puis en avant, et tomba dans mes bras
tout d’une pièce. Je la saisis, je la tins quelques secondes ainsi collée
contre ma poitrine, la tête renversée, les yeux clos, les lèvres froides, à
demi morte et pâmée, la chère créature, sous mes baisers. Puis une terrible
contraction la fit tressaillir ; elle ouvrit les yeux, se dressa sur la
pointe des pieds pour arriver à ma hauteur, et, se jetant à mon cou de toute sa
force, ce fut elle à son tour qui m’embrassa.
Je la saisis de nouveau ; je
la réduisis à se défendre, comme une proie se débat, contre un embrassement
désespéré. Elle eut le sentiment que
nous étions perdus ; elle poussa un cri. J’ai honte de vous le dire, ce
cri de véritable agonie réveilla en moi le seul instinct qui me restât d’un
homme, la pitié. Je compris à peu près que je la tuais ; je ne distinguais
pas très-bien s’il s’agissait de son honneur ou de sa vie. Je n’ai pas à me vanter d’un acte de
générosité qui fut presque involontaire, tant la vraie conscience humaine y eut
peu de part ! Je lâchai prise comme une bête aurait cessé de mordre.
La chère victime fit un dernier effort ; c’était peine inutile, je ne la
tenais plus. Alors, avec un effarement
qui m’a fait comprendre ce que c’est que le remords d’une honnête femme,
avec un effroi qui m’aurait prouvé, si j’avais été en état d’y réfléchir, à quel degré d’abaissement elle me voyait
réduit, comme si instantanément elle eût senti qu’il n’y avait plus entre nous
ni discernement du devoir, ni égards, ni respect, que cette commisération
de pur instinct n’était qu’un accident qui pouvait se démentir ; avec une
pantomime effrayante qui répand encore aujourd’hui sur ces anciens souvenirs
toute sorte de terreurs et de honte, Madeleine marcha lentement vers la porte,
et, ne me quittant pas des yeux, comme
on agit avec un être malfaisant, elle gagna le corridor à reculons. Là
seulement elle se retourna et s’enfuit.
Elle ajouta, je crois, une ou
deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme
une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus, ni ce soir-là ni le
lendemain, ni jamais.
Il y avait quatre jours et quatre
nuits qu’une douleur fixe me bridait le cœur et me tenait les yeux aussi secs
que si je n’eusse jamais pleuré. Au premier pas que je fis sur le chemin des
Trembles, il y eut en moi un tressaillement de souvenirs qui rendit la douleur
plus cuisante et cependant un peu moins tendue.
Chapitre
XVIII
Bien des années se sont passées
depuis le jour où je suis rentré au gîte. Si personne n’a oublié les événements
que je viens de vous raconter, personne ne semble du moins se les
rappeler ; le silence que l’éloignement et le temps ont amené pour
toujours entre quelques personnages de cette histoire leur a permis de se
croire mutuellement pardonnés, réhabilités et heureux. Olivier est le seul,
j’aime à le supposer, qui se soit obstiné jusqu’à la dernière heure dans ses
systèmes et dans ses soucis. Il avait désigné, vous vous en souvenez, l’ennemi
mortel qu’il redoutait plus que tous les autres ; on peut dire qu’il a
succombé dans un duel avec l’ennui.
Pour moi, répondit M. de Bray,
j’ai suivi très tard, avec moins de mérite, moins de courage, avec autant de
bonheur, l’exemple que ce cœur solide m’avait donné presque au début de sa vie.
Il avait commencé par le repos dans des affections sans trouble, et j’ai fini
par là. Aussi, j’apporte dans mon existence nouvelle un sentiment qu’il n’a
jamais connu, celui d’expier une ancienne vie certainement nuisible et de
racheter des torts dont je me sens encore aujourd’hui responsable, parce qu’il
y a, selon moi, entre toutes les femmes également respectables, une solidarité
instinctive de droits, d’honneur et de vertus.
Quant au parti que j’ai adopté de me retirer du monde, je ne m’en suis jamais
repenti. Un homme qui prend sa retraite avant trente ans et y persiste témoigne
assez ouvertement par là qu’il n’était pas né pour la vie publique, pas plus
que pour les passions. Je ne crois pas d’ailleurs que l’activité réduite où
je vis soit un mauvais point de vue pour juger les hommes en mouvement. Je m’aperçois que le temps a fait justice
au profit de mes opinions de beaucoup d’apparences qui jadis auraient pu me
causer l’ombre d’un doute, et comme il a vérifié la plupart de mes
conjonctures, il se pourrait qu’il eût aussi confirmé quelques-unes de mes
amertumes. Je me rappelle avoir été sévère pour les autres à un âge où je
considérais comme un devoir de l’être beaucoup pour moi-même. Chaque génération plus incertaine qui
succède à des générations déjà fatiguées, chaque grand esprit qui meurt sans
descendance, sont des signes auxquels on reconnaît, dit-on, un abaissement dans
la température morale d’un pays. J’entends dire qu’il n’y a pas grand
espoir à tirer d’une époque où les ambitions ont tant de mobiles et si peu
d’excuses, où l’on prend communément le viager pour le durable, où tout le
monde se plaint de la rareté des œuvres, où personne n’ose avouer la rareté des
hommes…
[...] je vous dirai que ma vie
commence. Il n’est jamais trop tard, car si
une œuvre est longue à faire, un bon exemple est bientôt donné. J’ai le
goût et la science de la terre, — mince amour-propre que je vous prie de me
pardonner. — Je fertiliserai mes champs
mieux que je n’ai fait de mon esprit, à moins de frais, avec moins d’angoisse
et plus de rapport, pour le plus grand profit de ceux qui m’entourent. J’ai
failli mêler l’inévitable prose de toutes les natures inférieures à des
productions qui n’admettaient aucun élément vulgaire. Aujourd’hui, très heureusement
pour les plaisirs d’un esprit qui n’est point usé, il me sera permis
d’introduire quelque grain d’imagination dans cette bonne prose de
l’agriculture.