Rester assis dans une pièce sans air, dis-je, recopier, rivaliser avec une machine à écrire, est, pour un homme de mon âge, honteux et outrageant. Qu’est-ce que cela a de commun avec la flamme sacrée ? (p. 583-584)
Vous êtes tous des gens charmants, sympathiques, mais, je ne sais pourquoi, messieurs, dès que vous vous mêlez de travail physique ou que vous vous mettez à faire le salut des paysans, cela tourne à l’esprit de secte. (p. 633)
[…] je me demandais en quoi ces gens stupides, cruels, paresseux, malhonnêtes, étaient meilleurs que les paysans ivrognes et superstitieux de Kourilovka ou que les animaux qui se retrouvaient tout désorientés quand une circonstance fortuite rompt la monotonie de leur existence, limitée par les instincts. À quoi leur avait servi tout ce qu’on avait jusqu’à présent écrit et dit, si leur âme demeurait toujours aussi enténébrée et s’ils éprouvaient la même répulsion pour la liberté que cent ou trois cents ans plus tôt ? […] Ces soixante mille habitants qui, au fil des générations, dans leurs lectures ou leurs conversations ont rencontré les idées de justice, de miséricorde, de liberté, n’arrêteront pas, jusqu’à leur mort, de mentir du matin au soir, de se faire souffrir les uns les autres, de craindre la liberté et de la haïr comme une ennemie. (p. 670-671)
Des heures entières, jusqu'à ce que sonnassent sept, huit, neuf heures, jusqu’à ce que fût tombée la nuit d’automne, noire comme la suie, je contemplais un de ses vieux gants, ou la plume dont elle se servait toujours, ou ses petits ciseaux ; je ne faisais rien et j’avais clairement conscience que, si auparavant j’avais fait quelque chose, si j’avais labouré, fauché, scié, c’était uniquement parce qu’elle l’avait désiré. Et si elle m’avait envoyé nettoyer un puits profond où j’aurais eu de l’eau jusqu’à la ceinture, j’y serais descendu sans me demander si c’était ou non nécessaire. […] Je ne regrettais pas Doubétchnia, je regrettais mon amour, entré lui aussi, visiblement, dans son automne. Quel immense bonheur c’est, d’aimer et d’être aimé, et qu’il est affreux de se sentir tomber du haut de cette haute tour ! (p. 661)
Ma vie est une nouvelle surtout connue pour la distanciation que Tchekhov opère par rapport aux idées de Tolstoï : ce dernier prônait notamment un retour au travail de la terre, ou du moins une réhabilitation de la valeur d’un tel travail, qu’il présente constamment de manière positive dans ses écrits, fictifs ou non : on pense notamment à la figure de Lévine dans Anna Karénine, sorte de double de Tolstoï qui, au lieu de se lancer dans les métiers traditionnels de la noblesse ou de la haute société, préfère se retirer dans son domaine agricole pour l’administrer lui-même et améliorer par ce biais la condition paysanne.
Néanmoins, contrairement à ce que l’on pourrait croire d’après ce que nous venons d’affirmer, il serait réducteur d’affirmer que Tolstoï idéalise la figure du paysan (ou moujik en russe), qu’il présenterait paré de toutes les vertus et dépourvu de tous les vices : il suffit pour s’en convaincre de lire la nouvelle La Matinée d’un gentilhomme rural, où Tolstoï montre sans fard les difficultés que peut rencontrer un homme soucieux d’améliorer la condition paysanne, entre les résistances et l’inertie auxquelles il se heurte, les multiples vexations et tracasseries mesquines qu’il subit, la misère et ses conséquences dont il est témoin (aspects qui se retrouveront dans la présente nouvelle de Tchekhov). Disons pour être plus nuancé que Tolstoï valorise certes le travail manuel, et en particulier le travail du paysan, qu’il encourage l’homme à y revenir, dans son idéal ascétique et de pauvreté volontaire, mais qu’il n’est pas non plus aveugle à la misère à la fois matérielle et morale des paysans de son époque (dans le contexte de surcroît de l’abolition du servage), et des conséquences plus ou moins terribles qu’elle peut avoir.
Dans Ma vie, Tchekhov s’oppose surtout à cette vision positive du travail de la terre, qu’il attaque frontalement à travers le héros de sa nouvelle, Missaïl Polzoniov. Le travail de la terre y est présenté pour l’essentiel comme dégradant, réduisant l’homme à une bête de somme, loin du but de perfectionnement, d’élévation morale, que Tolstoï lui attribue.
J’aimais tendrement la nature, les champs, les prés, les potagers, mais le paysan qui retourne la terre avec le soc de sa charrue, qui stimule son pitoyable cheval, le paysan déguenillé, trempé, et qui allonge le cou représentait pour moi une force grossière, sauvage, laide, et chaque fois que je voyais ses gestes balourds, je me mettais involontairement à évoquer une vie passée, lointaine, légendaire, où l’homme ne connaissait pas encore l’usage du feu. (p. 641-642)
Si sa description très péjorative des paysans (qu’il présente comme voleurs, menteurs, ivrognes) peut choquer, cette description n’est cependant pas anti-tolstoïenne puisque Tolstoï n’était pas aveugle aux défauts qu’avaient les moujiks et qu’il en fait peu ou prou la même description péjorative dans les défauts et attitudes qu’il observe dans la nouvelle susmentionnée.
À la campagne on accueille les nouveaux venus sans aménité, presque hostilement, comme à l’école. C’est ainsi que nous avions été accueillis. Les premiers temps on nous avait considérés comme des imbéciles et des niais qui avaient acheté une propriété uniquement faute de savoir où mettre leur argent. On s’était moqué de nous. Les paysans faisaient paître leurs bêtes dans notre bois et même dans notre parc, poussaient nos vaches et nos chevaux sur leurs terres, puis venaient nous réclamer des indemnités pour les dégâts. (p. 652)
Cependant, réduire Ma vie à une simple charge contre la valorisation tolstoïenne du travail manuel, paysan, serait passer à côté de la portée plus vaste de la cible (ou des cibles) qu’a en vue Tchekhov, et qui se rattache plus globalement aux thématiques qu’il n’a cessé d’aborder dans son œuvre romanesque. Ce serait aussi passer à côté de l’émouvante histoire d’amour déçu que la nouvelle comporte en son sein, amour(s) déçu(es) qui, comme souvent chez Tchekhov, est décrit avec son lot de joies et de souffrances. Ce sont ces deux aspects donc, dénonciation de certains aspects sociétaux (et concomitamment de certains comportements humains universels, qui en sont à l’origine) et histoire(s) individuelle(s) émouvante(s), que nous développerons ci-dessous.
Si la description extrêmement péjorative des paysans retient effectivement l’attention du lecteur dans la nouvelle, au point qu’on la réduit à ce seul aspect, Tchekhov ne s’attaque pas uniquement aux mœurs grossières et mesquines des paysans, attaque que l’on pourrait interpréter comme un certain mépris de classe de son auteur. Ce serait bien mal connaître Tchekhov, dont l’esthétique repose certes sur la vérité, la description objective du monde et des personnes (dans ses aspects souvent les plus déplaisants), mais aussi sur sa compassion, sa capacité à montrer ce qu’il y a d’humain dans tel comportement ou caractère, à la nuancer et à l’atténuer quelque peu par la souffrance, la honte, les remords qu’éprouvent ces personnages. Ainsi, Tchekhov présente dans le menu détail les escroqueries, tromperies dont sont l’objet Missaïl et sa femme Maria, qui dans un élan généreux mais quelque peu naïf (surtout de la part de Maria, à l’origine de ce projet), souhaitaient améliorer la condition des paysans, en particulier en construisant une nouvelle école. Progressivement lassée, dégoûtée par de tels comportements, Maria finit par prendre en grippe, par haïr et mépriser tous les paysans qu’elle avait jusque-là quelque peu idéalisés (conviction renforcée par Stépane, un meunier de qui elle aime entendre les violentes diatribes contre les paysans), elle qui s’attendait au départ à être reçue par eux comme une bienfaitrice. Mais Missaïl, lui, ne voit pas les paysans sous un œil exclusivement négatif. Sans l'excuser ou le minimiser, il comprend leur comportement, qu'il perçoit comme davantage étant le résultat de leur ignorance que par vice délibéré, perce à jour aussi l'hypocrisie qu'ont certains de dénoncer leur immoralité, alors qu'ils en font ou en ont fait de même aussi, de manière moins voyante, ou constate le remords tardif qu'éprouvent certains d'entre eux :
Stépane se tenait debout auprès d’elles, les mains derrière le dos, et disait : « Les paysans sont-ils des hommes ? Ce ne sont pas des hommes, mais, excusez le mot, des bêtes fauves, des filous. En quoi consiste la vie d’un paysan ? Uniquement à boire et à manger, à se procurer des denrées à vil prix, à gueuler à tue-tête, comme des fous, au cabaret ; pas de bonnes conversations, de manières, de souci des formes, des malotrus, un point c’est tout. (p. 654)
Maria se rendait souvent au moulin et, visiblement, trouvait du plaisir à bavarder avec Stépane ; il se répandait en injures contre les paysans avec tant de sincérité et de conviction qu’elle se sentait attirée vers lui. (p. 655)
C’étaient en majorité des êtres nerveux, irritables, humiliés ; des êtres à l’imagination étouffée, des rustres, à l’horizon pauvre et terne, limité aux seules et mêmes pensées de la terre grise, des jours gris, du pain noir, des gens qui rusaient, mais, pareils aux oiseaux, ne cachaient que leur tête derrière l’arbre, qui ne savaient pas compter. Ils ne seraient pas venus faire les foins pour vingt roubles mais ils venaient pour un demi-seau de vodka quoique avec vingt roubles ils eussent pu en acheter quatre seaux. C’était vrai, la crasse, l’ivrognerie, la bêtise et la fourberie régnaient, mais, avec tout cela, on sentait quand même que la vie du paysan avait, au fond, une base solide, saine. Il avait beau ressembler à une lourde bête, derrière son araire, et s’abrutir de vodka, à le regarder de près on sentait quand même en lui quelque chose de nécessaire, de très important, qu’on ne trouvait pas par exemple chez Maria et chez le docteur, à savoir qu’il croyait que l’essentiel sur terre, c’était la justice et que son propre salut comme celui du peuple tout entier résidait dans la seule justice, c’est pourquoi il la chérissait plus que tout au monde. Je disais à ma femme qu’elle voyait les taches qu’il y avait sur la vitre, mais qu’elle ne voyait pas la vitre […]. Quand cette femme bonne, intelligente, pâlissait de colère et parlait avec le docteur, d’une voix qui tremblait, d’ivrognerie et de malhonnêteté, sa faculté d’oubli me laissait proprement pantois. Comment pouvait-elle oublier que son père, l’ingénieur, buvait lui aussi, buvait beaucoup, et que l’argent qui avait servi à acheter Doubétchnia avait été acquis grâce à une série de tromperies cyniques, éhontées ? Comment pouvait-elle l’oublier ? (p. 656)
On célébra un service d’actions de grâces dans la salle de classe. Puis les paysans de Kourilovka offrirent à Maria une icône et ceux de Doubétchnia des craquelins et une salière dorée. Et Maria éclata en sanglots. « Et si l’on a dit des choses qu’il ne fallait pas, et si l’on vous a mécontentés, pardonnez-nous », dit un vieillard en s’inclinant devant elle et devant moi. (p. 660)
Mais si effectivement les paysans se comportent comme des voleurs, des ivrognes, des êtres grossiers à l’esprit étroit, Tchekhov ne réserve pas ses attaques, ses coups au seul monde paysan : c’est la société bourgeoise, boutiquière, mesquine qui est aussi l’objet de son acerbe critique, et la comparaison, le parallèle entre les paysans est fait à de multiples reprises, de manière plus ou moins explicite (voir la 3e citation en épigraphe).
La déshumanisation de l’homme, sa réduction à une simple bête de somme, est plus simple à observer, à comprendre dans le cadre du travail manuel, mais surtout paysan. Cependant, il est plus difficile de percevoir cette même déshumanisation, ce même aspect mécanique, cette même absence de toute intelligence, dans des métiers pourtant considérés comme respectables. C’est pour cette raison que Missaïl, au début de la nouvelle, fait le désespoir de sa famille (son père et sa sœur, Cléopâtre) : il ne peut se fixer à aucun des nombreux métiers qu’il tente d’exercer, sous l’influence de son père, car il sent que tous les métiers auxquels il s’essaie l’aliènent, ne requièrent de lui, sous le couvert de respectabilité et de prestige qu’ils revêtent, qu’une capacité mécanique et répétitive (voir 1re citation en épigraphe). C’est la force de l’écriture de Tchekhov, mais aussi sa difficulté, d’accorder une part de vérité à chacun des discours de ses personnages, tout en en faisant voir les limites. Ainsi, si le père de Missaïl a raison de souligner que le travail manuel que valorise tant son fils comporte une part grossière, bestiale, allant à l’encontre de ce qu’il appelle la « flamme sacrée », il n’en est pas moins totalement aveugle à cette même aliénation qui se retrouve dans les métiers « respectables » qu’il conseille à son fils. De même, Missaïl n’a pas totalement tort quand il souligne que « la minorité [est], pour la majorité, un parasite ou une machine qui lui pompe de façon chronique le meilleur de sa sève », mais sa solution, c’est-à-dire prôner le travail manuel pour tous, de manière indifférenciée, dans une logique marxiste et communiste (qui eut de tels désastres dans l’histoire) peut apparaître comme abusive, extrémiste et dangereuse. Blagovo souligne à juste titre le côté quelque peu sectaire (voir la 2e citation en épigraphe) que peuvent prendre certains discours progressistes, leur préoccupation uniquement matérielle, négligeant les besoins, la volonté d’élévation spirituelle de l’homme. Missaïl a beau être noble et avoir par conséquent reçu une éducation conforme à sa condition, ce n’est qu’au contact du docteur Blagovo qu’il se libère, qu’il s’instruit véritablement, qu’il sent que son intelligence se libère et se développe.
Au fond, c’était le premier homme vraiment instruit que je rencontrais. Je ne puis juger si son savoir était étendu, mais il le montrait perpétuellement par désir d’en faire profiter les autres. […] c’est, je crois, le seul homme qui ait eu une influence sérieuse sur moi à cette époque. En le fréquentant et en lisant les livres qu’il me prêtait je ressentis peu à peu le besoin d’un savoir qui aurait spiritualisé mon labeur sans joie. […] La fréquentation du docteur me releva aussi moralement. Je discutais souvent avec lui et bien que j’en restasse d’ordinaire à mon opinion, grâce à lui, je remarquai peu à peu que tout n’était pas clair à mes yeux et je m’efforçai de me faire des convictions aussi précises que possible pour que les impératifs de ma conscience fussent précis et ne prêtassent à aucune confusion. (p. 626)
Une même sclérose de l’esprit touche tous les hommes, de la noblesse à la paysannerie, et c’est cet aspect de l’homme que Tchekhov dénonce surtout, au-delà des mœurs grossières et du travail des paysans : cette étroitesse d’esprit est entre autres remarquablement symbolisée par la description du métier d’architecte de son père, métier qu’il exerce sans aucun talent ni imagination, et qui concourt à conforter, renforcer l’étroitesse d’esprit des occupants des maisons qu’il construit.
Quel bon à rien ! Malheureusement il était le seul architecte de la ville […]. Il ne pouvait concevoir d’idée artistique qu’à partir d’un grand et d’un petit salon. […] Sa conception devait être obscure, à tout le moins compliquée, rabougrie ; chaque fois, comme sous l’impression qu’il manquait quelque chose, il avait recours à des adjonctions de diverses sortes qu’il accolait les unes aux autres et je vois, comme si c’était aujourd’hui, des vestibules étroites, des couloirs étroits, des escaliers tordus, conduisant à des entresols où l’on ne pouvait se tenir que courbé […] ; la cuisine était immanquablement au sous-sol, voûtée, avec un sol en briques. La façade avait un air têtu, revêche, les lignes étaient sèches, timides, le toit bas, aplati, et les grosses cheminées arrondies comme des brioches portaient infailliblement à leur faîte des mitres de tôle surmontées de girouettes noires et grinçantes. (p. 587)
Une même corruption morale règne en réalité partout, et les paysans présentés comme des voleurs, des gens malhonnêtes usant de tous les procédés possibles et imaginables pour tromper autrui, ne sont guère pires en réalité que la société bourgeoise qui les méprise et les prend de haut, puisqu’ils sont moralement aussi corrompus qu’eux derrière le vernis de leur richesse. Si les peintres, les paysans avec qui Missaïl travaille font constamment des petits vols, Tchekhov n’oublie pas aussi le traitement méprisant dont ils sont l’objet par les classes dites supérieures : c’est ainsi le traitement que l’ingénieur Doljikov applique à ses subordonnés, mais aussi celui que les classes immédiatement au-dessus des peintres applique à ces derniers dans leurs rapports quotidiens avec eux. Missaïl, malgré tous ses défauts, se distingue non seulement de tous les nobles, avec qui il rompt symboliquement par le choix du métier qu’il fait (en tant que peintre en bâtiment surtout), mais aussi des autres ouvriers qu’il côtoie, en refusant ce système de vols devenu une sorte de convention tacite, mais aussi en refusant de se livrer au libertinage, à l’alcool qui sont les autres vices de ses compagnons.
[…] chaque jour il m’arrivait de faire des découvertes qui me mettaient vraiment au désespoir. Ceux de mes concitoyens, sur lesquels je n’avais, auparavant, aucune opinion, ou qui, extérieurement, me paraissaient tout à fait honnêtes, se révélaient maintenant bas, cruels, capables de toutes les vilenies. Nous, les gens du peuple, ils nous dupaient, nous trompaient sur notre salaire, nous obligeaient à attendre des heures entières dans des vestibules glacées ou à la cuisine, nous insultaient, nous traitaient avec une extrême grossièreté. […] à la poste le plus petit employé se croyait le droit de nous traiter comme des bêtes et de nous crier grossièrement et insolemment : « Tu n’as qu’à attendre ! » […] Mais surtout, ce qui me stupéfiait le plus dans ma nouvelle situation, c’était l’absence totale de justice, ce que le peuple définit par les mots : « Ils ont oublié Dieu. » Rares étaient les jours qui se passaient sans filouterie. (p. 618-619)
Nous autres, les peintres, nous avions un appétit et un sommeil solides […] ils racontaient aussi qu’ils entraient rarement dans la maison de Dieu et que beaucoup d’entre eux ne s’étaient pas confessés depuis dix ans ; ils justifiaient ce libertinage en disant qu’un peintre parmi les homme est comme un choucas parmi les oiseaux. Ils me respectaient et avaient des égards pour moi ; ce qui leur plaisait sans doute, c’était que je ne buvais pas, ne fumais pas, menais une vie tranquille, rangée. La seule chose qui les choquait, c’est que je ne participais pas aux vols d’huile qu’ils commettaient et que je ne les accompagnais pas chez les clients pour demander des pourboires. Voler de l’huile et des couleurs chez le client était chose courante et nullement tenue pour vol […]. […] quand je voyais mes compagnons aller tous en chœur féliciter un homme de rien à l’occasion du commencement et de la fin des travaux et le remercier humblement pour les dix kopeks qu’il leur donnait, je me sentais furieux et humilié. Avec les clients, ils se conduisaient comme de rusés courtisans et presque chaque jour me faisaient penser au Polonius de Shakespeare. « Il pourrait bien pleuvoir, disait le client en regardant le ciel. – Il va pleuvoir, il va certainement pleuveoir, acquiesçaient les peintres. – Pourtant c’est pas des nuages de pluie. Il ne pleuvra peut-être pas. – Il ne pleuvra pas, Excellence ! Sûr qu’il ne pleuvra pas. » (p. 610-611)
Si Missaïl refuse de se livrer au libertinage, c'est sans doute en partie grâce à son amour touchant pour Maria, la fille de l’ingénieur Doljikov, avec qui il vivra une brève et malheureuse histoire d’amour. Cependant, Maria n’aime pas véritablement Missaïl pour ce qu’il est, mais plutôt surtout parce que, séduite par les idées progressistes dénonçant les « privilèges » des riches (classe sociale à laquelle, ironiquement, elle appartient), il incarne ces idées progressistes qui dans le même temps idéalise le travail manuel et les classes inférieures de la société. Le lecteur attentif, et Missaïl le remarque lui-même, ne pourra s’empêcher de remarquer le caractère artificiel du discours de Maria, reprenant les poncifs, les formules toutes faites de telles idées progressistes, mais surtout les contradictions de la jeune femme, qui, tout en prêchant la simplicité, la pauvreté volontaire (reprenant les idées tolstoïennes exposées en préambule de cet article), ne peut s’empêcher de se faire belle, coquette, en témoignent les multiples descriptions que Tchekhov fait de ses toilettes élégantes et raffinées. La désillusion, puis le dégoût, le mépris qu’éprouve Maria envers les paysans vont dans le même temps signifier la fin de son amour pour Missaïl, qu’elle quitte de manière quelque peu égoïste pour reprendre sa vie libre, insouciante, tel un oiseau auquel Tchekhov la compare à deux reprises.
J’avais un vieux souvenir d’enfance que voici : un perroquet vert, qui appartenait à un de nos riches concitoyens, s’était envolé de sa cage, puis, durant un mois, le bel oiseau avait voleté à travers la ville, allant paresseusement de jardin en jardin, solitaire, sans abri. Mlle Maria me rappelait cet oiseau. (p. 631)
Elle avait une belle voix riche, puissante et, tandis qu’elle chantait, j’avais l’impression de déguster un melon mûr, savoureux, parfumé. Quand elle eut fini, on l’applaudit et elle sourit, très satisfaite, jouant du regard, feuilletant la partition, arrangeant sa robe comme un oiseau qui s’est enfin arraché à sa cage et lisse ses plumes en liberté. (p. 665)
Missaïl néanmoins a été, et reste profondément amoureux de Maria : le bonheur, la joie qu’il ressent à ses côtés ou en pensant à elle, sont décrites avec une naïveté, une concision implicite, touchantes. Si Missaïl s’est plongé dans la désastreuse aventure de Doubétchnia avec Maria, c’est uniquement par amour pour elle. La tournure de plus en plus désastreuse de leur projet ne désespère Missaïl que dans la mesure où il sent que Maria en souffre, nonobstant la sienne propre. Missaïl est de plus d’une partialité aveugle, mais touchante envers Maria : malgré l’inexpérience, le côté chimérique des espérances de la jeune femme dans son projet, Missaïl est convaincu de l’intelligence, de la justesse des analyses de celle-ci, quand bien même la réalité les dément cruellement. Et quand Maria finit par le quitter, la souffrance qu’éprouve Missail est proportionnelle à la joie qu’il éprouva durant les débuts de son amour, (voir la 4e citation en épigraphe, p. 661) et le laisse inconsolable, lui qui, nous le comprenons, ne s’est pas remarié à la fin de la nouvelle, alors qu’Anna Blagovo le désire certainement.
Elle passa dans la salle de lecture en faisant froufrouter sa robe et moi, une fois rentré, je fus bien long à trouver le sommeil. (p. 619)
Quand Mlle Maria me criait de la pièce voisine qu’elle n’était pas prête et me priait d’attendre, je l’écoutais s’habiller ; cela me troublait et je sentais le parquet se dérober sous moi. Et quand j’apercevais dans la rue, même de loin une silhouette féminine, je ne manquais jamais de la comparer à elle ; il me semblait alors que toutes les femmes et jeunes filles de notre ville étaient vulgaires, mal fagotées, et ne savaient pas se tenir ; et ces comparaisons éveillaient en moi un sentiment de fierté : elle était mieux que toutes les autres ! Et la nuit, je nous voyais en rêve, elle et moi. (p. 635)
[…] je lui serrai longuement les mains et les baisai, retenant avec peine mes larmes et sans lui dire un mot. Et quand elle fut partie, je restai là, regardant s’éloigner les lanternes du train et la couvrant en imagination de caresses, et je disais à voix basse : « Maria, ma chérie, ma belle Maria… » (p. 666)
En son absence, j’étais incapable de travailler, mes bras me tombaient, j’étais sans force ; notre grande cour me paraissait un désert, morne, hideux, du parc montait une rumeur de colère et, sans elle, la maison, les arbres, les chevaux n’étaient plus, pour moi, « notre maison », « nos arbres », « nos chevaux ». (p. 660)
Cette dernière a la singularité de n’apparaître que timidement, brièvement, dans la nouvelle, à l’image de ses apparitions d’ « une minute » lors des spectacles donnés par la troupe de théâtre amateur de la ville. Et pourtant, son amour discret pour Missaïl, à qui elle n’avoua jamais directement ses sentiments, ses actions anonymes pour lui venir en aide quand il n’a plus de quoi se nourrir, son embarras quand elle lui parle, ou les silences durant leurs entrevues, dessinent en creux une femme qui certainement souffre de cet amour non réciproque, non avoué et qui sans doute restera vieille fille.
Qu’elle t’aime, si tu savais ! Elle n’a avoué cet amour qu’à moi et encore à voix basse, dans le noir. Parfois, elle m’entraînait dans une allée sombre du parc et me disait à l’oreille combien tu lui étais cher. Tu verras, elle ne se mariera jamais, parce qu’elle t’aime. (p. 675)
Parfois, près de la tombe, je rencontre Anna Blagovo. Nous nous disons bonjour et demeurons sans rien dire, ou bien nous parlons de Cléopâtre, de sa fille, de la tristesse de l’existence. Puis nous sortons du cimetière toujours sans rien dire et elle ralentit le pas exprès pour rester plus longtemps avec moi. […] Quand nous rentrons en ville, Anna Blagovo, émue et rougissante, me dit au revoir et va son chemin seule, sérieuse, austère… (p. 684)
Un même schéma se répète pour le personnage de Cléopâtre, la sœur de Missaïl. Subtilement, Tchekhov ne nous décrit pas les sentiments croissants que la femme développe pour le docteur Blagovo, homme marié et père de trois enfants, mais le lecteur averti l'aura remarqué par les petits détails parsemés çà et là par Tchekhov dans l'attitude de la jeune femme envers le docteur et son frère, elle qui ne rend par exemple plus visite à son frère quand le docteur est absent, ou fait voir une joie inaccoutumée que son frère ne comprend pas au premier abord. Cet amour, bien que sans issue et source de souffrances puisque le docteur s’absente régulièrement sur de longues périodes, et finira par l’abandonner au profit de sa carrière, sera pourtant la seule joie de Cléopâtre dans sa vie, et lui permettra de se libérer du joug de son père, qui l’empêche de sortir à sa guise et lui a transmis des préoccupations mesquines, étroites. L’ostracisme dont souffre la jeune femme, qui sera même expulsée sans cérémonie alors qu’elle est enceinte, est certes pathétique, mais la jeune femme, tout comme son frère, ne regrette pas son amour perdu, même si dans les deux cas, l’objet de leur amour s’est montré peu digne des sentiments qu’ils ont inspiré : Maria abandonne Missaïl pour mener une vie insouciante en Amérique, et Blagovo ne semble guère éprouver de remords pour les souffrances qu’il cause à la jeune femme, et la situation à laquelle il l’a menée.
Nounou, pourquoi ai-je vécu jusqu’aujourd’hui ? Pourquoi ? Dis-moi : n’ai-je pas perdu ma jeunesse ? […] Nounou, comprends-moi, moi aussi, j’ai des besoins humains, je veux vivre, et on a fait de moi une intendante ! C’est affreux, affreux ! » (p. 626-627)
Notre bonheur l’enivrait, elle [la sœur de Missaïl, Cléopâtre], elle souriait comme si elle eût respiré une fumée enivrante et suave et, en la voyant ainsi, je compris que pour elle il n’y avait rien sur terre qu’elle plaçât plus haut que l’amour, l’amour terrestre, et qu’elle y rêvait en secret, timidement, mais sans cesse et passionnément. (p. 640)
Elle se contentait de rêver sans arrêt, ne pensait pas sérieusement à l’avenir, disait qu’il pouvait aller où bon lui semblait, et même l’abandonner, pourvu qu’il fût heureux, et qu’il lui suffisait, à elle, de ce qui avait été. (p. 676)
Elle se coucha aussitôt. Des larmes brillaient à ses cils mais elle avait un air heureux, elle dormait d’un sommeil profond et doux, et l’on sentait qu’elle était effectivement soulagée et qu’elle avait trouvé le repos. Il y avait longtemps, bien longtemps, qu’elle n’avait pas dormi ainsi. […] Elle avait envie de travailler, d’être indépendante, de vivre à son compte, et elle disait qu’elle se ferait institutrice ou infirmière, dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laverait ses planchers, son linge, elle-même. (p. 671)
Au final, Missaïl, à travers le récit de « sa vie », incarne, à la fin de la nouvelle, les qualités et défauts, ainsi que les épreuves caractéristiques du héros tchekhovien. Il est au départ un jeune homme aux idées politiques un peu naïves, simplistes, mais disposant d’un bon fond solide (son amour pour l’indépendance, la liberté, la justice, la dignité humaine), qui décide courageusement de choisir sa propre voie, son propre métier, et qui parvient, après des débuts et des épreuves difficiles, à y trouver sinon une certaine forme de bonheur, du moins une certaine harmonie avec ses goûts et capacités propres. À la fin de la nouvelle, il est symboliquement, malgré son métier modeste, reconnu et respecté pour ce qu’il fait, lui qui fut moqué tout au long de la nouvelle de « Petit profit ». Mais c’est également un homme mélancolique, qui a aimé passionnément et a ensuite perdu son amour, le laissant dans une tristesse inconsolable que l’on peut imaginer permanente pour le reste de sa vie…
*****
Ci-dessous, un catalogue de citations de la nouvelle, dans l’édition Pléiade (Œuvres III), et classées par chapitres :
I
J’ai été employé dans diverses administrations, mais ces neuf places se ressemblaient toutes comme des gouttes d’eau : vissé sur une chaise, je devais faire des écritures, écouter des observations stupides ou grossières et attendre qu’on me congédiât. (p. 581)
Ah, que j’aurais voulu être compris ! Malgré tout, j’aime mon père et ma sœur et j’ai depuis l’enfance l’habitude bien ancrée de les consulter, une habitude si solidement ancrée que je doute de m’en défaire jamais : à tort ou à raison, j’ai perpétuellement peur de leur faire de la peine… (p. 583)
Rester assis dans une pièce sans air, dis-je, recopier, rivaliser avec une machine à écrire, est, pour un homme de mon âge, honteux et outrageant. Qu’est-ce que cela a de commun avec la flamme sacrée ? (p. 583-584)
J’avais la passion des jouissances intellectuelles, par exemple du théâtre et de la lecture, mais était-ce une aptitude au travail intellectuel ? Je ne sais. […] puis j’avais travaillé dans diverses administrations, passant la plus grande partie de ma journée à ne rien faire et l’on me disait que c’était là un travail intellectuel ; mon activité d’élève ou de fonctionnaire n’exigeait aucun effort, aucun talent, aucune capacité particulière, aucun élan créateur ; elle était machinale ; or, ce travail intellectuel-là, je le place plus bas que le travail physique, je le méprise et ne pense pas qu’il puisse être, le moins du monde, la justification d’une existence oisive, insouciante, alors qu’il n’est rien d’autre qu’un leurre, un des aspects de cette même oisiveté. Selon toute vraisemblance je n’avais jamais connu de vrai travail intellectuel. (p. 585)
Quel bon à rien ! Malheureusement il était le seul architecte de la ville […]. Il ne pouvait concevoir d’idée artistique qu’à partir d’un grand et d’un petit salon. […] Sa conception devait être obscure, à tout le moins compliquée, rabougrie ; chaque fois, comme sous l’impression qu’il manquait quelque chose, il avait recours à des adjonctions de diverses sortes qu’il accolait les unes aux autres et je vois, comme si c’était aujourd’hui, des vestibules étroites, des couloirs étroits, des escaliers tordus, conduisant à des entresols où l’on ne pouvait se tenir que courbé […] ; la cuisine était immanquablement au sous-sol, voûtée, avec un sol en briques. La façade avait un air têtu, revêche, les lignes étaient sèches, timides, le toit bas, aplati, et les grosses cheminées arrondies comme des brioches portaient infailliblement à leur faîte des mitres de tôle surmontées de girouettes noires et grinçantes. (p. 587)
Chez nous on répétait souvent : « L’argent aime à être compté », « Un sou épargné en fait deux », etc., ma sœur, écrasée par ces banalités, ne pensait qu’à réduire les dépenses, ce qui fait que nous mangions mal. (p. 588)
II
J’étais aidé par un peintre ou, comme il s’appelait lui-même, par un entrepreneur de peinture, Andréï Ivanytch, un homme d’une cinquantaine d’années, grand, très maigre et pâle, la poitrine rentrée, les tempes creuses, des cernes sous les yeux, l’air assez effrayant. Il souffrait d’une sorte de consomption, à chaque automne et à chaque printemps on disait qu’il allait passer, mais, après quelques jours de lit, il se levait et disait ensuite, d’un air étonné : « Cette fois encore, je ne suis pas mort ! » On l’appelait Rédka et l’on disait que c’était son vrai nom de famille. Il aimait comme moi le théâtre… (p. 590)
À ce moment arriva la fille de l’ingénieur Doljikov, une belle blonde rondelette, mise, comme on disait chez, à la dernière mode de Paris. […] le spectacle ne commençait pas avant qu’elle ne fût apparue au premier rang, rayonnante et éblouissant tout le monde par sa toilette. […] l’on voyait qu’elle considérait nos représentations comme des amusements d’enfants. On disait qu’elle avait étudié le chant au conservatoire de Pétersbourg […]. Elle me plaisait beaucoup et, d’ordinaire, au cours des répétitions et des représentations, je ne la quittais pas des yeux. (p. 591)
Anna Blagovo, […] le visage dissimulé derrière une voilette sombre. C’était la fille du vice-président du tribunal […]. Comme elle était grande et bien fait, sa participation aux tableaux vivants était jugée indispensable, et quand elle représentait une fée ou la Gloire son visage s’empourprait de timidité ; mais elle ne jouait pas dans les pièces, ne venait aux répétitions que pour une minute, pour régler une affaire, sans entrer au salon. […] « Mon père a parlé de vous, dit-elle d’une voix sèche, sans me regarder et en rougissant. M. Doljikov lui a promis une place pour vous au chemin de fer. (p. 591-592)
Il me faut des mécaniciens, des serruriers, des terrassiers, des charpentiers, des puisatiers, et vous, vous n’êtes capable que de vous asseoir à un bureau et d’écrire, un point c’est tout ! Vous êtes tous des hommes de plume ! (p. 593)
Dans toute la ville je ne connaissais pas un honnête homme. […] Seules les jeunes filles respiraient la pureté morale ; la plupart d’entre elles avaient des aspirations élevées, l’âme honnête, pure ; mais elles ne comprenaient pas la vie et croyaient que l’on donnait les pots de vin par égard pour la valeur morale et, une fois mariées, ne tardaient pas à vieillir, à se laisser aller, et s’enlisaient sans espoir dans la fange d’une existence banale et bourgeoise. (p. 596)
III
Qu’on était bien, là, en liberté ! Et comme je souhaitais me pénétrer de la conscience de la liberté, ne serait-ce que pour ce seul matin, pour ne pas penser à ce qui se passait en ville, à mes propres besoins, pour ne pas avoir envie de manger ! Rien ne m’empêchait autant de jouir de l’existence que la sensation aiguë de la faim où mes pensées les meilleures se mélangeaient bizarrement à celle d’un gruau de sarrasin, de boulettes de viande, de poisson frit. Je suis seul dans la campagne, je contemple une alouette suspendue au ciel, qui enchaîne les roulades dans une sorte de crise nerveuse, et je pense : « Il serait bon maintenant de manger une tartine de beurre ! » (p. 597-598)
La maîtresse de maison clignait tout le temps tantôt un œil tantôt l’autre, c’était étrange. Bien qu’elle parlât, mangeât, il y avait dans toute sa personne quelque chose de mort et même il émanait d’elle comme une odeur de cadavre. En elle la vie vacillait à peine, comme vacillait la conscience qu’elle était une noble… […] « Vous voyez, nous avons vendu notre propriété. Bien sûr, c’est dommage, nous y étions habitués, mais Doljikov a promis à Jean la place de chef de gare de Doubéchnia… » (p. 601)
La végétation était épaisse et le jardin semblait impénétrable, mais seulement à proximité de la maison, où se dressaient encore peupliers, pins et vieux tilleuls du même âge qu’elle, vestiges des anciennes allées ; au-delà le terrain avait été dégagé pour être fauché, ici, l’on n’étouffait plus, les toiles d’araignée ne vous entraient plus dans la bouche et les yeux, on y sentait un peu d’air ; plus on allait de l’avant, plus il y avait d’espace et merisiers, pruniers, pommiers aux larges branches […] y poussaient à leur aise. (p. 602)
IV
À en juger par son apparence, il avait encore tout de l’étudiant. Il parlait et marchait comme un étudiant, et le regard de ses yeux gris était aussi vif, aussi simple, aussi ouvert que celui d’un bon élève. […] Il était marié et père de trois enfants ; il s’était marié de bonne heure, lorsqu’il était en deuxième année de médecine, et maintenant on disait en ville qu’il n’était pas heureux en ménage et vivait séparé de sa femme. (p. 604)
Ma sœur ne parlait plus de rentrer mais elle allait et venait, tout émue, à travers l’appartement et disait : « Je m’amuse ! Ah ! ce que je m’amuse ! » Sa voix trahissait la surprise, comme s’il lui eût paru incroyable qu’elle pût, elle aussi, se sentir l’âme heureuse. C’était la première fois que je la voyais si gaie. Elle avait même embelli. […] Dans la gaieté qu’elle manifestait maintenant il y avait quelque chose d’enfantin, de naïf, comme si la joie qu’une éducation sévère avait réprimée et étouffée dans notre enfance s’était soudain réveillée dans son âme et s’était libérée. (p. 604-605)
Il [l’ingénieur Doljikov] appelait tous les hommes du peuple Pantéleï, quant aux gens comme Tchéprakov et moi, il les méprisait et les traitait par-derrière d’ivrognes, de bêtes, de canailles. D’une façon générale il était dur avec les petits employés, leur infligeait des amendes et les mettait à la porte froidement, sans explications. (p. 606)
V
Personne n’était plus impitoyable à mon égard que ceux qui précisément, naguère encore, étaient de petites gens et gagnaient leur pain en trimant. […] Les gens de ma connaissance prenaient en me rencontrant un air gêné. Les uns me regardaient comme un original ou un bouffon, les autres me plaignaient, d’autres ne savaient quelle contenance adopter et j’avais du mal à les comprendre. (p. 609) à comparer à la fin où respect.
Je n’habitais plus rue Bolchaïa Dvorianskaïa, mais dans le faubourg de Makarikha, chez Karpovna, ma nourrice, une vieille personne très bonne mais more, qui prévoyait toujours quelque malheur […]. Que je me sois fait ouvrier, cela ne présageait rien de bon à son avis. « Tu es un homme perdu ! disait-elle tristement. Un homme perdu ! » Dans sa maison vivait aussi son fils adoptif, Prokofi, un garçon boucher, immense gaillard d’une trentaine d’années… (p. 609)
Nous autres, les peintres, nous avions un appétit et un sommeil solides […] ils racontaient aussi qu’ils entraient rarement dans la maison de Dieu et que beaucoup d’entre eux ne s’étaient pas confessés depuis dix ans ; ils justifiaient ce libertinage en disant qu’un peintre parmi les homme est comme un choucas parmi les oiseaux. Ils me respectaient et avaient des égards pour moi ; ce qui leur plaisait sans doute, c’était que je ne buvais pas, ne fumais pas, menais une vie tranquille, rangée. La seule chose qui les choquait, c’est que je ne participais pas aux vols d’huile qu’ils commettaient et que je ne les accompagnais pas chez les clients pour demander des pourboires. Voler de l’huile et des couleurs chez le client était chose courante et nullement tenue pour vol […]. […] quand je voyais mes compagnons aller tous en chœur féliciter un homme de rien à l’occasion du commencement et de la fin des travaux et le remercier humblement pour les dix kopeks qu’il leur donnait, je me sentais furieux et humilié. Avec les clients, ils se conduisaient comme de rusés courtisans et presque chaque jour me faisaient penser au Polonius de Shakespeare. « Il pourrait bien pleuvoir, disait le client en regardant le ciel. – Il va pleuvoir, il va certainement pleuvoir, acquiesçaient les peintres. – Pourtant c’est pas des nuages de pluie. Il ne pleuvra peut-être pas. – Il ne pleuvra pas, Excellence ! Sûr qu’il ne pleuvra pas. » (p. 610-611)
Ma chère sœur, répondis-je, comment se reprendre quand on est convaincu d’agir selon sa conscience ? Comprends-le. (p. 612)
VI
Quand nous en vînmes à parler du travail manuel, j’émis l’idée suivante : il ne faut pas que les forts asservissent les faibles, que la minorité soit, pour la majorité, un parasite ou une machine qui lui pompe de façon chronique le meilleur de sa sève, c’est-à-dire qu’il faut que tous sans exception – forts et faibles, riches et pauvres – participent également à la lutte pour la vie… (p. 613)
Le progrès est dans la loi d’amour, dans l’observance de la morale. Si vous n’asservissez personne, si vous n’êtes à charge à personne, quel autre progrès vous faut-il ? […] Si vous n’obligez pas vos proches à vous nourrir, à vous habiller, à vous voiturer, à vous défendre de vos ennemis, n’est-ce pas un progrès dans une vie entièrement fondée sur l’esclavage ? A mon avis c’est le progrès le plus tangible et peut-être l’unique progrès possible et nécessaire à l’homme. (p. 613)
Vous savez pourquoi vous vivez : pour que les uns n’asservissent pas les autres, pour que l’artiste peintre et l’aide qui broie ses couleurs mangent le même repas. Mais c’est le côté petit-bourgeois, pot-au-feu, gris, de la vie, et cela ne vous dégoûte pas de ne vivre que pour lui ? (p. 614)
Nous parlâmes de la progression. Je dis que la question de faire le bien ou le mal, chacun la résout pour soi, sans attendre que l’humanité en arrive à la solution de cette question par la voie d’un développement progressif. […] Le servage n’existe plus, en revanche le capitalisme se développe. Et en pleine expansion des idées émancipatrices, […] la majorité nourrit, habille et défend la minorité, tout en restant elle-même affamée, sans vêtements et sans défenses. […] l’art de l’asservissement se cultive lui aussi progressivement. Nous ne fouettons plus nos domestiques à l’écurie, mais nous donnons à l’esclavage des formes raffinées, à tout le moins nous savons lui trouver une justification dans chaque cas particulier. […] nous dirions, pour nous justifier, que si l’élite, les penseurs, les grands savants, perdaient leur temps précieux à l’exercice de ces fonctions [physiologiques], un sérieux danger menacerait le progrès. (p. 615)
VII
[…] chaque jour il m’arrivait de faire des découvertes qui me mettaient vraiment au désespoir. Ceux de mes concitoyens, sur lesquels je n’avais, auparavant, aucune opinion, ou qui, extérieurement, me paraissaient tout à fait honnêtes, se révélaient maintenant bas, cruels, capables de toutes les vilenies. Nous, les gens du peuple, ils nous dupaient, nous trompaient sur notre salaire, nous obligeaient à attendre des heures entières dans des vestibules glacées ou à la cuisine, nous insultaient, nous traitaient avec une extrême grossièreté. […] à la poste le plus petit employé se croyait le droit de nous traiter comme des bêtes et de nous crier grossièrement et insolemment : « Tu n’as qu’à attendre ! » […] Mais surtout, ce qui me stupéfiait le plus dans ma nouvelle situation, c’était l’absence totale de justice, ce que le peuple définit par les mots : « Ils ont oublié Dieu. » Rares étaient les jours qui se passaient sans filouterie. (p. 618-619)
Elle passa dans la salle de lecture en faisant froufrouter sa robe et moi, une fois rentré, je fus bien long à trouver le sommeil. (p. 619)
Elle riait, plaisantait, minaudait gentiment, et ce la lui allait mieux que de parler de la richesse injustement acquise, j’avais l’impression qu’elle m’avait parlé quelques instants plus tôt de richesse et de confort non pas sérieusement mais pour imiter quelqu’un. C’était une excellente actrice comique. Je la comparais intérieurement aux demoiselles de la ville et même la belle et sérieuse Anna Blagovo ne supportait pas la comparaison ; il y avait entre elles une différence énorme comme entre une belle rose cultivée et une églantine sauvage. (p. 623-624)
Si vous avez l’impression que vous avez découvert un courant social profond et qu’en le suivant, vous consacrez votre vie à des questions au goût du jour comme de libérer les insectes de la servitude ou de s’abstenir de manger de la viande rouge, alors mes compliments, mademoiselle. Nous devons nous instruire, mais pour ce qui est des courants sociaux profonds, attendons : nous ne sommes pas encore assez grands pour cela et, honnêtement, nous n’y comprenons rien. (p. 625)
Au fond, c’était le premier homme vraiment instruit que je rencontrais. Je ne puis juger si son savoir était étendu, mais il le montrait perpétuellement par désir d’en faire profiter les autres. […] c’est, je crois, le seul homme qui ait eu une influence sérieuse sur moi à cette époque. En le fréquentant et en lisant les livres qu’il me prêtait je ressentis peu à peu le besoin d’un savoir qui aurait spiritualisé mon labeur sans joie. […] La fréquentation du docteur me releva aussi moralement. Je discutais souvent avec lui et bien que j’en restasse d’ordinaire à mon opinion, grâce à lui, je remarquai peu à peu que tout n’était pas clair à mes yeux et je m’efforçai de me faire des convictions aussi précises que possible pour que les impératifs de ma conscience fussent précis et ne prêtassent à aucune confusion. (p. 626)
Nounou, pourquoi ai-je vécu jusqu’aujourd’hui ? Pourquoi ? Dis-moi : n’ai-je pas perdu ma jeunesse ? […] Nounou, comprends-moi, moi aussi, j’ai des besoins humains, je veux vivre, et on a fait de moi une intendante ! C’est affreux, affreux ! » (p. 626-627)
VIII
Il [Prokofi] trompait les gens sur le poids, sur la monnaie, les cuisinières s’en apercevaient mais, assourdies par ses cris, elles ne protestaient pas, se contentant de le traiter de bourreau. (p. 629)
[…] votre conduite est incompatible avec les titres de noblesse que vous avez l’honneur de posséder. […] Je vous prie donc ou de changer de conduite et de revenir aux obligations de votre classe sociale ou, pour éviter de provoquer la tentation, de vous en aller ailleurs, où l’on ne vous connaîtra pas et où vous pourrez vous livrer à l’occupation qu’il vous plaira. Dans le cas contraire je serai obligé de prendre des mesures extrêmes. (p. 629-630)
IX
J’avais un vieux souvenir d’enfance que voici : un perroquet vert, qui appartenait à un de nos riches concitoyens, s’était envolé de sa cage, puis, durant un mois, le bel oiseau avait voleté à travers la ville, allant paresseusement de jardin en jardin, solitaire, sans abri. Mlle Maria me rappelait cet oiseau. (p. 631)
Vous gagnez de l’argent, non du pain. Pourquoi ne pas vous en tenir à la lettre de vos paroles ? Il faut littéralement gagner son pain, c’est-à-dire labourer, semer, faucher, battre ou avoir une activité qui ait un rapport immédiat avec l’exploitation de la terre… (p. 632)
Je ne connaissais pas et n’aimais pas le travail de la terre, et je faillis lui dire que c’était un travail d’esclave mais je me souvins que mon père avait dit maintes fois des choses analogues et je me tus. (p. 633)
Vous êtes tous des gens charmants, sympathiques, mais, je ne sais pourquoi, messieurs, dès que vous vous mêlez de travail physique ou que vous vous mettez à faire le salut des paysans, cela tourne à l’esprit de secte. (p. 633)
Quand Mlle Maria me criait de la pièce voisine qu’elle n’était pas prête et me priait d’attendre, je l’écoutais s’habiller ; cela me troublait et je sentais le parquet se dérober sous moi. Et quand j’apercevais dans la rue, même de loin une silhouette féminine, je ne manquais jamais de la comparer à elle ; il me semblait alors que toutes les femmes et jeunes filles de notre ville étaient vulgaires, mal fagotées, et ne savaient pas se tenir ; et ces comparaisons éveillaient en moi un sentiment de fierté : elle était mieux que toutes les autres ! Et la nuit, je nous voyais en rêve, elle et moi. (p. 635)
[…] dans cette maison, on me caressait comme un grand chien malheureux, abandonné par son maître, que l’on s’amusait de moi et qu’on me chasserait comme un chien lorsqu’on en aurait assez. J’en eus honte et mal à en pleurer, comme si j’avais subi un affront et, levant les yeux au ciel, je fis serment de mettre un terme à tout cela. (p. 635)
Dans la nuit, sous la pluie, je me sentis désespérément seul, abandonné à la merci du destin, je sentis combien, en comparaison de ma solitude, de ma souffrance présente et de celle que la vie me réservait encore, tout ce que j’avais fait, souhaité, tout ce que j’avais pensé et dit jusqu’alors était mesquin. Hélas, les actes et les pensées des vivants sont loin d’être aussi importants que leurs chagrins ! (p. 636)
X
Je me demandais sans cesse comment se comporteraient avec moi les gens de mon entourage une fois mis au courant de notre amour. Que dirait mon père ? Ce qui me troublait surtout, c’était la pensée que ma vie s’était compliquée, que j’avais totalement perdu la faculté de la diriger et que, pareille à un ballon léger, elle m’entraînait Dieu sait où. Je ne pensais plus à me procurer ma nourriture, à vivre, je pensais… vrai, je ne sais plus à quoi. (p. 639)
Tout ce que me disait Maria me paraissait extraordinairement intelligent et merveilleux. Ce fut le moment le plus heureux de mon existence. (p. 639)
Notre bonheur l’enivrait, elle [la sœur de Missaïl, Cléopâtre], elle souriait comme si elle eût respiré une fumée enivrante et suave et, en la voyant ainsi, je compris que pour elle il n’y avait rien sur terre qu’elle plaçât plus haut que l’amour, l’amour terrestre, et qu’elle y rêvait en secret, timidement, mais sans cesse et passionnément. (p. 640)
J’aimais tendrement la nature, les champs, les prés, les potagers, mais le paysan qui retourne la terre avec le soc de sa charrue, qui stimule son pitoyable cheval, le paysan déguenillé, trempé, et qui allonge le cou représentait pour moi une force grossière, sauvage, laide, et chaque fois que je voyais ses gestes balourds, je me mettais involontairement à évoquer une vie passée, lointaine, légendaire, où l’homme ne connaissait pas encore l’usage du feu. (p. 641-642)
XI
Le chemin était boueux, glissant, il faisait froid. Pour la première fois depuis mon mariage, je me sentais attristé et dans mon esprit fatigué par cette longue journée grise, passa fugitivement l’idée que, peut-être, je ne vivais pas comme je devais. (p. 644)
XII
[Moïsseï, un ouvrier et l’amant de la générale Tchéprakov] tirait les oiseaux dans le jardin sous nos fenêtres, prenait des vivres dans notre cellier, empruntait nos chevaux sans permission, nous nous indignions, commencions à nous demander si Doubétchnia était bien à nous… (p. 645)
[Ivan, le fils de la générale Tchéprakov] portait l’uniforme de receveur avec dégoût et en avait honte mais il jugeait son emploi rémunérateur parce qu’il pouvait voler les bougies et les revendre. (p. 645)
Il était mal en point, mais Maria regardait avec dégoût son visage pâle, baigné de sueur, et disait : « Faut-il donc que ces canailles passent encore un an et demi chez nous ? C’est horrible, horrible ! » (p. 646)
Pour cette femme à l’esprit sain, positif, le désordre avec son cortège de soucis mesquins, de chicanes, dans lequel nous vivions maintenant était un martyre ; je le voyais et en perdais, moi aussi, le sommeil, ma tête travaillait et les sanglots me montaient à la gorge. Je me débattais sans savoir que faire. (p. 649)
XIII
À la campagne on accueille les nouveaux venus sans aménité, presque hostilement, comme à l’école. C’est ainsi que nous avions été accueillis. Les premiers temps on nous avait considérés comme des imbéciles et des niais qui avaient acheté une propriété uniquement faute de savoir où mettre leur argent. On s’était moqué de nous. Les paysans faisaient paître leurs bêtes dans notre bois et même dans notre parc, poussaient nos vaches et nos chevaux sur leurs terre, puis venaient nous réclamer des indemnités pour les dégâts. (p. 652)
Stépane se tenait debout auprès d’elles, les mains derrière le dos, et disait : « Les paysans sont-ils des hommes ? Ce ne sont pas des hommes, mais, excusez le mot, des bêtes fauves, des filous. En quoi consiste la vie d’un paysan ? Uniquement à boire et à manger, à se procurer des denrées à vil prix, à gueuler à tue-tête, comme des fous, au cabaret ; pas de bonnes conversations, de manières, de souci des formes, des malotrus, un point c’est tout. (p. 654)
Maria se rendait souvent au moulin et, visiblement, trouvait du plaisir à bavarder avec Stépane ; il se répandait en injures contre les paysans avec tant de sincérité et de conviction qu’elle se sentait attirée vers lui. (p. 655)
C’étaient en majorité des êtres nerveux, irritables, humiliés ; des êtres à l’imagination étouffée, des rustres, à l’horizon pauvre et terne, limité aux seules et mêmes pensées de la terre grise, des jours gris, du pain noir, des gens qui rusaient, mais, pareils aux oiseaux, ne cachaient que leur tête derrière l’arbre, qui ne savaient pas compter. Ils ne seraient pas venus faire les foins pour vingt roubles mais ils venaient pour un demi-seau de vodka quoique avec vingt roubles ils eussent pu en acheter quatre seaux. C’était vrai, la crasse, l’ivrognerie, la bêtise et la fourberie régnaient, mais, avec tout cela, on sentait quand même que la vie du paysan avait, au fond, une base solide, saine. Il avait beau ressembler à une lourde bête, derrière son araire, et s’abrutir de vodka, à le regarder de près on sentait quand même en lui quelque chose de nécessaire, de très important, qu’on ne trouvait pas par exemple chez Maria et chez le docteur, à savoir qu’il croyait que l’essentiel sur terre, c’était la justice et que son propre salut comme celui du peuple tout entier résidait dans la seule justice, c’est pourquoi il la chérissait plus que tout au monde. Je disais à ma femme qu’elle voyait les taches qu’il y avait sur la vitre, mais qu’elle ne voyait pas la vitre […]. Quand cette femme bonne, intelligente, pâlissait de colère et parlait avec le docteur, d’une voix qui tremblait, d’ivrognerie et de malhonnêteté, sa faculté d’oubli me laissait proprement pantois. Comment pouvait-elle oublier que son père, l’ingénieur, buvait lui aussi, buvait beaucoup, et que l’argent qui avait servi à acheter Doubétchnia avait été acquis grâce à une série de tromperies cyniques, éhontées ? Comment pouvait-elle l’oublier ? (p. 656)
XIV
Ma sœur, cet être nerveux, craintif, qui vivait dans la terreur, qui ignorait la liberté, aimer un homme marié et père de famille ! (p. 658)
XV
Admettons que tu travailles longtemps, très longtemps, toute ta vie, qu’au bout du compte tu obtiennes quelques résultats pratiques, que peuvent-ils, tes résultats contre des forces aussi colossales que l’ignorance grégaire, la faim, le froid, la dégénérescence ? Une goutte d’eau dans la mer ! Il faut là d’autres moyens de lutte, des moyens puissants, hardis, prompts ! (p. 659)
On célébra un service d’actions de grâces dans la salle de classe. Puis les paysans de Kourilovka offrirent à Maria une icône et ceux de Doubétchnia des craquelins et une salière dorée. Et Maria éclata en sanglots. « Et si l’on a dit des choses qu’il ne fallait pas, et si l’on vous a mécontentés, pardonnez-nous », dit un vieillard en s’inclinant devant elle et devant moi. (p. 660)
XVI
En son absence, j’étais incapable de travailler, mes bras me tombaient, j’étais sans force ; notre grande cour me paraissait un désert, morne, hideux, du parc montait une rumeur de colère et, sans elle, la maison, les arbres, les chevaux n’étaient plus, pour moi, « notre maison », « nos arbres », « nos chevaux ». (p. 660)
Des heures entières, jusqu'à ce que sonnassent sept, huit, neuf heures, jusqu’à ce que fût tombée la nuit d’automne, noire comme la suie, je contemplais un de ses vieux gants, ou la plume dont elle se servait toujours, ou ses petits ciseaux ; je ne faisais rien et j’avais clairement conscience que, si auparavant j’avais fait quelque chose, si j’avais labouré, fauché, scié, c’était uniquement parce qu’elle l’avait désiré. Et si elle m’avait envoyé nettoyer un puits profond où j’aurais eu de l’eau jusqu’à la ceinture, j’y serais descendu sans me demander si c’était ou non nécessaire. […] Je ne regrettais pas Doubétchnia, je regrettais mon amour, entré lui aussi, visiblement, dans son automne. Quel immense bonheur c’est, d’aimer et d’être aimé, et qu’il est affreux de se sentir tomber du haut de cette haute tour ! (p. 661)
[…] moi je n’étais qu’un cocher qui l’avait conduite d’un divertissement à un autre. Maintenant elle n’avait plus besoin de moi, elle s’envolerait et je resterais seul. (p. 662)
Elle avait une belle voix riche, puissante et, tandis qu’elle chantait, j’avais l’impression de déguster un melon mûr, savoureux, parfumé. Quand elle eut fini, on l’applaudit et elle sourit, très satisfaite, jouant du regard, feuilletant la partition, arrangeant sa robe comme un oiseau qui s’est enfin arraché à sa cage et lisse ses plumes en liberté. (p. 665)
[…] je lui serrai longuement les mains et les baisai, retenant avec peine mes larmes et sans lui dire un mot. Et quand elle fut partie, je restai là, regardant s’éloigner les lanternes du train et la couvrant en imagination de caresses, et je disais à voix basse : « Maria, ma chérie, ma belle Maria… » (p. 666)
XVII
Je suis torturée à l’idée que la moitié de ma vie s’est écoulée de façon si stupide, si lâche. Je méprise mon passé, j’en ai honte et maintenant je regarde mon père comme un ennemi. (p. 666)
Je veux monter sur les planches. Je veux vivre, en un mot, je veux boire à la coupe pleine de la vie. Je n’ai aucun talent et mon rôle tient en dix lignes, mais tout cela est incommensurablement plus beau et plus noble que de servir le thé cinq fois par jour et de regarder si la cuisinière n’a pas mangé un morceau de pain en trop. (p. 667)
Elle essayait de se montrer mondaine, désinvolte, calme, ce qui la faisait paraître maniérée et bizarre. Elle avait perdu sa simplicité et sa grâce. (p. 667)
XVIII
[…] je me demandais en quoi ces gens stupides, cruels, paresseux, malhonnêtes, étaient meilleurs que les paysans ivrognes et superstitieux de Kourilovka ou que les animaux qui se retrouvaient tout désorientés quand une circonstance fortuite rompt la monotonie de leur existence, limitée par les instincts. […] je voyais défiler tous les gens qui avaient été lentement rayés du nombre des vivants par leurs proches et leurs parents, les chiens martyrisés jusqu’à devenir fous, les moineaux plumés par des gamins et jetés à l’eau vivants et une longue, longue série de stupides et lentes souffrances que je n’avais cessé d’observer depuis mon enfance ; et je ne comprenais pas de quoi vivaient ces soixante mille habitants, pourquoi ils disaient l’Évangile, pourquoi ils priaient, pourquoi ils lisaient des livres et des revues. À quoi leur avait servi tout ce qu’on avait jusqu’à présent écrit et dit, si leur âme demeurait toujours aussi enténébrée et s’ils éprouvaient la même répulsion pour la liberté que cent ou trois cents ans plus tôt ? […] Ces soixante mille habitants qui, au fil des générations, dans leurs lectures ou leurs conversations ont rencontré les idées de justice, de miséricorde, de liberté, n’arrêteront pas, jusqu’à leur mort, de mentir du matin au soir, de se faire souffrir les uns les autres, de craindre la liberté et de la haïr comme une ennemie. (p. 670-671)
Elle se coucha aussitôt. Des larmes brillaient à ses cils mais elle avait un air heureux, elle dormait d’un sommeil profond et doux, et l’on sentait qu’elle était effectivement soulagée et qu’elle avait trouvé le repos. Il y avait longtemps, bien longtemps, qu’elle n’avait pas dormi ainsi. […] Elle avait envie de travailler, d’être indépendante, de vivre à son compte, et elle disait qu’elle se ferait institutrice ou infirmière, dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laverait ses planchers, son linge, elle-même. (p. 671)
Je languissais vivement d’elle [Maria], je ne pouvais plus me tromper moi-même et tâchais aussi de me faire tromper par les autres. Ma sœur attendait son docteur et moi, Maria… (p. 672)
XIX
Qu’elle t’aime, si tu savais ! Elle n’a avoué cet amour qu’à moi et encore à voix basse, dans le noir. Parfois, elle m’entraînait dans une allée sombre du parc et me disait à l’oreille combien tu lui étais cher. Tu verras, elle ne se mariera jamais, parce qu’elle t’aime. (p. 675)
Elle se contentait de rêver sans arrêt, ne pensait pas sérieusement à l’avenir, disait qu’il pouvait aller où bon lui semblait, et même l’abandonner, pourvu qu’il fût heureux, et qu’il lui suffisait, à elle, de ce qui avait été. (p. 676)
Il faut aimer, nous devons tous aimer, – c’est bien vrai ? – sans l’amour il n’y aurait pas de vie, celui qui redoute et évite l’amour n’est pas libre. (p. 677)
[…] il se laissait entraîner par ses paroles et ne se souvenait plus ni de ma sœur, ni de son chagrin, ni de moi. C’était la vie qui l’entraînait. Pour l’une c’est l’Amérique et un anneau avec une inscription, me disais-je, pour l’autre le titre de docteur et une carrière de savant, seuls ma sœur et moi en étions restés au passé. (p. 677)
Il faut s’abrutir à boire, à jouer aux cartes, à cancaner, il faut ramper, jouer les faux dévots ou, pendant des dizaines d’années, faire des plans et encore des plans pour ne pas apercevoir toutes les horreurs qui se cachent dans ces maisons. Notre ville existe depuis des siècles, et, pendant tout ce temps, elle n’a pas donné à la patrie un seul homme utile, pas un seul ! Vous avez tué dans l’œuf tout ce qui était un tant soit peu vivant et lumineux ! C’est une ville de boutiquiers, de mastroquets, de ronds-de-cuir, de cagots, une ville superflue, inutile, que personne ne regretterait si la terre l’engloutissait soudain. (p. 681)
XX
Si j’avais envie d’une bague, j’y ferais inscrire : « rien ne passe ». Je crois que rien ne passe sans laisser de traces et que le plus petit pas que nous faisons a une signification pour notre vie présente et future. Ce que j’avais enduré n’est pas arrivé pour rien. Mes grands malheurs, ma patience ont touché le cœur des gens et maintenant on ne m’appelle plus « Petit profit », on ne se moque plus de moi. […] En outre, je suis devenu un véritable ouvrier, on s’est habitué à me voir travailler de mes mains et l’on ne trouve plus bizarre que moi, un noble, je porte des seaux de peinture et pose des vitres ; au contraire, on me confie volontiers des commandes et je passe pour être habile […]. Avec moi les gens sont polis, me disent vous, et, dans les maisons où je travaille, on m’offre le thé et l’on envoie me demander si je veux manger. (p. 682)
J’ai vieilli, je suis devenu taciturne, rébarbatif, sévère, je ris rarement et l’on dit que je ressemble à Rédka, que, comme lui, j’ennuie les compagnons par mes sermons inutiles. (p. 683)
Parfois, près de la tombe, je rencontre Anna Blagovo. Nous nous disons bonjour et demeurons sans rien dire, ou bien nous parlons de Cléopâtre, de sa fille, de la tristesse de l’existence. Puis nous sortons du cimetière toujours sans rien dire et elle ralentit le pas exprès pour rester plus longtemps avec moi. […] Quand nous rentrons en ville, Anna Blagovo, émue et rougissante, me dit au revoir et va son chemin seule, sérieuse, austère… (p. 684)