« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 7 mai 2024

Poésies d'Alexandre Pouchkine : anthologie de 13 poèmes.

« Poète, n’attends rien des faveurs du vulgaire.  
L’extase et l’ovation bruyante n’ont qu’un temps ;
Qu’un sot juge ton œuvre ou que le peuple en rie,
Toi, demeure serein, taciturne et constant. »

 « Et pourtant, mes amis, je ne veux pas mourir.
Je veux vivre. Et penser, et souffrir ;
Je le sais bien, des jouissances viendront
Se mêler aux émois, aux chagrins, aux soucis. »

« [...] Dans un silence exquis
Je suis exquisement étourdi par mes songes
Et je sens s’éveiller en moi la poésie ! »

« Je revendique, moi, d’autres droits, et plus hauts,
J’ai besoin, pour ma part, d’une autre liberté,
Car dépendre du tsar ou du peuple,
C'est tout un. »

« Récitez-moi des vers », dit Zénaïde à mi-voix et elle s’appuya sur un coude. « J’aime quand vous récitez des vers. Vous chantez, mais cela ne fait rien, c’est jeune. Récitez-moi Sur les collines de Géorgie. Mais asseyez-vous d’abord. »

Je m’assis et récitai Sur les collines de Géorgie.

« Car il ne peut pas ne pas aimer », répéta-t-elle. Voici ce qu’a de bien la poésie : elle nous dit ce qui n’est pas et ce qui non seulement est mieux que ce qui est, mais même ce qui ressemble davantage à la vérité… Car il ne peut pas ne pas aimer, il le voudrait, mais il ne le peut pas ! »

(Premier amour d’Ivan Tourguéniev, chapitre X, p. 486-487 de l’édition Pléiade Romans et nouvelles complets II, traduction d’Édith Scherrer)


C’est à la suite de ma lecture du roman Premier amour d’Ivan Tourguéniev que j’ai lu ce recueil de poèmes d’Alexandre Pouchkine, dont l’œuvre (et en particulier la poésie) a considérablement influencé et est souvent citée par les écrivains majeurs qui l’ont suivi, comme Tolstoï, Tchekhov, Dostoïevski, Lermontov, Tourguéniev donc, ou encore Nabokov, pour ne citer que ceux avec qui je suis familier. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire d’un de ces auteurs que j’avais découvert et lu « Que j’erre dans les rues bruyantes… », poème traitant du thème traditionnel du rapport à notre propre mortalité.

S’il est impossible de nous faire une idée de la musicalité de la poésie de Pouchkine dans le texte russe original, si louée par ses admirateurs, nous pouvons néanmoins, à travers ce recueil, nous faire une certaine idée des thèmes chers au poète russe :

- le poète porteur d’un idéal, attaché à sa liberté et son indépendance, en butte à la vulgarité et au conformisme de ses contemporains (« Je sortis seul, avant l’étoile,… » ; « Le Poète » ; « Au Poète » ; « (D’après Pindemonte) »).

- le lyrisme amoureux, qu’il chante les joies et souffrances que l’amour procure, intrinsèquement indissociables (« À *** », « L’ombre a voilé les monts de Géorgie… »), sa non-réciprocité (« Mon nom, pour toi, mais qu’est-il donc ? ») ou encore, de manière plus poignante, son oubli et son souvenir (« Adieu »).

- Un poète plus globalement sensible, volontiers porté à l’introspection, à la mélancolie, en proie aux insomnies (« Souvenir », « Élégie » ; « L’Automne »).

- Enfin le poète patriote (« À ceux qui calomnient la Russie »), qui sans être non plus un admirateur inconditionnel du pouvoir politique alors en place (Pouchkine eut d’innombrables ennuis avec le tsar Alexandre 1er, qui lui valut plusieurs exils), exalte donc son pays, la Russie, contre ses ennemis extérieurs, tout en étant le porteur d’un idéal de liberté révolutionnaire, avec « Au fond des mines sibériennes… » (p. 81).
Évoquons aussi une lettre de Pouchkine du 19 octobre 1836 à Tchaadaïev (dont un extrait est notamment repris dans Le Miroir d’Andréi Tarkovski) pour souligner le rôle singulier que joue la Russie dans le monde occidental chrétien, et la position de Pouchkine, entre fierté vis-à-vis de son pays mais distance critique vis-à-vis du pouvoir  : https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Pouchkine_-_Lettre_a_Tchaadaiev.pdf

Oreste Kiprensky, Portrait d'Alexandre Pouchkine, 1826.

*****

Ci-dessous, la liste des 13 poèmes reproduits ensuite plus bas :

1/ « Je sortis seul, avant l’étoile,… » (p. 44)

2/ « À *** » (p. 63)

3/ « Le Poète » (p. 84)

4/ « Souvenir » (p. 88)

5/ « L’ombre a voilé les monts de Géorgie… » (p. 108)

6/ « Que j’erre dans les rues bruyantes… » (p. 117)

7/ « Mon nom, pour toi, mais qu’est-il donc ? » (p. 122)

8/ « Au Poète » (p. 125)

9/ « Élégie » (p. 129)

10/ « Adieu » (p. 130)

11/ « À ceux qui calomnient la Russie » (p. 151)

12/ « L’Automne » (fragment) (p. 156)

13/ « (D’après Pindemonte) » (p. 171)

Leonid Osipovic Pasternak, Le Poète Alexandre Pouchkine sur le rivage, musée Pouchkine, Saint-Pétersbourg, 1896.

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1/ « Je sortis seul, avant l’étoile,… » (p. 44)

    

     Je sortis seul, avant l’étoile,

Semer aux champs la liberté,

Jetant les graines vivifiantes

D’une main innocente et pure

Au long des labours asservis.

Je ne fis qu’y perdre ma peine,

Mon temps et mes pieux désirs…

 

    Broutez donc, peuples pacifiques !

Dormez, sourds aux cris de l’honneur.

Liberté, laisse ce bétail

Qu’attend la tonte, ou l’abattoir,

Qui endure, de siècle en siècle

Le joug à grelots et le fouet.

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 2/ « À *** » (p. 63)

 

Je revois l’instant merveilleux

Où devant moi tu apparus,

Vision à peine ébauchée,

Claire image de la beauté.

 

Accablé jusqu’au désespoir,

Assourdi par le bruit du monde,

J’entendis longtemps ta voix tendre

Et rêvai de tes traits aimés.

 

Les ans passèrent. Les tempêtes

Au vent jetèrent tous mes rêves

Et j’en oubliai ta voix tendre

Et les traits purs de ton visage.

 

Mes jours se traînaient silencieux

Dans une sombre réclusion,

Sans génie, sans inspiration,

Sans vie, sans amour et sans larmes.

 

Quand sonna l’heure du réveil,

Devant moi tu réapparus,

Vision à peine ébauchée,

Claire image de la beauté,

 

Et mon cœur s’est remis à battre,

Ivre de voir ressusciter

Le génie et l’inspiration,

La vie et l’amour et les larmes.

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 3/ « Le Poète » (p. 84)


Tant qu’Apollon n’exige du poète

Qu’il aille œuvrer au sacrifice saint,

Vous le voyez lâchement englouti

Dans les soucis futiles du monde.

Sa lyre sainte alors se tait,

Son âme endormie est glacée

Et parmi les pauvres humains

Nul n’est plus que lui démuni.

 

Mais dès que le verbe du dieu

Fait vibrer son ouïe sensible,

L’âme du poète frémit,

Pareille à l’aigle qu’on éveille.

Les fêtes du monde lui pèsent,

Il fuit l’humaine rumeur,

Ne courbe pas sa tête altière

Devant les idoles vulgaires,

Mais s’enfuit, farouche et sévère,

Plein d’émoi, regorgeant de chants,

Vers la rive des eaux désertes,

Dans l’ample clameur des forêts…

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 4/ « Souvenir » (p. 88)

 

Quand pour chaque mortel se tait le jour bruyant,

     Quand sur les avenues de la cité muette

La nuit étend son ombre tamisée

     Et que vient le sommeil, prix des labeurs diurnes,

Je dois dans le silence endurer longuement

     Des heures de veille torturante :

Le repos de la nuit avive la morsure

     Des remords, intimes serpents ;

Ma rêverie s’affole ; mon cœur, tenaillé par le spleen,

     Déborde de noirs sentiments ;

Le souvenir, sans un mot, à mes yeux

     Déroule sans fin son volume

Et, relisant ma vie avec horreur,

     Je la maudis en frémissant

Et je me plains, amer, et pleure amèrement,

     Mais je n’efface pas les lignes accablantes.

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5/ « L’ombre a voilé les monts de Géorgie… » (p. 108)

 

Version dans la traduction de Louis Martinez :

 L’ombre a voilé les monts de Géorgie,

     Devant moi gronde l’Aragva.

Je me sens libre et plein d’une peine sereine,

     Et ma tristesse est claire

De ton seul souvenir. Nulle angoisse poignante

     Ne blesse ma mélancolie

Et l’amour se reprend à embraser un cœur

     Qui sans amour serait sans vie.

 ***

Traduction d’Édith Scherrer, dans Premier amour d’Ivan Tourguéniev (p. 1074)

 Sur les collines de Géorgie repose l’obscurité de la nuit.

     L’Aragva bruit à mes pieds.

J’ai le cœur triste et léger ; mon chagrin est clair,

     Mon chagrin est plein de toi,

De toi, seulement de toi… Rien ne tourmente,

     Rien ne trouble ma mélancolie,

Et mon cœur à nouveau brûle et aime

     Car il ne peut pas ne pas aimer.

 ***

Une autre traduction d’André Markowicz concorde avec la version de Scherrer quant au rendu du dernier vers, si important dans Premier amour  (voir : https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2015-1-page-153.htm&wt.src=pdf)

 Sur les collines de Géorgie s’étend la ténèbre nocturne

     L’Aragva bruit devant moi ;

Je me sens triste et léger ; ma tristesse est lumineuse ;

     Ma tristesse est pleine de toi,

De toi, rien que de toi… Ma mélancolie

     Rien ne la torture, rien ne l’inquiète,

Et le cœur brûle à nouveau et aime – car

     Il ne peut pas ne pas aimer.

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6/ « Que j’erre dans les rues bruyantes… » (p. 117)

 

Que j’erre dans les rues bruyantes

Ou visite une église pleine

Ou m’égaie avec des fêtards,

Je suis tout à mes rêveries.

 

Je pense au cours furieux des ans

Et que tous, autant que nous sommes,

Nous descendrons sous la voûte éternelle

Et pour certains déjà l’heure a sonné.

 

Si je vois un chêne isolé,

Je songe que ce patriarche

Vivra quand je serai oubli,

Comme il a vu mourir nos pères.

 

Caressant un petit enfant,

Je lui adresse mes adieux.

Il convient de laisser ma place :

Je pourrirai, tu fleuriras.

 

J’ai pris le pli de méditer

Le moindre jour, la moindre année,

En m’efforçant de deviner

La date de la mort prochaine.

 

Où le destin me prendra-t-il :

Au combat, en voyage, en mer ?

À moins que le vallon voisin

Ne recueille ma cendre froide ?

 

S’il n’importe au corps insensible

En quel lieu sa chair se défait,

J’aimerais, moi, que le repos

M’attendît près d’un lieu aimé

 

Où la vie, toujours jeune, rie

Aux portes de ma sépulture,

Où la nature indifférente

Resplendisse éternellement.

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7/ « Mon nom, pour toi, mais qu’est-il donc ? » (p. 122)

 

Mon nom, pour toi, mais qu’est-il donc ?

Il va mourir, comme l’écho plaintif

D’une vague brisant sur  la rive lointaine

Ou comme un bruit nocturne au fond d’une forêt.

 

Sur un feuillet d’agenda griffonnée,

Sa trace restera muette,

Tels les signes, sur une tombe,

D’une langue indéchiffrée.

 

Qu’est-il pour toi ? Désormais oublié

Sous tant et tant de passions nouvelles,

Il ne peut plus te livrer en pâture

De souvenirs purs ou attendrissants.

 

Mais vienne un jour de peine, alors, dans le silence,

Répète-le, mélancolique,

Et dis : mon souvenir n’a pas péri,

Il est au monde un cœur où je survis.

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8/ « Au Poète » (p. 125)

 

Poète, n’attends rien des faveurs du vulgaire.

L’extase et l’ovation bruyante n’ont qu’un temps ;

Qu’un sot juge ton œuvre ou que le peuple en rie,

Toi, demeure serein, taciturne et constant.

 

Tu es roi : vis donc seul. Par de libres chemins

Va seul où te conduit librement ton esprit,

Prenant soin de polir le fruit de tes pensées,

Sans fixer de salaire à la belle prouesse.

 

Ton salaire est en toi. Tu es juge suprême,

Plus sévère qu’un autre à censurer ton œuvre.

En es-tu satisfait, scrupuleux artisan ?

 

Satisfait ? – Laisse alors la plèbe t’insulter

Et cracher sur l’autel où crépite ta flamme

Ou, par enfantillage, ébranler ton trépied.

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9/ « Élégie » (p. 129)

 

La défunte gaieté des années de folie

Me pèse au cœur comme un vin mal cuvé.

Mais, tel le vin, les chagrins d’autrefois

En vieillissant sont en moi plus puissants.

Morne voie que la mienne. Je ne vois que labeurs

Et malheurs sur les eaux troubles de l’avenir.

 

Et pourtant, mes amis, je ne veux pas mourir.

Je veux vivre. Et penser, et souffrir ;

Je le sais bien, des jouissances viendront

Se mêler aux émois, aux chagrins, aux soucis,

Des sons harmonieux reviendront me griser,

Un poème entrevu m’arrachera des larmes ;

Et peut-être qu’au temps douloureux de l’adieu

L’amour fera sur moi rayonner son sourire.

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10/ « Adieu » (p. 130)

 

Je m’enhardis une dernière fois

À caresser en esprit ton image,

Usant toute ma force à raviver un songe,

Me complaisant, non sans chagrin ni craintes,

À évoquer ce qui fut notre amour.

 

Nos années fuient, nos années vont changeant

Et changent tout, et nous changent nous-mêmes.

Pour moi qui te chantais hier encore,

Tu es voilée d’une ombre sépulcrale,

Pour toi l’ami d’hier n’est plus qu’un feu éteint.

 

Accueille, ô ma compagne pour toujours distante,

Ces adieux que t’adresse mon cœur,

Comme ferait une épouse endeuillée

Ou un ami qui étreint son ami

Sans dire un mot au seuil d’une prison.

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11/ « À ceux qui calomnient la Russie » (p. 151)

 

Pourquoi tout ce tumulte, oracles des nations ?

Et pourquoi contre nous fulminer l’anathème ?

D’où cette indignation ? Les troubles de Pologne ?

C’est un débat qui seul touche les Slaves. […]

 

     Laissez-nous : vous n’avez pas lu

     Nos annales sanglantes. […]

     Vous vous laissez absurdement séduire

     Par les héros d’un combat sans espoir

     Et surtout, vous nous haïssez…

     Mais pourquoi ? Répondez ; serait-ce d’aventure

Parce que dans les murs de Moscou incendié

     Nous n’avons pas plié sous l’impudent vouloir

     De celui qui vous faisait trembler ?

     Parce que nous avons fait descendre dans l’abîme

L’idole qui pesait sur la tête des rois ?

     Rachetant de tout notre sang

     L’honneur, la liberté et la paix de l’Europe ?

 

Terribles orateurs, eh bien, passez aux actes !

Nos guerriers d’Izmaïl auraient-ils oublié

L’art de visser leurs baïonnettes ?

Croyez-vous sans effet la parole du tsar ?

     N’avons-nous pas déjà lutté contre l’Europe ?

     Le Russe a-t-il perdu l’habitude de vaincre ?

Manquerions-nous de bras ? de Perm à la Tauride,

Des ardeurs de Colchide aux froids roches finnois,

     Du Kremlin naguère ébranlé

     Aux murs de la Chine immuable,

     Ne verra-t-on pas se lever

     La Russie, hérissée d’acier ?

     Envoyez-nous, fiers orateurs,

     Vos enfants aveuglés de rage :

     Les plaines de Russie leur assignent leur place

     Près des tombeaux où gisent leurs aînés.

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12/ « L’Automne » (fragment) (p. 156)

 

I

Octobre est là. Les bois s’ébrouent et font pleuvoir

Ce qui restait de feuille aux branches dépouillées. […]

 

II

L’automne est ma saison. Le printemps me déplaît.

Ce dégel assommant, puant, boueux, malsain !

J’en ai le sang vicié, le cœur, l’esprit dolents.

L’hiver et ses rigueurs seraient plus de mon goût.

J’aime les champs neigeux ; j’aime au grand clair de lune

La libre fuite allègre à deux dans un traîneau

Et qu’une belle, emmitouflée et bravant l’air glacé,

Ardente, frissonnante, prenne et serre ma main. […]

 

IV

Ô, bel été, je t’aimerais sans ta poussière,

Ta canicule, tes moustiques, tes mouches !

Été, dur meurtrier des facultés de l’âme,

Ta sécheresse épuise un homme, comme un champ.

On ne songe qu’à boire, qu’à se rafraîchir,

Point d’autre idée […]

 

V

Il est du meilleur ton de dénigrer l’automne.

Moi, l’arrière-saison me plaît, ami lecteur,

Par sa calme beauté humblement rayonnante.

Un peu comme un enfant mal aimé de ses proches,

Elle m’attire. Et pour vous parler franchement,

C’est, des quatre saisons, la seule qui m’enchante.

Elle a bien des trésors ; à l’amoureux modeste,

Au rêve capricieux elle offre un je ne sais…

 

VI

Comment dire cela ? Cette saison me plaît

Comme, on peut le penser, la jeune poitrinaire

Peut toucher votre cœur. Condamnée à la mort,

La pauvrette s’incline, sans colère ni plaintes,

Laisse voir un sourire sur ses lèvres pâlies

Et paraît ignorer que la fosse est béante ;

Une rougeur encore anime son visage,

Elle a un jour à vivre et point de lendemain.

 

VII

Languissante saison, enchantement des yeux !

Il me plaît de revoir ta fragile beauté,

J’aime le somptueux déclin de la nature,

Les forêts revêtues d’or taché de carmin,

Leur ombre où bruit un vent dont l’haleine fraîchit,

L’horizon recouvert d’une brume ondoyante,

Les rais amenuisés du soleil, les gelées

Et l’annonce feutrée des périls de l’hiver.

 

VIII

Et chaque automne neuf m’apporte un renouveau :

Le froid russe convient à merveille à mon corps

Et je retrouve goût aux simples habitudes,

Le sommeil en son temps, en son temps l’appétit ;

Mon cœur se sent gorgé d’un sang vif et joyeux ;

Débordant de désirs, me voici jeune et gai,

De nouveau plein de vie. Tel est mon organisme.

Prosaïsme gratuit, veuillez m’en excuser.

 

IX

[…] Le jour trop bref s’éteint et, dans la cheminée

Abandonnée un feu se rallume, éclatant,

Puis moribond, et moi, à sa clarté, je lis

Ou me repais longtemps de méditations.

 

X

Et j’en oublie le monde. Dans un silence exquis

Je suis exquisement étourdi par mes songes

Et je sens s’éveiller en moi la poésie !

Mon âme est oppressée d’une émotion lyrique,

Elle vibre, elle chante et cherche, comme en rêve

À se libérer toute, à s’épandre au-dehors

Et je vois revenir tout l’invisible essaim

Des amis familiers, fruits de mes rêveries.

 

XI

Et ma tête bourdonne d’idées audacieuses,

La rime alertement s’empresse à leur rencontre,

Mes doigts vont à la plume et la plume au papier,

Encore un peu : les vers vont ruisseler.

Ainsi dort un vaisseau posé sur l’eau dormante.

Mais gare ! les marins s’élancent aux gréements,

Retombent, la voilure est gonflée par le vent,

La masse énorme bouge et va fendre les vagues.

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13/ « (D’après Pindemonte) » (p. 171)

 

Je fais fort peu de cas de ces droits claironnants

Qui font tourner la tête à plus d’un bon esprit.

Je ne proteste pas si les destins me privent

Du privilège exquis de discuter l’impôt

Ou d’empêcher les rois de guerroyer ensemble.

Peu me chaut, croyez-moi, qu’un journal librement

Malmène un imbécile ou qu’un censeur sévère

Écorne du ciseau l’effusion d’un bouffon.

Tout cela, voyez-vous, ce n’est que mots… mots…mots…

Je revendique, moi, d’autres droits, et plus hauts,

J’ai besoin, pour ma part, d’une autre liberté,

Car dépendre du tsar ou du peuple,

C’est tout un. N’en parlons plus. En revanche

N’avoir de compte à rendre qu’à soi-même,

Être son serviteur, à soi seul complaisant,

Loin du pouvoir, sans livrée, tête haute,

Ne céder rien, errer çà et là à son gré,

Admirer les beautés divines de ce monde,

Vibrer joyeusement, se laisser attendrir

Par les splendeurs de l’art, par les voix inspirées,

Il n’est pas d’autres droits, cela seul est bonheur.