Quatrième de couverture :
"Je suis sûr de la réussite, d'une grande réussite. Le livre est si nouveau, si vrai. Toute l'histoire reste imprimée dans mon esprit comme une succession d'incidents dans la vie de personnes que je connais. Adam Bède ne pourrai certainement jamais être mis au rang des histoires faciles que goûte le public, mais ceux qui apprécient la puissance, l'humour vrai et les descriptions authentiques prendront le parti du robuste menuisier et des groupes vivants que vous avez peints à Hayslope et dans ses environs." Voilà ce qu'écrivait à George Eliot l'éditeur d'Adam Bède. Quelques semaines plus tard, il devait se rendre à l'évidence : une œuvre de qualité pouvait tout à la fois faire l'unanimité de la critique et obtenir un immense succès auprès des lecteurs. Immédiatement accessible pour le grand public sensible aux belles histoires bien racontées, sans la moindre compromission artistique, Adam Bède fait date dans la tradition du roman. Plus d'un siècle après sa parution, la première grande œuvre de la plus importante romancière d'une littérature qui comptait déjà Jane Austen, Charlotte et Emily Brontë, Elizabeth Gaskell et bien d'autres femmes écrivains n'a rien perdu de sa séduction. Il est temps de relire en 1991, un texte qui marqua, en 1859, un tournant dans l'histoire du roman comme celle de la création féminine en Occident.
De façon que vous
ayez,
Sous vos yeux
ébaudis, d’exacts tableaux
Des humbles
sous-bois de la nature
Et de ses fleurs
qui se plaisent à l’ombre. Et quand
Je parlerai de
celles des ouailles qui firent un écart
Ou faillirent, je
ne retiendrai que celles dont la faute ou l’erreur
Mérite plus qu’un
fraternel pardon.
Wordsworth
Les
romans de George Eliot mettent résolument l’accent sur le quotidien et les
souffrances de personnes ordinaires, une préoccupation qu’avait aussi le poète
romantique anglais William Wordsworth qu’Eliot cite dans le poème reproduit ci-dessus
et servant de propos introductif comme de déclaration d’intention au roman qui
nous intéresse ici. Dans la postface écrite par Dominique Jean qui a révisé la
traduction de François d’Albert-Durade reprise dans cette édition d’Adam Bède aux éditions Julliard (publiée
en 1991 et depuis quasi-introuvable), ce dernier souligne le souci chez Eliot
« d’éveiller la sympathie, voire la compassion du lecteur pour cette
« humanité moyenne » dont George Eliot estime les destins aussi
pathétiques, les passions aussi tragiques, les aspirations aussi nobles, que
ceux de héros plus romanesques ».
L’image
dont souffre parfois George Eliot est celle d’une moraliste au ton grave,
sérieux, deux aspects qui de prime abord peuvent porter un frein à l’envie que
l’on a de découvrir cette auteure. Je suis moi-même d’avis qu’un bon écrivain
doit s’abstenir en général de porter des jugements sur ses personnages et ainsi
faire pourrait-on dire la « leçon » à son lecteur. Une telle posture de
l’auteur a dans presque tous les cas un effet désastreux sur le livre et tourne
souvent au discours édifiant qui constitue le ferment de nombre de mauvais
romans. C’est ce que reprochait en particulier Henry James à George Eliot, lui
qui aura avec la romancière de Middlemarch
un rapport simultané d’admiration et de désapprobation, critiquant
principalement la tendance de la romancière à s’immiscer dans le récit en
intervenant directement en tant que narrateur pour juger la conduite de ses
personnages.
Ce
n’est qu’à la relecture de Middlemarch
que j’ai compris que George Eliot, malgré les jugements parfois acerbes qu’elle
porte sur ses personnages, éprouve en fait plus de compassion que de
ressentiment envers ses personnages les plus détestables, les plus égoïstes.
Rosamund Vincy, probablement le personnage le plus antipathique de ce roman,
être superficiel et égoïste par excellence, est davantage prise en pitié que
sévèrement condamnée. M. Bulstrode également, dont le sombre passé revient le
hanter dans le même roman, est au final davantage pris en pitié par le lecteur
au vu des souffrances qu’il traversât pour aboutir à son pathétique destin.
George Eliot, à l’égard de ces personnages foncièrement antipathiques, leur accole
régulièrement l’adjectif « pauvre » pour signifier clairement non pas
sa sympathie, du moins sa compréhension de leurs caractères et le pardon de
leurs défauts les plus graves. Car ces défauts en fin de compte, dans un schéma
typique chez George Eliot, ont fatalement pour conséquence des souffrances pour
ces personnages, et au nom de cette souffrance, ils méritent selon Eliot toute
notre compassion à défaut de notre sympathie. Ce même procédé se retrouve dans Adam Bède, où la superficielle Hetty
Sorrel, un double presque de la Rosamund de Middlemarch,
être superficiel, ne pensant et tirant vanité de son extraordinaire beauté
physique, est souvent qualifiée de la « pauvre Hetty » dont
l’imagination étroite et mesquine causera non seulement des souffrances à son
entourage mais surtout à elle-même.
C’est
donc pour cette raison que les jugements réguliers que se permet George Eliot
dans ses romans, s’ils semblent aller à l’encontre de la conception que l’on se
fait généralement d’une bonne littérature, n’en constituent pas selon moi un
défaut d’écriture. Car à travers ses interventions, c’est toute l’affection, la
chaleur humaine qu’éprouve George Eliot envers tous les êtres, même ceux avec
les pires défauts, qui nous est communiquée et nous incline à voir, au sortir
de la lecture de ses romans, avec plus de chaleur et de bonté le monde qui nous
environne. Il ne faut toutefois pas penser qu’en faisant l’éloge de la
quotidienneté, voire dans le roman qui nous intéresse ici de la vie rustique de
l’Angleterre pré-industrielle (le roman débute en 1799 et s’achève en 1807, et
fut écrit en 1859), qu’Eliot nous présente cette vie comme une vie idéale, un
cliché récurrent en littérature tendant à montrer la vie à la campagne comme un
paradis perdu par rapport aux modes de vie citadins auxquels nous sommes
habitués. Tchekhov s’insurgeait notamment contre ce cliché présentant le
moujik, le paysan russe comme nanti de toutes les vertus, un cliché dans lequel
tomba malheureusement Tolstoï. La vision d’Eliot ne tombe pas dans un cliché
similaire, et l’exactitude, la minutie, la complexité qu’elle parvient à nous
faire ressentir de la vie campagnarde est en soi une source de jouissance et de
plaisir pour le lecteur, qui ne voit pas la vie simplifiée, réduite à un ou
plusieurs clichés faciles, mais au contraire voit et perçoit la complexité de
la vie, mais aussi son mystère persistant, à un degré rarement atteint par
d’autres écrivains et dans lequel Eliot excelle grâce à son intelligence et sa
capacité d’analyse hors du commun qui, alliés à sa chaleur, sa compassion et
son amour pour les souffrances de l’être humain sous toutes ses formes, en font
un écrivain de tout premier ordre et parmi mes préférés.
À juste
titre, Dominique Jean dans sa postface souligne l’intelligence extraordinaire
de George Eliot, intelligence surtout visible dans ses interventions dans le
récit qui irritaient tant Henry James mais qui sont en fait le cœur, l’âme et l’esthétique
de ses romans. Dans ses passages d’une extrême précision et intelligence,
George Eliot pousse pourrait-on dire ses interventions à un niveau esthétique
inédit. Voici les termes de Dominique Jean qui seront plus parlants que toute
reformulation de ma part :
« George Eliot ne propose pas des types universels mais veut nous intéresser à des personnages vrais (ce qui ne veut pas dire des personnes réelles) dont elle analyse scrupuleusement les comportements. Cette passion pour l’exactitude aurait pour contrepartie, dit-on parfois, une certaine lourdeur. Démêler l’écheveau des sentiments humains, suivre les détours de l’âme ne se ferait pas toujours d’une plume alerte. Au premier abord il peut arriver au lecteur d’être dérouté par une langue qui refuse autant la facilité que la prolixité. Mais très vite il se rend compte que justesse de l’analyse, pertinence du propos et économie de la langue sont ici indissociables. La langue de George Eliot est souvent – en particulier dans les passages où l’analyse auctoriale domine – proprement stupéfiante d’intelligence et de précision. Ce sont aussi ces passages que la traduction du XIXe siècle, ici reprise, rendait le plus maladroitement et qu’il a fallu réviser avec le plus d’attention. Mais ces défaillances apportent un enseignement précieux : le traducteur s’est manifestement trouvé devant une écriture romanesque qui excédait son expérience du roman. La langue éliotienne devenait par moments véritablement étrangère, proprement intraduisible. Tout ce qui était récit, description, images allait plus ou moins de soi, mais dans les passages analytiques qui sont le ballast de ce grand œuvre, qui transforment le plomb de l’impression en or de la pensée, il manquait de points de références et ignorait superbement la spécificité de cette écriture et, quand il ne sautait pas purement et simplement, tendait à des généralisations sécurisantes, à des périodes rhétoriques assez creuses. Scandale ? Pas vraiment, car ce n’était pas délibéré ; simplement cette écriture est si exacte, les images qui la travaillent mettent tellement la langue anglaise à l’épreuve que la moindre approximation, le plus léger dérapage avaient des conséquences incalculables. C’est aussi cela la qualité de George Eliot, l’utilisation d’une langue extrêmement précise au service d’une pensée exigeante et rigoureuse. Le contresens majeur serait de prendre à la légère les passages explicatifs, ces longs paragraphes d’analyse très dense où la romancière cerne d’aussi près qu’il est possible son sujet […]. En excellente pédagogue, George Eliot parvient non seulement à faire découvrir en distrayant, mais aussi à procurer le plaisir de se sentir plus intelligent, de se bercer de la douce illusion qu’il a découvert par ses propres forces ce qu’elle a pris tant de peine à lui montrer. Et après tout pourquoi pas ? Car, en fin de compte (ou de conte), George Eliot fait découvrir au lecteur la subtilité de la pensée et le trésor de sensibilité enfoui en chaque être humain, c’est-à-dire en nous aussi, lecteurs. »
Adam
Bède est le premier roman de George Eliot, écrit à la suite des trois nouvelles
composant le recueil Scènes de la vie de
clergé. Son auteure était jusque là surtout essayiste et critique, et ce
n’est que tardivement que la vocation d’écrivain lui fut révélée. À vrai dire,
il est probable qu’elle n’eût jamais écrit, sans la présence et l’encouragement
de son compagnon George Henry Lewes, dont elle partagea la vie jusqu’à la mort
de ce dernier, dont la relation lui permit de trouver l’environnement stable
dont elle avait besoin pour libérer son génie. On ne peut manquer de penser à
l’essai de Virginia Woolf, Une Chambre à
soi, qui avec justesse émit l’hypothèse que les femmes ne disposent presque
jamais des conditions leur permettant de libérer leur éventuel génie, comme
dans l’exemple de la sœur éventuelle de Shakespeare. Dans une des lettres de
George Eliot que l’on trouve en fin du livre, George Eliot parle de la
découverte tardive de sa vocation d’écrivain :
« … au cours des trois dernières années, ma vie a connu un grand changement… Sous l’influence du bonheur intense que j’ai vécu grâce à une entente morale et intellectuelle parfaite, j’ai enfin découvert ma vraie vocation, celle à laquelle ma nature aspirait depuis toujours et qu’elle cherchait obscurément sans la trouver… »
George Eliot a découvert in
extremis pourrait-on dire sa nature et son talent d’écrivain, qui aurait pu
ne jamais voir le jour si elle n'eût pas le courage (héroïque pour son époque) de vivre au grand jour sa relation avec Lewes en dépit de la désapprobation familiale et sociétale. Ces
héroïnes sont pour la plupart inaccomplies, ou tout du moins ne semblent pas
être en mesure de donner la pleine mesure de leurs talents, un état dans lequel l’auteure eût pu elle-même se retrouver si elle se fût conformée aux mœurs de son époque. Dans
Adam Bède, le personnage féminin qui
attire irrésistiblement la sympathie du lecteur est Dinah Morris, dont la bonté
presque trop parfaite en fait l’une des grandes héroïnes éliotiennes avec
Dorothea, Maggie, ou Nancy. Elle renoncera à sa fonction de prédicatrice à la
fin du roman, bien qu’elle eût le don comme personne de toucher les âmes même
des plus grossières (dans la scène de prédication sur le pré communal au début
du roman), en soumission à la décision des dirigeants méthodistes qui
décidèrent de défendre aux femmes de prêcher et en ayant conscience en son for
intérieur que la plupart des femmes font plus de mal que de bien par leur
prédication. L’autre personnage féminin fort du roman est la tante de Dinah,
Rachel Poyser, qui fait preuve d’une franchise parfois un peu tranchante mais
n’hésitant pas à mettre en avant ses opinions et refusant de les taire quand
l’intérêt de sa famille est en péril malgré la tradition de silence et
d’obéissance des femmes, dans un mélange de défense des traditions et de
sauvegarde de sa dignité :
« Je sais qu’il y a des gens qui sont nés pour posséder la terre, et d’autres pour la cultiver à la sueur de leur front. […] Et je sais que c’est le devoir des gens baptisés de se soumettre à leurs supérieurs autant que la chair et le sang peuvent le supporter ; mais je ne ferai pas de moi un martyr et je ne m’userai pas jusqu’à n’avoir que la peau et les os ; je ne m’agiterai pas comme si j’étais une baratte où le beurre commence à prendre, pour aucun propriétaire d’Angleterre, fût-ce le roi George lui-même. » Et de poursuivre un peu plus loin, dans ce chapitre XXXII intitulé Mme Poyser dit ce qu’elle a sur le cœur : « Alors, monsieur, si je puis parler, puisque, malgré que je sois une femme, et qu’il y ait des gens qui pensent qu’une femme peut être assez stupide pour rester là à regarder, pendant que les hommes vendent son âme… […] Mais je vous dirai une bonne fois pour toutes que nous ne sommes pas des bêtes pour être malmenés et exploités par ceux qui ont le fouet en main, manque de savoir détacher les lanières. » (p. 371-372)
Femme
lucide, George Eliot ne tombe pas dans le cliché féministe attribuant tous les
défauts des femmes aux tares de la société. Ses romans regorgent également, à
côté des personnages de femmes admirables, d’autres qui le sont beaucoup moins.
Mme Poyser elle-même ne cesse de réprimander ses servantes dont elle n’a guère
confiance sans une surveillance étroite de leur travail. Elle perce également
très bien à jour son autre nièce, Hetty, jeune fille d’une grande beauté et
en tirant vanité, qui a eu pour conséquence de la rendre indifférente à autrui (ainsi qu'à leurs souffrances), tout occupée
qu’elle est à se faire coquette pour séduire le jeune propriétaire et héritier
des terres sur lesquelles elle travaille, Arthur Donnithorne.
Le personnage du maître d’école, Bartle Massey, instruisant
tous ceux le désirant (dont Adam a reçu l’enseignement avant le début du roman)
incarne jusqu’à une exagération un peu forcée, la méfiance de George Eliot
envers la nature écervelée de la plupart des femmes, à propos desquelles elle ne se fait guère d'illusions. Ce dernier multiplie dans le roman à chacune de ses
apparitions les propos négatifs (et parfois exagérés) envers la superficialité
des femmes dans leur ensemble (qui peuvent apparaître sexistes, misogynes), mais
n’en est toutefois pas aveuglé puisqu’il excepte les deux héroïnes du roman,
Dinah et Mme Poyser, de ses diatribes parfois amusantes contre la gente féminine.
George Eliot s’amuse en général à dénoncer dans ses romans le côté superficiel
des femmes, leur propension à se parer de vêtements coûteux et inutiles, comme
nous le voyons notamment dans l’une des premières scènes de Middlemarch dans
laquelle Dorothea et sa sœur s’opposent sur l’utilité de porter des bijoux.
Eliot abhorre le luxe dans son ensemble et fait l’éloge de l’utile, de la
sobriété, de l’économie. Dans le sermon de Dinah quand nous la voyons pour la
première fois dans le roman, cette dernière exhorte ses auditeurs à renoncer à
leur vie superficielle, à vivre de manière plus authentique, dans un discours d’une
étonnante force émouvante vu à travers les yeux d’un inconnu, distinguant la
différence du sermon de Dinah d’avec les sermons religieux ordinaires :
« L’inconnu fut fort surpris en la voyant s’approcher de la charrette et y monter, surpris non point tant par la délicatesse de son apparence que par l’absence complète d’affectation dans son comportement. Il s’était attendu à la voir s’avancer à pas comptés, avec une expression solennelle de fausse modestie. Il avait été persuadé que ce visage revêtirait ce sourire propre à qui ressent le sentiment intime de sa sainteté ou serait, au contraire, marqué par une amertume dénonciatrice. Il ne connaissait que deux types de méthodistes : l’extatique et le bilieux. Mais Dinah allait avec autant de simplicité que si elle s’était rendue au marché et ne semblait pas plus s’occuper de l’effet qu’elle pouvait produire que ne le ferait un petit garçon. Il n’y avait ni rougeur aux joues, ni tremblement qui dît : « Je sais que vous me trouvez jolie et trop jeune pour prêcher », ni paupières baissées, ni regards jetés au ciel, ni lèvres serrées, ni mouvement des bras pour dire : « Mais vous devez me considérer comme une sainte.» […] Ses yeux ne se voulaient pas pénétrants mais donnaient l’impression d’épancher leur amour plutôt que de se livrer à quelque observation. Ils avaient cette clarté qui indique que l’esprit est pénétré de ce qu’il peut offrir plus qu’impressionné par le monde extérieur. […] Les yeux n’avaient pas de beauté particulière hormis leur expression. Ils paraissaient si simples, si candides, si pleins d’un amour grave qu’aucun regard réprobateur, aucun sarcasme superficiel ne pouvaient résister à leur regard. » (p. 31)
Et un peu plus loin :
« Les choses simples qu’elle disait paraissaient des nouveautés, ainsi qu’une mélodie déjà connue nous apporte une impression nouvelle quand nous l’entendons chantée par la voix pure d’un chœur de jeunes garçons. La conviction calme et profonde avec laquelle elle parlait semblait par elle-même la preuve de la vérité de son message. Il vit qu’elle avait complètement captivé ses auditeurs. Les villageois s’étaient rassemblés près d’elle et on ne lisait plus, sur tous les visages, qu’une attention grave. Elle parlait lentement mais sans hésitation, s’arrêtant souvent après une question ou avant quelque transition. Elle ne changeait pas d’attitude, ne faisait pas de gestes. L’effet de son discours était uniquement produit par les inflexions de sa voix. Et quand elle en vint à cette question : « Dieu prendra-t-il soin de nous après notre mort ? », elle l’exprima avec un accent de supplication si plaintif que les larmes vinrent aux yeux de certains des plus endurcis. L’inconnu avait cessé de douter qu’elle pût fixer l’attention de ses auditeurs les plus frustes comme il l’avait tout d’abord pensé mais continua de s’interroger sur sa capacité d’éveiller leurs émotions les plus violentes […] jusqu’à ce qu’elle en vînt à ces mots : « Perdu ! Pêcheurs ! » Il se produisit alors un grand changement dans sa voix et dans son attitude. Elle avait fait une longue pause avant cette exclamation et l’agitation des pensées qui semblèrent l’émouvoir pendant cette pause se lisait sur ses traits. Son pâle visage pâlit encore. Ses cernes s’accentuèrent, comme il arrive lorsque les yeux se gonflent de larmes retenues, et son doux regard aimant prit une expression de pitié épouvantée […]. Sa voix s’assourdit, devint plus grave mais pourtant elle n’avait encore fait aucun geste. Rien ne ressemblait moins au type ordinaire de prédicateur improvisé que Dinah. Elle ne prêchait pas à la façon de ceux qu’elle avait entendus ; elle parlait sous l’influence de ses émotions, sous l’inspiration d’une foi intime et simple. […] Son expression devint moins calme, son débit plus rapide et saccadé tandis qu’elle essayait de faire sentir aux gens leur culpabilité, les ténèbres où ils se complaisaient, leur désobéissance à Dieu, et mettait l’accent sur l’horreur du péché, sur la sainteté divine et sur les souffrances de notre Sauveur qui leur avaient ouvert la voie du salut. » (p. 36-7)
Et s’adressant pour finir à une
jeune fille vaniteuse, Bessy Cranage, Dinah lui dit :
« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Il vous supplie et vous ne l’écoutez pas. Vous pensez à des boucles d’oreilles, à de belles robes, à de beaux chapeaux et vous ne pensez jamais au Sauveur qui est mort pour sauver votre précieuse âme. Vos joues seront un jour ridées, vos cheveux gris, votre pauvre corps maigre et chancelant ! Alors vous commencerez de sentir que votre âme n’est pas sauvée. Alors il vous faudra vous présenter devant votre Dieu vêtue de vos péchés, de vos passions mauvaises et de vos pensées vaniteuses. Et Jésus qui est aujourd’hui prêt à vous venir en aide ne vous aidera plus ce jour-là. […] Ah ! pauvre enfant aveugle, imaginez qu’il vous arrive un jour ce qui est un jour arrivé à une servante de Dieu aux jours de sa vanité. Elle pensait à ses bonnets de dentelle et économisait tout son argent pour en acheter. Elle ne se préoccupait jamais de savoir comment elle pourrait avoir un cœur pur et un esprit droit. Elle ne se souciait que d’avoir de plus belles dentelles que les autres filles. […] Ah ! arrachez ces folies ! Jetez-les loin de vous comme si c’était des vipères venimeuses. Elles sont bien venimeuses. Elles empoisonnent votre âme. Elles vous entraînent dans les profondeurs d’un gouffre sans fond où vous disparaîtrez pour toujours et à jamais jusqu’à la fin des temps, loin, toujours plus loin de la lumière de Dieu. » (p. 39-40)
Même
dans les passages les plus religieux, George Eliot ne cesse de m’impressionner,
bien que je sois athée et en général sceptique et ennuyé par toutes sortes de
sermons religieux. Mais chez George Eliot, les discours moralisateurs prennent une
toute autre dimension que tous les discours religieux que l’on entend
d’ordinaire et le sentiment qui prédomine, c’est une volonté de vivre mieux, de
manière plus utile et plus authentique. George Eliot juge en effet ses personnages
mais jamais elle ne le fait de manière dépréciative, accusatrice, négative. Elle
semble envelopper chacun de ses personnages de son amour, de son affection ou à
défaut, de sa compassion (pour les personnages les plus « antipathiques ») et
semble nous inviter à faire de même envers ceux qui nous entourent, malgré tous
les défauts humains dont elle est l’une des analystes les plus fines en littérature.
Sur ce point, sa littérature s’apparente, en sus de ses extraordinaires
capacités cognitives qui semblent nous rendre plus intelligents vis-à-vis de l’homme,
à une littérature de sagesse et son éloge d’une vie plus simple, à la mesure de
chacun, en vue du bien commun, fait parfois penser au Goethe des dernières
années comme on le voit dans Hermann et
Dorothée ou dans Les Années de pèlerinage
de Wilhelm Meister. Adam Bède est selon moi le second meilleur roman de George Eliot (en attendant que je lise Daniel Derronda dans un futur proche), mais malheureusement, il est quasi-introuvable en français dans les librairies à l'heure actuelle. La multitude de personnages lui donne un caractère plus complet, plus équilibré que dans Le Moulin sur la Floss, ce qui fût également l'avis de George Eliot elle-même lorsqu'elle comparât les mérites de ces deux romans. La maîtrise dans l'écriture est déjà impressionnante mais n'atteint pas encore les sommets et l'équilibre parfait de Middlemarch, et Adam Bède pêche en effet un peu vers la fin, dans un happy end qui semble un peu forcé et convenu. Ce qui n'empêche pas que nous avons là un des plus grands romans anglais du XIXe sans aucun doute.
Pour finir, voici deux citations extraites du livre relatives à l’importance accordée par Eliot à la vie quotidienne
de ses personnages ordinaires dont j'ai parlé en introduction :
« Mais ici je décharge ma conscience et déclare que j’ai eu de vrais mouvements enthousiastes d’admiration pour de bons vieux, qui parlent le plus mauvais anglais possible, qui se montraient parfois irritables, et dont la sphère d’influence se limitait à celle de directeur du bureau paroissial de bienfaisance, et que si j’ai été amené à la conclusion que la nature humaine mérite notre amour, si j’ai appris à connaître quelque chose de son caractère profondément émouvant, de son mystère sublime, c’est à force de côtoyer des personnes plus ou moins ordinaires et communes dont on n’apprendrait rien de très surprenant si l’on s’enquérait d’eux dans des lieux où ils ont vécu. » (p. 199)« Toutefois, on peut soutenir le paradoxe que la vie de personnes insignifiantes a des conséquences importantes en ce monde. On peut montrer que la vie de ces personnes affecte le prix du pain et le taux des salaires, amène bien des égoïstes à s’emporter et bien des personnes compatissantes à faire preuve d’héroïsme et que, de différentes façons, de telles existences jouent un rôle qui est loin d’être négligeable dans la tragédie de la vie. Et, sans ces deux sœurs vouées au célibat, le sort du révérend Adolphus Irwine, ce beau pasteur au sang généreux, eût été bien différent. […] M. Irwine se retrouvait, vous le voyez, célibataire. Il ne tirait aucun mérite de ce renoncement mais disait en riant, si quelqu’un abordait ce sujet dans la conversation, que c’était une excuse pour se permettre beaucoup de douceurs qu’une femme n’aurait pas tolérées. Il était peut-être le seul au monde qui ne trouvât pas ses sœurs peu intéressantes ou inutiles, car c’était une de ces natures au cœur large, à l’humeur douce, qui ne connaissent jamais une pensée étroite ou haineuse ; un épicurien, si vous voulez, sans enthousiasme, sans croire que le devoir fût de se mortifier, mais cependant, comme vous l’avez vu, possédant la fibre morale assez subtile pour éprouver une compassion infatigable pour des souffrances obscures et monotones. Quel jugement différent vous portez sur un homme lorsque vous marchez à ses côtés en conversation familière et le voyez dans sa maison, ou que vous l’appréciez avec le recul d’un point de vue historique ou d’après le jugement de quelque critique de son voisinage, qui l’envisage comme une opinion ou un système incarné plutôt que comme un individu. » (p. 77-78)