« Je veux vivre
et aucun secours ne vient. J’avais soif d’inconnu ; à présent, cette soif
est passée. Ô mon Dieu, laissez-moi en ce monde connu et laissez-moi en être
las : je m’en contenterai. »
Latimer, un jeune homme sensible et intelligent, se découvre
le plus terrible des dons : celui de la clairvoyance des âmes et de certains
événements du futur. Un jour, il a la vision d’une jeune femme d’une très grande
beauté, qui n’est autre que la fiancée de son frère. Sans tenir compte de ses funestes
prémonitions, il succombe au charme de « la pâle créature au regard fatal ».
Le Voile soulevé est
la confession de l’étrange aventure de Latimer ; c’est aussi un voyage dans
les replis de la conscience et les pièges de la lucidité en même temps qu’un périple
initiatique dont la boucle passe par Genève, Vienne, et Prague avant de se refermer
au pays natal.
L’intrigue
de ce Voile soulevé a de prime abord
de quoi surprendre quiconque est familier avec l’univers de George Eliot :
le narrateur de cette nouvelle (dispositif narratif inusité chez cette auteure
puisque ses autres écrits sont rapportés à la troisième personne, du point de
vue omniscient), Latimer, possède un don de clairvoyance et de prédiction, lui
permettant à la fois de connaître l’avenir et de lire dans les pensées
d’autrui. Une irruption du surnaturel qui paraît bien étrange pour une auteure
justement reconnue pour le réalisme minutieux de ses récits ! Toutefois,
réflexion faite, cette anomalie permet habilement à Eliot de pouvoir continuer
à porter ses fameux jugements moraux à travers des analyses extrêmement
précises de l’âme humaine, véritable marque distinctive et caractéristique de
son style d’écriture. De fait, nous nous retrouvons avec ce Voile soulevé en terrain bien connu et
la nouvelle, mis à part cet élément surnaturel, s’inscrit dans la continuité de
l’auteure victorienne et ne m’a à aucun moment déçu, ce dont j’avais quelques
craintes a priori. J’avais déjà eu de
telles appréhensions en abordant les trois nouvelles de Scènes de la vie de clergé (présentées là encore comme mineures
mais qui me sont apparues extraordinaires, en particulier la première sur Amos Barton) ; mais aussi pour le
volumineux Daniel Deronda, où des
critiques souvent sévères ont été portées sur la partie juive du récit (un spécialiste
d’Eliot, F.R. Leavis, préconisait même de la supprimer complètement !),
qui ne m’a véritablement ennuyé que lors d’une scène où le héros-éponyme,
accompagné de son mentor Mordecai, débattent longuement de la question juive
dans un bar fréquenté par des connaissances de ce dernier. En bref, l’œuvre
d’Eliot est pour moi l’une des meilleures qu’il m’ait été donné de lire, dont les
quelques faiblesses dans quelques-uns de ses récits ne sont rien par rapport au
plaisir intense que j’ai pris à lire chacun de ses livres qui me sont tombés sous
la main.
Écrit entre Adam Bède et
Le Moulin sur la Floss, Le Voile soulevé est à mes yeux une
franche réussite, une de plus dans le parcours sans faute jusqu’à présent dans
mes lectures de cette auteure. Il occupe pourtant la place du mouton noir pourrait-on
dire dans le corpus des œuvres de l’écrivaine. À en croire la postface rédigée
par Marianne Tomi, ce récit est jugé par Henry James comme « le jeu
d’esprit d’un auteur que l’on ne surprend pas souvent – peut-être d’ailleurs
pas assez – en train de jouer » ; par Marghanita Laski comme
« une pauvre histoire méchamment surnaturelle » ; et par
Christopher Ricks comme « l’œuvre de fiction la plus bizarre qu’elle ait
jamais écrite ». George Eliot elle-même préconisait à son éditeur de
rééditer Le Voile soulevé en
l’associant avec ses autres œuvres, indiquant par là qu’il est sans doute
préférable d’être familier avec ses autres romans avant de lire cette nouvelle
singulière parmi sa production. L’auteure par ailleurs fournit dans cette même
lettre à son éditeur l’expression, la « devise », qui constitue la
clef de la présente nouvelle :
Ne me donne pas
d’autre lumière, mon Dieu,
Que celle qui se
change en énergie de la fraternité,
Nul pouvoir ne
dispense du bien fructifiant
Qui fait
l’achèvement de la nature humaine.
Appliquée
aux mésaventures de Latimer, le narrateur du récit, cette devise dévoile les
ressorts et l’enseignement moral de la nouvelle : Latimer, bien que
clairvoyant et au fait de son destin et de la manière dont il va mourir, ne
parvient pas à s’en soustraire et à résister à ses désirs, ses impulsions, qui
prennent le pas sur les « idées », la raison, que ses prédictions
représentent. (p. 38)
Son don par ailleurs ne fait pas de lui une meilleure
personne, bien au contraire, ce don l’isole du reste de l’humanité, exacerbe
son égoïsme, sa vanité et lui font porter un regard dur et sans indulgence sur
son entourage, en particulier son frère.
Le portrait de ce dernier, prénomme Alfred, est un des
moments dans lequel se manifeste l’habituelhe habileté d’Eliot pour dépeindre les
hommes :
« Alfred, dont j’avais presque toujours été séparé et qui, de par son caractère et son allure physique, m’apparaissait comme un parfait étranger, s’appliqua à me témoigner l'amitié la plus fraternelle. Il avait cette gentillesse superficielle des natures heureuses et satisfaites qui ne redoutent aucun rival et auxquelles le succès a toujours souri. Il n’est pas certain que mon tempérament eût été totalement exempt d’envie à son égard quand bien même nos désirs ne se seraient pas contrariés et que je me fusse trouvé disposé à la confiance généreuse et aux interprétations bienveillantes. Il devait toujours y avoir antipathie entre nos deux natures. De fait, en quelques semaines, il me devint odieux ; il suffisait qu’il entrât dans la chambre ou qu’il ouvrît la bouche et c’était comme si mes dents étaient agacées par un grincement de métal. Ma sensibilité maladive était encore plus intensément et continuellement exacerbée par ses pensées et ses émotions que par celles de toute autre personne. J’étais perpétuellement exaspéré par les petits aiguillons de sa vanité et ses airs protecteurs, par la suffisance qui lui faisait croire que Bertha Grant était éprise de lui et par le mépris mêlé de pitié que je lui inspirais […] » (p. 26)« […] mon frère lui-même ne tarda pas à paraître à la porte, avec sa large carrure, épanoui, en un mot content de lui, et convaincu du mérite qu’il avait à ne pas nous faire sentir avec arrogance le poids de ses avantages. » (p. 43)
Pour une raison mystérieuse
toutefois, Latimer n’a pas accès aux pensées de la femme dont il est tombé
amoureux et qui est promise à son frère, Bertha Grant, une nièce orpheline de
leurs voisins, les Filmore. Ce qui aura pour conséquence, à l’instar d’Adam
Bède dans le roman du même nom et de Lydgate dans Middlemarch, respectivement épris d’Hetty Sorrel et de Rosamund
Vincy, pour Latimer de tomber aveuglément sous le charme de Bertha, projetant,
s’imaginant et attribuant à cette femme toutes les qualités morales qu’il
suppose découlant de ses attraits physiques :
« Avec elle, je restais toujours dans un état d’incertitude : je pouvais observer l’expression de son visage et l’interpréter à loisir ; […] je pouvais attendre un mot, guetter un sourire, plein d’espoir et de crainte : elle exerçait sur moi la fascination d’un destin non démêlé. Tel fut, je le répète, la cause de l’attrait irrésistible qu’elle produisit sur moi ; car de fait, dans l’absolu, il n’était pas de caractère féminin plus éloigné que celui de Bertha d’un jeune homme transi, romantique et exalté. Elle était maligne, sarcastique, dénuée d’imagination, prématurément cynique ; elle gardait son sens critique et son impassibilité en présence des spectacles les plus émouvants ; elle était toujours prête à décortiquer mes poèmes favoris et elle affichait un dédain tout particulier à l’égard des poètes lyriques allemands qui avaient alors ma prédilection. Aujourd’hui encore, je suis incapable de définir le sentiment qu’elle m’inspirait ; […] et surtout Bertha manquait de cet enthousiasme pour le Grand et le Noble que, même à l’apogée de son ascendant sur moi, j’aurais continué à tenir pour le propre d’une nature élevée. Mais il n’est pas tyrannie plus accomplie que celle qu’exerce un tempérament égocentrique et négateur sur une nature excessivement sensible, assoiffée d’affection et de réconfort. L’esprit le plus indépendant ne peut se défendre de surestimer le jugement d’un homme silencieux et de ressentir comme une vraie victoire le fait d’avoir conquis le respect d’un critique réputé sévère et mordant. Comment dès lors s’étonner qu’un jeune homme enthousiaste et sans assurance s’attachât au masque impénétrable d’une femme sarcastique comme à la châsse d’une divinité ambiguë qui présidait à sa destinée ? D’ailleurs, une jeunesse enthousiaste est incapable d’imaginer chez autrui l’absence totale des émotions qui l’affectent : elles sont peut-être peu développées, latentes, paresseuses, se dit-il, mais elles existent, elles peuvent s’éveiller ; quelquefois, à la faveur d’une heureuse illusion, il se figure que l’absence même de manifestation est le signe d’une intensité encore plus grande. » (p. 27-28)
Beaucoup de femmes attirantes, séduisantes,
dans l’univers de George Eliot se révèlent surtout, sous leur apparence
physique ensorcelante, comme des êtres profondément égoïstes, incapables de
compassion, de pitié. Bien sûr, d’importantes nuances sont à apporter à une
telle généralité : Hetty Sorrel, Rosamund Vincy, Gwendolen Harleth (dans Daniel Deronda) et Bertha Grant ont
certes en commun cette grande beauté physique qui excite de dangereuses
passions pour les héros d’Eliot, mais les trois premières ont davantage droit à
la compassion de l’auteure (en particulier Hetty et surtout Gwendolen, à mes
yeux le personnage féminin le plus complexe et réussi de l’auteure) tandis que
Bertha est le personnage le plus antipathique, le plus dépourvu de qualités,
dont les mortifications, les souffrances consécutives à son mariage désastreux
avec Latimer n’auront aucune conséquence dans sa vie intérieure, contrairement à
Gwendolen, avec qui elle partage pourtant de nombreux points communs sur leur vision du
mariage et de la volonté de domination de leur conjoint qu’elles s’imaginaient.
C’est là une qualité décisive d’un grand auteur, pour reprendre le bon mot de
Fielding, de rendre nettement distinctes, singulières, des personnalités qui
semblent de prime abord identiques. La cruauté, la froideur, l’égoïsme de Berha
se font jour de manière symbolique, métaphorique, un procédé d’écriture
fréquent chez Eliot qui confère à son style un aspect poétique auquel je suis
de plus en plus sensible à mesure que j’explore son œuvre :
« […] il me sembla être soudain plongé dans les ténèbres, au sein desquelles se mit à briller timidement la lueur d’un feu de cheminée : je me retrouvai assis dans le fauteuil en cuir de mon père dans la bibliothèque familiale. Je reconnus l’âtre avec ses chenets en forme de chiens, la cheminée avec son manteau de marbre noir orné en son centre d’un médaillon de marbre blanc qui représentait La Mort de Cléopâtre. Un désespoir intense et profond m’oppressait ; la lumière devint plus vive car Bertha entrait, un flambeau à la main – Bertha, ma femme – fixant sur moi son regard cruel, avec le vert de ses bijoux et des feuilles qui ornaient sa robe de bal blanche ; et chacune de ses pensées haineuses m’apparaissait… « Fou ! idiot ! pourquoi n’as-tu pas le courage d’en finir ? » Je connus l’enfer. Je lus dans son âme impitoyable, j’en vis la froide mondanité, la haine farouche, et je la sentis m’envelopper comme une atmosphère que j’étais obligé de respirer. Elle s’avançait avec son flambeau et se penchait sur moi avec un sourire amer plein de morgue ; je vis la grande broche en émeraude sur son corsage, un serpent à écailles aux yeux de diamant. Je frissonnai : je n’avais que mépris pour cette femme à l’âme stérile et aux viles pensées ; mais je me sentais désarmé en face d’elle comme si elle tordait mon cœur blessé dans l’intention d’en extraire jusqu’à la dernière goutte de sang. Elle était ma femme et nous nous vouions une haine réciproque. Peu à peu, l’âtre, la bibliothèque plongée dans la pénombre, la lueur du flambeau disparurent ou plutôt se fondirent en un halo lumineux, le serpent vert aux yeux de diamant laissant une image sombre sur ma rétine. Je sentis frémir mes paupières et ce fut le grand jour autour de moi […] ». (p. 34-35)
Malgré
cette unique vision qu’il a du caractère épouvantable de Bertha, Latimer ne
peut s’empêcher de désirer la possession de cette dernière, de l’épouser alors qu’elle est promise à son
frère. La certitude acquise par sa vision qu’elle sera sa femme n’apaise
paradoxalement pas les craintes, les incertitudes, les souffrances présentes liées
au mariage à venir de cette dernière avec son frère, par le refus également de
la femme de manifester explicitement son amour vis-à-vis du narrateur. Assuré
pourtant de la ruine future de son mariage, Latimer ne peut se détourner de son
projet, de son désir fou et destructeur. Avide de désirs, le narrateur souhaite
le satisfaire à tout prix, conscient pourtant de sa brièveté et de son malheur
futur. Ce faisant, George Eliot met à jour cette dualité de la conscience
humaine, dans un autre de ses passages remarquables dont elle a le secret :
« Bertha, cette jeune fille svelte et blonde dont les pensées et les émotions étaient encore pour moi une énigme au milieu de la transparence ennuyeuse avec laquelle m’apparaissaient les autres esprits. Bertha m’absorbait autant que cette dernière journée d’inconnu, que cette dernière proposition laissée à l’état d’hypothèse incertaine avant le coucher du soleil ; toutes les forces entravées et réprimées de ma nature – crédulité et incrédulité, confiance et défiance – s’engouffraient dans cet unique étroit chenal. Elle réussit donc à me faire croire qu’elle m’aimait. Sans jamais se départir d’un ton de badinage et de supériorité mutine, elle réussit à me faire croire que je lui étais indispensable, soumis à sa tyrannique fantaisie, et qu’elle ne se sentait bien qu’en ma compagnie. Il en coûte si peu pour une femme pour nous duper ! Un mot à demi retenu, un silence inattendu ou même un petit accès de vivacité dirigé contre nous suffisent à nous asservir durablement […] Tout un ensemble de signes imperceptibles m’avaient persuadé que, sans bien s’en rendre compte, elle m’avait toujours préféré à Alfred, que le prestige d’être admirée et choisie par un homme qui faisait brillante figure dans le monde avait dû l’éblouir jusqu’à la tromper – ignorante et papillonnante comme le sont les jeunes filles – sur ses propres sentiments. Elle raillait elle-même d’une façon piquante sa propre vanité et son ambition. Que m’importait la connaissance anticipée de mon infortune à présent que je possédais la totalité des avantages de mon frère […] ? Nos plus douces illusions ne sont-elles pas pour la plupart volontaires, comparables à ces brillants effets de couleur que nous savons être fais de paillettes, de verre brisé et de chiffons ? » (p. 50)
« Et cependant, que d’horreur promise dans cette certitude ! Derrière cette frêle jeune fille, aux mots et aux regards de qui j’étais suspendu et dont le frôlement était un ravissement, se dressait l’autre Bertha aux formes plus pleines, aux yeux plus durs, aux lèves pincées, à l’âme égoïste et stérile mise à nu, qui s’imposait constamment à ma vue réticente non comme une énigme fascinante mais comme une réalité inéluctable. Êtes-vous incapable de m’accorder votre sympathie, vous qui lisez ceci ? Êtes-vous incapable d’appréhender cette double conscience dont les deux courants parallèles me traversaient sans jamais mêler leurs eaux ni se fondre en une teinte commune ? Pourtant, vous avez dû connaître ces pressentiments que suscite un don de pénétration en lutte avec la passion ; or, mes visions n’étaient que des pressentiments intensifiées jusqu’à l’horreur. Vous avez connu l’impuissance des idées face à la puissance de l’impulsion ; or, mes visions, une fois devenues des souvenirs, n’étaient plus que des idées abstraites, de pâles fantômes qui me faisaient signe en vain […] (p. 36-37)
Malgré la folie de Latimer, qui
occupe la place principale du récit, Le
Voile soulevé a également ces moments émouvants, là encore très
caractéristiques de l’écriture d’Eliot, par la conscience aiguë du temps passé,
de la souffrance et de la mort comme vecteurs d’une plus grande empathie envers
autrui. C’est en de brèves lignes que Latimer se remémore son enfance, sa mère,
et un peu plus loin, c’est la réconciliation avec son père, frappé d’un malheur
qui permet enfin le rapprochement entre le père et le fils, seul moment de
répit, d’amour partagé pour Latimer dans l’océan de solitude et le désert de
sentiments, dévorés par son égoïsme puis son indifférence à toute chose, qu’il
traverse durant sa vie adulte.
« Il est possible que, par contraste avec les années qui suivirent, mon enfance m’apparaisse plus heureuse qu’elle ne le fut. En ce temps-là, le voile du futur m’était aussi impénétrable qu’aux autres enfants ; je partageais avec eux les délices de l’heure présente et les douces espérances du lendemain ; et puis, j’avais une mère aimante : aujourd’hui encore, après tant et tant de mornes années, je crois encore sentir sa caresse tandis qu’elle me tient sur ses genoux, les bras noués autour de mon petit corps frêle, la joue tout pressée contre la mienne. Une maladie des yeux me priva momentanément de la vue et elle me garda sur ses genoux du matin jusqu’au soir. Cet amour incomparable disparut bientôt de mon existence et, même pour ma conscience enfantine, ce fut comme si un grand froid se produisait dans ma vie. Je continuais comme autrefois à monter mon petit poney blanc sous la conduite de mon valet mais je ne voyais plus ces yeux pleins d’amour surveiller mon allure, ni, au retour, ces bras heureux s’ouvrir pour m’enlacer. » (p. 10)
« Ce fut le soir même de la mort de mon père… Ce soir-là, le voile qui jusqu’alors m’avait dissimulé l’âme de Bertha, ce voile qui m’avait permis de trouver auprès d’elle seule la bienheureuse possibilité de vivre dans le mystère, le doute et l’attente, ce voile enfin se souleva. Depuis le début de mon amour, c’était peut-être la première fois que cette passion se trouvait totalement neutralisée par la présence d’un sentiment d’une autre nature. J’avais veillé mon père sur son lit de mort ; j’avais été témoin du dernier regard ardent qu’il avait jeté sur le cours de toute une vie et recueilli la dernière et faible sensation de chaleur que lui avait procurée la pression de ma main. Que valent tous nos amours en regard de cette intimité qui fut la nôtre pendant ses derniers moments ? Dans les instants qui suivent le contact avec la mort, toute relation avec les vivants se hausse au rang d’une relation supérieure, pénétrée du sentiment d’une nature et d’une destinée communes. » (p. 53)
Le
destin de Latimer est tout à fait singulier au regard de celui de tous les
autres héros d’Eliot, ce qui nous renvoie à la devise d’Eliot exposée plus
haut. Latimer, contrairement par exemple à Silas Marner, ne trouvera aucune
consolation humaine, aucune rédemption malgré les épreuves et souffrances qu’il
traverse. Son don de divination ne lui a apporté aucun frein à son égoïsme et
sa volonté de puissance, et l’a de plus empêché de se rapprocher du reste des
hommes, emporté qu’il est par son dégoût des mœurs mesquines, vulgaires qu’il a
percé à jour, et qui le mettent dans une perpétuelle position de méfiance
vis-à-vis de ses semblables.
« Une fois ou deux, las d’errer, j’ai voulu me fixer dans un endroit aimé et mon cœur s’est ouvert à tous ceux –hommes, femmes, enfants – dont les visages me devenaient familiers, mais chaque fois je me suis enfui, terrifié par le possible retour de mon ancien don de divination. J’ai fui toujours plus loin, continuellement seul face à la Présence Inconnue, tout à la fois révélée et dérobée par le rideau mouvant de la terre et du ciel. Jusqu’à ce que la maladie s’empare enfin de moi et m’oblige à rester ici, dépendant de mes domestiques. Alors, mon don de double-vue s’est emparé de ma conscience pour ne plus me quitter. Ces gens, je connaissais tout de leurs pensées mesquines, de leur commisération à mon égard, de leur pitié déjà bien lasse. » (p. 70)
Son don, au lieu de tendre vers
la fraternité, vers l’empathie, l’ont au contraire coupé du reste du monde.
C’est à cela sans doute que se réfère George Eliot, qui après avoir dans un
premier temps quelque peu dévalorisé sa propre œuvre, l’a réhabilitée au nom de
« l’idée qu’il exprime et qui justifie sa tonalité douloureuse qui m’est
très chère ».
Pour ma
part et en guise de conclusion, j’ai, comme pour tous les écrits que j’ai lus de
George Eliot, été une nouvelle fois impressionné par la force d’écriture d’une
auteure qui a mon admiration inconditionnelle. Même ses écrits
soi-disant « mineurs » ne dépareillent pas à l’aune de ses œuvres
les plus accomplies. Le Voile soulevé
est encore une preuve du talent d’une auteure dont on reconnaît
rapidement le ton et le style et qui, malgré son caractère surnaturel et
semble-t-il incongru, possède tous les attributs d’une œuvre réussie.
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