Ce livre, difficile à catégoriser (mêlant autobiographie,
essai, histoire et prose poétique), est un de ces livres marquants car il
remplit une des fonctions essentielles de la littérature : la
connaissance, plus intime, plus profonde, de l’Autre. Cet Autre, c’est l’Africain,
ou plutôt les hommes vivant en Afrique, tant il serait erroné de réduire les
hommes vivant sur ce continent à un archétype certes commode mais superficiel.
Si nous nous contentions de ce que nous voyons dans les reportages ou
documentaires télévisés, ou de ce que l’on a appris à l’école en histoire, l’image
que nous nous ferions de l’Afrique serait superficielle, réductrice. Si nous nous
contentions d’un bref séjour vacancier en Afrique, le temps de faire un safari,
de visiter les centres-villes riches, cosmopolites, il est également probable
que nous n’ayons guère réellement touché du doigt la « réalité » de l’Afrique,
à l’image de ce couple d’Écossais que Kapuściński rencontre au cours du
livre et avec qui il partage le compartiment de son train :
« Pourquoi de Casablanca à Niamey ? Ils ne savent pas. Ils en ont tout simplement décidé ainsi. Le fait d’être ensemble a l’air de leur suffire. Qu’ont-ils vu à Casablanca ? Rien. Et à Dakar ? Rien non plus. Les visites ne les intéressent pas. Ce qu’ils veulent, c’est voyager, toujours et encore. » (p. 311)
Lorsque le journaliste polonais leur demande de sortir et
visiter les villages, ces Écossais refusent, et l’auteur les comprend malgré
tout :
« Très vite des curieux venus du village s’attroupent. Je propose aux Écossais de sortir pour visiter les lieux et faire un brin de causette. Ils refusent catégoriquement. Ils ne veulent rencontrer personne ni discuter avec qui que ce soit. Ils prendraient même leurs jambes à leur cou s’ils le pouvaient. Cette réaction s’explique par leur brève mais malheureuse expérience. Ils sont convaincus que dès qu’ils engageront la conversation, leur interlocuteur leur demandera quelque chose. […] Cet interlocuteur a toujours des parents malades, des enfants en bas âge à nourrir, lui-même n’a pas mangé depuis des jours. Ces doléances et plaintes se sont tellement répétées que, désemparés, découragés et déçus, ils ont décidé ne plus lier un seul contact, de ne plus entamer une seule conversation. Et depuis ils se tiennent à cette attitude.J’explique aux Écossais que les Africains sont souvent persuadés que le Blanc est un nanti […]. Si sur leur route surgit un Blanc, c’est comme si une poule avait pondu un œuf en or. Ils doivent saisir l’occasion, ils ne peuvent pas la laisser échapper. D’autant plus que la plupart d’entre eux effectivement n’ont rien, ont besoin de tout, veulent tout. » (p. 317-318)
Malgré
tout, et bien que dans notre vie privée, il n’est guère probable que nous ayons
l’occasion, comme l’auteur, de passer plusieurs décennies en Afrique, il semble
que nous parvenions cependant, bien que de manière infime, à approcher une
meilleure compréhension de l’Afrique, de la diversité innombrable de ses
peuples, de ses clans, au sortir de la lecture de ce livre qu’on devrait
classer parmi les « indispensables » tant il contribue, à sa modeste
échelle, à nous ouvrir les yeux sur les coutumes, les croyances, les
mentalités, d’une bonne partie de la population de ce continent riche de plus d’un
milliard d’habitants. Ce qui est fascinant d’abord avec ce livre, c’est la
multitude des pays, mais surtout des populations, qui sont abordés, parmi
lesquels Kapuściński nous invite à mieux comprendre/découvrir les mœurs. Nous passons du Ghana,
puis nous rendons au Guinée, au Tanganyika et Zanzibar (qui ont donné la future
Tanzanie), en Ouganda, au Kenya, en Éthiopie, au Soudan, au Rwanda, au Congo, en
Somalie, au Sénégal, au Liberia, au Mali, Nigeria, en Érythrée… Pour le
lecteur, ces noms de pays ne sont que des territoires délimités sur une carte. Grâce
à Kapuściński, nous allons, pour la plupart, entrer dans l’histoire
particulière de ces pays, comprendre les traumatismes qu’ils ont traversés, les
conflits (irréconciliables ?) qui les déchirent, en particulier dans les
histoires terrifiantes du Rwanda, du Soudan et du Liberia, pour ne citer que celles
qui m’ont le plus marqué.
Mais tout d’abord, malgré leur infinie diversité, la
population de l’Afrique partage quelques points communs. Très tôt dans le
livre, nous partageons l’expérience insolite du temps qu'ils ont :
« L’Européen et l’Africain ont une conception du temps différente, ils le perçoivent autrement, ont un rapport particulier avec lui.Pour les Européens, le temps vit en dehors de l’homme, il existe objectivement, comme s’il était extérieur à lui, il a des propriétés mesurables et linéaires. […] L’Européen se sent au service du temps, il dépend de lui, il en est le sujet. […] Il doit observer des délais, des dates, des jours et des heures.Les Africains perçoivent le temps autrement. Pour eux le temps est une catégorie beaucoup plus lâche, ouverte, élastique, subjective. C’est l’homme qui influe sur la formation du temps, sur son cours et son rythme. […] Le temps est même une chose que l’homme peut créer, car l’existence du temps s’exprime entre autres à travers un événement. Or c’est l’homme qui décide si l’événement aura lieu ou non. […] Le temps est le résultat de notre action, et il disparaît quand nous n’entreprenons pas ou abandonnons une action. […]C’est pourquoi l’Africain qui prend place dans l’autocar ne pose aucune question sur l’heure du départ. Il entre, s’installe à une place libre et sombre aussitôt dans l’état où il passe la majeure partie de son existence : la torpeur.« Ces gens ont une capacité d’attendre absolument fantastique ! » m’a dit un jour un Anglais qui vivait ici depuis des années. Capacité, endurance, ou bien s’agit-il d’autre chose ? » (p. 23 à 25)
Ce qui les relie d’abord et avant tout, c’est l’expérience
commune de la chaleur, véritablement écrasante, étouffante, dont il est
difficile de se faire une idée dans les régions tempérées où nous vivons. Kapuściński
d’ailleurs a décidé d’ouvrir son livre sur ce dénominateur commun symbolique :
« Premier choc : la lumière. De la lumière partout. Intense, vive. Du soleil partout. […] L’avion nous arrache violemment de la neige et du gel pour nous plonger le jour même dans le gouffre des flammes tropicales. Nous avons à peine le temps de nous retourner que nous nous retrouvons au cœur d’un brasier humide. Dès notre arrivée, nous sommes en nage. […] l’homme blanc est comme une pièce rapportée, bizarre et discordante. Pâle, faible, la chemise trempée de sueur, les cheveux collés, sans cesse tourmenté par la soif, par un sentiment d’impuissance, par le spleen. Il a constamment peur : des moustiques, des amibes, des scorpions, des serpents. Tout ce qui bouge l’effraie, le terrorise, le panique.Avec leur force, leur charme et leur endurance les gens du pays se déplacent naturellement, librement, à une cadence fixée par le climat et la tradition, à un rythme régulier, un peu ralenti, nonchalant – puisque de toute façon on n’a pas tout ce qu’on veut dans la vie et qu’il faut en laisser pour tout le monde ! » (p. 9 à 11)
Ce thème reviendra de manière récurrente tout au long du
livre, et plus globalement sur l'hostilité du climat, l’ennemi premier des habitants d’Afrique :
« L’Africain se sent en permanence menacé. Sur ce continent, la nature prend des formes tellement monstrueuses et agressives, elle se couvre de masques tellement vengeurs et angoissants, elle tend à l’homme des pièges et des embuscades si perfides que l’Africain vit en permanence dans l’incertitude du lendemain, dans la peur et l’anxiété. Ici tout se manifeste sous une forme amplifiée, déchaînée, exagérée, hystérique. […] S’il y a une sécheresse, elle est si cruelle qu’elle ne laisse pas la moindre goutte d’eau et décime tout le monde. Entre la nature et l’homme, il n’y a pas d’intermédiaire pour adoucir les choses, pas de compromis, pas de gradation. C’est une lute, une bataille, un combat permanents, acharnés, impitoyables. L’Africain est un homme qui, de la naissance à la mort, se trouve confronté à une nature particulièrement malveillante, et le seul fait d’exister, de rester en vie, est sa plus grande victoire. » (p. 365)
La quête d’ombre, de fraîcheur, l’arrêt soudain de toute
activité lorsque la chaleur est insupportable, la soif et la quête perpétuelle
de l’eau (et de la nourriture), met à nu, réduit à l’état le plus élémentaire
la vie de l’être humain. Kapuściński assiste au désœuvrement de populations
pauvres, pour la majorité sans travail fixe, n’ayant rien à faire souvent de
toute la journée. La pauvreté, l’extrême dénuement, est le lot commun de ces
populations, donnant une certaine monotonie dans la description, vite limitée,
de l’intérieur des cases, ou des villages, se ressemblant tous plus ou moins.
Néanmoins,
l’intérêt de l’Afrique ne réside pas dans la description pittoresque des
villages ou des habitants continuellement pauvres, affamés. Leur sort n’est
guère enviable, de par l’environnement hostile et les conditions extrêmement
difficiles dans lesquelles ils vivent. Ce qui fascine Kapuściński, et nous
avec, ce sont les mœurs, les coutumes, les représentations mentales que
possèdent ces individus.
La relation au sacré, au spirituel, est sans doute le fait
le plus marquant. Au moment où nos sociétés occidentales ont perdu ce sens du
sacré (avec les conséquences qui vont avec), cette relation demeure pour l’essentiel
intacte parmi ces populations :
« Évêché de Bertoua ! » Ces mots produisent un effet immédiat et magique. En Afrique, tout ce qui est lié à la religion, au surnaturel, au rite et à l’esprit, tout ce qui est invisible ou impalpable mais néanmoins plus réel que la matière, suscite spontanément une réaction de considération, de gravité, de respect et même de peur. […] C’est une attitude face à l’origine et l’essence de la vie. « Croyez-vous en Dieu, monsieur ? » Je m’attends toujours à cette question, je sais qu’elle va tomber, on me l’a posée tant de fois. Et je sais que celui qui me la pose guette ma réponse en me fixant, en suivant le moindre frémissement de mon visage. Je mesure l’importance de cet instant, le sens dont il est chargé. […] Et quand je réponds : « Oui, je suis croyant », je lis sur son visage que ma réponse l’a soulagé, qu’elle a dissipé toutes tension et angoisse, qu’elle nous rapproche, rompt les barrières de la couleur de peau, du statut et de l’âge. Les Africains aiment lier des contacts à un niveau supérieur, spirituel. Cette dimension est souvent inexprimable, indéfinissable, mais elle fait partie intégrante de leur mode de pensée.En général il ne s’agit pas d’un Dieu concret, d’un Dieu que l’on pourrait nommer et dont on pourrait décrire l’apparence ou les traits. Il s’agit plutôt d’une foi inébranlable dans l’existence d’un Être supérieur qui crée et domine, imprègne l’homme d’une substance spirituelle l’élevant au-dessus de l’univers des animaux sans conscience et des objets sans vie. » (p. 302)
De manière complémentaire, le respect des ancêtres est une
pratique commune, témoignant entre autres de ce profond attachement à la
communauté, à la famille, au clan, qui caractérise l’individu africain. L’homme
africain est surtout social, et la solitude est ressentie plus cruellement que
partout ailleurs de par ce climat hostile, étouffant, et par les ténèbres
angoissantes qui caractérisent les nuits africaines, obscurité totale
renforçant l’angoisse de la solitude et le besoin de compagnie :
« En Afrique, les chauffeurs évitent de voyager après le coucher du soleil, l’obscurité les inquiète. J’ai observé leur comportement alors que, contraints et forcés, ils roulaient de nuit. Au lieu de regarder devant eux, ils jettent des coups d’œil à droite et à gauche avec nervosité. Les traits de leur visage sont tirés et tendus. Leurs temps se couvrent de gouttes de sueur. Bien que les routes soient défoncées, pleines de trous, d’ornières et de bosses, ils accélèrent, foncent comme des fous pour arriver au plus vite dans un lieu habité, bruyant et éclairé. Quand ils roulent de nuit, ils sont brusquement gagnés par une terrible panique, ils se tortillent, se recroquevillent derrière le volant comme si leur voiture était bombardée. […] Ils ont peur de quelque chose, luttent contre un démon que je ne vois ni ne connais. […] Pendant la journée, l’homme peut s’adapter à son environnement, il peut exister, vivre même tranquillement. La nuit en revanche le rend vulnérable, le livre à l’ennemi, camoufle en son sein des forces qui le guettent. C’est pourquoi la peur, latente, cachée et étouffée pendant la journée dans le cœur de l’homme, se transforme pendant la nuit en une frayeur violente, en un cauchemar qui le harcèle et l’agresse. C’est tellement important d’être alors en groupe ! La présence des autres soulage, calme les nerfs, fait baisser la tension. » (p. 211-212)
Il est parfois amusant de voir à quel point les échanges
incessants entre membres d’une communauté imprègnent profondément les relations sociales, ainsi que la culture du « don » pour reprendre l’expression de
Marcel Mauss.
« Commence alors le rituel des visites et des salutations matinales. Tout le monde rend visite à tout le monde. Cela se passe dans la cour, personne n’entre dans les habitations. Les cases ne servent en effet qu’à dormir. Après la prière, Thiam commence sa tournée par les voisins les plus proches. Au début, on échange des questions et réponses : « Comment as-tu dormi ? – Bien. – Et ta femme ? – Bien aussi. – Et les enfants ? – Bien. – Et les cousins ? – Bien. – Et ton invité ? – Bien. As-tu fait de beaux rêves ? – Oui… »Cela dure très longtemps. Je dirais même que la longueur des questions et le détail des amabilités est proportionnel au respect que l’on porte à son interlocuteur. À cette heure de la journée, il n’y a pas moyen de traverser tranquillement le village. Cet interminable échange de questions et de salutations est incontournable. Il se pratique de surcroît en tête à tête, il est impossible de saluer en bloc, ce serait discourtois. […] A l’occasion de cette ronde, on s’aperçoit que dans la tradition et l’imaginaire des habitants du village, la notion d’espace divisé, différencié, segmenté n’existe pas. Dans le village, il n’y a pas une clôture, pas une palissade, pas un barbelé, pas un enclos, pas un grillage, pas un fossé, pas une borne. L’espace est un, commun, ouvert, transparent même : aucun rideau n’est accroché, aucune barrière, aucun obstacle, aucun mur ne sont érigés. » (p. 248-249)
« Mais l’attitude des Africains s’explique aussi par une mentalité, des attentes fondamentalement différentes.La culture africaine est une culture de l’échange. Si on me donne quelque chose, je dois le rendre. C’est un devoir, engageant ma fierté, mon honneur, ma qualité d’homme. C’est dans l’échange que les relations humaines prennent leur forme la plus noble. […] Un cadeau non acquitté de son obligation, ternit sa conscience, peut même entraîner un malheur, une maladie, la mort. C’est pourquoi le cadeau est un signal, un appel à un geste de retour, à un rétablissement rapide de l’équilibre. J’ai reçu quelque chose ? Je rends ! » (p. 318-319)
Néanmoins, Kapuściński ne tombe pas dans le piège d’une
idéalisation sans conditions de l’Autre, à l’instar de Diderot. Leurs
caractéristiques et qualités, si différentes des Occidentaux, ne sont pas dépourvues
de superstitions, tels les sorciers malfaisants responsables de tous les maux,
niant toute notion de responsabilité individuelle, ou l’impossibilité dans
laquelle ils sont de toute remise en question, contrairement aux Européens :
« Contrairement aux autres civilisations, la force de l’Europe, de sa culture, réside notamment dans sa capacité de critiquer, et surtout de s’autocritiquer, dans son art d’analyser et de rechercher, dans ses investigations constantes, son inquiétude. L’esprit européen est conscient de ses limites, il accepte son imperfection, il est sceptique, il doute, il se pose des questions. Dans les autres cultures, cet esprit critique n’existe pas. Pire, les autres cultures ont tendance à manifester de l’orgueil, à considérer tout ce qui leur est propre comme parfait. […] Les responsables de tous les maux, ce sont exclusivement les autres, les forces extérieures – les complots, les agents, la domination étrangère sous diverses formes. Elles considèrent tout jugement critique comme une attaque, comme une discrimination, comme du racisme. Les représentants de ces cultures tiennent la critique pour une offense personnelle, une tentative préméditée de les humilier, voire pour une forme de cruauté. […] Or cela les rend incapables, culturellement, structurellement et durablement de progresser, incapables de créer en eux une volonté profonde de changement et de développement. » (p. 262)
Kapuściński
possède la qualité la plus importante de l’écrivain, en dehors du talent d’écriture :
son intérêt pour les gens, une curiosité incessante à leur égard, cette
profonde volonté d’empathie, d’observer et de comprendre l’autre. Il saisit
toutes les occasions qui se présentent à lui pour pénétrer dans les villages
les plus reculés, observer les coutumes, interroger leurs habitants. Grâce
à ce livre inestimable, nous avons un aperçu et une meilleure compréhension,
bien que ténus, de la vie des hommes d’Afrique, de ce qu’est leur vie
quotidienne, leur lutte continuelle pour survivre, leurs façons de vivre et de
se représenter le monde. Nous avons une expérience de l’Afrique et de
ses habitants bien meilleure que si nous nous y étions rendus sur place, avec
les innombrables inconvénients, désagréments, qu’un voyage limité nous
offrirait. Ébène nous rappelle le
pouvoir irremplaçable de la littérature, de la nécessité de lire pour mieux
comprendre l’Autre, de la nécessité de lire ces auteurs qui ont couché sur
papier leurs observations, leur expérience de la vie, et qu’ils
ne peuvent nous faire réellement partager qu’à travers la littérature.