« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 28 janvier 2019

Ébène, de Ryszard Kapuściński


Ce livre, difficile à catégoriser (mêlant autobiographie, essai, histoire et prose poétique), est un de ces livres marquants car il remplit une des fonctions essentielles de la littérature : la connaissance, plus intime, plus profonde, de l’Autre. Cet Autre, c’est l’Africain, ou plutôt les hommes vivant en Afrique, tant il serait erroné de réduire les hommes vivant sur ce continent à un archétype certes commode mais superficiel. Si nous nous contentions de ce que nous voyons dans les reportages ou documentaires télévisés, ou de ce que l’on a appris à l’école en histoire, l’image que nous nous ferions de l’Afrique serait superficielle, réductrice. Si nous nous contentions d’un bref séjour vacancier en Afrique, le temps de faire un safari, de visiter les centres-villes riches, cosmopolites, il est également probable que nous n’ayons guère réellement touché du doigt la « réalité » de l’Afrique, à l’image de ce couple d’Écossais que Kapuściński rencontre au cours du livre et avec qui il partage le compartiment de son train :
« Pourquoi de Casablanca à Niamey ? Ils ne savent pas. Ils en ont tout simplement décidé ainsi. Le fait d’être ensemble a l’air de leur suffire. Qu’ont-ils vu à Casablanca ? Rien. Et à Dakar ? Rien non plus. Les visites ne les intéressent pas. Ce qu’ils veulent, c’est voyager, toujours et encore. » (p. 311)

Lorsque le journaliste polonais leur demande de sortir et visiter les villages, ces Écossais refusent, et l’auteur les comprend malgré tout :
«  Très vite des curieux venus du village s’attroupent. Je propose aux Écossais de sortir pour visiter les lieux et faire un brin de causette. Ils refusent catégoriquement. Ils ne veulent rencontrer personne ni discuter avec qui que ce soit. Ils prendraient même leurs jambes à leur cou s’ils le pouvaient. Cette réaction s’explique par leur brève mais malheureuse expérience. Ils sont convaincus que dès qu’ils engageront la conversation, leur interlocuteur leur demandera quelque chose. […] Cet interlocuteur a toujours des parents malades, des enfants en bas âge à nourrir, lui-même n’a pas mangé depuis des jours. Ces doléances et plaintes se sont tellement répétées que, désemparés, découragés et déçus, ils ont décidé ne plus lier un seul contact, de ne plus entamer une seule conversation. Et depuis ils se tiennent à cette attitude.
J’explique aux Écossais que les Africains sont souvent persuadés que le Blanc est un nanti […]. Si sur leur route surgit un Blanc, c’est comme si une poule avait pondu un œuf en or. Ils doivent saisir l’occasion, ils ne peuvent pas la laisser échapper. D’autant plus  que la plupart d’entre eux effectivement n’ont rien, ont besoin de tout, veulent tout. » (p. 317-318)

        Malgré tout, et bien que dans notre vie privée, il n’est guère probable que nous ayons l’occasion, comme l’auteur, de passer plusieurs décennies en Afrique, il semble que nous parvenions cependant, bien que de manière infime, à approcher une meilleure compréhension de l’Afrique, de la diversité innombrable de ses peuples, de ses clans, au sortir de la lecture de ce livre qu’on devrait classer parmi les « indispensables » tant il contribue, à sa modeste échelle, à nous ouvrir les yeux sur les coutumes, les croyances, les mentalités, d’une bonne partie de la population de ce continent riche de plus d’un milliard d’habitants. Ce qui est fascinant d’abord avec ce livre, c’est la multitude des pays, mais surtout des populations, qui sont abordés, parmi lesquels Kapuściński nous invite à mieux comprendre/découvrir les mœurs. Nous passons du Ghana, puis nous rendons au Guinée, au Tanganyika et Zanzibar (qui ont donné la future Tanzanie), en Ouganda, au Kenya, en Éthiopie, au Soudan, au Rwanda, au Congo, en Somalie, au Sénégal, au Liberia, au Mali, Nigeria, en Érythrée… Pour le lecteur, ces noms de pays ne sont que des territoires délimités sur une carte. Grâce à Kapuściński, nous allons, pour la plupart, entrer dans l’histoire particulière de ces pays, comprendre les traumatismes qu’ils ont traversés, les conflits (irréconciliables ?) qui les déchirent, en particulier dans les histoires terrifiantes du Rwanda, du Soudan et du Liberia, pour ne citer que celles qui m’ont le plus marqué.


       Mais tout d’abord, malgré leur infinie diversité, la population de l’Afrique partage quelques points communs. Très tôt dans le livre, nous partageons l’expérience insolite du temps qu'ils ont :
« L’Européen et l’Africain ont une conception du temps différente, ils le perçoivent autrement, ont un rapport particulier avec lui.
Pour les Européens, le temps vit en dehors de l’homme, il existe objectivement, comme s’il était extérieur à lui, il a des propriétés mesurables et linéaires. […] L’Européen se sent au service du temps, il dépend de lui, il en est le sujet. […] Il doit observer des délais, des dates, des jours et des heures.
Les Africains perçoivent le temps autrement. Pour eux le temps est une catégorie beaucoup plus lâche, ouverte, élastique, subjective. C’est l’homme qui influe sur la formation du temps, sur son cours et son rythme. […] Le temps est même une chose que l’homme peut créer, car l’existence du temps s’exprime entre autres à travers un événement. Or c’est l’homme qui décide si l’événement aura lieu ou non. […] Le temps est le résultat de notre action, et il disparaît quand nous n’entreprenons pas ou abandonnons une action. […]
C’est pourquoi l’Africain qui prend place dans l’autocar ne pose aucune question sur l’heure du départ. Il entre, s’installe à une place libre et sombre aussitôt dans l’état où il passe la majeure partie de son existence : la torpeur.
« Ces gens ont une capacité d’attendre absolument fantastique ! » m’a dit un jour un Anglais qui vivait ici depuis des années. Capacité, endurance, ou bien s’agit-il d’autre chose ? » (p. 23 à 25)


        Ce qui les relie d’abord et avant tout, c’est l’expérience commune de la chaleur, véritablement écrasante, étouffante, dont il est difficile de se faire une idée dans les régions tempérées où nous vivons. Kapuściński d’ailleurs a décidé d’ouvrir son livre sur ce dénominateur commun symbolique :
« Premier choc : la lumière. De la lumière partout. Intense, vive. Du soleil partout. […] L’avion nous arrache violemment de la neige et du gel pour nous plonger le jour même dans le gouffre des flammes tropicales. Nous avons à peine le temps de nous retourner que nous nous retrouvons au cœur d’un brasier humide. Dès notre arrivée, nous sommes en nage. […] l’homme blanc est comme une pièce rapportée, bizarre et discordante. Pâle, faible, la chemise trempée de sueur, les cheveux collés, sans cesse tourmenté par la soif, par un sentiment d’impuissance, par le spleen. Il a constamment peur : des moustiques, des amibes, des scorpions, des serpents. Tout ce qui bouge l’effraie, le terrorise, le panique.
Avec leur force, leur charme et leur endurance les gens du pays se déplacent naturellement, librement, à une cadence fixée par le climat et la tradition, à un rythme régulier, un peu ralenti, nonchalant – puisque de toute façon on n’a pas tout ce qu’on veut dans la vie et qu’il faut en laisser pour tout le monde ! » (p. 9 à 11)

Ce thème reviendra de manière récurrente tout au long du livre, et plus globalement sur l'hostilité du climat, l’ennemi premier des habitants d’Afrique :
« L’Africain se sent en permanence menacé. Sur ce continent, la nature prend des formes tellement monstrueuses et agressives, elle se couvre de masques tellement vengeurs et angoissants, elle tend à l’homme des pièges et des embuscades si perfides que l’Africain vit en permanence dans l’incertitude du lendemain, dans la peur et l’anxiété. Ici tout se manifeste sous une forme amplifiée, déchaînée, exagérée, hystérique. […] S’il y a une sécheresse, elle est si cruelle qu’elle ne laisse pas la moindre goutte d’eau et décime tout le monde. Entre la nature et l’homme, il n’y a pas d’intermédiaire pour adoucir les choses, pas de compromis, pas de gradation. C’est une lute, une bataille, un combat permanents, acharnés, impitoyables. L’Africain est un homme qui, de la naissance à la mort, se trouve confronté à une nature particulièrement malveillante, et le seul fait d’exister, de rester en vie, est sa plus grande victoire. » (p. 365)

      La quête d’ombre, de fraîcheur, l’arrêt soudain de toute activité lorsque la chaleur est insupportable, la soif et la quête perpétuelle de l’eau (et de la nourriture), met à nu, réduit à l’état le plus élémentaire la vie de l’être humain. Kapuściński assiste au désœuvrement de populations pauvres, pour la majorité sans travail fixe, n’ayant rien à faire souvent de toute la journée. La pauvreté, l’extrême dénuement, est le lot commun de ces populations, donnant une certaine monotonie dans la description, vite limitée, de l’intérieur des cases, ou des villages, se ressemblant tous plus ou moins.
        Néanmoins, l’intérêt de l’Afrique ne réside pas dans la description pittoresque des villages ou des habitants continuellement pauvres, affamés. Leur sort n’est guère enviable, de par l’environnement hostile et les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles ils vivent. Ce qui fascine Kapuściński, et nous avec, ce sont les mœurs, les coutumes, les représentations mentales que possèdent ces individus.
La relation au sacré, au spirituel, est sans doute le fait le plus marquant. Au moment où nos sociétés occidentales ont perdu ce sens du sacré (avec les conséquences qui vont avec), cette relation demeure pour l’essentiel intacte parmi ces populations :
« Évêché de Bertoua ! » Ces mots produisent un effet immédiat et magique. En Afrique, tout ce qui est lié à la religion, au surnaturel, au rite et à l’esprit, tout ce qui est invisible ou impalpable mais néanmoins plus réel que la matière, suscite spontanément une réaction de considération, de gravité, de respect et même de peur. […] C’est une attitude face à l’origine et l’essence de la vie. « Croyez-vous en Dieu, monsieur ? » Je m’attends toujours à cette question, je sais qu’elle va tomber, on me l’a posée tant de fois. Et je sais que celui qui me la pose guette ma réponse en me fixant, en suivant le moindre frémissement de mon visage. Je mesure l’importance de cet instant, le sens dont il est chargé. […] Et quand je réponds : « Oui, je suis croyant », je lis sur son visage que ma réponse l’a soulagé, qu’elle a dissipé toutes tension et angoisse, qu’elle nous rapproche, rompt les barrières de la couleur de peau, du statut et de l’âge. Les Africains aiment lier des contacts à un niveau supérieur, spirituel. Cette dimension est souvent inexprimable, indéfinissable, mais elle fait partie intégrante de leur mode de pensée.
En général il ne s’agit pas d’un Dieu concret, d’un Dieu que l’on pourrait nommer et dont on pourrait décrire l’apparence ou les traits. Il s’agit plutôt d’une foi inébranlable dans l’existence d’un Être supérieur qui crée et domine, imprègne l’homme d’une substance spirituelle l’élevant au-dessus de l’univers des animaux sans conscience et des objets sans vie. » (p. 302)

         De manière complémentaire, le respect des ancêtres est une pratique commune, témoignant entre autres de ce profond attachement à la communauté, à la famille, au clan, qui caractérise l’individu africain. L’homme africain est surtout social, et la solitude est ressentie plus cruellement que partout ailleurs de par ce climat hostile, étouffant, et par les ténèbres angoissantes qui caractérisent les nuits africaines, obscurité totale renforçant l’angoisse de la solitude et le besoin de compagnie :
« En Afrique, les chauffeurs évitent de voyager après le coucher du soleil, l’obscurité les inquiète. J’ai observé leur comportement alors que, contraints et forcés, ils roulaient de nuit. Au lieu de regarder devant eux, ils jettent des coups d’œil à droite et à gauche avec nervosité. Les traits de leur visage sont tirés et tendus. Leurs temps se couvrent de gouttes de sueur. Bien que les routes soient défoncées, pleines de trous, d’ornières et de bosses, ils accélèrent, foncent comme des fous pour arriver au plus vite dans un lieu habité, bruyant et éclairé. Quand ils roulent de nuit, ils sont brusquement gagnés par une terrible panique, ils se tortillent, se recroquevillent derrière le volant comme si leur voiture était bombardée. […] Ils ont peur de quelque chose, luttent contre un démon que je ne vois ni ne connais. […] Pendant la journée, l’homme peut s’adapter à son environnement, il peut exister, vivre même tranquillement. La nuit en revanche le rend vulnérable, le livre à l’ennemi, camoufle en son sein des forces qui le guettent. C’est pourquoi la peur, latente, cachée et étouffée pendant la journée dans le cœur de l’homme, se transforme pendant la nuit en une frayeur violente, en un cauchemar qui le harcèle et l’agresse. C’est tellement important d’être alors en groupe ! La présence des autres soulage, calme les nerfs, fait baisser la tension. » (p. 211-212)

       Il est parfois amusant de voir à quel point les échanges incessants entre membres d’une communauté imprègnent profondément les relations sociales, ainsi que la culture du « don » pour reprendre l’expression de Marcel Mauss.
« Commence alors le rituel des visites et des salutations matinales. Tout le monde rend visite à tout le monde. Cela se passe dans la cour, personne n’entre dans les habitations. Les cases ne servent en effet qu’à dormir. Après la prière, Thiam commence sa tournée par les voisins les plus proches. Au début, on échange des questions et réponses : « Comment as-tu dormi ? – Bien. – Et ta femme ? – Bien aussi. – Et les enfants ? – Bien. – Et les cousins ? – Bien. – Et ton invité ? – Bien. As-tu fait de beaux rêves ? – Oui… »
Cela dure très longtemps. Je dirais même que la longueur des questions et le détail des amabilités est proportionnel au respect que l’on porte à son interlocuteur. À cette heure de la journée, il n’y a pas moyen de traverser tranquillement le village. Cet interminable échange de questions et de salutations est incontournable. Il se pratique de surcroît en tête à tête, il est impossible de saluer en bloc, ce serait discourtois. […] A l’occasion de cette ronde, on s’aperçoit que dans la tradition et l’imaginaire des habitants du village, la notion d’espace divisé, différencié, segmenté n’existe pas. Dans le village, il n’y a pas une clôture, pas une palissade, pas un barbelé, pas un enclos, pas un grillage, pas un fossé, pas une borne. L’espace est un, commun, ouvert, transparent même : aucun rideau n’est accroché, aucune barrière, aucun obstacle, aucun mur ne sont érigés. » (p. 248-249)
« Mais l’attitude des Africains s’explique aussi par une mentalité, des attentes fondamentalement différentes.
La culture africaine est une culture de l’échange. Si on me donne quelque chose, je dois le rendre. C’est un devoir, engageant ma fierté, mon honneur, ma qualité d’homme. C’est dans l’échange que les relations humaines prennent leur forme la plus noble. […] Un cadeau non acquitté de son obligation, ternit sa conscience, peut même entraîner un malheur, une maladie, la mort. C’est pourquoi le cadeau est un signal, un appel à un geste de retour, à un rétablissement rapide de l’équilibre. J’ai reçu quelque chose ? Je rends ! » (p. 318-319)

       Néanmoins, Kapuściński ne tombe pas dans le piège d’une idéalisation sans conditions de l’Autre, à l’instar de Diderot. Leurs caractéristiques et qualités, si différentes des Occidentaux, ne sont pas dépourvues de superstitions, tels les sorciers malfaisants responsables de tous les maux, niant toute notion de responsabilité individuelle, ou l’impossibilité dans laquelle ils sont de toute remise en question, contrairement aux Européens :
« Contrairement aux autres civilisations, la force de l’Europe, de sa culture, réside notamment dans sa capacité de critiquer, et surtout de s’autocritiquer, dans son art d’analyser et de rechercher, dans ses investigations constantes, son inquiétude. L’esprit européen est conscient de ses limites, il accepte son imperfection, il est sceptique, il doute, il se pose des questions. Dans les autres cultures, cet esprit critique n’existe pas. Pire, les autres cultures ont tendance à manifester de l’orgueil, à considérer tout ce qui leur est propre comme parfait. […] Les responsables de tous les maux, ce sont exclusivement les autres, les forces extérieures – les complots, les agents, la domination étrangère sous diverses formes. Elles considèrent tout jugement critique comme une attaque, comme une discrimination, comme du racisme. Les représentants de ces cultures tiennent la critique pour une offense personnelle, une tentative préméditée de les humilier, voire pour une forme de cruauté. […] Or cela les rend incapables, culturellement, structurellement et durablement de progresser, incapables de créer en eux une volonté profonde de changement et de développement. » (p. 262)

           Kapuściński possède la qualité la plus importante de l’écrivain, en dehors du talent d’écriture : son intérêt pour les gens, une curiosité incessante à leur égard, cette profonde volonté d’empathie, d’observer et de comprendre l’autre. Il saisit toutes les occasions qui se présentent à lui pour pénétrer dans les villages les plus reculés, observer les coutumes, interroger leurs habitants. Grâce à ce livre inestimable, nous avons un aperçu et une meilleure compréhension, bien que ténus, de la vie des hommes d’Afrique, de ce qu’est leur vie quotidienne, leur lutte continuelle pour survivre, leurs façons de vivre et de se représenter le monde. Nous avons une expérience de l’Afrique et de ses habitants bien meilleure que si nous nous y étions rendus sur place, avec les innombrables inconvénients, désagréments, qu’un voyage limité nous offrirait. Ébène nous rappelle le pouvoir irremplaçable de la littérature, de la nécessité de lire pour mieux comprendre l’Autre, de la nécessité de lire ces auteurs qui ont couché sur papier leurs observations, leur expérience de la vie, et qu’ils ne peuvent nous faire réellement partager qu’à travers la littérature.

dimanche 6 janvier 2019

Nostromo, de Joseph Conrad

Les références de page renvoient à l'édition de la Pléiade, dans Œuvres II. La traduction est de Paul Le Moal (reprise aussi en Folio), et s'étend des pages 561 à 1040.

           Nostromo fait partie de ces livres dont la lecture se « mérite » pourrait-on dire, car comme je l’ai déjà dit dans mon bilan de l’année 2018, l’immersion est difficile et en découragera sans doute beaucoup parmi ceux qui n’en seraient pas avertis. Le premier chapitre du roman est entièrement descriptif, Conrad peignant la position géographique singulière de la ville fictive de Sulaco (dans le tout aussi fictif pays de Costaguana), remarquablement isolée du reste du pays. L’entrée du port de Sulaco y est difficile, en raison « des calmes qui [y] régnaient », du « silence solennel » qui s’y perpétue ; la ville est isolée de plus par des « murailles de majestueuses montagnes tendues d’une draperie funéraire de nuages » (p. 561). On y apprend aussi, au cours de ce chapitre d'ouverture, une légende dans laquelle deux aventuriers, accompagnés d’un mozo (sorte de valet domestique), ont mystérieusement disparu dans les massifs montagneux dans leur quête d’or. Enfin pour finir, Conrad nous fait part de la particularité du golfe, plongé dans une « obscurité impénétrable » la nuit en raison des masses de nuages (p. 564), et décrit les trois petites îles en face du port de Sulaco, les « Isabelles » et Hermosa.
En relisant ce premier chapitre après achèvement du roman, nous nous rendons compte bien sûr que bien qu’il soit fastidieux à lire pour le nouveau lecteur, ce chapitre pose déjà les lieux qui joueront un rôle crucial dans le roman. La description en particulier du golfe, calme, silencieux, et plongé dans une obscurité complète la nuit venue, sera le lieu de l’événement central du roman.

         Deuxième écueil également du roman, c’est la très lente mise en route de l’intrigue. Cet élément est moins gênant car bien que Conrad ne fasse guère avancer l’intrigue jusque quasiment la moitié du roman (!), cela est largement compensé par une description très minutieuse des personnages, de leurs motivations (plus ou moins conscientes), de leur passé, de leur caractère. Ce sont pour ma part des passages qui, loin de m’ennuyer, m’ont captivé, et qui ne sont pas sans rappeler les longs développements (dans un style bien sûr très différent) dont George Eliot est elle aussi friande dans son œuvre romanesque. La première qualité de Conrad dans ce roman (et son œuvre romanesque en général) est je pense le remarquable travail de caractérisation qu’il effectue sur ses personnages. Avec l’expérience, je me suis rendu compte qu’un grand roman est d’abord un livre où les personnages sont bien différenciés les uns par rapport aux autres, dotés d’une personnalité unique (et non un stéréotype que l’on retrouverait çà et là), argument qu’avance notamment Borges dans sa nouvelle « L’Autre » (dans le recueil Le Livre de sable) où l’auteur argentin évoque la capacité de Conrad à bien distinguer ses personnages comme sa qualité première.

         Parmi les premiers personnages qui nous sont présentés dès le début, il y a le capitaine Mitchell, dont la personnalité sera approfondie plus loin dans le roman, mais que l’épithète « notre excellent señor Mitchell » dévalorise ironiquement, procédé auquel Conrad est coutumier et qu’il reprendra tout au long du roman, et de manière encore plus marquée dans son roman à venir, L’Agent secret. Le premier personnage présenté en profondeur est celui de Giorgio Viola, tenancier d’un hôtel et ancien soldat au service de Garibaldi, figure héroïque italienne ayant œuvré pour l’unité italienne à l’époque du Risorgimiento. Personnage âgé, marqué par la révolution italienne et les trahisons dont a été victime son héros, Giorgio incarne par excellence le héros conradien « romantique », s’étant battu toute sa vie pour ses idéaux sans être parvenu à le concrétiser, « plein de dédain pour la populace, comme il arrive souvent chez les républicains intransigeants », pour qui « La Liberté et Garibaldi étaient ses dieux » (p. 572) : ainsi, il voit avec mépris les diverses révolutions qui ont agité le Costaguana, n’y voyant qu’une « révolte de vauriens et de leperos qui ne connaissaient pas le sens du mot « liberté » (p. 576), et se battant essentiellement pour l'appropriation des richesses du pays.

     La figure de Nostromo, le personnage-éponyme, est elle largement elliptique : nous n’en apprenons que des bribes incomplètes, et par bouts disséminés dans le roman. Conrad use souvent de ce procédé pour renforcer la part de mystère et la marge d’interprétation du lecteur, et son passé nous est dévoilé surtout par la bouche du capitaine Mitchell (p. 569), qui est le principal narrateur du roman lorsque ce dernier abandonne la narration omnisciente, narrateur cependant peu fiable par sa capacité limitée d’observation et de pénétration. Nous ne saurons pas grand-chose du passé de Nostromo, volontairement laissé à l’ombre par l’auteur, si ce n’est qu’il fut maître d’équipage sur un navire italien, avant de se mettre au service du capitaine Mitchell en tant que Capataz de cargadores (en d’autres termes, contremaître des chargeurs au port), fonction peu prestigieuse. Nostromo semble un homme quelque peu naïf dans ses rapports avec ses supérieurs, se mettant au service des colonisateurs et accomplissant pour eux des actions parfois périlleuses qui lui apportent peu financièrement mais lui gagnent en revanche l’admiration de la population, se forgeant une réputation d’« incorruptible ». Il semble tirer vanité de cette réputation qu’il s’est soigneusement forgée, y voyant un moyen d’atteindre l’immortalité par les récits qui lui survivront dans la mémoire collective après sa mort. C’est ainsi que lorsque le Costaguana connut une énième révolution menaçant d'atteindre Sulaco, au cours de laquelle le régime pro-colonial en place risque d’être renversé, Nostromo se voit chargé d’évacuer l’argent des mines de la compagnie Gould, avec l’anarchiste Martin Decoud, pour éviter qu’il ne tombât aux mains des révolutionnaires, dont celles en particulier de l’avide et cruel Sotillo, prêt à commettre les pires atrocités pour en prendre possession. Expédition périlleuse consistant à naviguer sur le golfe calme et silencieux de Sulaco, de surcroît en pleine nuit et donc dans la plus complète obscurité, et que Nostromo voit surtout comme une aventure, la plus dangereuse qu'il eût à vivre. Les conditions extrêmes dans lesquelles cette expédition a lieu vont, à des degrés divers, ébranler les deux hommes :
« Une grande recrudescence d’obscurité étreignit le bateau. Dans le golfe, la mer était aussi noire que les nuages au-dessus d’eux. Nostromo, après avoir frotté une ou deux allumettes pour jeter un coup d’œil à la boussole qu’il avait avec lui dans la gabare, gouverna d’après la caresse du vent sur sa joue.
   C’était pour Decoud une expérience nouvelle que ces grandes surfaces d’eau mystérieuses et étonnamment calmes, comme si leur agitation avait été écrasée sous le poids de cette épaisse obscurité. […] L’important pour réussir était maintenant de s’écarter de la côte et de gagner le milieu du golfe avant l’aube. Les Isabelles étaient quelque part à proximité. « Sur votre gauche quand vous regardez vers l’avant, senor », dit soudain Nostromo. Quand sa voix se tut, le calme colossal, sans lumière et sans bruit, sembla agir sur les sens de Decoud comme un puissant narcotique. Il lui arrivait même par moments de ne pas savoir s’il était éveillé ou s’il dormait. Comme un homme perdu dans le sommeil, il n’entendait rien, il ne voyait rien. Même sa main, quand il la tenait devant son visage, n’existait pas pour ses yeux. Le changement était si complet après l’agitation, les dangers et les passions, les spectacles et les bruits de la terre, qu’il aurait ressemblé à la mort, n’eût été la persistance des pensées de Decoud. Elles flottaient, vives et légères dans cet avant-goût de la paix éternelle, comme peut-être, dans un autre monde, des rêves limpides et éthérés de choses ici-bas viennent hanter les âmes que la mort a libérées de notre climat brumeux de regrets et d’espoirs. Decoud se secoua, frissonna légèrement, malgré la tiédeur de l’air qui passait à côté de lui. Il eut la sensation fort étrange que son âme venait de regagner son corps après un tour dans cette obscurité ambiante où la terre, la mer et le ciel, les montagnes et les roches avaient l’air de n’avoir jamais existé. » (p. 781-782)

          Cette expérience marquera fortement les deux protagonistes, et les conduira au sort tragique qui les attend par la suite. Le trésor étant considéré comme perdu, et Nostromo, étant le seul à savoir qu’il ne l’est pas, sera consumé progressivement par cet argent qu’il a à sa disposition mais que par prudence, il ne peut se saisir d’un seul coup.
« Il y a dans un trésor quelque chose qui s’attache à l’esprit d’un homme. Il prie et blasphème et persévère cependant ; il maudit le jour où il en a entendu parler pour la première fois, et laisse arriver sa dernière heure sans s’en apercevoir, croyant toujours qu’il ne l’a manqué que d’un cheveu. Il le voit chaque fois qu’il ferme les yeux. Il ne l’oublie qu’à sa mort – et même alors – docteur, avez-vous jamais entendu parler des misérables gringos de l’Azuera, qui ne peuvent pas mourir ? Ah ! ah ! Ce sont des marins comme moi. On ne peut pas échapper à un trésor une fois qu’il s’est attaché à votre esprit. » (p. 950)
« Nostromo s’était enrichi très lentement. C’était un effet de sa prudence. Même lorsqu’il perdait l’équilibre, il savait se maîtriser. Et devenir en toute connaissance de cause l’esclave d’un trésor est un événement rare, propre à jeter le trouble dans l’esprit. […] Il n’osait pas rester trop longtemps au port. Sitôt son caboteur déchargé, il partait pour un autre voyage, car il avait peur d’éveiller les soupçons par une seule journée de retard. […] Sa peur le faisait autant souffrir que sa prudence. Faire les choses furtivement l’humiliait. Et ce qui le faisait le plus souffrir était d’avoir l’esprit obsédé par le trésor. » (p. 1003)

       Promettant à la blonde Giselle qu’il l’enlèvera dès qu’il aura terminé d’extirper le trésor, cette dernière finit par l'implorer, devant le temps que cela lui prendrait, d’y renoncer :
«  Renonce au palais, Giovanni, et à la vigne sur les collines qui font mourir de faim notre amour. » (p. 1023)

       L’intérêt principal du roman repose sur la mutation qui s’opère chez Nostromo, passant du rôle de chevalier quelque peu insouciant et vantard, à celui d’un homme qui se laisse consumer par la perspective d’un argent qu’il avait renié, dénigré jusque là.
Mais le roman est évidemment bien plus que cela. Tous les personnages sont remarquablement caractérisés, malgré des similitudes : ainsi le vieux Giorgio et Emilia Gould sont à leur manière des idéalistes, bien que la dernière, à la fin, se rende compte de la distance qui la sépare de son mari et de l’inutilité de ses efforts et espoirs à rendre meilleure la société dans laquelle elle évolue. Le docteur Monygham et Martin Decoud sont tous deux des désenchantés, qui ne croient plus en rien, ayant constaté l’inanité de toute croyance : tous deux se raccrochent à une femme, qui atténue leur penchant nihiliste, mais le premier se distingue du second par l’expérience traumatique qu’il a vécue, et le second va jusqu’à mettre au point le plan de contre-révolution auquel il ne croit guère, par amour pour Antonia. Charles Gould, l’exploitant de la mine, est mû par des intérêts moins capitalistes que par orgueil familial, voulant remporter une victoire « moral[e] » (p. 615) par revanche sur la mine qui a causé la mort prématurée de son père.

       Sur le plan politique, la vision de Conrad est profondément pessimiste : que ce soit l’ineptie des notabilités (Don Juste Lopez, p. 870), l’opportunisme éhonté de certains politiciens (les députés Gamacho et Fuentes se ralliant à Montero, l’initiateur de la révolution), les motifs supposés de la révolution (la populace, déçue dans ses espoirs de pillage, prit position dans les rues étroites aux cris de « Viva la libertad ! A bas la féodalité ! (p. 751) ou du pouvoir colonial en place (« honnêteté, paix et progrès », p.858). Le roman se termine ainsi par une tonalité très désenchantée, à travers les pensées d’Emilia :
« Mme Gould se renversa dans son fauteuil, à l’ombre des grands arbres plantés en cercle. Elle se renversa, les yeux clos, ses blanches mains immobiles sur les bras du fauteuil. La lumière tamisée qui régnait sous l’épais feuillage faisait ressortir la beauté juvénile de son visage et rendait lumineux le tissu clair et léger et les dentelles blanches de sa robe. Petite et délicate, elle semblait irradier sa propre lumière dans l’ombre épaisse des rameaux entrelacés et avait l’air d’une bonne fée, lasse de sa longue carrière de bienfaitrice, atteinte par la desséchante prémonition de l’inutilité de ses efforts, de l’impuissance de sa magie. Si quelqu’un lui avait demandé à quoi elle pensait, seule dans le jardin de la casa, alors que son mari était à la mine et que la maison était fermée sur la rue comme une demeure déserte, sa franchise l’aurait obligée à éluder la question. Il lui était venu à l’esprit que la vie, pour être vaste et pleine, devait, à chaque moment du présent, contenir le souci du passé et de l’avenir. Notre tâche quotidienne doit être accomplie pour la gloire des morts et pour le bien de ceux qui viendront après nous. Elle eut cette pensée, et elle soupira sans ouvrir les yeux, sans faire le moindre mouvement. Le visage de Mme Gould, l’espace d’une seconde, devint rigide, se figea, comme pour faire face sans broncher à une grande vague de solitude qui la submergeait. Et il lui vint aussi à l’esprit que personne ne lui demanderait jamais avec sollicitude à quoi elle pensait. Personne. Personne sauf peut-être l’homme qui vient de partir. Non, personne à qui elle pourrait répondre avec l’insouciante sincérité née d’une confiance idéale et parfaite. Le mot « incorrigibles », récemment prononcé par le docteur Monygham, vint planer sur son immobilité triste et silencieuse. Incorrigible dans son dévouement à la grande mine d’argent ! Tel était le señor administrador ! Incorrigible par sa manière inflexible et résolue de servir les intérêts matériels dans lesquels il avait mis l’espoir de voir triompher l’ordre et la justice. Le pauvre petit ! […] Une immense détresse, l’effroi devant la suite de sa propre vie s’abattit sur la plus grande dame de Sulaco. Dans une vision prophétique elle se vit survivant toute seule à la déchéance de son idéal de jeunesse, idéal de vie, d’amour et de travail – toute seule dans le « trésor du monde ». L’expression profonde, aveugle et douloureuse d’un rêve pénible se figea sur son visage aux yeux clos… (p. 1001-1002)

            Nostromo répond bien à la définition de ce qu’on pourrait appeler un « roman total ». Il est certes difficile de s’y immerger, mais la récompense est au rendez-vous : le lecteur aura l’impression d’avoir lu un roman brassant une galerie impressionnante de personnages remarquablement caractérisés, d’avoir parcouru une multitude de thèmes sociaux, politiques, psychologiques, et d’avoir vécu l’équivalent de plusieurs vies à travers l’expérience de tous ces personnages.