« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

dimanche 6 janvier 2019

Nostromo, de Joseph Conrad

Les références de page renvoient à l'édition de la Pléiade, dans Œuvres II. La traduction est de Paul Le Moal (reprise aussi en Folio), et s'étend des pages 561 à 1040.

           Nostromo fait partie de ces livres dont la lecture se « mérite » pourrait-on dire, car comme je l’ai déjà dit dans mon bilan de l’année 2018, l’immersion est difficile et en découragera sans doute beaucoup parmi ceux qui n’en seraient pas avertis. Le premier chapitre du roman est entièrement descriptif, Conrad peignant la position géographique singulière de la ville fictive de Sulaco (dans le tout aussi fictif pays de Costaguana), remarquablement isolée du reste du pays. L’entrée du port de Sulaco y est difficile, en raison « des calmes qui [y] régnaient », du « silence solennel » qui s’y perpétue ; la ville est isolée de plus par des « murailles de majestueuses montagnes tendues d’une draperie funéraire de nuages » (p. 561). On y apprend aussi, au cours de ce chapitre d'ouverture, une légende dans laquelle deux aventuriers, accompagnés d’un mozo (sorte de valet domestique), ont mystérieusement disparu dans les massifs montagneux dans leur quête d’or. Enfin pour finir, Conrad nous fait part de la particularité du golfe, plongé dans une « obscurité impénétrable » la nuit en raison des masses de nuages (p. 564), et décrit les trois petites îles en face du port de Sulaco, les « Isabelles » et Hermosa.
En relisant ce premier chapitre après achèvement du roman, nous nous rendons compte bien sûr que bien qu’il soit fastidieux à lire pour le nouveau lecteur, ce chapitre pose déjà les lieux qui joueront un rôle crucial dans le roman. La description en particulier du golfe, calme, silencieux, et plongé dans une obscurité complète la nuit venue, sera le lieu de l’événement central du roman.

         Deuxième écueil également du roman, c’est la très lente mise en route de l’intrigue. Cet élément est moins gênant car bien que Conrad ne fasse guère avancer l’intrigue jusque quasiment la moitié du roman (!), cela est largement compensé par une description très minutieuse des personnages, de leurs motivations (plus ou moins conscientes), de leur passé, de leur caractère. Ce sont pour ma part des passages qui, loin de m’ennuyer, m’ont captivé, et qui ne sont pas sans rappeler les longs développements (dans un style bien sûr très différent) dont George Eliot est elle aussi friande dans son œuvre romanesque. La première qualité de Conrad dans ce roman (et son œuvre romanesque en général) est je pense le remarquable travail de caractérisation qu’il effectue sur ses personnages. Avec l’expérience, je me suis rendu compte qu’un grand roman est d’abord un livre où les personnages sont bien différenciés les uns par rapport aux autres, dotés d’une personnalité unique (et non un stéréotype que l’on retrouverait çà et là), argument qu’avance notamment Borges dans sa nouvelle « L’Autre » (dans le recueil Le Livre de sable) où l’auteur argentin évoque la capacité de Conrad à bien distinguer ses personnages comme sa qualité première.

         Parmi les premiers personnages qui nous sont présentés dès le début, il y a le capitaine Mitchell, dont la personnalité sera approfondie plus loin dans le roman, mais que l’épithète « notre excellent señor Mitchell » dévalorise ironiquement, procédé auquel Conrad est coutumier et qu’il reprendra tout au long du roman, et de manière encore plus marquée dans son roman à venir, L’Agent secret. Le premier personnage présenté en profondeur est celui de Giorgio Viola, tenancier d’un hôtel et ancien soldat au service de Garibaldi, figure héroïque italienne ayant œuvré pour l’unité italienne à l’époque du Risorgimiento. Personnage âgé, marqué par la révolution italienne et les trahisons dont a été victime son héros, Giorgio incarne par excellence le héros conradien « romantique », s’étant battu toute sa vie pour ses idéaux sans être parvenu à le concrétiser, « plein de dédain pour la populace, comme il arrive souvent chez les républicains intransigeants », pour qui « La Liberté et Garibaldi étaient ses dieux » (p. 572) : ainsi, il voit avec mépris les diverses révolutions qui ont agité le Costaguana, n’y voyant qu’une « révolte de vauriens et de leperos qui ne connaissaient pas le sens du mot « liberté » (p. 576), et se battant essentiellement pour l'appropriation des richesses du pays.

     La figure de Nostromo, le personnage-éponyme, est elle largement elliptique : nous n’en apprenons que des bribes incomplètes, et par bouts disséminés dans le roman. Conrad use souvent de ce procédé pour renforcer la part de mystère et la marge d’interprétation du lecteur, et son passé nous est dévoilé surtout par la bouche du capitaine Mitchell (p. 569), qui est le principal narrateur du roman lorsque ce dernier abandonne la narration omnisciente, narrateur cependant peu fiable par sa capacité limitée d’observation et de pénétration. Nous ne saurons pas grand-chose du passé de Nostromo, volontairement laissé à l’ombre par l’auteur, si ce n’est qu’il fut maître d’équipage sur un navire italien, avant de se mettre au service du capitaine Mitchell en tant que Capataz de cargadores (en d’autres termes, contremaître des chargeurs au port), fonction peu prestigieuse. Nostromo semble un homme quelque peu naïf dans ses rapports avec ses supérieurs, se mettant au service des colonisateurs et accomplissant pour eux des actions parfois périlleuses qui lui apportent peu financièrement mais lui gagnent en revanche l’admiration de la population, se forgeant une réputation d’« incorruptible ». Il semble tirer vanité de cette réputation qu’il s’est soigneusement forgée, y voyant un moyen d’atteindre l’immortalité par les récits qui lui survivront dans la mémoire collective après sa mort. C’est ainsi que lorsque le Costaguana connut une énième révolution menaçant d'atteindre Sulaco, au cours de laquelle le régime pro-colonial en place risque d’être renversé, Nostromo se voit chargé d’évacuer l’argent des mines de la compagnie Gould, avec l’anarchiste Martin Decoud, pour éviter qu’il ne tombât aux mains des révolutionnaires, dont celles en particulier de l’avide et cruel Sotillo, prêt à commettre les pires atrocités pour en prendre possession. Expédition périlleuse consistant à naviguer sur le golfe calme et silencieux de Sulaco, de surcroît en pleine nuit et donc dans la plus complète obscurité, et que Nostromo voit surtout comme une aventure, la plus dangereuse qu'il eût à vivre. Les conditions extrêmes dans lesquelles cette expédition a lieu vont, à des degrés divers, ébranler les deux hommes :
« Une grande recrudescence d’obscurité étreignit le bateau. Dans le golfe, la mer était aussi noire que les nuages au-dessus d’eux. Nostromo, après avoir frotté une ou deux allumettes pour jeter un coup d’œil à la boussole qu’il avait avec lui dans la gabare, gouverna d’après la caresse du vent sur sa joue.
   C’était pour Decoud une expérience nouvelle que ces grandes surfaces d’eau mystérieuses et étonnamment calmes, comme si leur agitation avait été écrasée sous le poids de cette épaisse obscurité. […] L’important pour réussir était maintenant de s’écarter de la côte et de gagner le milieu du golfe avant l’aube. Les Isabelles étaient quelque part à proximité. « Sur votre gauche quand vous regardez vers l’avant, senor », dit soudain Nostromo. Quand sa voix se tut, le calme colossal, sans lumière et sans bruit, sembla agir sur les sens de Decoud comme un puissant narcotique. Il lui arrivait même par moments de ne pas savoir s’il était éveillé ou s’il dormait. Comme un homme perdu dans le sommeil, il n’entendait rien, il ne voyait rien. Même sa main, quand il la tenait devant son visage, n’existait pas pour ses yeux. Le changement était si complet après l’agitation, les dangers et les passions, les spectacles et les bruits de la terre, qu’il aurait ressemblé à la mort, n’eût été la persistance des pensées de Decoud. Elles flottaient, vives et légères dans cet avant-goût de la paix éternelle, comme peut-être, dans un autre monde, des rêves limpides et éthérés de choses ici-bas viennent hanter les âmes que la mort a libérées de notre climat brumeux de regrets et d’espoirs. Decoud se secoua, frissonna légèrement, malgré la tiédeur de l’air qui passait à côté de lui. Il eut la sensation fort étrange que son âme venait de regagner son corps après un tour dans cette obscurité ambiante où la terre, la mer et le ciel, les montagnes et les roches avaient l’air de n’avoir jamais existé. » (p. 781-782)

          Cette expérience marquera fortement les deux protagonistes, et les conduira au sort tragique qui les attend par la suite. Le trésor étant considéré comme perdu, et Nostromo, étant le seul à savoir qu’il ne l’est pas, sera consumé progressivement par cet argent qu’il a à sa disposition mais que par prudence, il ne peut se saisir d’un seul coup.
« Il y a dans un trésor quelque chose qui s’attache à l’esprit d’un homme. Il prie et blasphème et persévère cependant ; il maudit le jour où il en a entendu parler pour la première fois, et laisse arriver sa dernière heure sans s’en apercevoir, croyant toujours qu’il ne l’a manqué que d’un cheveu. Il le voit chaque fois qu’il ferme les yeux. Il ne l’oublie qu’à sa mort – et même alors – docteur, avez-vous jamais entendu parler des misérables gringos de l’Azuera, qui ne peuvent pas mourir ? Ah ! ah ! Ce sont des marins comme moi. On ne peut pas échapper à un trésor une fois qu’il s’est attaché à votre esprit. » (p. 950)
« Nostromo s’était enrichi très lentement. C’était un effet de sa prudence. Même lorsqu’il perdait l’équilibre, il savait se maîtriser. Et devenir en toute connaissance de cause l’esclave d’un trésor est un événement rare, propre à jeter le trouble dans l’esprit. […] Il n’osait pas rester trop longtemps au port. Sitôt son caboteur déchargé, il partait pour un autre voyage, car il avait peur d’éveiller les soupçons par une seule journée de retard. […] Sa peur le faisait autant souffrir que sa prudence. Faire les choses furtivement l’humiliait. Et ce qui le faisait le plus souffrir était d’avoir l’esprit obsédé par le trésor. » (p. 1003)

       Promettant à la blonde Giselle qu’il l’enlèvera dès qu’il aura terminé d’extirper le trésor, cette dernière finit par l'implorer, devant le temps que cela lui prendrait, d’y renoncer :
«  Renonce au palais, Giovanni, et à la vigne sur les collines qui font mourir de faim notre amour. » (p. 1023)

       L’intérêt principal du roman repose sur la mutation qui s’opère chez Nostromo, passant du rôle de chevalier quelque peu insouciant et vantard, à celui d’un homme qui se laisse consumer par la perspective d’un argent qu’il avait renié, dénigré jusque là.
Mais le roman est évidemment bien plus que cela. Tous les personnages sont remarquablement caractérisés, malgré des similitudes : ainsi le vieux Giorgio et Emilia Gould sont à leur manière des idéalistes, bien que la dernière, à la fin, se rende compte de la distance qui la sépare de son mari et de l’inutilité de ses efforts et espoirs à rendre meilleure la société dans laquelle elle évolue. Le docteur Monygham et Martin Decoud sont tous deux des désenchantés, qui ne croient plus en rien, ayant constaté l’inanité de toute croyance : tous deux se raccrochent à une femme, qui atténue leur penchant nihiliste, mais le premier se distingue du second par l’expérience traumatique qu’il a vécue, et le second va jusqu’à mettre au point le plan de contre-révolution auquel il ne croit guère, par amour pour Antonia. Charles Gould, l’exploitant de la mine, est mû par des intérêts moins capitalistes que par orgueil familial, voulant remporter une victoire « moral[e] » (p. 615) par revanche sur la mine qui a causé la mort prématurée de son père.

       Sur le plan politique, la vision de Conrad est profondément pessimiste : que ce soit l’ineptie des notabilités (Don Juste Lopez, p. 870), l’opportunisme éhonté de certains politiciens (les députés Gamacho et Fuentes se ralliant à Montero, l’initiateur de la révolution), les motifs supposés de la révolution (la populace, déçue dans ses espoirs de pillage, prit position dans les rues étroites aux cris de « Viva la libertad ! A bas la féodalité ! (p. 751) ou du pouvoir colonial en place (« honnêteté, paix et progrès », p.858). Le roman se termine ainsi par une tonalité très désenchantée, à travers les pensées d’Emilia :
« Mme Gould se renversa dans son fauteuil, à l’ombre des grands arbres plantés en cercle. Elle se renversa, les yeux clos, ses blanches mains immobiles sur les bras du fauteuil. La lumière tamisée qui régnait sous l’épais feuillage faisait ressortir la beauté juvénile de son visage et rendait lumineux le tissu clair et léger et les dentelles blanches de sa robe. Petite et délicate, elle semblait irradier sa propre lumière dans l’ombre épaisse des rameaux entrelacés et avait l’air d’une bonne fée, lasse de sa longue carrière de bienfaitrice, atteinte par la desséchante prémonition de l’inutilité de ses efforts, de l’impuissance de sa magie. Si quelqu’un lui avait demandé à quoi elle pensait, seule dans le jardin de la casa, alors que son mari était à la mine et que la maison était fermée sur la rue comme une demeure déserte, sa franchise l’aurait obligée à éluder la question. Il lui était venu à l’esprit que la vie, pour être vaste et pleine, devait, à chaque moment du présent, contenir le souci du passé et de l’avenir. Notre tâche quotidienne doit être accomplie pour la gloire des morts et pour le bien de ceux qui viendront après nous. Elle eut cette pensée, et elle soupira sans ouvrir les yeux, sans faire le moindre mouvement. Le visage de Mme Gould, l’espace d’une seconde, devint rigide, se figea, comme pour faire face sans broncher à une grande vague de solitude qui la submergeait. Et il lui vint aussi à l’esprit que personne ne lui demanderait jamais avec sollicitude à quoi elle pensait. Personne. Personne sauf peut-être l’homme qui vient de partir. Non, personne à qui elle pourrait répondre avec l’insouciante sincérité née d’une confiance idéale et parfaite. Le mot « incorrigibles », récemment prononcé par le docteur Monygham, vint planer sur son immobilité triste et silencieuse. Incorrigible dans son dévouement à la grande mine d’argent ! Tel était le señor administrador ! Incorrigible par sa manière inflexible et résolue de servir les intérêts matériels dans lesquels il avait mis l’espoir de voir triompher l’ordre et la justice. Le pauvre petit ! […] Une immense détresse, l’effroi devant la suite de sa propre vie s’abattit sur la plus grande dame de Sulaco. Dans une vision prophétique elle se vit survivant toute seule à la déchéance de son idéal de jeunesse, idéal de vie, d’amour et de travail – toute seule dans le « trésor du monde ». L’expression profonde, aveugle et douloureuse d’un rêve pénible se figea sur son visage aux yeux clos… (p. 1001-1002)

            Nostromo répond bien à la définition de ce qu’on pourrait appeler un « roman total ». Il est certes difficile de s’y immerger, mais la récompense est au rendez-vous : le lecteur aura l’impression d’avoir lu un roman brassant une galerie impressionnante de personnages remarquablement caractérisés, d’avoir parcouru une multitude de thèmes sociaux, politiques, psychologiques, et d’avoir vécu l’équivalent de plusieurs vies à travers l’expérience de tous ces personnages.

6 commentaires:

  1. Comme tu le dis bien, ce qui est extraordinaire dans ce livre, c'est la liberté de sa structure, avec cette intrigue qui commence très lentement et que précèdent de passionnants développements sur le contexte et les personnages. Pas facile, mais le roman conradien qui témoigne le mieux de son génie. Renversant !


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    1. En effet, Conrad m'a constamment surpris dans ce roman : on voit bien que ce qui l'intéresse, ce sont les personnages et non l'action proprement dite (cela ne me gêne pas, au contraire). Il fallait oser notamment faire un résumé de la contre-révolution par la bouche de Mitchell alors qu'on s'attendait (moi y compris) à suivre l'action pas à pas.
      Impatient du coup de lire d'autres titres de Conrad. Des suggestions ? Je pensais lire prochainement Le Nègre du Narcisse, Victoire, Fortune ou Sous les yeux de l'Occident...

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  2. C'était ton premier Conrad ? Je te conseillerais dans cet ordre : Lord Jim, Fortune, Victoire.

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    1. Pas le premier à être lu (déjà lu Lord Jim, Au bout du rouleau, l'Agent secret et Au cœur des ténèbres), mais le premier pour lequel j'ai vraiment senti le génie de Conrad. Je note Fortune et Victoire dans cet ordre alors !

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  3. Les mots qu'on connaît bien prennent dans ce pays un sens cauchemardesque.
    La liberté, la démocratie, le patriotisme, le gouvernement
    - tous ont un parfum de folie et de meurtre.
    Joseph Conrad, Nostromo

    Toujours d'actualité, n'est-il pas ?

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  4. Vous avez tout à fait raison, un livre terriblement actuel...
    Conrad renvoie dos à dos les deux camps ennemis du roman, les dictateurs aux mains des puissances étrangères et les soi-disant "libérateurs" qui, sous leurs intentions affichées de philanthropie, sont pareillement avides de pouvoir et d'argent.
    Une telle perversion du sens des mots est aussi mise à nu dans le remarquable U.S.A. de John Dos Passos.

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