Orlando
est une des plus belles déclarations d’amour, non à son inspiratrice, Vita
Sackville-West, mais au fameux Common Reader
ou aux happy few de Stendhal.
Virginia Woolf y fait l’éloge, parfois avec une ironie amplifiée (un registre
rare chez elle) des qualités associées à ce lecteur idéal, à savoir l’imagination,
le goût pour la solitude et la contemplation, qui, selon elle, sont avec l’amour,
« les jouissances les plus élevées que puissent connaître l’esprit humain »
(p. 295). Cette ironie se manifeste entre autres par l’incipit du roman, où
l’on voit un Orlando combattre une tête de Maure, emporté par la jeunesse et la
fougue de ses seize ans, avec un enthousiasme et une douce folie qui rappelle
celle du plus célèbre lecteur fou dans l’histoire de la littérature, Don
Quichotte. Ensuite par cette dépréciation ironique de l’imagination au profit
de l’action, lorsque Virginia Woolf, ou plutôt l’auteur fictif de cette
biographie, s’exaspère de ne guère avoir matière à écrire, Orlando préférant
mener une vie solitaire et méditative au lieu d’agir et de « vivre ».
« cette maladresse [d’Orlando] est souvent la compagne d’un amour de la solitude. Ayant trébuché sur un coffre, Orlando naturellement adorait les lieux solitaires, les vastes perspectives, et se sentir pour toujours et toujours et toujours seul. » (p. 198)« combien elle avait peu changé au cours de toutes ces années. […] elle était restée, se dit-elle, fondamentalement la même. Elle avait le même tempérament méditatif, enclin à ruminer, le même amour des animaux et de la nature, la même passion pour la campagne et les saisons. » (p. 345)
« il est assez évident que ceux qui ont assumé un rôle de lecteur en reconstituant, à partir de suggestions sommaires lâchées ici et là, toutes les limites et la circonférence d’une personne vivante, puissent entendre, sans un mot pour les guider, exactement ce qu’il pensait – et c’est pour des lecteurs de cette espèce que nous écrivons -, il est évident, dis-je, pour de tels lecteurs qu’Orlando était étrangement composé de bien des humeurs – de mélancolie, d’indolence, de passion, d’amour de la solitude […] Ce goût pour les livres s’était manifesté tôt. Lorsqu’il était enfant, un page le trouvait parfois à minuit encore en train de lire. Ils lui confisquèrent sa bougie, et il éleva des vers luisants pour aboutir à ses fins. Ils confisquèrent les vers luisants, et il réduisit presque la maison en cendres avec un briquet. En un mot comme en cent […], c’était un gentilhomme affligé de l’amour de la littérature. Nombre de ses contemporains, et un nombre plus grand encore de ses égaux, échappaient à cette infection, et se trouvaient ainsi libres de courir ou monter à cheval ou faire leur cour comme bon leur semblait. (p. 235-236)
En effet, Orlando ne
goûte vraiment un bonheur parfait, complet, non lorsqu’il/elle se mêle aux
affaires de la Cour et de la haute société, mais lorsqu’il/elle se retire dans son
domaine pour lire, contempler, et écrire. Dans les péripéties qui jalonnent l’essentiel
de la première partie, Orlando tombe amoureux d’une princesse russe, Sasha, histoire
d’amour qui finira par le décevoir face à la trahison (supposée, mais qui reste
incertaine : la vision qu’en a eue Orlando est-elle réelle ou non ?)
de la femme, puis poursuivra une carrière d’ambassadeur à Constantinople, qui,
bien qu’elle lui eût valu des décorations (là encore, gentiment moquées par le
narrateur, en particulier son accession au rang de « duc »), s’achèvera
par une révolte sanglante du peuple à laquelle Orlando échappe de peu. Ensuite,
lassée (car c’est au cours de cette révolte qu’Orlando opérera sa fameuse
transformation d’homme en femme, dans une scène parodique à celle des Trois
Sorcières ouvrant Macbeth) de la vie
active, Orlando, après une dernière expérience de vie avec des gitans, décide
de se retirer dans son domaine, de se couper pour l’essentiel de la société
(bien qu’elle ait çà et là une attraction pour le divertissement et la
frivolité qu’elle offre) et de se consacrer à une vie méditative ainsi qu’à l’écriture
de son poème « Le Chêne ».
« les mots, même dépourvus de sens, étaient pour lui tel du vin. Mais de temps à autre une phrase isolée lui parvenait, passant au-dessus de la glace, qu’on eût dite arrachée aux profondeurs de son cœur. La frénésie du Maure lui paraissait être la sienne propre, et lorsque le Maure suffoqua la femme dans son lit, ce fut Sasha qu’il tua de ses propres mains. La pièce s’acheva enfin. Tout était devenu sombre. Les larmes ruisselaient sur les joues d’Orlando. En levant le regard vers le ciel, une noirceur absolue régnait là également. Ruine et mort, songeait-il, recouvraient toutes choses. La vie de l’homme s’achève dans la tombe. Les vers nous dévorent. » (p. 225)« La fonction du poète est donc la plus élevée de toutes […]. Une chanson toute simple de Shakespeare a fait plus pour les pauvres et les méchants que tous les prédicateurs et les philanthropes du monde. On ne saurait consacrer trop de temps et de dévouement, par conséquent, à rendre le véhicule de notre message moins déformant. Nous devons modeler nos mots au point qu’ils constituent le tégument le plus fin de nos pensées. Les pensées sont de nature divine. » (p. 304)
« Lorsque fut frappé le douzième [Orlando attend en vain Sasha, qui lui avait promis de s’enfuir avec lui à minuit], il sut que son destin était scellé. Il ne servait à rien que le rationnel en lui raisonne ; peut-être était-elle en retard ; peut-être avait-elle été empêchée ; peut-être s’était-elle égarée. Passionné, sensible, le cœur d’Orlando connaissait la vérité. D’autres horloges sonnèrent, discordantes, l’une après l’autre. Le monde entier semblait carillonner la nouvelle de la duplicité de la femme et de la dérision de cet homme. Les vieux soupçons qui le travaillaient, souterrains, surgissant de leur cachette, se manifestèrent au grand jour. Il fut mordu par tout un grouillement de serpents, tous plus venimeux les uns que les autres. Il resta planté dans l’embrasure de la porte sous cette pluie effrayante, sans bouger. » (p. 227)
La suite du roman,
après une première partie assez rocambolesque et rythmée, retrouvera un rythme
plus conforme au reste de la production romanesque de son auteure : une
immobilité (Orlando est souvent vu assis au bord d’une fenêtre, à contempler le
dehors et plongé dans ses pensées), une quasi-absence d’action, et une
surabondance de sensations éprouvées par le protagoniste, qui lient l’esthétique
woolfienne à celle de Joyce et de Proust (dont la citation p. 405, un peu plus bas dans cet article, fait
immanquablement penser à la révélation du narrateur dans Le Temps retrouvé) indubitablement.
« Mémoire est ici la couturière, une couturière, en outre, capricieuse. Mémoire fait courir son aiguille, la fait entrer et sortir, monter et descendre, aller de-ci de-là. Nous ignorons ce qui va venir, ou ce qui va suivre. Ainsi, le mouvement le plus ordinaire qui soit au monde, tel que le fait de s’asseoir à une table et de tirer vers soi l’encrier, peut agiter un millier de fragments décousus, dépareillés, tantôt brillants, tantôt ternes, qui pendent, montent et descendent, plongent, flottent au vent, pareils aux sous-vêtements d’une famille de quatorze personnes sur une corde à linge, par grand vent. Loin d’être une réalisation unique, tombant à pis, carrée, dont personne ne doit avoir honte, nos actions les plus communes sont entourées de battements d’ailes incessants aussi bien qu’intermittents, de lumières qui surgissent et défaillent. C’est ainsi qu’Orlando, plongeant sa plume dans l’encrier, aperçut le visage railleur de la Princesse perdue et se posa immédiatement un million de questions qui sont autant de flèches trempées dans le fiel. » (p. 239)« Or, la vérité est que lorsqu’on s’est mis dans tous ses états (comme disent les nurses) – et Orlando avait encore les larmes aux yeux – la chose que l’on est en train de regarder devient, non pas elle-même, mais une autre chose, qui est plus grande et beaucoup plus importante et cependant demeure la même chose. Si l’on regarde la Serpentine dans cet état d’esprit, les vagues bientôt deviennent aussi grosses que les vagues de l’Atlantique ; les petits bateaux-joujoux ne se distinguent plus des paquebots de ligne. C’est ainsi qu’Orlando prit le petit bateau pour le brick de son mari ; et la vague qu’elle avait créée de son orteil pour une montagne d’eau au large du cap Horn […] voilà ce que c’est – un bateau-joujou sur la Serpentine, l’extase – c’est l’extase qui compte. » (p. 380-381)« Elle regarda là maintenant, longuement, profondément, et aussitôt le sentier bordé de fougères grimpant dans la colline qu’elle suivait devint, non point totalement un sentier, mais en partie la Serpentine ; les buissons d’aubépine étaient en partie des dames et des messieurs assis, armés de leur étui à cartes de visite et de leur canne montée or ; les moutons étaient en partie de hautes demeures de Mayfair ; tout était en partie quelque chose d’autre [je surligne], comme si son esprit était devenu une forêt avec des clairières bifurquant çà et là ; des choses se rapprochaient, et s’éloignaient, et se mêlaient et se séparaient et créaient des alliances et des combinaisons des plus étranges en un incessant échiquier de lumière et d’ombre. » (p. 405)
Entretemps, Orlando est aussi, outre un éloge du Common Reader, un éloge d’abord et avant
tout de la littérature classique et des grands auteurs du passé : Woolf
fait l’éloge de ses illustres prédécesseurs, nonobstant toute polémique stérile
sur la prédominance « masculine » et « blanche » des grands
écrivains du passé. La chronologie étrange du roman, qui traverse presque
quatre siècles au cours du roman (du milieu du XVIe siècle à 1928), est surtout
un prétexte de faire revivre et de glorifier les grands écrivains de langue
anglaise qui s’y sont succédés, ainsi que de rendre compte des mutations de la
société, en particulier au XIXe et XXe siècle. Singulièrement, Orlando, malgré
cette traversée du temps, n’est âgée à la fin du roman que de trente-six ans,
mais a vécu bien plus de par son imagination et ses lectures, le temps n’étant
qu’une donnée subjective.
Alors certes Woolf défend
une sensibilité féminine, la libération de la femme des carcans de la
société qui entravent son indépendance, mais jamais elle ne va, comme celles
qui prétendument se réclament être ses héritières, jusqu’à dénigrer la grandeur
des écrivains du passé sous le prétexte fallacieux qu’ils présenteraient une
vision misogyne, patriarcale de la société. Ses auteurs préférés étaient
Shakespeare, Dostoïevski et Proust. Woolf souligne qu’Orlando ne change pas
fondamentalement de caractère en changeant de sexe, à savoir être un lecteur et
un écrivain solitaire s’interrogeant sur son art et ses finalités. Plutôt qu’un
déni d’un sexe au profit de l’autre, Woolf apporte une vision plus nuancée
selon laquelle les visions différentes du monde qu’offre la différence des
sexes se complètent, et que l’appartenance à tel ou tel sexe développent des
qualités et des défauts respectifs.
« Elle avait un peu plus de modestie, comme les femmes, quant à son intelligence, et un peu plus de vanité, comme les femmes, quant à sa personne. Certaines susceptibilités s’affirmaient, d’autres s’atténuaient. » (p. 313)
Plus qu’un roman sur la
condition de la femme, Orlando propose
surtout une réflexion sur la condition du lecteur, de l’écrivain à la recherche
de l’insaisissable beauté, de la vérité, et de son style, ainsi que, de manière
plus marginale, sur la place de la critique littéraire, moquée à travers le
personnage de Nicholas Greene et la recherche de la « gluerre ».
Enfin, difficile, pour
ceux qui connaissent la vie et les tourments de l’auteure, de ne pas voir dans
certains passages d’Orlando des échos
à la propre vie de Virginia Woolf avec son mari Leonard, entre ses doutes et
son extase face à l’écriture, sa dépression et sa mélancolie récurrentes, ou encore
dans la tendresse maritale qu’elle partage avec son mari, l’aventurier marin
Marmaduke Bonthrop Shelmerdine.
« Puis, tout à coup, Orlando plongeait dans une de ses humeurs mélancoliques ; le spectacle de cette vieille femme clopinant sur la glace pouvait en être la cause, ou bien rien du tout ; et il se jetait par terre, le visage contre le sol, et il plongeait son regard dans les eaux glacées et songeait à la mort. Car le philosophe a raison, selon qui une lame de couteau à peine sépare le bonheur de la mélancolie ; et il poursuit en opinant que l’une est sœur jumelle de l’autre ; et tire de cela la conclusion que tous les sentiments poussés à l’extrême sont parents de la folie. […] » (p. 216-217)« Bonthrop, disait-elle, je m’en vais », et lorsqu’elle l’appelait par son deuxième nom, « Bonthrop », cela devait signifier pour le lecteur qu’elle était d’humeur solitaire, qu’elle les percevait tous deux telles des mouchetures dans le désert, qu’elle désirait seulement rencontrer la mort dans la solitude, car des gens meurent chaque jour, meurent à table, […] et en disant de la sorte « Bonthrop », elle disait bel et bien « Je suis morte » et elle se frayait un chemin tel un fantôme au milieu des hêtres à la pâleur spectrale, […] pour Bonthrop le même mot signifiait, mystiquement, séparation et isolement, ainsi que des pas arpentant, désincarnés, le pont de son brick sur des mers insondables » (p. 361)
Cela donne envie de le (re)lire ; encore une lecture abandonnée très rapidement... :D (Pourtant conseillée dans l'émission, de France 5, "La grand librairie") mdr
RépondreSupprimerEst-ce vraiment LE livre pour commencer Virginia Woolf ?
Haha, encore une lecture abandonnée en cours de route de ta part :D. Cette liste semble infinie :D
SupprimerJe pense que oui, ce livre me semble plus simple à aborder, il se passe "plus de choses" et il y a un peu plus d'humour, qui reste cependant assez discret. La seconde partie est toutefois plus ardue à suivre.