Dans cet ensemble d’essais regroupés sous le titre de Retour au meilleur des mondes, Aldous Huxley analyse les différentes dérives des sociétés occidentales modernes, et force est de constater que son diagnostic, globalement pris, s’avère non seulement juste et qu’a fortiori, les tendances qu’il a déjà observées pour la plupart n’ont fait que s’exacerber, prenant aujourd’hui des proportions qu’il n’eût sans doute pas imaginées.
Ainsi, Huxley aborde, entre autres, la déshumanisation de
l’individu évoluant au sein d’une société à la démographie croissante et de plus
en plus technique et bureaucratique : l’individu devient de plus en plus une
part négligeable, une variable d’ajustement, de plus en plus déconsidéré au nom
d’un intérêt collectif, d’une idéologie (qu’elle soit politique, économique, voire
scientifique). De plus, l’élite économico-politico-administrative cherche de plus en plus
à le « standardiser », à le contrôler, à lui faire voter dans le sens
qu’elle désire, à lui faire accepter ses décisions allant à l’encontre de son intérêt
particulier au nom d’un intérêt collectif jugé supérieur. Cette soumission, ce contrôle de l'individu à un pouvoir, une idéologie supérieure, est précisément une des caractéristiques d'un État totalitaire.
Une nouvelle Morale Sociale est en train de remplacer notre système traditionnel qui donne la première place à l’individu. Les mots clefs en sont : « ajustement », « adaptation », « comportement social ou antisocial », « intégration », « acquisition de techniques sociales », « travail d’équipe », « vie communautaire », « loyalisme communautaire », « dynamique communautaire », « pensée communautaire », « activités créatrices communautaires ». Son postulat de base, c’est que l’ensemble social a plus de valeur et d’importance que ses éléments individuels, que les différences biologiques innées doivent être immolées à l’uniformité de la culture, que les droits de la collectivité prennent le pas sur ce que le dix-huitième siècle appelait les Droits de l’Homme. […] Cet homme idéal est celui qui fait montre de « conformisme dynamique » (quelle expression délicieuse !), d’un loyalisme intense à l’égard du groupe et d’un inlassable désir de se subordonner, d’être accepté. (p. 37)
Et ce qui est sans doute le plus inquiétant, c’est qu’une grande majorité de la population non seulement ne le constate pas, et quand bien même en aurait conscience ne s’y opposerait sans doute guère : ainsi l’effort de réfléchir, de penser par lui-même, et les responsabilités que cela implique, lui est épargné, l’État se chargeant de tout dans une sorte de paternalisme soi-disant protecteur, mais surtout maintenant l’individu sous sa tutelle dans une sorte d’enfance irresponsable, cherchant avant tout à se divertir, à multiplier les plaisirs, à rester dans une sorte de confort matériel qui est la seule contrepartie exigée en échange de la liberté qu’il lui sacrifie. Cet état d’infantilisation, où la principale préoccupation est celle du confort et du plaisir, avait été aussi observé par Frédéric Bastiat pour expliquer les attentes démesurées et irréalistes de l’individu envers l’État, particulièrement en France (voir cette note sur L’État ou la grande illusion).
À l’inverse, tout comme dans son plus connu Meilleur des mondes, Huxley rappelle, à l’instar de tout bon écrivain, que l’homme pris dans son individualité est la plus chose la plus importante au monde, et que la sauvegarde de sa liberté, de sa singularité, doit être l’objet d’une constante vigilance contre les diverses attaques dont elle est l’objet de la part d’un pouvoir se présentant comme bienveillant ou œuvrant pour un soi-disant intérêt collectif supérieur. Encore faut-il néanmoins qu’il soit capable de se défendre intellectuellement parlant contre toutes les formes de propagande dont il est l’objet plus ou moins conscient, ou même qu’il ait envie de s’en défendre…
Sur un autre plan, Huxley expose les mécanismes d’une nouvelle forme de propagande politique dans les États dits démocratiques, aidée en cela par une concentration des médias aux mains de quelques groupes ou individus. En analysant ses caractéristiques, Huxley aide surtout le lecteur attentif à la reconnaître dans sa situation personnelle et quotidienne : les ficelles grossières des propagandes totalitaires n’ont pas disparu avec ces régimes (elles sont même nées avant, au cours de la Première guerre mondiale, comme en témoigne Stefan Zweig dans son essai Le Monde d’hier), mais se perpétuent encore aujourd’hui pour peu que l’individu les reconnaisse sous leur nouvelle forme. Simplification excessive des enjeux, de préférence sous forme de slogans répétés inlassablement, occultation de la réalité et des faits quand ils sont contradictoires, diabolisation d’un ennemi intérieur ou extérieur à qui on ne permet d’avoir raison sur aucun point, etc., ces mécanismes sont d’autant plus efficaces que, comme nous l’avons pointé précédemment, le public est lui-même demandeur d’une simplification des choses et se refuse à tout effort intellectuel prolongé, lui préférant largement des plaisirs et une distraction faciles…
La propagande pour une action dictée par des impulsions plus basses que l’intérêt [général] présente des preuves forgées, falsifiées, ou tronquées, évite les arguments logiques et cherchent à influencer ses victimes par la simple répétition de slogans, la furieuse dénonciation de boucs émissaires étrangers ou nationaux… (p. 47)
« Toute propagande efficace, a écrit Hitler, doit se borner au strict indispensable, puis s’exprimer en quelques formules stéréotypées. » Celles-ci doivent être constamment reprises, car « seule la répétition constante réussira finalement à graver une idée dans la mémoire d’une foule ». La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter. […] le propagandiste démagogique [est] uniformément dogmatique. Toutes ses déclarations sont catégoriques et sans nuances, le tableau qu’il brosse du monde n’a pas de gris, tout y est diaboliquement noir ou célestement blanc. […] Il ne doit jamais admettre qu’il a pu se tromper, ou que des gens ayant un point de vue différent pourraient avoir même en partie raison. Défense de discuter avec des adversaires, ils seront attaquées, réduits au silence ou, s’ils deviennent trop gênants, liquidés. (p. 60-61)
[…] des sondages récents de l’opinion publique ont révélé que la majorité des adolescents au-dessous de vingt ans, les votants de demain, ne croient pas aux institutions démocratiques, ne voient pas d’inconvénient à la censure des idées impopulaires, ne jugent pas possible le gouvernement du peuple par le peuple et s’estimeraient parfaitement satisfaits d’être gouvernés d’en haut par une oligarchie d’experts assortis, s’ils pouvaient continuer à vivre dans les conditions auxquelles une période de grande prospérité les a habitués. Que tant de jeunes spectateurs bien nourris de la télévision […] soient si totalement indifférents à l’idée de se gouverner eux-mêmes, s’intéressent si peu à la liberté d’esprit et au droit d’opposition est navrant, mais assez peu surprenant. « Libre comme un oiseau », disons-nous, et nous envions les créatures ailées qui peuvent se mouvoir sans entrave dans les trois dimensions de l’espace, mais hélas, nous oublions le dodo. Tout oiseau qui a appris à gratter une bonne pitance d’insectes et de vers sans être obligé de se servir de ses ailes renonce bien vite au privilège du vol et reste définitivement à terre. Il se passe quelque chose d’analogue pour les hommes. Si le pain leur est fourni régulièrement et en abondance trois fois par jour, beaucoup d’entre eux se contenteront fort bien de vivre de pain seulement – ou de pain et de cirque. « En fin de compte », dit le Grand Inquisiteur dans la parabole de Dostoïevski, « ils déposeront leur liberté à nos pieds et nous diront : faites de nous des esclaves, mais nourrissez-nous. (p. 152)
Conséquence aussi, les campagnes politiques sont outrageusement simplifiées, interdisant de facto tout réel débat sérieux et approfondi, puisque la capacité d’attention de son public est si limitée, et Huxley pointe à juste titre que les candidats sont vendus tels des produits de lessive, relevant davantage de la technique du marketing que d’une sérieuse confrontation d’idées.
Les deux partis mettent leurs candidats et leurs programmes sur le marché en utilisant les mêmes méthodes que le monde des affaires pour vendre ses produits. Elles comprennent le choix scientifique des thèmes de publicité et la répétition organisée… Les annonces et les réclames faites à la radio répèteront des slogans avec une intensité strictement graduée. […] les candidats devront être capables de regarder « sincèrement » la caméra de télévision.
Les services de ventes politiques ne font appel qu’aux faiblesses de leurs électeurs, jamais à leur force latente. Ils se gardent bien d’éduquer les masses et de les mettre en mesure de se gouverner elles-mêmes, jugeant très suffisant de les manipuler et de les exploiter. C’est dans ce but que toutes les ressources de la psychologie et des sciences sociales sont mobilisées. […] Avec ce mode de distribution, les principes politiques et les plans d’action précis en sont arrivés à perdre la plus grande partie de leur importance. La personnalité du candidat et la façon dont elle est mise en valeur par les experts en publicité représentent l’essentiel. […] Il faut que [le candidat] soit distrayant et n’ennuie jamais un public […] habitué à être diverti et qui n’aime pas qu’on lui demande de se concentrer, ni de faire un effort intellectuel prolongé. Tous les discours de l’amuseur-candidat devront donc être courts et percutants. Les grands problèmes du jour y seront donc traités en cinq minutes au plus – et de préférence (étant donné que l’auditoire aura hâte de passer à quelque chose de plus attrayant que l’inflation ou la bombe H) en soixante secondes tout juste. […] avec les méthodes utilisées aujourd’hui pour vendre du candidat politique comme s’il s’agissait d’un désodorisant, le corps électoral est positivement garanti contre tout contact avec la vérité, sur quelque sujet que ce soit. (p. 76 à 78)
Mais ce qui peut-être est le plus d’actualité aujourd’hui, c’est la manière dont Huxley s’intéresse à la manière dont la propagande est d’autant plus efficiente que la population a été au préalable plongée dans un état de peur qui la rend beaucoup plus réceptive aux suggestions du pouvoir. Cette analyse de cette stratégie de contrôle de la population n’est certes pas neuve à son époque, Huxley citant de nombreuses personnes ayant travaillé sur ce sujet, mais elle n’en demeure pas moins révélatrice de la manière dont une population (du moins une grande partie d’entre elle) peut finir par adopter des comportements irrationnels, voire absurdes, pour mettre fin, ou atténuer, cette peur dans laquelle elle a été plongée, ses facultés de réflexion ayant été entretemps affaiblies, voire même annihilées. Nul doute que certains dirigeants politiques actuels sont familiers avec de telles techniques de manipulation mentale, et l’expérience concrète d’aujourd’hui nous montre bien qu’elle est extrêmement efficace, et que la raison déserte rapidement une population conditionnée par la peur.
Les principes à la base de [la] propagande sont extrêmement simples. Trouver quelque désir commun, quelque crainte ou anxiété inconsciente largement répandue – découvrir un moyen de relier ce désir ou cette crainte au produit à vendre – construire un pont de symboles verbaux ou picturaux sur lequel le consommateur pourra passer de la réalité au rêve compensateur et de celui-ci à l’illusion que le produit, une fois acheté, permettra au rêve de se réaliser. (p. 69)
Ce dont le dictateur intelligent et pratique a besoin, ce n’est pas d’un malade bon à hospitaliser, ou d’une victime à fusiller, mais d’un converti qui travaillera pour la Cause. Se tournant une fois encore vers Pavlov, il apprendra que, en approchant du point de rupture définitive, le sujet devient anormalement sensible à la suggestion. Alors qu’il est près de la limite de son endurance cérébrale, il est aisé de lui faire accepter de nouveaux comportements et qui semblent être indélébiles.
[…] on a constaté qu’en provoquant délibérément la peur, la colère ou l’anxiété, on augmentait notablement la vulnérabilité de l’animal aux suggestions. Si ces émotions sont maintenues au paroxysme pendant assez longtemps, le cerveau « se met en grève » et ensuite rien n’est plus aisé que d’implanter de nouveaux comportements. (p. 82-83)Le fait que de fortes émotions négatives tendent à augmenter la suggestibilité et partant à faciliter un revirement dans les opinions [n’est pas neuve] […] l’énorme succès de Wesley en tant que prédicateur était fondé sur une connaissance intuitive du système nerveux central. Il commençait ses sermons par une description longue et détaillée des tourments auxquels, à moins qu’ils se convertissent, ses auditeurs seraient assurément condamnés pour l’éternité. Puis, lorsque la terreur et un sentiment de culpabilité torturant avaient amené son auditoire au bord du vertige, voire, dans certains cas, d’un effondrement cérébral complet, il changeait de ton et promettait le salut à ceux qui croiraient et se repentiraient. Par ce procédé, il a converti des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Une crainte intense et prolongée les brisait et les mettait dans un état de suggestibilité grandement accrue qui leur permettait d’accepter sans discussion les assertions du prédicateur.
[…] L’efficacité de la propagande politique et religieuse dépend des méthodes employées et non pas des doctrines enseignées. Ces dernières peuvent être vraies ou fausses, saines ou pernicieuses, peu importe. Si l’endoctrinement est bien fait au stade voulu de l’épuisement nerveux, il réussira. Dans des conditions favorables, pratiquement n’importe qui peut être converti à n’importe quoi. (p. 84-85)
Au final, presque toutes les observations et analyses faites par Huxley dans ce Retour au meilleur des mondes sur nos sociétés occidentales ne se retrouvent nullement dépassées. Au contraire, son diagnostic s’avère encore juste à l’heure actuelle, et la liberté individuelle de l’homme, son être, sont plus que jamais menacés par la volonté de contrôle et de manipulation d’un pouvoir aux multiples têtes (économique, politique, mais aussi scientifique). Pire encore, la plupart n’en a sans doute pas conscience, et si d’aventure elle l’était, elle n’en aurait pas l’énergie pour la contrer, voire même s’y soumettrait, la liberté étant une valeur soit négligée (au profit du plaisir et de la distraction), soit défendue avec mollesse, sans les moyens appropriés, surtout intellectuels, qu’elle nécessiterait…
Seuls les vigilants peuvent sauvegarder leurs libertés et seuls ceux qui ont sans cesse l’esprit présent et l’intelligence en éveil, peuvent espérer se gouverner effectivement eux-mêmes par les procédures démocratiques. Une société dont la plupart des membres passe une grande partie de leur temps, non pas dans l’immédiat et l’avenir prévisible, mais quelque part dans les autres mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique, aura bien du mal à résister aux empiètements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer. (p. 51-52)
Nous souhaitons presque tous la paix et la liberté, mais bien peu d’entre nous éprouvent un grand enthousiasme pour les idées, les sentiments et les actes qui contribuent à les faire régner. (p. 68)
L’intelligence, sans laquelle l’amour est impuissant et la liberté inaccessible. (p. 140)
Pour tenter de résoudre un problème humain complexe, quel qu’il soit, nous devons faire entrer en ligne de compte tous les facteurs significatifs, non pas un seul et unique. (p. 141)
Il est parfaitement possible qu’un homme soit hors de prison sans être libre, à l’abri de toute contrainte matérielle et pourtant captif psychologiquement, obligé de penser, de sentir et d’agir comme le veulent les représentants de l’État ou de quelque intérêt privé à l’intérieur de la nation. […] La nature de la contrainte psychologique est telle que ses victimes ont l’impression d’agir sur leur propre initiative, elles ne savent pas qu’elles sont des victimes, les murs de la prison leur sont invisibles et elles se croient libres. (p. 142-143)
Ci-dessous, un florilège d’autres citations de cet essai :
« Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, devient rapidement moins propre à assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la raison, la faculté d’aimer ; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir. »
Nos « maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais « gardons-nous », écrit le Dr Fromm, « de définir l’hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis ; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l’harmonisation et le bonheur résistent encore. »
Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d’entre eux, c’est « parce qu’ils sont si bien adaptés à notre mode d’existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu’ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ». Ils sont normaux non pas au sens que l’on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c’est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d’anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s’accommoderaient pas s’ils étaient pleinement humains et s’accrochent encore à « l’illusion de l’individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l’uniformité. Mais « l’uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu’avec la santé mentale… L’homme n’est pas fait pour être un automate et s’il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit. » (p. 31-32)Toute civilisation qui, soit dans l’intérêt de l’efficacité, soit au nom de quelque dogme politique ou religieux, essaie de standardiser l’individu humain, commet un crime contre la nature biologique de l’homme. (p. 32)
Dans le même esprit [d’unité], l’artiste prend les innombrables diversités et originalités uniques du monde sensible, ainsi que sa propre imagination et leur donne un sens au sein d’un système cohérent de motifs plastiques, littéraires ou musicaux. (p. 33)
Le désir d’imposer l’ordre à la confusion, de faire naître l’harmonie de la dissonance et l’unité de la multiplicité est une sorte d’instinct intellectuel, une tendance originelle et fondamentale de l’esprit. Dans les domaines des sciences, des arts et de la philosophie, les effets de ce que je peux appeler cette « volonté à ordre » sont surtout bénéfiques. […] [d]es erreurs, si regrettables soient-elles, ne font pas grand mal, au moins directement, encore qu’il arrive parfois qu’un mauvais système philosophique cause des dommages indirects, en servant de justification à des actes insensés et inhumains. C’est dans le domaine social, en politique et en économie, que la volonté à ordre devient vraiment dangereuse.
Là, la réduction théorique de l’ingouvernable multiplicité à l’unité compréhensible devient la réduction pratique de la diversité humaine à l’uniformité crétinisée, de la liberté à la servitude. En politique, l’équivalent d’une théorie scientifique ou d’un système philosophique parfaitement achevé, c’est une dictature totalitaire. […] La beauté du rangement sert de justification au despotisme.
L’organisation est indispensable, car la liberté ne peut naître et avoir un sens que dans une communauté d’individus coopérant sans contrainte à la règlementation de l’ensemble. Mais bien qu’indispensable, elle peut aussi être fatale. Son excès transforme hommes et femmes en automates, paralyse l’élan créateur et abolit la possibilité même de l’indépendance. (p. 33-34)Au cours du dernier siècle, les progrès successifs de la technique ont été accompagnés de perfectionnements correspondants dans l’organisation. Il fallait que les machines complexes trouvassent leur contrepartie dans des dispositions sociales complexes, destinées à fonctionner avec autant de moelleux et d’efficacité que les nouveaux instruments de production. Pour s’intégrer dans ces organisations, les personnes ont dû se dépersonnaliser, renier leur diversité native, se conformer à des normes standardisées, faire de leur mieux, en bref, pour devenir des automates.
Les effets déshumanisants d’un excès d’organisation sont renforcés par ceux de la surpopulation. L’industrie, à mesure qu’elle se développe, attire un nombre d’hommes toujours plus considérable dans les grandes villes ; mais la vie n’y est guère favorable à la santé mentale (on nous apprend que les taux les plus élevés de schizophrénie se trouvent parmi le pullulement humain des taudis industriels) ; elle ne développe pas non plus cette indépendance consciente de ses responsabilités à l’intérieur de petits groupes autonomes, qui est la première condition à l’établissement d’une démocratie authentique. La vie urbaine est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant que personnalités totales, mais en tant que personnifications de structures économiques ou, quand ils ne sont pas au travail, d’irresponsables à la recherche de distractions. Soumis à ce genre de vie, l’individu tend à se sentir seul et insignifiant ; son existence cesse d’avoir le moindre sens, la moindre importance. (p. 35)Le tout social dont la valeur est censée être supérieure à celle de ses composants n’est pas un organisme au sens où la ruche et la termitière en sont un. Ce n’est qu’une organisation, un rouage de la mécanique sociale. Il n’existe de valeur qu’en fonction de la vie et de la conscience qu’en prend l’individu ; or, une organisation n’est ni consciente, ni vivante, et sa valeur est celle d’un instrument, d’un dérivé. Elle ne saurait être bonne en soi, elle ne l’est que dans la mesure où elle contribue au bien des individus la composant. Lui donner le pas sur les personnes, c’est subordonner la fin aux moyens et ce qui se passe quand on renverse ainsi l’échelle des valeurs a été clairement illustré par Hitler et Staline.
[…] Si la première moitié du vingtième siècle a été l’ère des ingénieurs techniques, la seconde pourrait bien être celle des ingénieurs sociaux, je suppose que le vingt et unième [siècle] sera celle des Administrateurs Mondiaux, du système scientifique des castes et du Meilleur des Mondes. À la question quis custodiet custodes ? – qui gardera nos gardiens, […] on répond sereinement qu’ils n’ont pas besoin de surveillance. Il semble régner parmi certains docteurs en sociologie la touchante conviction que leurs pairs ne seront jamais corrompus par l’exercice du pouvoir. Tel sire Galahad, ils sont forts comme dix parce que leur cœur est pur – et leur cœur est pur parce que ce sont des savants qui ont suivi six mille heures de cours sur les sciences sociales. Hélas, l’instruction supérieure n’est pas nécessairement la garantie d’une vertu plus grande ou d’une sagesse politique plus haute. (p. 40-41)Les institutions démocratiques sont des dispositifs destinés à concilier l’ordre social avec la liberté et l’initiative individuelles, ainsi qu’à soumettre la puissance immédiate des gouvernants d’un pays à l’autorité ultime des gouvernés. […] Si on leur donne leur chance, les humains peuvent se gouverner eux-mêmes et le font sans doute mieux […] pourvu […] qu’ils puissent faire l’expérience dans de bonnes conditions… (p. 44)
Dans la vie publique et privée, il arrive souvent que le temps manque pour réunir les faits significatifs ou peser leur importance. Nous sommes obligés d’agir en nous appuyant sur une documentation insuffisante, éclairés par une lumière infiniment plus vacillante que celle de la logique : avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas toujours être totalement vrais ou invariablement rationnels. Tout ce qui demeure en notre pouvoir, c’est de l’être autant que les circonstances nous le permettent et de réagir aussi bien que nous le pouvons à la vérité limitée et aux raisonnements imparfaits que les autres présentent à notre connaissance. » (p. 48)
« Si une nation compte être ignorante et libre », a écrit Jefferson, « elle compte sur ce qui n’a jamais été et ne sera jamais… Le peuple ne peut être en sûreté sans informations. Là où la presse est libre et chaque citoyen capable de lire, tout est sauvé. » […] Il est vrai que Jefferson était également réaliste ; il savait, par une amère expérience, que la liberté de la presse peut conduire à de honteux abus. « Présentement […] on ne peut rien croire de ce qu’on lit dans les journaux. » […] En un mot, l’information des masses n’est ni bonne, ni mauvaise ; c’est simplement une force et comme n’importe quelle autre, elle peut être bien ou mal employée. (p. 48-49)
Aujourd’hui, légalement, la presse est encore libre, mais la plupart des petits journaux ont disparu ; le coût […] est trop élevé pour les Petits. […] La censure avec l’accroissement des dépenses et, par voie de conséquence, la concentration des possibilités d’information entre les mains de quelques grands organismes, est moins odieuse que le monopole d’État et la propagande gouvernementale… (p. 50)
En ce qui concerne la propagande, les premiers partisans de l’instruction obligatoire et d’une presse libre ne l’envisageaient que sous deux aspects : vraie ou fausse. Ils ne prévoyaient pas ce qui, en fait, s’est produit – le développement d’une immense industrie de l’information, ne s’occupant dans l’ensemble ni du vrai, ni du faux, mais de l’irréel et de l’inconséquent à tous les degrés. En un mot, ils n’avaient pas tenu compte de la fringale de distraction éprouvée par les hommes. (p. 50)
Dans leur propagande, les dictateurs contemporains s’en remettent le plus souvent à la répétition, à la suppression et à la rationalisation – répétition de slogans qu’ils veulent faire accepter pour vrais, suppression de faits qu’ils veulent laisser ignorer, déchaînement et rationalisation de passions qui peuvent être utilisées dans l’intérêt du Parti ou de l’État. (p. 52)
Plus on est nombreux, moins on peut se gouverner soi-même. Plus le corps électoral est vaste, moins chaque vote individuel a de la valeur. Quand il est noyé au milieu de millions d’autres, l’électeur a l’impression d’être impuissant, ou quantité négligeable. […] En théorie, [les candidats] sont les serviteurs du peuple, mais en pratique, ce sont eux qui donnent les ordres et c’est le peuple souverain, tout en bas du grand édifice, qui doit obéir. (p. 75)
Ivan Pavlov a observé que si on les soumettait à une tension physique ou psychique prolongée, les animaux de laboratoire présentaient tous les symptômes d’une profonde dépression nerveuse. Refusant d’affronter plus longtemps une situation intolérable, leur cerveau se mettait en grève, pour ainsi dire, et s’arrêtait complètement de fonctionner (le chien perdait conscience) ou recourait à la marche au ralenti et au sabotage (le chien se comportait de façon incohérente ou présentait des symptômes de ce que nous eussions appelé hystérie chez des humains). […] même le plus stoïque ne pouvait tenir indéfiniment ; s’il était soumis à une tension assez intense ou prolongée, il finissait par s’écrouler de manière aussi abjecte que le plus faible de son espèce. […] les seuls qui puissent soutenir indéfiniment la tension imposée […] sont les malades mentaux. La folie individuelle est immunisée contre les conséquences de la démence collective. (p. 78 à 80)
Dans certains cas, l’inhumanité terrible de l’homme à l’égard de ses semblables a été inspirée par l’amour de la cruauté pour elle-même, […] mais le plus souvent, le sadisme pur était mitigé par des considérations utilitaires, la théologie ou la raison d’État. (p. 81)
Les idéaux de la démocratie et de la liberté se heurtent au fait brutal de la suggestibilité humaine. Un cinquième de tous les électeurs peut être hypnotisé presque en un clin d’œil, un septième soulagé de ses souffrances par des piqûres d’eau, un quart suggestionnée avec rapidité et dans l’enthousiasme par l’hypnopédie. À toutes ces minorités trop promptes à coopérer, on doit ajouter les majorités aux réactions moins rapides dont la suggestibilité plus modérée peut être exploitée par n’importe quel manipulateur connaissant son affaire, prêt à y consacrer le temps et les efforts nécessaires.
La liberté individuelle est-elle compatible avec un degré élevé de suggestibilité ? Les institutions démocratiques peuvent-elles survivre à la subversion exercée du dedans par des spécialistes habiles dans la science et l’art d’exploiter la suggestibilité à la fois des individus et des foules ? Jusqu’à quel point une vulnérabilité excessive à ces sollicitations, mettant en danger la personnalité et la société démocratique, peut-elle être corrigée par l’éducation ? (p. 124-125)Pour instruire en vue de rendre libre, il faut commencer par énoncer des faits et des jugements de valeur, puis mettre au point les méthodes appropriées qui permettront de réaliser les valeurs et de combattre ceux qui, pour quelque raison que ce soit, veulent ignorer les faits ou nier les valeurs. (p. 126)
Dans la vie réelle, celle que l’on vit jour après jour, on ne peut jamais se débarrasser de l’individuel en l’élucidant. Ce n’est qu’en théorie que son apport semble tendre vers zéro ; en pratique, il est d’une importance primordiale. Quand un travail est accompli dans le monde, à qui sont donc les mains qui le réalisent, les yeux et les oreilles qui le perçoivent, le cerveau qui le pense ? Qui a les sentiments qui font agir, la volonté qui surmonte les obstacles ? Sûrement pas le milieu social, car un groupe n’est pas un organisme, mais une organisation aveugle et inconsciente. Tout ce qui est fait dans une société, l’est par des individus. Ils sont, bien sûr, profondément influencés par la culture locale, les tabous et les lois morales […] héritées du passé et conservées dans un ensemble de traditions orales ou de littérature écrite, mais ce que chacun d’eux tire de la société […] sera utilisé par lui à sa manière propre et unique avec ses sens, sa constitution biochimique, son physique, son tempérament et non pas avec ceux des autres. (p. 131)
[…] l’idée fausse que notre espèce est essentiellement sociable, que les enfants des hommes naissent semblables les uns aux autres et que les individus sont le produit du milieu collectif. Si ce point de vue était exact, si les humains étaient vraiment les membres d’une espèce faite pour la vie de société, si leurs différences individuelles étaient minimes et faciles à effacer complètement […] alors, de toute évidence, il n’y aurait pas besoin de liberté. […] (p. 134)
Mais sous l’influence de mots mal choisis, appliqués – en méconnaissant complètement le fait qu’il s’agit de simples figures – à des expériences qui ont été sélectionnées et abstraites suivant un ensemble d’idées fausses, nous sommes enclins à nous conduire avec une férocité infernale et une stupidité organisée dont les animaux, précisément parce qu’ils ne parlent pas, sont heureusement incapables.
Dans leur propagande antirationnelle, les ennemis de la liberté pervertissent systématiquement les ressources du langage pour amener, par la persuasion insidieuse ou l’abrutissement, leurs victimes à penser, à sentir et à agir comme ils le veulent eux, les manipulateurs.
Apprendre la liberté (et l’amour et l’intelligence qui en sont à la fois les conditions et les résultats) c’est, entre autres choses, apprendre à se servir du langage. […] Comment les mots et les phrases que nous prononçons se rattachent-ils aux choses, aux personnes et aux événements avec lesquels nous entrons en contact dans notre existence journalière ? (p. 137-138)Certains éducateurs […] n’admettaient pas que l’on enseignât à démonter les rouages de la propagande, sous prétexte que cela rendrait les adolescents exagérément cyniques. […] L’examen trop critique par trop de citoyens moyens de ce que disent leurs pasteurs et maîtres pourrait s’avérer profondément subversif. (p. 139)
Les vieilles formes pittoresques – élections, parlements, hautes cours de justice – demeureront, mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu’ils étaient au bon vieux temps, la démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions radiodiffusées et de tous les éditoriaux. […] Entre-temps, l’oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs mentaux mènera tout et tout le monde comme bon lui semblera. (p. 144)