« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 27 août 2022

Le Loup des steppes de Hermann Hesse : l’éternité comme principale consolation face à un monde défiguré.

Ah, quelle que fût la direction vers laquelle je tournais mes regards, vers laquelle j’orientais mes pensées, je ne découvrais nulle part une source de joie, un appel s’adressant à moi. Plus rien n’éveillait mon désir. La puanteur envahissait tout. On sentait l’odeur putride des choses usées ; l’odeur putride d’un sentiment de satisfaction médiocre. Tout était vieux, fané, gris, mou, épuisé. (p. 114)

            Comment vivre et ne pas désespérer dans un monde « défiguré » ? (pour reprendre l’expression de Hesse dans une lettre du 13 février 1940 adressée à Thomas Mann ; pour en apprendre davantage sur l’amitié épistolaire qui liait Hesse et Mann et en lire des extraits qui rejoignent en partie les thèmes du roman discuté présentement, voir l’article rédigé par Irène de Palacio dans :
https://www.anthologiablog.com/post/hermann-hesse-et-thomas-mann

Telle pourrait être la principale question qui semble préoccuper Hermann Hesse dans Le Loup des steppes, mais plus largement son auteur lui-même dans sa propre vie, lui qui aura assisté à l’effondrement spirituel de l’Europe avant et pendant les deux conflits mondiaux, et qui connaîtra lui aussi de fréquentes périodes de désespoir et de découragement. Mais comment ne pas aussi faire nôtre cette problématique qui a tant hanté Hesse et ses contemporains, et qui est toujours, et même plus que jamais, d’actualité ?

Le Loup des steppes dresse le constat assez convenu (du moins parmi les grandes œuvres littéraires) d’une société devenue majoritairement bourgeoise, dans le sens où elle est éprise et ne recherche principalement que le confort, la réussite matérielle, les plaisirs superficiels au détriment de, et même en sacrifiant sans scrupules si l’occasion se présente, tout autre idéal. Quant aux quelques individus isolés qui ne partagent pas cette vision bourgeoise ou moderne du monde, ils sont par conséquent plus ou moins condamnés à la solitude, à la souffrance, voire au désespoir.

La mélancolie de Haller, je le sais aujourd’hui, n’est pas une bizarrerie spécifique à sa personne ; elle est la maladie de notre temps lui-même, la névrose qui caractérise la génération dont Haller fait partie et qui, loin de toucher exclusivement les individus faibles et médiocres, semble atteindre précisément les êtres forts, doués d’un esprit et de talents supérieurs. (p. 38)

Je sens brûler en moi un désir sauvage, d’éprouver des sentiments intenses, des sensations ; une rage contre cette existence en demi-teinte, plate, uniforme et stérile ; une envie furieuse de détruire quelque chose […] ; une envie de commettre des actes absurdes et téméraires, d’arracher leur perruque à quelques idoles vénérées, […] de tordre le cou à quelques représentants de l’ordre bourgeois. Car rien ne m’inspire un sentiment plus vif de haine, d’horreur et d’exécration que ce contentement, cette bonne santé, ce bien-être, cet optimisme irréprochable du bourgeois, cette volonté de faire prospérer généreusement le médiocre, le normal, le passable. (p. 44)

La « bourgeoisie », en tant que mode d’être constant d’une partie de l’humanité, n’est rien d’autre qu’une tentative de trouver une stabilité, une aspiration à atteindre un point d’équilibre entre les attitudes extrêmes et les oppositions innombrables qui caractérisent le comportement des hommes. […] Jamais il ne renoncera à lui-même, il ne s’abandonnera à l’ivresse ou à l’ascèse ; jamais il ne sera un martyr ; jamais il ne consentira à son anéantissement. Bien au contraire. Son idéal n’est en effet aucunement le sacrifice, mais la préservation de sa personne. Il n’aspire ni à la sainteté ni à son opposé, et ne supporte pas l’absolu. (p. 80-81)

On ne peut vivre intensément qu’aux dépens de soi-même. Or, pour le bourgeois, rien n’est plus précieux que le moi (un moi dont le degré de développement est en vérité rudimentaire). Ainsi assure-t-il sa préservation et sa sécurité au détriment de la ferveur. Il rejette la passion du divin au profit d’une parfaite tranquillité morale ; rejette le désir au profit d’un sentiment de bien-être ; la liberté au profit du confort ; une ardeur fatale au profit d’une température agréable. Le bourgeois apparaît ainsi par sa nature même comme un être sans grande vitalité, angoissé, craignant toute forme de renoncement à soi et facile à gouverner. Voilà pourquoi il a substitué le principe de majorité à celui du pouvoir concentré, la loi à la force, le vote à la responsabilité individuelle. Il est clair que des personnes aussi faibles et anxieuses ne peuvent se maintenir longtemps en vie, même si elles sont encore fortement représentées. Leurs particularités les rendent incapables de jouer un autre rôle que celui du troupeau de brebis égaré parmi des loups vagabondant en toute liberté. (p. 81-82)

Mais Le Loup des steppes ne saurait se réduire à un roman noir et pessimiste, lançant (ou se contentant de lancer) un anathème au monde moderne et à ses nouvelles valeurs : c’est aussi et surtout un roman qui propose à son lecteur, à l’instar de son protagoniste Harry Haller, des raisons de vivre, ou du moins une certaine consolation, face au monde défiguré qui est le sien.

Avec des vérités de la sorte, affirmant que nous mourrons tous bientôt et que rien n’a donc d’importance, que tout se vaut, on rend l’existence banale et absurde. Faut-il ainsi tout rejeter ; renoncer à toute forme d’esprit, à toute aspiration, à toute humanité ? Faut-il laisser l’ambition et l’argent continuer de régner et attendre la prochaine mobilisation, assis devant un verre de bière ? (p. 176)

Car Haller, avant sa rencontre décisive avec Hermine, a atteint un désespoir tel dans son dégoût du monde moderne, et de lui-même, qu’il est sur le point de se suicider. Sa solitude, qu’il a d’abord recherchée, lui est devenue insupportable, et ce sentiment d’être seul, incompris, a atteint son paroxysme lors de la soirée qu’il passe avec une ancienne connaissance, incompréhension mutuelle qui se cristallise autour d’une gravure représentant Goethe avec des allures de petit-bourgeois. Rejetant le monde moderne bourgeois, mais souffrant d’être seul, incompris, Haller a de surcroît le sentiment que désormais, son existence ne lui apportera que des souffrances croissantes, sans que rien ne vienne compenser, ou du moins donner un sens, à ses souffrances. La crise existentielle que traverse Haller n’est pas sans rappeler celle que vivent tous les héros de Dostoïevski, auteur que Haller lit régulièrement : sentiment d’incompatibilité, de dégoût face au monde moderne et ses valeurs ; solitude croissante consécutive à ce rejet ; sentiment de désespoir le rendant à moitié fou, résultat d’une solitude prolongée et de l'absence d'un substitut aux valeurs modernes rejetées, dans une société de moins en moins religieuse/spirituelle qui contamine même ceux qui s'y tiennent en marge. Et, tel un héros de Dostoïevski, Haller tente de s’accrocher désespérément à un quelconque contact humain d’où il espère, sinon une forme de salut, du moins un soulagement temporaire à sa solitude existentielle, ce qui explique sans doute pourquoi il accepte, presque malgré lui, l’invitation à dîner d’une ancienne connaissance (un professeur tout ce qu’il y a de plus bourgeois, en phase avec les idées de son époque et spécialiste quelque peu obtus de son domaine) avec qui il ne se sent pourtant plus aucune affinité et dont il pressent d’avance que la soirée ne peut qu’être un échec ; puis son errance au hasard des rues et des bars pour éviter de rentrer chez lui affronter une solitude qui lui est désormais si insupportable qu’il craint de se donner la mort, solution radicale qu’il craint néanmoins tout autant que sa vie solitaire et faite de souffrances, une situation qui n’est pas sans rappeler le si juste et éternel dilemme posé par Shakespeare dans le plus célèbre monologue d’Hamlet.

L’introduction inattendue, et peu vraisemblable il est vrai, du personnage d’Hermine permettra à Haller d’être sauvé in extremis du désespoir dans lequel il se trouvait plongé. Là réside peut-être une des faiblesses de l’écriture de Hesse, essentiellement lyrique semble-t-il dans sa production romanesque : le personnage principal est bien souvent le seul à qui il semble réellement donner vie et consistance, la plupart des personnages secondaires ne trouvant leur intérêt que par leurs rapports avec lui et le rôle qu’ils jouent dans son évolution. En dehors, ces personnages ne semblent guère avoir une vie qui leur soit propre, individuelle, à l’inverse par exemple des personnages de Tolstoï. L’influence de Dostoïevski là encore se fait davantage ressentir, et la production romanesque de Hesse, essentiellement lyrique donc, ne fait que poser et mettre en récit ses préoccupations existentielles. Ici, Hermine est celle qui non seulement sauve Haller à court terme du suicide, mais qui lui donne aussi une raison de vivre malgré tout dans un monde de plus en plus « défiguré » : à savoir que la vraie vie, son sens véritable, se situe dans « l’éternité ». Par ce dernier terme, Hesse sous-entend que toute vie humaine doit être vécue en accord avec les valeurs non pas bourgeoises, temporelles, mais des valeurs humaines supérieures, éternelles : dans le domaine de la vie pratique, cela se manifeste par des actes, une conduite respectant des principes tels que la droiture, l’honneur, la justice, la vérité, etc. ; dans le domaine artistique, c’est la production de chefs-d’œuvre intemporels et universels qui apportent connaissance et joie profonde à ceux qui y sont sensibles, et non de divertissements médiocres procurant un plaisir superficiel et passager. Cette notion d’éternité n’est là encore pas sans rappeler Dostoïevski, mais de manière plus développée et approfondie, et sa célèbre formule affirmant que « la beauté sauvera le monde. »

Dans de rares instants de félicité, ces hommes menant une existence fort agitée éprouvent également un sentiment d’une intensité extrême, d’une indicible beauté. Parfois même, l’écume de ce court ravissement jaillit si haut, elle est d’une blancheur si éblouissante au-dessus de l’océan des souffrances, que le bonheur éclatant irradie vers les autres, les touche et les envoûte. Ainsi naissent, telle l’écume précieuse et éphémère de la joie sur les flots de la douleurs, toutes ces œuvres d’art à travers lesquelles un individu malheureux s’affranchit pour une heure de sa destinée, atteignant une telle hauteur que sa félicité luit comme une étoile et semble, aux yeux de ceux qui l’aperçoivent, refléter quelque chose d’éternel, un rêve de bonheur. […] Leur vie est mouvement et déferlement perpétuels, douloureux ; elle est un déchirement cruel, plein de souffrances, et paraît épouvantable, absurde si l’on ne consent pas à reconnaître que son sens réside précisément dans les expériences, les actes, les pensées et les œuvres rares qui resplendissent au-dessus de ce chaos. (p. 69-70)

L’époque et le monde, l’argent et le pouvoir, appartiennent aux êtres médiocres et fades. Quant aux autres, aux êtres véritables, ils ne possèdent rien, si ce n’est la liberté de mourir. Il en fut ainsi de tout temps et il en sera ainsi pour toujours.

- Les êtres véritables n’ont rien d’autre ?

- Si, l’éternité. […] Les gens pieux appellent cela le Royaume de Dieu. Il me semble que nous tous qui exigeons plus, qui avons des aspirations et une dimension trop importantes, nous ne pourrions absolument pas vivre si nous ne trouvions à respirer un autre air que celui d’ici-bas, s’il n’y avait pas une éternité échappant au temps, ce royaume pour les êtres authentiques. La musique de Mozart et les poèmes de tes grands écrivains font partie de ce royaume ; tout comme les saints, les miracles, les hommes qui sont morts en martyrs et ont donné de nobles exemples à l’humanité. Au sein de l’éternité, on retrouve également l’image de chaque acte authentique, la puissance de chaque sentiment authentique, même si personne n’en a connaissance, ne les voit, n’en prend note, n’en conserve la mémoire pour les générations futures. Dans l’éternité, la postérité n’existe pas ; tout est contemporain. […] Il s’agit d’un royaume situé au-delà du temps et des apparences. Nous lui appartenons : notre patrie est là ; c’est lui que notre cœur aspire à rejoindre […] il faut nous frayer un chemin à travers tant de bassesses et d’absurdités et rentrer chez nous ! Nous n’avons personne pour nous orienter ; notre seul guide est notre nostalgie. (p. 223 à 225)

Compte tenu des circonstances présentes, je lui étais particulièrement reconnaissant d’avoir formulé l’idée de l’éternité. J’en avais besoin ; sans elle, je ne pouvais ni vivre ni mourir. (p. 225)

À travers le concept d’ « éternité » entendu dans le sens que nous venons de définir, Hesse souligne la nécessité d’une forme de croyance, de foi, de transcendance, inhérente à l’homme, qui ne peut vivre dans un complet nihilisme qui ne serait que souffrances, dégoût et amertume.

Ma position à l’égard du monde actuel ne changera plus beaucoup. Je ne crois pas à notre science, ni à notre politique, ni à notre façon de penser, de croire, de nous divertir, je ne partage pas un seul des idéaux de notre temps. Mais je ne suis pas pour autant un homme sans foi. Je crois aux lois de l’humanité, vieilles de plusieurs millénaires, et je crois qu’elles survivront à tous les troubles de notre époque. (À propos du Loup des steppes, 4 mai 1931, p. 8)

Haller néanmoins ne découvre pas ce monde éternel ex nihilo grâce à Hermine : il en avait ressenti l’équivalent dans sa jeunesse, mais son intensité n’a fait que décroître à mesure que sa solitude grandit, au point que ses souffrances lui ont fait perdre de vue et ont éclipsé ses rares moments d’extase intérieure. Hermine n’est là que pour le lui rappeler et lui expliquer plus clairement ce qu’il sait déjà, ou pressent, au fond de lui. Une telle foi, si l’on peut dire, ne changera certes guère le cours du monde et l’abîme anti-spirituel dans lequel il ne cesse de s’enfoncer. Il est certain même que les rares porteurs de cette foi soient vaincus dans le monde temporel par leurs adversaires, ou plutôt soient ignorés, inaudibles aux yeux de la masse philistine. Restera à l’individu la satisfaction d’avoir au moins mené une vie authentique, belle, honorable à ses propres yeux, en fonction et/ou au service de tels idéaux intemporels.

 

D’autres éléments, plus secondaires, viennent s’ajouter à la foi que Hesse tente de réinsuffler à son protagoniste, et par extension à son lecteur, pour lui permettre de surmonter son désespoir dans le monde défiguré où il vit.

La solitude est certes source de souffrance, mais elle est aussi indispensable dans toute production artistique authentique car elle seule permet de se découvrir et de développer sans entraves la personnalité propre au fond de nous. Plus que le génie, c’est la capacité de l’aspirant artiste à supporter, assumer sa solitude et sa rupture radicale avec les valeurs du monde moderne, qui lui permettra de pouvoir s’exprimer de la manière la plus personnelle et authentique. Haller, bien que rejetant dans son ensemble le monde bourgeois, n’en reste pas moins attaché d’une certaine manière à celui-ci, et redoute une rupture, et donc une solitude complète, par rapport à elle. Il craint tant les souffrances qui en découleraient nécessairement que, lorsque sa solitude devint complète par sa soirée désastreuse que nous avons déjà relatée plus haut, qu’il ne voit que le suicide comme unique solution, mais craint presque tout autant la mort. C’est Hermine qui le tirera concrètement de sa solitude, lui redonnera une certaine foi, et lui rappellera le lien indissociable entre solitude et œuvre d’art. Une situation comparable se trouve dans Demian, où Emile Sinclair parvient néanmoins, après des années de beuverie et de compromissions avec le monde, à se découvrir lui-même en acceptant et en vivant dans la solitude, aidé et guidé ponctuellement par Demian.

Hermine lui permettra aussi, avec son ami musicien Pablo, de porter un regard plus indulgent, ou du moins différent, sur les choses qu’il avait jusqu’alors coutume de mépriser. Non qu’ils cherchent à lui faire apprécier des choses qu’il abhorrait jusque-là, mais Haller, en apprenant à danser avec elle sur du jazz entre autres, parvient à voir le « Tout », à voir l’essence des choses pourrait-on dire en paraphrasant Platon, autrement dit à comprendre l’importance que le jazz, et par extension toutes les formes de musique plus contemporaines, ont dans la vie de beaucoup d’êtres humains. Une même idée se retrouve dans sa nouvelle manière de percevoir les accessoires de maquillage féminins, dont il comprend la signification au travers de sa relation intime avec Maria. Une idée similaire est développée par Hesse dans Siddhartha, où elle est davantage approfondie, lorsque le protagoniste, au sortir de sa période ascétique, se replonge dans le monde et les plaisirs terrestres dont il découvre la beauté particulière à travers ses amours avec la courtisane Kamala, et envers lequel il apprend à éprouver aussi de la compassion, ou lorsque vers la fin du roman, il parvient à voir sa vie et celles des autres hommes comme un Tout, à travers sa contemplation du fleuve.

Ces luxueux articles de mode n’étaient pas de simples colifichets, de simples objets kitsch […]. Ils avaient une justification […]. Toutes ces choses représentaient un matériau esthétique au service de l’amour, de la magie, de la séduction. Elles étaient des messagers, des contrebandiers, des armes, des cris de guerre. (p. 211)

Le sentiment de la fête, l’ivresse de la liesse collective, le mystère de la dissolution de l’individu dans la foule, de l’union mystique à travers la joie partagée. (p. 245)

Cette douce rêverie, de l’euphorie de la fusion avec les autres, de la musique, du rythme, du vin et de cette volupté des sens que j’avais si souvent entendue exaltée […] mais jugée avec ironie et un misérable sentiment de supériorité. (p. 246)

Si Le Loup des steppes semble néanmoins se distinguer de la production romanesque antérieure de Hesse, tout en étant en continuité avec ses préoccupations habituelles, c’est dans la place nouvelle donnée à l’humour, à l’ironie, qui porte peut-être la trace de l’influence de Thomas Mann. En effet, la descente progressive dans le désespoir de Harry Haller n’est pas décrite sans ironie de la part de l’auteur, en particulier par l’intermédiaire du Traité sur le loup des steppes, écrit que le protagoniste reçoit dans des circonstances fantastiques, dans lequel Hesse trace un portrait certes compatissant mais aussi ironique et moqueur de son protagoniste, coupable de grossière ignorance vis-à-vis de son âme qu’il s’obstine à considérer comme simplement divisée en deux (à la fois homme et loup des steppes), alors qu’elle est au contraire infinie. Les figures ensuite de Goethe, puis de Mozart, que Haller rencontre en imagination (dans un rêve, puis dans le fameux théâtre magique de Pablo) confirment l’importance nouvelle donnée à l’humour par Hesse, qui y voit une manière de se détacher, de ne pas se laisser envahir, accabler, par la laideur et les atrocités du monde moderne.

Il reste alors l’humour, cette invention magnifique des hommes qui ont été entravés dans la quête du sublime à laquelle ils étaient voués […] Le rayonnement que renvoient ses prismes enveloppe et réunit toutes les parties de l’être humain. Vivre dans le monde comme s’il ne s’agissait pas de celui d’ici-bas ; respecter la loi tout en étant au-dessus d’elle […] voilà toutes les exigences estimées et souvent citées d’une haute sagesse de l’existence que seul l’humour est en mesure de satisfaire. Si le Loup des steppes […] réussissait à porter à ébullition et à distiller ce breuvage magique dans le chaos étouffant de son existence infernale, il serait sauvé. (p. 85-86)

Il nous semble que Harry, le Loup des steppes, aurait assez de génie pour se lancer dans l’aventure et tenter de devenir un être humain à part entière, au lieu de chercher une échappatoire à chaque difficulté en invoquant sur un ton larmoyant la responsabilité de cet absurde Loup des steppes. (p. 100)

Tu prends le vieux Goethe bien trop au sérieux. Il n’est point besoin de considérer ainsi les vieilles personnes défuntes. En agissant de la sorte, on leur fait du tort. Nous, les Immortels, nous n’aimons pas cette attitude ; nous aimons la plaisanterie. Le sérieux, mon garçon, est une question de rapport au temps. Il naît, je veux bien te le révéler, d’une surestimation de la valeur de ce dernier. […] Or, vois-tu, dans l’éternité, le temps n’existe plus ; l’éternité n’est qu’un instant, juste assez long pour faire une plaisanterie. (p. 147)

Je déclarai que, tout comme les débuts actuels de la radio, cela permettrait uniquement à l’humanité de fuir face à elle-même, face à ses buts ultimes, et de s’environner d’un réseau de plus en plus serré de distractions et d’occupations vaines. Cependant, je n’exprimai pas l’ensemble de ces idées évidentes à mes yeux avec mon amertume et mon mépris habituels envers l’époque et la technique. J’adoptai plutôt le ton de la plaisanterie, de l’amusement… (p. 156)

Harry Heller s’était merveilleusement travesti en idéaliste et en contempteur du monde, en ermite mélancolique et en prophète courroucé, mais au fond, c’était un bourgeois. (p. 192)

Vous êtes ici à l’école de l’humour ; vous devez apprendre à rire. Pour atteindre une forme supérieure d’humour, il faut commencer par ne plus prendre au sérieux sa propre personne. (p. 257)

Adieu ! Que le Diable t’emporte ! Tu seras rossé et étrillé pour avoir écrit tant d’inepties, que tu as toutes plagiées, sans l’avoir dit. (p. 298)

Vous devez saisir la part d’humour que recèle l’existence ; sa part d’humour noir. (p. 310)

Enfin, Hesse fait sienne une idée chère à Nietzsche, celle de la conception de l’individu comme un être en perpétuel devenir, recelant d’infinies possibilités. Une telle idée est esquissée dans Le Traité sur le loup des steppes, et approfondie dans le dernier quart du roman se déroulant dans le théâtre magique de Pablo. Notre existence individuelle de ce point de vue est une perpétuelle métamorphose, au gré des circonstances mais aussi de la connaissance que nous tirons de nous-mêmes dans ces circonstances. Loin d’être figée, monolithique, notre vie nous offre d’infinies opportunités dans notre rapport avec nous-mêmes et avec autrui, dans notre perception et compréhension des choses, au-delà de toutes les souffrances qui, certes, font partie de notre vie, mais n’en constituent qu’une partie, un fragment, dans un Tout qui néanmoins a sa part de beauté, pour peu que l’on y est attentif et que nous ne nous laissions pas obnubiler exclusivement par la laideur qui, il est vrai, « défigure » notre monde, à l’instar de l’image de la radio choisie par Hesse qui conclut le roman.

L’homme n’est pas une création stable et durable (comme l’affirmait l’idéal de l’Antiquité, malgré les visions contraires de ses sages). Il représente plutôt une tentative et une transition ; il n’est rien d’autre qu’une passerelle étroite, périlleuse, entre la nature et l’esprit. Sa destinée la plus profonde le mène vers le monde spirituel, vers Dieu ; sa nostalgie la plus ardent l’incite à retourner vers la nature, vers notre mère commune. Tels sont les deux pouvoirs entre lesquels son existence angoissée et tremblante se trouve ballotée. (p. 95)

L’homme n’est pas une création achevée, il est une revendication de l’esprit, une possibilité lointaine, autant désirée que crainte. (p. 96)

Ma vie avait été pénible, chaotique et malheureuse ; elle m’avait conduit au renoncement et à la négation de moi-même. La nature fondamentale de toutes les destinées humaines l’avait rendue amère, mais elle avait été riche, fière et riche comme une vie de roi, même dans les périodes de misère morale. Qu’importait si le petit bout de chemin restant à parcourir jusqu’à la chute finale devait être, lui aussi, lamentablement gaspillé. Cette existence avait un cœur noble, elle avait de l’allure, elle était racée ; elle ne se souciait pas des vétilles, mais des étoiles. (p. 208)

Vous devez apprendre à écouter cette satanée musique radiophonique de la vie, à vénérer l’esprit qui transparaît derrière elle, à vous moquer de tout le tintamarre qu’elle produit. (p. 311)

[La radio] dérobe à la musique toute sa beauté sensuelle en la parasitant par ses grésillements et ses crachotements ; cependant, elle ne parvient pas à détruire totalement son âme. Eh bien, il se produit la même chose dans l’existence, ou ce qu’on appelle la réalité. Celle-ci dilate le splendide jeu d’images offert par le monde […] L’existence est ainsi […]. Nous n’avons pas d’autre choix que de l’accepter en tant que telle, mais nous pouvons en rire si nous ne sommes pas des ânes. […] Apprenez d’abord à écouter ! Apprenez d’abord à prendre au sérieux ce qui en vaut la peine et à rire du reste ! (p. 306)

 

Ci-dessous, un relevé de citations du roman, dans l’édition Livre de poche :

Je me suis aventuré pendant toute ma vie sur des voies qui permettent de dépasser la notion de temps et de vivre dans l’intemporel. (À propos du Loup des steppes, p. 8)

Le regard du Loup des steppes pénétrait notre époque tout entière, son agitation affairée, son arrivisme, le jeu superficiel d’une vie intellectuelle prétentieuse, insipide. (p. 21)

Sans amour de soi, l’amour de l’autre est impossible ; la haine de soi s’apparente pleinement à l’égoïsme le plus brutal et engendre exactement le même isolement, le même désespoir épouvantable que celui-ci. (p. 24)

Nous devrions être fiers de souffrir ; toute souffrance nous rappelle notre grandeur. (p. 30)

Naturellement, ils refusent de nager ! Ils sont nés pour évoluer sur la terre ferme, non dans l’eau. Et naturellement, ils refusent aussi de penser ; ils ont été créés pour vivre, pas pour penser ! En effet, celui qui réfléchit, celui qui confère à la pensée une importance primordiale, peut certes aller très loin dans son domaine, mais il quitte alors la terre ferme pour rejoindre l’eau et se noiera un jour. (p. 31)

Un loup des steppes égaré chez nous, dans les villes où les gens mènent une existence de troupeau ; aucune autre image ne pouvait représenter de façon plus pertinente l’homme, son isolement farouche, son caractère sauvage, son anxiété, sa nostalgie d’une patrie perdue. (p. 32)

Il ne décide pas de se tuer car la foi qui lui reste lui dit qu’il doit boire jusqu’à la lie ce calice de douleur. (p. 37)

Chaque époque, chaque culture, chaque coutume et chaque tradition a sa spécificité, ses propres aspects délicats ou rudes, séduisants ou atroces ; elle considère certaines souffrances comme naturelles, accepte de supporter avec patience certains maux. L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre. (p. 39)

À ces journées d’agonie de l’âme, à ces âpres journées de vie intérieur et de désespoir où, au beau milieu d’un monde détruit, exploité par les sociétés anonymes, l’univers des hommes et leur prétendue culture apparaissent à chaque seconde dans leur splendeur de pacotille, mensongère et vulgaire, grimaçant comme un personnage répugnant dont l’image se concentre dans l’esprit malade jusqu’au comble de l’insupportable. (p. 42)

Comme j’aimais alors ces soirées sombres et tristes de fin d’automne et d’hiver ; avec quelle avidité et quelle ivresse je me pénétrais de ces atmosphères solitaires et mélancoliques, lorsque, emmitouflé dans mon manteau, je marchais la moitié de la nuit sous les averses des tempêtes à travers la nature hostile et nue. J’étais déjà isolé, mais je jouissais profondément de tout cela… (p. 47)

Hélas, il est bien difficile de trouver cette trace divine au sein de l’existence que nous menons ; au sein de notre époque tellement satisfaite, tellement bourgeoise, tellement décérébrée ; face à ces architectures, à ces magasins, à ce monde politique, à ces individus ! Comment ne pas devenir un loup des steppes et un ermite sans manières dans un monde dont je ne partage aucune des aspirations, dont je ne comprends aucun des enthousiasmes ? […] Non, je ne suis pas capable de partager toutes ces joies qui sont à ma portée et auxquelles des milliers de gens s’efforcent d’accéder en se bousculant les uns les autres. Ce que j’éprouve dans mes rares instants de bonheur, ce qui constitue pour moi un ravissement, une expérience extraordinaire, une extase et une élévation de l’âme est connu, recherché et apprécié par la majorité tout au plus dans la littérature ; dans la vie, on traite cela de folie. Et de fait, si la majorité a raison, si  cette musique dans les cafés, ces divertissements de masse, ces êtres américanisés aux désirs tellement vite assouvis représentent le bien, alors, je suis dans l’erreur, je suis fou, je suis vraiment un loup des steppes, comme je me suis souvent surnommé moi-même ; un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible ; un animal qui ne trouve plus ni foyer, ni oxygène, ni nourriture. (p. 48-49)

C’est étonnant tout ce qu’un homme peut ingurgiter ! Je lus un journal pendant dix bonnes minutes, laissant pénétrer en moi l’esprit d’un être irresponsable qui décortique de façon grossière les paroles des autres et les ressert ensuite, arrangées à sa manière, mais non digérées. (p. 54)

Si cette petite mélodie céleste avait réussi à s’enraciner secrètement dans mon âme, puis à épanouir de nouveau sa gracieuse fleur aux tons charmants, se pouvait-il que je fusse totalement perdu ? Certes, j’étais un animal égaré, incapable de comprendre le monde qui m’entourait ; mais mon existence absurde avait malgré tout un sens. Quelque chose en moi répondait, recevait les appels issus d’univers lointains et supérieurs ; mon cerveau contenait des milliers d’images accumulées… (p. 55)

Qui donc encore cherchait à retrouver, sur les ruines de sa vie, un sens volatilisé ? Qui endurait des souffrances apparemment absurdes, poursuivait une existence apparemment insensée, conservait au fond de la folie la plus chaotique le secret espoir d’une révélation, d’une manifestation de la présence divine. […] Le scintillement du sillage doré m’était apparu l’espace de quelques secondes ; j’avais retrouvé l’Éternité, Mozart, les étoiles. Je pouvais de nouveau respirer pendant une heure ; je pouvais vivre, j’avais le droit d’être (p. 57)

Oui, je pouvais tout à fait me passer de musique de chambre et d’ami ; il était ridicule de se laisser consumer par un désir impuissant de réconfort. La solitude est synonyme d’indépendance ; je l’avais souhaitée et atteinte au bout de longues années. Elle était glaciale, oh oui, mais elle était également paisible, merveilleusement paisible et immense, comme l’espace froid et paisible dans lequel gravitent les astres. (p. 58-59)

Nous qui étions de vieux connaisseurs et admirateurs de l’Europe ancienne, de la vraie musique, de la vraie poésie d’autrefois, constitutions-nous simplement une ridicule petite minorité de névrosés à l’esprit compliqué, que l’on oublierait et que l’on raillerait demain ? Ce que nous appelions « Culture », esprit, âme ; ce que nous qualifiions de beau, de sacré, ne représentait-il qu’une réalité fantomatique, disparue depuis longtemps déjà ? Étions-nous les seuls, nous pauvres fous, à croire encore cette réalité authentique et vivante ? Était-il possible qu’elle n’eût jamais vraiment existé ? Était-il possible que ce que nous autres, pauvres fous, nous nous efforcions d’atteindre n’eût jamais été qu’une illusion ? (p. 60)

Il y avait une chose qu’il n’avait pas apprise : c’était à se sentir content de lui-même et de son sort. (p. 64)

L’existence la plus malheureuse a ses heures ensoleillées, ses petites fleurs de félicité qui s’épanouissent parmi le sable et la pierre. (p. 67)

Chez lui un besoin de solitude et d’indépendance. Jamais personne ne désira plus profondément et plus passionnément être libre. […] Jamais il ne se vendit, ni pour de l’argent et du confort ni à des femmes ou à des puissants. Cent fois il rejeta et refusa ce que tous considéraient comme un avantage et une chance, afin de ne dépendre de personne. Rien ne lui semblait plus détestable et effrayant que de devenir un employé, que de devoir respecter un emploi du temps journalier, annuel, et obéir à d’autres. (p. 71)

Ainsi le Loup des steppes fut-il détruit pas sa liberté. Il atteignit son objectif, s’affranchit progressivement de toute contrainte.  […] Cependant, lorsqu’il se fut installé dans cette nouvelle liberté, Harry s’aperçut tout à coup que celle-ci représentait une mort. Il était seul. […] Désormais, la solitude et l’indépendance ne constituaient plus pour lui un souhait et un but, elles étaient son lot, sa punition. […] personne ne se rapprochait de lui ; jamais ne naissait un attachement, personne ne se montrait désireux et capable de partager son existence. Il vivait à présent dans l’univers des solitaires, dans une atmosphère silencieuse, dans l’éloignement du monde environnant, dans une incapacité à se lier contre laquelle toute sa volonté et son aspiration demeuraient impuissantes. (p. 72-73)

Ces natures que nous appelons « suicidaires », et qui sont toujours particulièrement émotives et sensibles, tendent à s’abandonner pleinement à l’idée du suicide au moindre bouleversement. […] ils sont des suicidaires car ils voient leur rédemption dans la mort, non dans la vie. (p. 75)

Il métamorphosa cette tendance en une philosophie propice à la vie. L’idée qu’il disposait à tout instant de cette issue de secours était tellement ancrée en lui que cela lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter à certaines souffrances et à certains états d’âme douloureux. […] Nombre de suicidaires puisent dans cette idée une énergie extraordinaire. […] Au fond, il est plus noble et beau d’être vaincu et abattu par la vie que par soi-même. (p. 76)

Chacun de ces êtres reste attaché par des sentiments infantiles au monde bourgeois ; se voit contaminé partiellement par sa mollesse ; s’obstine d’une certaine manière à vivre parmi ses membres ; continue d’une certaine manière à être l’esclave, l’obligé, le serviteur de ceux-ci. (p. 83)

Ils se sentent voués à l’absolu sans se montrer pour autant capables de vivre selon ses principes. (p. 85)

Ce Loup des steppes devait nécessairement être confronté à lui-même, pénétrer les profondeurs du chaos qui règne dans son âme et prendre pleinement conscience de son être. Alors, le caractère irréversible de son existence douteuse lui apparaîtrait clairement. […] Cela pourrait aboutir à un éclatement et à une séparation qui signifieraient la disparition du Loup des steppes, ou bien à la conclusion d’un mariage de raison sous les auspices d’un humour clairvoyant. (p. 86-87)

En vérité, il n’est pas de moi, même le plus naïf, qui soit un. Celui-ci représente un monde extrêmement multiple, un petit ciel étoilé, un ensemble chaotique de formes, de degrés d’évolution et d’états, d’hérédités et de potentialités. Le fait que tout individu s’applique à considérer ce chaos comme une unité et à parler de son moi comme s’il s’agissait d’un phénomène simple, structuré, clairement délimité […] semble constituer une nécessité, un besoin aussi vital que celui de respirer ou de manger. L’illusion est fondée sur une simple analogie. En tant que corps, chaque homme est un ; en tant qu’âme, il ne l’est jamais. (p. 91)

Il faut se résoudre à considérer les personnages de ces œuvres non comme des individus, mais comme les parties, les facettes, les différentes formes d’une unité supérieure (par exemple, de l’âme de l’écrivain) (p. 93)

L’être humain ressemble à un bulbe formé de membranes superposées, à un tissu fait de multiples fils. (p. 93)

Au tréfonds de son âme, il craint de souscrire et d’aspirer à la réalisation de cette exigence suprême, à ce véritable épanouissement de l’homme que recherche l’esprit ; il craint d’emprunter l’étroit chemin isolé qui permet d’atteindre l’immortalité. Il le sent clairement : cela le conduirait à des douleurs plus grandes encore, au bannissement, à un ultime renoncement, peut-être à l’échafaud. Même si au bout, l’immortalité l’attend en récompense, il n’est pas disposé à endurer toutes ces épreuves, à passer par toutes ces agonies. (p. 97)

Il refuse de voir que le fait de rester désespérément accroché à son moi, de rejeter désespérément la mort conduit inévitablement à une agonie éternelle, alors que savoir faire face à la mort, se dépouiller de tout, s’abandonner au changement conduit à l’immortalité. Il vénère également certains Immortels plus que d’autres : Mozart, par exemple. Mais au bout du compte, il pose toujours sur celui-ci un regard bourgeois et se montre enclin, tel un maître d’école, à attribuer sa perfection exclusivement à son génie de la musique. Il ne s’aperçoit pas qu’elle est le résultat de la grandeur de son dévouement et de son acceptation de la douleur ; qu’elle découle de son indifférence aux idéaux bourgeois, de son aptitude à endurer cette solitude extrême qui réduit l’atmosphère enveloppant l’être souffrant, l’homme en devenir, à un espace vide et glacé : la solitude du Jardin de Gethsémani. (p. 97)

Au lieu de rétrécir ton univers, de simplifier ton esprit, tu devras accueillir dans ton âme douloureusement élargie une part toujours plus grande du monde et finalement le monde entier, pour pouvoir un jour peut-être accéder au stade ultime, au repos. (p. 99)

Le retour au Tout, l’arrêt de l’avènement douloureux de l’individu, la fusion avec Dieu, signifie une expansion de l’âme si importante que celle-ci est à nouveau capable d’embrasser l’univers. (p. 100)

Il est incapable de voir que cet univers, ce jardin paradisiaque, empli d’êtres gracieux et effrayants, grands et petits, puissants et fragiles, est entièrement écrasé et emprisonné par la fable du loup, à l’instar de l’homme véritable qui est écrasé et emprisonné par l’homme fictif, par le bourgeois. (p. 101)

La religion, la patrie, la famille, l’État avaient perdu toute valeur à mes yeux, je ne me sentais plus concerné par eux. Les fanfaronnades de la science, des corporations, des arts m’inspiraient du dégoût. Mes conceptions, mes goûts, toutes les idées qui m’avaient permis de briller à l’époque où j’étais un homme talentueux et apprécié gisaient là, abandonnées, n’inspirant aux gens que méfiance. Mes transformations si douloureuses m’avaient certes apporté quelque chose d’imperceptible et d’impalpable, mais j’avais dû le payer cher ; à chaque fois ma vie était devenue plus dure, plus difficile, plus solitaire, plus menacée. (p. 106)

Je comprenais parfaitement l’appel, cette exhortation à la démence, au rejet de la raison, des inhibitions, des valeurs bourgeoises ; cette invitation à s’abandonner aux flux de l’univers anarchique de l’âme, de l’imagination. (p. 111)

Je ne serais pas le seul à finir ici demain ou après-demain, enterré, enfoui dans la boue, sous les regards gênés et hypocrites de l’assistance. Non, tout s’achèverait ainsi : toutes nos aspirations, toute notre culture, toute notre foi, toute notre joie et notre envie de vivre. (p. 118)

La plupart des hommes agissent, vivent et se comportent ainsi jour après jour, heure après heure, par nécessité, sans rien désirer vraiment. Ils font des visites, s’entretiennent de choses et d’autres, s’acquittent de leurs heures de service dans les bureaux par obligation, machinalement, sans le vouloir. Cela pourrait aussi bien être accompli par des machines ou ne pas se passer. C’est précisément cette mécanique ininterrompue qui les empêche de porter, comme moi, un regard critique sur leur existence, de voir et de sentir sa stupidité et sa fadeur, le rictus atroce de son ambiguïté, sa tristesse et sa solitude sans espoir. (p. 119-120)

Cela l’emplit de bonheur parce qu’il croit à l’importance de sa tâche ; il croit à la science dont il est le serviteur ; il croit à la valeur du simple savoir, à l’accumulation des connaissances ; il a foi dans le progrès, dans le développement. Il n’a pas vécu la guerre, le bouleversement des fondements traditionnels de la pensée provoqué par Einstein […]. Il ne se rend pas compte qu’autour de lui, la prochaine guerre se prépare. Il trouve les Juifs et les communistes haïssables. (p. 120-121)

Notre pays et le monde se porteraient mieux si, au moins, les rares personnes capables de penser professaient publiquement leur confiance dans la raison et leur amour de la paix, au lieu de s’engager de manière aveugle et enragée dans la voie d’une nouvelle guerre. (p. 126-127)

Je ne pouvais plus supporter cette existence rangée, hypocrite, sage. Et, puisqu’il apparaissait également que je ne pouvais plus supporter la solitude non plus ; puisque je m’étais mis à éprouver une haine indicible, un véritable dégoût envers moi-même […], quelle issue me restait-il ? Aucune. […] Il me semblait que jamais la simple nécessité de vivre ne m’avait causé une aussi grande douleur qu’à cette heure. (p. 128)

Tu n’es absolument pas fou, monsieur le Professeur ; tu manques même beaucoup trop de folie à mon goût ! Tu possèdes selon moi une intelligence stupide, à l’instar de tout bon professeur. (p. 135)

La Flûte enchantée représente la vie comme une délicieuse mélodie. Elle célèbre nos sentiments, qui sont pourtant éphémères, en affirmant leur nature éternelle et divine. (p. 145)

Cette lutte, cette volonté inconditionnelle et obstinée de vivre représente l’impulsion qui anime les actes et l’existence de toutes les personnalités marquantes. (p. 146)

L’omniprésence de toutes les forces et de tous les actes accomplis dans le monde était déjà parfaitement connue des anciens hindous. […] Quant à l’élément essentiel de cette vérité ancienne, la non-existence du temps, la technique continuait de l’ignorer aujourd’hui. (p. 155)

Cela me semble si stupide d’utiliser ce terme de « bête féroce » ou de « fauve » ! On ne devrait pas parler ainsi des animaux. Certes, ils sont souvent effrayants, mais ils sont bien plus vrais que les hommes. […] regarde donc un animal : un chat, un chien, un oiseau […] Tu constateras forcément qu’ils sont tous vrais, que pas un d’entre eux n’est embarrassé ou ignore ce qu’il doit faire, comment il doit se comporter. Ils ne cherchent pas à te flatter, ils ne cherchent pas à t’impressionner. Pas de comédie. Ils sont comme ils sont, à l’instar des pierres et des fleurs ou des étoiles dans le ciel… (p. 170)

Et voilà que paraissait de nouveau une attaque contre moi. C’était un texte de style médiocre que le rédacteur en chef avait en partie rédigé lui-même, en partie plagié sur les multiples articles de ce genre publiés dans la presse du même bord. Personne, on le sait, n’écrit aussi mal que les défenseurs des idéologies vieillissantes ; personne n’accomplit son travail avec moins de soin et d’application. (p. 173)

Chaque peuple et même chaque individu devait, selon moi, éviter de laisser sa conscience s’endormir, éviter de s’occuper exclusivement des « questions de culpabilité », qui sont hypocrites et politiques. […] au lieu de cela, chacun devait examiner en lui-même dans quelle mesure ses erreurs, ses négligences et ses mauvaises habitudes le rendaient responsable, lui aussi, de la guerre et de tous les autres fléaux accablant le monde. (p. 173-174)

J’ai affirmé qu[e…] chacun devait examiner en lui-même dans quelle mesure ses erreurs, ses négligences et ses mauvaises habitudes le rendaient responsable, lui aussi, de la guerre et de tous les autres fléaux accablant le monde. Cette attitude permettrait en effet d’empêcher le prochain conflit. Or, ces gens ne me pardonnent pas de tels propos. Évidemment, ils prétendent qu’ils sont, de leur côté, parfaitement innocents. […] les politiciens, les journaux, personne n’a la moindre chose à se reprocher, personne n’est coupable de quoi que ce soit ! On pourrait penser que tout va pour le mieux autour de nous. […] même si ces articles injurieux ne peuvent plus provoquer ma colère, ils m’attristent parfois. Les deux tiers de mes compatriotes lisent ce genre de journaux ; ils lisent chaque matin et chaque soir ce genre de propos. Chaque jour, on les travaille, on les exhorte, on excite leur haine, on fait d’eux des êtres insatisfaits et méchants. Le but et le terme de cette entreprise sont une fois de plus la guerre : celle qui approche, celle qui vient, et qui sera sans doute plus hideuse encore que la précédente. Tout cela est limpide et simple. Chaque homme pourrait le comprendre, pourrait aboutir à la même conclusion, s’il se donnait simplement la peine de réfléchir une heure. Mais personne n’en a la volonté ; personne ne veut éviter la prochaine guerre ; personne ne veut épargner à soi-même et à ses enfants le prochain massacre de millions d’hommes, si c’est au prix d’un tel effort. Réfléchir une heure ; rentrer en soi-même pendant un moment et se demander quelle part on prend personnellement au règne du désordre et de la méchanceté dans le monde, quel est le poids de notre responsabilité : cela, vois-tu, personne n’en a envie ! Voilà pourquoi tout continuera comme avant ; voilà pourquoi, jour après jour, des milliers et des milliers d’hommes préparent avec zèle la prochaine guerre. […] Cela n’a pas de sens de penser, de dire, d’écrire quoi que ce soit d’humain […]. Pour deux ou trois personnes qui le font, il y a des milliers de journaux, de revues, de discours, de réunions publiques et secrètes qui, jour après jour, tendent vers le but contraire et l’atteignent. (p. 174-175)

Même si tu sais que ton combat ne sera pas victorieux, ton existence n’en est pas banale et absurde pour autant. Elle est bien plus banale lorsque tu luttes pour une bonne cause, pour un idéal, avec la certitude d’atteindre ton but. Les idéaux sont-ils faits pour être atteints ? Vivons-nous donc, nous les hommes, pour faire disparaître la mort ? Non, nous vivons pour la craindre puis pour l’aimer à nouveau. C’est précisément grâce à elle que notre courte existence devient parfois, l’espace d’une heure, merveilleusement incandescente. (p. 176)

Comment se fait-il, selon toi, que j’aie été alors capable de te reconnaître et de te comprendre ? […] Parce que je suis semblable à toi ; parce que je suis précisément aussi seule que toi, et que comme toi, j’ai de la peine à aimer, à prendre au sérieux la vie, les hommes et moi-même. Il y a encore un certain nombre de personnes qui ont les plus hautes exigences vis-à-vis de l’existence et qui s’accommodent difficilement de son absurdité, de sa brutalité. (p. 186)

Je dois faire en sorte que tu apprennes un peu mieux les arts, les jeux modestes et faciles de la vie. (p. 188)

L’esprit allemand est dominé par le matriarcat, par un assujettissement à la nature qui se manifeste sous la forme d’une hégémonie de la musique, telle qu’aucun peuple ne l’a jamais connue. Mais au lieu de nous défendre de façon virile contre cela, de nous soumettre à l’autorité de l’esprit, du logos, du mot et de faire entendre ceux-ci, nous autres, intellectuels, nous rêvons tous d’un langage sans paroles, exprimant l’inexprimable, représentant l’irreprésentable. Au lieu de jouer de son instrument avec le plus de fidélité et de sincérité possible, l’homme d’esprit allemand a toujours mené une fronde contre le mot, contre la raison, et fait les yeux doux à la musique. Il s’est enivré de celle-ci, de sonorités pleines de félicité, de sentiments et d’états d’âme merveilleux, pleins d’optimisme, qui n’ont jamais été contraints de prendre forme. (p. 199-200)

Réveillée comme par magie au contact d’Éros, la source des images se mit à jaillir, venue des profondeurs, abondante. Pendant quelques instants, mon cœur s’arrêta de battre, à la fois ravi et triste de voir combien la galerie des tableaux de mon existence était riche : combien l’âme du pauvre Loup des steppes était emplie d’astres et de constellations sublimes et éternels. (p. 206-207)

Cette nuit-là, pour la première fois depuis le début de mon effondrement, ma propre existence me regarda de ses yeux inexorablement rayonnants. En eux, je distinguai à nouveau le destin au milieu du hasard, des fragments divins au milieu du champ de ruines de ma vie. Mon âme respira à nouveau, mes yeux virent à nouveau. Pendant quelques instants, je sentis intensément qu’il me suffisait de rassembler les souvenirs dispersés, de parvenir à me représenter concrètement la vie du Loup des steppes Harry Haller comme un tout, pour pénétrer moi-même dans le monde des images et devenir immortel. N’était-ce pas là le but que toute existence humaine essayait, tentait d’atteindre ? (p. 208)

Toi, Harry, tu as été un artiste et un penseur ; un homme débordant de gaieté et de foi ; toujours à la recherche du sublime et de l’éternel ; ne se satisfaisant jamais de ce qui est joli et médiocre. Mais plus la vie t’a ouvert les yeux et fait prendre conscience de toi-même, plus ta détresse a grandi. Progressivement, tu t’es enfoncé jusqu’au cou dans la souffrance, l’inquiétude et le désespoir. Tout ce que tu connaissais de beau et de sacré ; tout ce que tu aimais et vénérais auparavant ; toute ton ancienne foi dans l’homme et dans la grandeur de sa destinée ne t’ont été d’aucun secours. Tout cela a perdu sa valeur et s’est effondré. Ta foi n’a plus trouvé d’air pour respirer ; or la mort par asphyxie est cruelle. […] Tu avais en toi une vision de l’existence, une foi, une exigence. Tu étais prêt à t’engager, à souffrir, à faire des sacrifices. Mais petit à petit, tu as remarqué que le monde n’exigeait de ta part aucun engagement, aucun sacrifice, aucune attitude de ce genre. Tu l’as compris : l’existence n’est pas une épopée avec des héros et autres grands personnages ; elle ressemble au contraire à un joli petit salon bourgeois où l’on se satisfait pleinement de manger et de boire, de déguster le café en tricotant des chaussettes […]. Quant à celui qui est animé de désirs, qui porte en lui autre chose, la grandeur héroïque et le sublime, le culte des grands poètes ou celui des saints, c’est un fou et un Don Quichotte. […] Pendant un moment, je suis restée inconsolable, et j’en ai longtemps cherché la faute en moi-même. La vie, pensais-je, a forcément toujours raison au bout du compte ; si elle bafoue mes beaux rêves, c’est que ceux-ci étaient absurdes et injustifiés. Mais cela ne servit absolument à rien. […] J’ai vu, Harry : mes rêves avaient raison, mille fois raison, tout comme les tiens. C’était la vie, la réalité qui avaient tort. (p. 220)

Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde simple et indolent, qui se satisfait de si peu. Il t’exècre : tu as pour lui une dimension de trop. […] Celui qui réclame de la musique et non des mélodies de pacotille ; de la joie et non des plaisirs passagers ; de l’âme et non de l’argent ; un travail véritable et non une agitation perpétuelle ; des passions et non des passe-temps amusants, n’est pas chez lui dans ce monde ravissant. (p. 221)

Nos dirigeants travaillent avec vigueur et succès à la prochaine guerre, pendant que nous autres […] nous gagnons de l’argent et nous mangeons des pralinés. Dans une pareille époque, le monde semble forcément dénué de toute dimension particulière. (p. 222)

Le monde a-t-il toujours été fait pour les politiciens, les profiteurs, les garçons de café et les viveurs, ne laissant aucun espace de liberté aux êtres humains ? (p. 222)

Ces histoires étaient projetées  ici pour le prix d’un billet d’entrée, devant un public reconnaissant qui mangeait ses petits pains en silence. C’étaient de jolis petits clichés issus de l’immense stock de camelote, de la grande braderie de la culture que représentait l’époque contemporaine. (p. 235-236)

Vous avez souvent éprouvé un dégoût violent de l’existence. Vous aspiriez à quitter ces lieux, n’est-ce pas ? Vous aspiriez à quitter cette époque, ce monde, cette réalité, pour pénétrer dans une autre réalité plus conforme à vos désirs, dans un monde échappant au temps. […] Vous savez bien où se cache cet univers ; vous savez bien que vous cherchez celui que représente votre âme propre. Cette autre réalité que vous désirez n’existe qu’en votre for intérieur. (p. 254)

Vous avez sans aucun doute deviné depuis longtemps que le dépassement du temps, l’affranchissement de la tutelle du réel (ou quels que soient les noms que vous donnez à  votre désir) ne représentent rien d’autre que votre désir de vous libérer de cette soi-disant personnalité. Celle-ci est une prison dans laquelle vous demeurez enfermé. (p. 256)

Nous avions aperçu un homme qui se comportait encore de manière inoffensive, pacifique et candide ; qui vivait encore dans l’innocence ; si bien que notre entreprise louable et nécessaire nous apparut brusquement absurde et répugnante. Quelle horreur de voir tout ce sang ! Nous avions honte. Mais on dit qu’en temps de guerre, même les généraux éprouvent parfois ce sentiment. (p. 274)

Nous montrons à celui qui a fait l’expérience du morcellement de son moi qu’il peut à tout moment agencer les parties qui le composent selon l’ordre qu’il désire et conférer ainsi au jeu de l’existence une richesse infinie. (p. 278)

La folie, au sens élevé du terme, est le fondement de toute sagesse ; et de la même façon, la schizophrénie est le fondement de tout art, de toute création de l’imagination. (p. 279)

À présent, j’avais recouvré ma jeunesse et ce feu incandescent dans mes veines, ce désir puissant qui travaillait mes sens, cette passion libératrice semblable au vent du dégel qui souffle en mars. Tout ce que j’éprouvais était frais, neuf et vrai. (p. 284)

Je me sentais envahi par une grande détresse. Je me voyais, pèlerin harassé, cheminant à travers les contrées désertiques de l’au-delà, chargé de tous les livres inutiles dont j’étais l’auteur, de tous mes essais, de tous mes articles de journaux et suivi par l’armée des typographes qui avaient dû travailler pour moi, par l’armée des lecteurs qui avaient dû lire tous ces écrits. […] Plus tard seulement, on se demanderait si mes productions recelaient une dimension personnelle, spécifique, ou bien si toute mon activité avec ses conséquences s’apparentait uniquement à l’écume inconsistante qui flottait à la surface de la mer, à un jeu sans signification, perdu dans le flot continuel des événements. (p. 298)

Je savais que j’avais dans ma poche les centaines de milliers de figurines du jeu de l’existence dont je pressentais la signification avec une profonde émotion. J’étais disposé à le reprendre, à éprouver une nouvelle fois ses souffrances à frémir d’horreur devant son absurdité, à parcourir encore et encore l’enfer que je cachais au fond de moi. (p. 312)

mardi 23 août 2022

Les Confessions, livre II, de Jean-Jacques Rousseau : des scènes (en majorité d’amour) touchantes et comiques.

Le livre II des Confessions est le théâtre des premiers émois amoureux conscients de Rousseau, alors âgé de 16 ans. Si l’éveil et la description des premiers sentiments amoureux sont un passage attendu pour l’adolescent qu’il fut alors, il est en revanche moins attendu, de la part d’un auteur qui a la réputation d’être austère, que s’y insère une part d’humour dans ses (més)aventures sentimentales, en grande partie due à l’innocence confondante en matière sexuelle de ce dernier. Enfin, nous verrons aussi que ce livre II regorge de considérations générales qui font de Rousseau un grand moraliste, lui qui fut un lecteur et admirateur des Caractères de La Bruyère.

Deux scènes touchantes marquent le présent livre : la scène de rencontre avec Mme de Warens, la femme qui aura la plus grande influence et importance dans la vie de Rousseau ; puis celle où Rousseau témoigne de son amour pour Mme Basile (dans une scène à la fois touchante et comique), sans néanmoins faire de cette dernière une femme adultère. Si la description de ces scènes répond à un certain nombre de conventions attendues (la description lyrique des parties physiques de la femme, l’effusion des sentiments ressentis par l’auteur), Rousseau se distingue cependant par une conception de l’amour moins directement portée à la jouissance physique, malgré la beauté sensuelle des deux femmes, que par celle que son imagination et sa sensibilité lui font éprouver. Lui qui est d’ordinaire si timide, a fortiori en compagnie des femmes, ne ressent pas, à sa grande surprise, une telle inhibition dans ses rapports avec Mme de Warens, marqués par une confiance et une simplicité réciproques. Sa timidité refait cependant surface dans ses rapports avec Mme Basile, avec qui il n’osera aller au bout de son audace. Dans les deux situations, nous pouvons cependant observer une certaine similitude : à savoir deux femmes qui, par leur position et par leurs rapports avec l’auteur, sont dans une position de supériorité, ou plutôt, avec qui Rousseau est en situation de dépendance pour améliorer sa situation financière précaire. On ne peut manquer de noter que ces deux femmes ne sont pas sans rappeler Mlle Lambercier, la maîtresse de Rousseau enfant lorsqu’il était en pension à Bossey. La position de soumission de Rousseau, agenouillé devant Mme Basile, fait écho d’une certaine manière aux fessées que recevait Rousseau par Mlle Lambercier, et auxquelles il doit son éveil à la sensualité, dans une description (dans le livre I) où l'on doit reconnaître à Rousseau le courage d’avouer de tels penchants qui peuvent paraître honteux et ridicules à beaucoup, mais qui, d’un point de vue littéraire, trouvent leur intérêt dans les échos qu’ils ont avec des scènes ultérieures et par l’éclairage qu’ils apportent sur les rapports ambigus qu’entretient l’auteur vis-à-vis de l’amour et des femmes.

C’était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l’église des Cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, Mme de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue ! Je m’étais figuré une vieille dévote bien rechignée : la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup d’œil du jeune prosélyte ; car je devins à l’instant le sien, sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante… (p. 77)

Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s’ils peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, Mme de Warens m’inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s’est jamais démentie. Supposons que ce que j’ai senti pour elle fût véritablement de l’amour, ce qui paraîtra tout au moins douteux à qui suivra l’histoire de nos liaisons, comment cette passion fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu’elle inspire le moins : la paix du cœur, le calme, la sérénité, la sécurité, l’assurance ? Comment, en approchant pour la première fois d’une femme aimable, polie, éblouissante, d’une Dame d’un état supérieur au mien, dont je n’avais jamais abordé la pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par l’intérêt plus ou moins grand qu’elle y prendrait, comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à mon aise que si j’eusse été parfaitement sûr de lui plaire ? Comment n’eus-je pas un moment d’embarras, de timidité, de gêne ? Naturellement honteux, décontenancé, n’ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier que j’avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l’eut rendu naturel ? A-t-on de l’amour, je ne dis pas sans désirs, j’en avais, mais sans inquiétude, sans jalousie ? Ne veut-on pas au moins apprendre de l’objet qu’on aime si l’on est aimé ? C’est une question qu’il ne m’est pas plus venu dans l’esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander à moi-même si je m’aimais, et jamais elle n’a été plus curieuse avec moi. (p. 80-81)

J’étais embarrassé, tremblant ; je n’osais la regarder, je n’osais respirer auprès d’elle ; cependant je craignais plus que la mort de m’en éloigner. Je dévorais d’un œil avide tout ce que je pouvais regarder sans être aperçu : les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l’intervalle d’un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l’impression des autres. À force de regarder ce que je pouvais voir et même au-delà, mes yeux se troublaient, ma poitrine s’oppressait, ma respiration, d’instant en instant plus embarrassée, me donnait beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence où nous étions assez souvent. Heureusement, Mme Basile, occupée à son ouvrage, ne s’en apercevait pas, à ce qu’il me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre, et quand j’étais prêt à céder à mon transport, elle m’adressait quelque mot d’un ton tranquille qui me faisait rentrer en moi-même à l’instant. Je la vis plusieurs fois seule de cette manière, sans que jamais un mot, un geste, un regard même trop expressif, marquât entre nous la moindre intelligence. Cet état, très tourmentant pour moi, faisait cependant mes délices, et à peine dans la simplicité de mon cœur pouvais-je imaginer pourquoi j’étais si tourmenté. (p. 105-106)

Elle se mettait toujours bien : ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude était gracieuse, sa tête un peu baissée laissait voir la blancheur de son cou ; ses cheveux relevés avec élégance étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un charme que j’eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l’entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d’un mouvement passionné, bien sûr qu’elle ne pouvait m’entendre, et ne pensant pas qu’elle pût me voir : mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle ; elle ne me regarda point, ne me parla point ; mais tournant à demi la tête, d’un simple mouvement de doigt, elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m’élancer à la place qu’elle m’avait marquée ne fut pour moi qu’une même chose […]. Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m’y avoir attiré, et commençant à sentir toute la conséquence d’un signe parti sans doute avant la réflexion, elle ne m’accueillait ni ne me repoussait, elle n’ôtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tâchait de faire comme si elle ne m’eût pas vu à ses pieds […].Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni combien de temps j’aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous n’eussions été interrompus. […] Mme Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste : « Levez-vous, voici Rosina. » En me levant en hâte, je saisis une main qu’elle me tendait, et j’y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je n’eus un si doux moment : mais l’occasion que j’avais perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là. C’est peut-être pour cela même que l’image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si charmants. Elle s’y est même embellie à mesure que j’ai mieux connu le monde et les femmes. […] j’ai goûté près d’elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe. Non, il n’y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu’on aime ; tout est faveur auprès d’elle. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de Mme Basile, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y pensant.  (p. 106)

        En parallèle à ces deux scènes « d’amour » (faute de meilleur qualificatif, en particulier pour celle avec Mme de Warens), deux scènes du présent livre, aussi relatives à l’amour, feront immanquablement sourire à leur lecture, en raison du comique lié à l’innocence de son auteur malgré son âge, et à l’emploi de termes indirects pour désigner les actes liés à la sexualité. Dans la première scène, Rousseau s’interroge ingénument sur les « bruyantes insomnies » de Mme Sabran ; dans la seconde, il reçoit les avances de plus en plus insistantes d’un Maure inverti. Enfin, le dernier extrait, sans rapport avec les deux scènes décrites ci-dessus, est très drôle et inattendu :

Pour Mme Sabran, son épouse, c’était une assez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m’éveillaient souvent et m’auraient éveillé bien davantage si j’en avais compris le sujet. Mais je ne m’en doutais pas même, et j’étais sur ce chapitre d’une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon instruction. (p. 86-87)

Il m’accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur qui m’était fort incommode. Quelque effroi que j’eusse naturellement de ce visage de pain d’épice orné d’une longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre, j’endurais ces baisers en me disant en moi-même : le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive ; j’aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des manières plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos, que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir, il voulut venir coucher avec moi ; je m’y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me pressa d’aller dans le sien ; je le refusai encore ; car ce misérable était si malpropre et puait si fort le tabac mâché, qu’il me faisait mal au cœur.

Le lendemain, d’assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la salle d’assemblée ; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu’il en était effrayant. Enfin, il voulut passer par degrés aux privautés les plus malpropres et me forcer, en disposant de ma main, d’en faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière, et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n’avais pas la moindre idée de ce dont il s’agissait, j’exprimai ma surprise et mon dégoût avec tant d’énergie, qu’il me laissa là : mais tandis qu’il achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le cœur. Je m’élançai sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne l’avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal.

Je ne pouvais comprendre ce qu’avait ce malheureux ; je le crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible, et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu’un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n’ai jamais vu d’autre homme en pareil état ; mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il faut qu’elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur. […] Cette aventure me mit pour l’avenir à couvert des entreprises des chevaliers de la manchette, et la vue des gens qui passaient pour en être, me rappelant l’air et les gestes de mon effroyable Maure, m’a toujours inspiré tant d’horreur, que j’avais peine à la cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison : il me semblait que je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des offenses de mon sexe, et la plus laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain. (p. 96 à 99)

Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. « Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte. » Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. (p. 115)

           Pour finir, en dehors de ces scènes sentimentales et quelque peu amusantes, Rousseau fait aussi preuve à de multiples reprises d’un talent de moraliste sur lui-même et sur la société. Il porte tout d’abord un regard distancié, quelque peu ironique, sur les illusions qu’il eut durant sa jeunesse, lui qui rêvait d’indépendance, de réussite, impatient de découvrir le monde et croyant que ce dernier est tout aussi impatient de le découvrir. Sa folle inconscience liée à son jeune âge et inexpérience de la vie, bien perçue par le Rousseau qui est en train de rédiger ses Confessions, ainsi que les malheurs et souffrances au-devant desquels il court, ne sont pas sans rappeler l'inconscience du pigeon épris de voyages et d'aventures dans la fable « Les Deux Pigeons » de La Fontaine. Sa conversion au catholicisme, qui suscita de multiples controverses, se fait à la fois par faiblesse et par ambition, mais le laisse désargenté contrairement à ce qu’il avait follement espéré. Enfin, le célèbre épisode du ruban volé, au cours duquel Rousseau accuse injustement une autre servante de l’avoir fait, est un de ces moments de bravoure de l’ouvrage, qui, loin d’être anecdotique et exagéré selon les détracteurs de Rousseau, est l’occasion pour ce dernier à la fois de montrer qu’il est un fin moraliste et de mieux nous faire comprendre son caractère et ses idées. Car au-delà des théories sociales, quelque judicieuses qu’elles soient, c’est souvent l’expérience vécue qui permet le mieux de comprendre un homme et ses principes. Le non moins célèbre épisode du peigne cassé dans le livre précédent inspira à Rousseau une véritable aversion pour l’injustice. Celui du ruban aura lui aussi un impact capital dans la pensée du Genevois, par l’horreur du mensonge et des mauvaises actions qu’il inspira chez lui, non moins pour l'acte en lui-même que pour les conséquences qu'ils peuvent potentiellement avoir. Rousseau attribue la raison d’une telle calomnie à sa peur disproportionnée de la honte, qu’il avait déjà évoquée dans le livre précédent au sujet de Mlle Lambercier (voir l’extrait du livre I, p. 39) et qui le force malgré lui à aller contre sa nature droite et honnête. Bien que cet épisode puisse prêter à sourire de prime abord en raison de l'insignifiance de l'objet en question, Rousseau souligne justement que, au-delà du peu de valeur du ruban, c’est surtout la réputation de la servante qu’il a ternie, et qui a potentiellement réduit cette dernière à la misère, ainsi que le changement de caractère qu’une telle injuste accusation a peut-être entraîné chez elle. Tel un personnage tragique de Fritz Lang, Rousseau présente cet épisode comme ayant empoisonné sa conscience pour le reste de sa vie, et nous donne à voir aussi que l’homme est véritablement capable de tout, en bien ou en mal, et ce, malgré sa nature profonde. Une telle peinture de l’homme, si vraie, complexe, contradictoire, est en cela loin d’être « naïve », comme Rousseau est si souvent perçu…

Que n’ai-je achevé tout ce que j’avais à dire de mon séjour chez Mme de Vercellis ! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étais entré. J’en emportai les longs souvenirs du crime et l’insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans ma conscience est encore chargée, et dont l’amer sentiment, loin de s’affaiblir, s’irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait que la faute d’un enfant pût avoir des suites aussi cruelles ? C’est de ces suites plus que probables que mon cœur ne saurait se consoler. J’ai peut-être fait périr dans l’opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sûrement valait beaucoup mieux que moi. (p. 116)

le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été vaine ; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir. (p. 117)

Le vol n’était qu’une bagatelle, mais enfin c’était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon : enfin le mensonge et l’obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’ai exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter ! Eh ! si le remords d’avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi ! (p. 117)

Tant que j’ai vécu tranquille, il m’a moins tourmenté ; mais au milieu d’une vie orageuse, il m’ôte la plus douce consolation des innocents persécutés : il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un destin prospère, et s’aigrit dans l’adversité. (p. 118)

Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment, et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée, je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire, et de m’avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte ; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre ; l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence ; et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment. (p. 118-119)

Aussi son souvenir m’afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même qu’à cause de celui qu’il a dû causer. Il m’a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aie jamais commis ; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir. (p. 119)


Pour terminer, d'autres citations marquantes, à caractère moral pour la plupart, du livre II des Confessions :

Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources ; laisser un apprentissage à moitié fait, sans savoir mon métier assez pour en vivre ; me livrer aux horreurs de la misère sans avoir aucun moyen d’en sortir ; dans l’âge de la faiblesse et de l’innocence, m’exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir ; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l’esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n’avais pu souffrir ; c’était là ce que j’allais faire ; c’était la perspective que j’aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente ! L’indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m’affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n’avais qu’à m’élancer pour m’élever et voler dans les airs. J’entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mérite allait le remplir ; à chaque pas j’allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire : en me montrant j’allais occuper de moi l’univers, non pas pourtant l’univers tout entier, je l’en dispensais en quelque sorte, il ne m’en fallait pas tant. Une société charmante me suffisait sans m’embarrasser du reste. Ma modération m’inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j’étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j’étais content ; il ne m’en fallait pas davantage. (p. 74-75)

Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en face. À voir les ménagements dont j’usais, on m’aurait cru faux. On se fût trompé ; je n’étais qu’honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n’est pas toujours un vice, elle est plus souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui : ce n’est pas pour l’abuser qu’on lui cède, c’est pour ne pas l’attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m’accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre ? Nul autre que le mien propre. Mon jeune cœur se disait cela. J’étais touché de reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais ma supériorité, je ne voulais pas l’en accabler pour prix de son hospitalité. Il n’y avait point de motif hypocrite à cette conduite : je ne songeais point à changer de religion ; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l’envisageais qu’avec une horreur qui devait l’écarter de moi pour longtemps : je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans cette vue ; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l’espoir du succès en paraissant moins armé que je ne l’étais en effetMa faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes qui, quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu’elles ne veulent tenir. (p. 74-75)

Il y avait tout à parier qu’il m’envoyait périr de misère ou devenir un vaurien. Ce n’était point là ce qu’il voyait : il voyait une âme ôtée à l’hérésie et rendue à l’Église. Honnête homme ou vaurien, qu’importait cela pourvu que j’allasse à la messe ? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particulière aux catholiques ; elle est celle de toute religion dogmatique où l’on fait l’essentiel non de faire, mais de croire. (p. 75)

Malheureusement, je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m’est arrivé de songer à ma figure que lorsqu’il n’était plus temps d’en tirer parti. Ainsi j’avais avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières, et mes connaissances, loin d’y suppléer, ne servaient qu’à m’intimider davantage, en me faisant sentir combien j’en manquais. (p. 76-77)

Cette conduite d’un père dont j’ai si bien connu la tendresse et la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J’en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d’autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour de la vertu qu’on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s’en apercevoir, et l’on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste et bon dans l’âme. Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m’a imputé de vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement qu’eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l’intérêt d’un autre homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là. (p. 85)

Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de confiance en moi et aux autres, j’étais dans ce court mais précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre être par toutes nos sensations, et embellit à nos yeux la nature entière du charme de notre existence. (p. 87)

Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures ; les soucis rongeants, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages, je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. J’ai cherché longtemps, à Paris, deux camarades du même goût que moi qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon qui portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont présentés, enchantés de ce projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur château en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir l’exécuter en effet. (p. 88)

Par cette porte entrèrent nos sœurs les catéchumènes, qui comme moi s’allaient régénérer, non par le baptême, mais par une solennelle abjuration. C’étaient bien les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du Seigneur. (p. 90)

Mon enfance ne fut point d’un enfant ; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire ; en naissant, j’en étais sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit : mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaudes larmes ; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j’ai tort. (p. 92)

Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas vaincre. D’ailleurs l’obstination du dessein formé de ne pas retourner à Genève, la honte, la difficulté même de repasser les monts, l’embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans ressources, tout cela concourait à me faire regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience ; j’affectais de me reprocher ce que j’avais fait, pour excuser ce que j’allais faire. En aggravant les torts du passé, j’en regardais l’avenir comme une suite nécessaire. Je ne me disais pas : rien n’est fait encore, et tu peux être innocent si tu veux ; mais je me disais : gémis du crime dont tu t’es rendu coupable, et que tu t’es mis dans la nécessité d’achever. (p. 93)

Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute, et si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d’être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraînent sans résistance ; nous cédons à des tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent, et nous tombons enfin dans l’abîme, en disant à Dieu : « Pourquoi m’as-tu fait si faible ? » Mais malgré nous il répond à nos consciences : « Je t’ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t’ai fait assez fort pour n’y pas tomber. » (p. 94)

Il n’y a   point d’âme si vile et de cœur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d’attachement. (p. 96)

Tout cela fait, au moment où je pensais être enfin placé selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs en petite monnaie qu’avait produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d’être fidèle à la grâce ; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout disparut.

Ainsi s’éclipsèrent en un instant toutes mes grandes espérances, et il ne me resta de la démarche intéressée que je venais de faire que le souvenir d’avoir été apostat et dupe tout à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes idées, lorsque de mes brillants projets de fortune je me vis tomber dans la plus complète misère, et qu’après avoir délibéré le matin sur le choix du palais que j’habiterais, je me vis le soir réduit à coucher dans la rue. (p. 100-101)

c’était une bonne femme, jurant comme un charretier, toujours débraillée et décoiffée, mais douce de cœur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui même me fut utile. (p. 102)

Je ne connaissais pas et je ne connais pas encore de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler ; mon bon appétit fera le reste, quand un maître d’hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. (p. 103)

Mais quoique Italienne, et trop jolie pour n’être pas un peu coquette, elle était pourtant si modeste, et moi si timide, qu’il était difficile que cela vînt sitôt à bien. On ne nous laissa pas le temps d’achever l’aventure. Je ne m’en rappelle qu’avec plus de charmes les courts moments que j’ai passés auprès d’elle, et je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l’amour. (p. 104)

J’aimais trop sincèrement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que les miennes, jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimais ; sa réputation m’était plus chère que ma vie, et jamais pour tous les plaisirs de la jouissance, je n’aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer. (p. 108-109)

J’ai remarqué depuis que cette manière sèche d’interroger les gens pour les connaître est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d’esprit. Elles s’imaginent qu’en ne laissant point paraître leur sentiment, elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre : mais elles ne voient pas qu’elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme qu’on interroge commence par cela seul à se mettre en garde, et s’il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d’attention sur lui-même, et aime encore mieux passer pour un sot que d’être dupe de votre curiosité. Enfin c’est toujours un mauvais moyen de lire dans le cœur des autres que d’affecter de cacher le sien. (p. 113-114)

Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. « Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte. » Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. (p. 115)