« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 18 août 2022

Les Confessions, livre I, de Jean-Jacques Rousseau : des clichés réducteurs et/ou trompeurs sur Rousseau masquant une œuvre profonde et sensible.

           Une multitude de clichés et préjugés accompagnent souvent Rousseau et donnent de lui une vision fausse et exagérément négative. À titre personnel, ma première rencontre avec Rousseau remonte à mes années lycéennes, durant lesquelles, dans le cadre de l’analyse du genre autobiographique, le célèbre début des Confessions avait été étudié. Je n’en ai guère de souvenirs détaillés, mais deux faits me reviennent en mémoire : premièrement, que Rousseau est globalement quelqu’un d’excessivement orgueilleux, en témoignent les nombreux termes élogieux qu’il emploie vis-à-vis de lui-même ; secondement, que, sous couvert de sa profession de foi de ne dire que la vérité, il travestit cependant celle-ci en insistant davantage sur ses qualités que sur ses défauts, en témoignerait le célèbre passage « méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été », dans lequel la gradation et le rythme ternaire de la seconde période l’emporte largement sur le rythme binaire de la première. De cela reste l’impression d’un auteur désagréable, vantard et menteur, qualificatifs qui me semble-t-il n’incitent guère à encourager quiconque à lire l’œuvre de Rousseau. Au passage, je m’interroge souvent sur l’intérêt d’enseigner, ou du moins de parler de certains auteurs classiques, pour les dénigrer voire les mépriser, exercice que je goûte fort peu et qui me semble vain, car il a souvent pour origine une mauvaise et/ou incomplète lecture de l’auteur visé. Que de livres ou auteurs (ou pour prolonger la réflexion sur un genre que je connais assez bien, le cinéma) qu’à titre personnel je n’ai pas aimé, peu ou mal compris au premier abord, et qu’une défense intelligente, passionnée et argumentée par une tierce personne, suivie d’une relecture/revoyure, m’ont fait changer d’avis et fait prendre conscience qu’un tel jugement négatif (et souvent hâtif) est davantage la faute du lecteur que du livre et de son auteur ! C’est ainsi qu’il me semble nécessaire de ne pas a minima dégoûter d’avance autrui par rapport à certains auteurs qui pour cette raison pourraient passer à côté de certains écrivains qui pourraient leur plaire, et qu’il est plus constructif, dans le domaine de la littérature classique, de parler avec passion de ce que l’on aime et comprend, plutôt que de décourager les autres par des jugements hâtifs et bien souvent erronés sur tel ou tel auteur.

En dehors de cette expérience personnelle présentant donc un Rousseau orgueilleux et menteur, deux autres traits me semblent particulièrement désinciter le lecteur et ont longuement pesé dans ma lecture tardive de Rousseau, et en particulier de ses Confessions.

Le premier a trait au tristement célèbre abandon de ses cinq enfants, lui qui se targue pourtant, à travers son Émile, de donner des conseils aux autres sur la meilleure manière d’éduquer les enfants, contradiction qui le décrédibiliserait complètement. Sans vouloir l’excuser, Rousseau a des raisons qu’à titre personnel je désapprouve (cette pratique était visiblement habituelle à cette époque, ce qui ne l’excuse nullement, lui qui dit agir selon ce qui est juste, et non ce qui semble l’être, ou ce qui est considéré comme tel par la majorité), mais du moins lui-même reconnaît-il cet abandon comme une faute qu’il regrettera plus tard et ne cherche-t-il pas à justifier moralement cet acte en le tournant comme un acte de bienfaisance, bien qu’il l’eût pensé à l’époque. Voltaire à cet égard est plutôt celui qui sort peu grandi de cette affaire, lui qui fait cette révélation au public afin de discréditer et ridiculiser Rousseau, trahissant sa vie privée, et il ne cessera dès lors d’attaquer ad hominem Rousseau dont il dénigrera de surcroît la valeur littéraire, aveuglé semble-t-il par sa haine envers Rousseau. Ce dernier, bien qu’en désaccord complet avec les idées de son adversaire, conservera néanmoins une certaine fidélité et justice envers les œuvres et le talent de Voltaire. C’est d’ailleurs une qualité que l’on peut il me semble attribuer à Rousseau, celle de dissocier l’homme et l’œuvre, l’homme et son talent, et de conserver, malgré les nombreuses ruptures d’amitié qu’il eut durant sa vie en raison de désaccords et/ou malentendus profonds amplifiés par son caractère impétueux (Diderot, Mme d’Epinay, etc.), une certaine fidélité à leur égard, refusant de se livrer à des attaques et insultes personnelles vaines, et préférant conserver le souvenir positif de leur passé commun que de s’attarder exclusivement sur les disputes qui ont mené à leur rupture.

Le second enfin est l’association étroite entre les idées politiques de Rousseau et l'homme même, ou plutôt l’image que l’on a d’elles à travers des rapprochements et raccourcis qui jettent une lumière dépréciative sur son auteur. Je n’entrerai pas dans le détail puisque je n’ai à ce jour pas lu dans le texte les écrits politiques de Rousseau (et l’expérience me démontre si souvent que les clichés réducteurs et l’œuvre dans le texte diffèrent souvent profondément, l’œuvre prise dans son ensemble étant toujours plus nuancée et complexe que les clichés autour d’elle la font paraître), mais ce dernier a souvent l’image d’un idéaliste sur la nature humaine ainsi que sur la démocratie, les concepts du « bon sauvage dans l’état de nature » ou de « volonté générale » semblant a priori dénoter une certaine naïveté et aveuglement sur la nature humaine.

Pour résumer, Rousseau donc apparaît tour à tour orgueilleux, falsificateur, hypocrite, immoral, naïf voire niais, traits peu flatteurs et qui rebutent sans doute plus d’un à le lire, a fortiori une œuvre aussi longue que ses Confessions.

Et pourtant… Les Confessions sont une œuvre sensible, touchante, d’une âme qui nous apparaît au final largement sympathique et amicale. Rousseau il est vrai a tendance à ressasser son malheur présent, et sur le caractère fatal de sa vie qui semble le destiner au malheur. Il m’est arrivé de sourire en particulier sur les innombrables fois où il présente tel épisode de sa vie comme le dernier heureux et paisible qu’il ait connu, et nous nous rendons compte qu’après ce soi-disant dernier épisode heureux, un autre s’en suit, et encore un autre etc. Bien qu’il ne soit pas exempt de défauts, dont Rousseau convient lui-même, en particulier sa paranoïa qui le conduit parfois à accuser excessivement ses proches de le trahir, les traits de son caractère qui se font progressivement jour tout au long de l’ouvrage nous inspirent davantage d’estime et de sympathie que de mépris. Listons-en quelques-uns à titre indicatif et non exhaustif.

Le premier et principal trait de Rousseau, c’est son extrême sensibilité. Sensibilité qui selon ses dires ont fait son malheur, dans une exagération tragique et pathétique à laquelle il s’abandonne parfois, mais qui sans nul doute lui ont aussi procuré ses joies les plus intenses, à la fois dans son vécu, dans le ressouvenir et dans son imagination. Pour nous borner au seul présent livre, relevons les passages sur son éveil à la conscience à travers les lectures qu’il fit avec son père, la manière dont il raconte telle ou telle anecdote de son enfance et de sa jeunesse avec un enthousiasme et une nostalgie poignante (l’épisode de « l’aqueduc »), son ressenti par rapport à sa famille aimante, son amitié avec son cousin Bernard, etc., toutes ces descriptions sont le fruit d’une âme sensible ressentant intensément les choses et les êtres qu’il côtoie.

Un autre trait qui me semble déterminant chez Rousseau, et qui me le rend profondément attachant, est sa fierté et son goût de l’indépendance. Cette fierté il est vrai le conduit parfois à de grandes erreurs (la principale selon moi étant son refus de confier ses enfants à ses amis qui souhaitaient pourtant les adopter, assurant leurs besoins matériels), mais elle lui donne aussi un farouche goût pour l’indépendance mais aussi pour la justice, lui faisant refuser tout mensonge ou déshonneur. Cette fierté il est vrai contraste, voire peut sembler paradoxale chez un homme qui fut toujours timide et maladroit en société, mais elle lui procure un côté héroïque qui se manifestera par l’épisode célèbre du peigne cassé où Rousseau refuse mordicus de reconnaître la faute qu’on lui reproche et dont il se sait innocent. À plusieurs reprises, tout au long de l’ouvrage, Rousseau refuse tout acte qui pourrait porter atteinte à son honneur ou son indépendance : c’est ainsi qu’il refusera une pension royale qui lui était promise, lui qui sent bien qu’une telle chose l’empêcherait d’écrire à son aise, à l’instar des écrivains de cour du XVIIe siècle ; ou bien son déménagement immédiat de la petite maison de Montmorency lorsque sa rupture avec Mme d’Epinay est consommée. C’est aussi ce qui explique son activité de copiste de musique qui est souvent raillée par ses anciens amis philosophes : lui y voit surtout un moyen certes modeste, mais certain, d’assurer sa subsistance et ainsi de ne pas dépendre ni d’un éventuel mécène, ni des ventes incertaines de ses livres auprès du public.

Notons aussi que Rousseau, à l’occasion, ne manque pas non plus d’humour : pour preuve, voyons le moment où il se sent tel César après l’épisode de l’aqueduc, puis, reprenant cette expression, constate sa transformation en Laridon lorsqu’il se met au service d’un graveur en tant qu’apprenti (p. 50 puis p. 57). Ou encore, la manière dont il relate la culbute de Mlle Lambercier, qui eût pu être l’unique anecdote de son enfance qu’il détaillât s’il prenait uniquement en compte le plaisir du lecteur, et non le sien. Ou enfin, la scène en apparence anecdotique du vol de pommes, avec un suspense savamment aménagé (p. 61). Là encore, nous sommes loin de l’image du Rousseau solennel et pompeux, mais sans doute ennuyeux, que le début des Confessions peut laisser paraître, ou excessif, larmoyant, si l’on pense aux célèbres épisodes du peigne cassé et plus tard du ruban, du moins sans les avoir lus et en se contentant de leur réputation négative…

Sur un plan davantage littéraire, Rousseau excelle notamment dans sa mise à nu des profondes contradictions de son propre caractère, et l’analyse fine qu’il en fait et à l’occasion développe en des considérations plus générales sur le cœur humain, la société, démontrent davantage qu’il est un observateur lucide de la nature humaine, et non l’auteur naïf et sentimental dont nous avons souvent le préjugé. Ainsi Rousseau n’est pas tout d’un bloc, comme tout être humain pourrait-on dire, et il est à la fois sensuel/abstinent, timide/audacieux, avare/méprisant envers l’argent (le remarquable passage p. 65), voleur mais attaché à la vertu etc. Ensuite, en partant de son ressenti et de ses expériences personnelles, Rousseau se livre à des réflexions plus larges et stimulantes intellectuellement parlant sur l’éducation, la justice, le rapport à l’argent, les causes des vices des hommes etc.

Enfin, sur le plan purement stylistique, l’écriture de Rousseau se distingue par une élégance rare, non pas tant par le choix des mots (que je ne dénigre pas au contraire !) que le rythme de ses phrases. Sans doute cela est-il lié à son profond amour pour la musique et le fait qu’il en ait lui-même composé, mais les phrases de Rousseau se distinguent par un rythme propre à elles, où les périodes d’une même phrase se font sur des rythmes semblables ou discordants pour mieux souligner leur rapport. Rarement la ponctuation, l’ordre des mots, n’ont été faits avec un tel soin, comme l’attestent les nombreux passages ci-dessous. De son propre aveu dans le présent ouvrage, Rousseau composait ses écrits essentiellement durant ses promenades et dans sa tête avant de les coucher sur le papier, ce qui donne sans doute cet effet singulier de musicalité que l’on retrouve dans toutes ses phrases.

 

Ci-dessous, un long catalogue de citations du livre I des Confessions :

De tous les dons que le Ciel leur avait départis, un cœur sensible est le seul qu’ils me laissèrent ; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie. (p. 32)

Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : « Allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi. » En peu de temps j’acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces émotions confuses, que j’éprouvai coup sur coup, n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. (p. 32-33)

J’avais les défauts de mon âges ; j’étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurais volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille ; mais jamais je n’ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. (p. 35)

Ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l’abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m’ont également échappé. (p. 37)

La campagne était pour moi si nouvelle, que je ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu’à celui qui m’y a ramené. (p. 37)

Être aimé de tout ce qui m’approchait était le plus vif de mes désirs. J’étais doux […] Je ne connaissais rien d’aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. […] quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte, et je puis dire ici que l’attente des réprimandes de Mlle Lambercier me donnait moins d’alarmes que la crainte de la chagriner. (p. 39)

Comme cette sévérité, presque toujours juste, n’était jamais emportée, je m’en affligeais, et ne m’en mutinais point. J’étais plus fâché de déplaire que d’être puni, et le signe du mécontentement m’était plus cruel que la peine afflictive. (p. 39)

Mlle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle en avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante ; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été, et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant ; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craindre, et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier ; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cœur. Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s'étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.

Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier. Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter.

Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement ? (p. 40-41)

Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens, et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée. Être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances ; et plus ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l’amour n’amène pas des progrès bien rapides, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c’est-à-dire par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui peut-être, avec un peu plus d’effronterie, m’auraient plongé dans les plus brutales voluptés. (p. 42-43)

Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule et honteux. (p. 43)

J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de ce dégât ? personne autre que moi n’était entré dans la chambre. On m’interroge : je nie d’avoir touché le peigne. M. et Mlle Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent ; je persiste avec opiniâtreté ; mais la conviction était trop forte, elle l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au sérieux ; elle méritait de l’être. La méchanceté, le mensonge, l’obstination, parurent également dignes de punition ; mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier qu’elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard ; il vint. Mon pauvre cousin était chargé d’un autre délit, non moins grave : nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps.

On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurais souffert la mort, et j’y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d’un enfant, car on n’appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant. Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n’ai pas peur d’être puni derechef pour le même fait ; hé bien, je déclare à la face du Ciel que j’en étais innocent, que je n’avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n’avais pas approché de la plaque, et que je n’y avais pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment le dégât se fit : je l’ignore et ne le puis comprendre ; ce que je sais très certainement, c’est que j’en étais innocent. Qu’on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n’avait pas même l’idée de l’injustice, et qui, pour la première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu’il chérit et qu’il respecte le plus : quel renversement d’idées ! quel désordre de sentiments ! quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ! Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est possible, car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi. Je n’avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et (p. 44-45)

tout ce que je sentais, c’était la rigueur d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m’était peu sensible ; je ne sentais que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu’on avait puni d’une faute involontaire comme d’un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions, et quand nos jeunes cœurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : Carnifex ! carnifex ! carnifex ! Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore ; ces moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel, et je crois qu’il l’est ; mais le souvenir profond de la première injustice que j’ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé. (p. 45-46)

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés : mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon : je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin, moi, de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle ! Cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq ; mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. (p. 47)

Omnia vincit labor improbus (p. 49)

Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. À dix ans j’en jugeais mieux que César à trente. (p. 50)

Je connais deux sortes d’amours très distincts, très réels, et qui n’ont presque rien de commun, quoique très vifs l’un et l’autre, et tous deux différents de la tendre amitié. […] par exemple, au moment dont je parle, tandis que je m’emparais de Mlle de Vulson si publiquement et si tyranniquement que je ne pouvais souffrir qu’aucun homme approchât d’elle, j’avais avec une petite Mlle Goton des tête-à-tête assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle daignait faire la maîtresse d’école, et c’était tout ; mais ce tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur suprême, et, sentant déjà le prix du mystère, quoique je n’en susse user qu’en enfant, je rendais à Mlle de Vulson, qui ne s’en doutait guère, le soin qu’elle prenait de m’employer à cacher d’autres amours. (p. 53)

J’abordais Mlle de Vulson avec un plaisir très vif, mais sans trouble ; au lieu qu’en voyant seulement Mlle Goton, je ne voyais plus rien ; tous mes sens étaient bouleversés. J’étais familier avec la première sans avoir de familiarités ; au contraire, j’étais aussi tremblant qu’agité devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que si j’étais resté trop longtemps avec elle, je n’aurais pu vivre ; les palpitations m’auraient étouffé. Je craignais également de leur déplaire ; mais j’étais plus complaisant pour l’une, et plus obéissant pour l’autre. Pour rien au monde je n’aurais voulu fâcher Mlle de Vulson ; mais si Mlle Goton m’eût ordonné de me jeter dans les flammes, je crois qu’à l’instant j’aurais obéi. (p. 55)

Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie succédèrent à mes aimables amusements, sans m’en laisser même la moindre idée. Il faut que, malgré l’éducation la plus honnête, j’eusse un grand penchant à dégénérer ; car cela se fit très rapidement, sans la moindre peine, et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon. (p. 57)

La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j’aurais aimé, et par me donner des vices que j’aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m’a mieux appris la différence qu’il y a de la dépendance filiale à l’esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. […] J’étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle ; je devins craintif chez mon maître, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n’eusse ma part, à n’avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon cœur sur mes lèvres : qu’on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n’osais pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n’y avais rien à faire, où, sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais qu’objets de jouissances pour d’autres et de privations pour moi seul ; où l’image de la liberté du maître et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement ; où, dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je n’osais ouvrir la bouche ; où tout enfin ce que je voyais devenait pour mon cœur un objet de convoitise, uniquement parce que j’étais privé de tout. (p. 58)

Voilà comment j’appris à convoiter en silence, à me cacher, à dissimuler, à mentir, et à dérober enfin, fantaisie qui jusqu’alors ne m’était pas venue, et dont je n’ai pu depuis lors bien me guérir. La convoitise et l’impuissance mènent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doivent l’être ; mais dans un état égal et tranquille, où tout ce qu’ils voient est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N’ayant pas eu le même avantage, je n’en ai pu tirer le même profit. Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les privations et les tentations continuelles, j’avais demeuré plus d’un an chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance, mais il ouvrit la porte à d’autres qui n’avaient pas une si louable fin.  (p. 59)

en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du faible innocent. (p. 60)

Je n’étais pas absolument mal nourri chez mon maître et la sobriété ne m’était pénible qu’en la lui voyant si mal garder. L’usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus, me paraît très bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps l’un et l’autre ; et je m’en trouvais fort bien pour l’ordinaire, quelquefois fort mal quand j’étais surpris. (p. 60)

Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d’une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d’une dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j’étais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J’allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre : elle était trop courte. Je l’allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier ; car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès ; enfin je sentis avec transport que j’amenais une pomme. Je tirai très doucement : déjà la pomme touchait à la jalousie : j’étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d’inventions ne mis-je point en usage pour la tirer ! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. À force d’adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l’une après l’autre ; mais à peine furent-elles séparées, qu’elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction. (p. 61)

Bientôt, à force d’essuyer de mauvais traitements, j’y devins moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c’était m’autoriser à l’être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disais : « Qu’en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l’être. » (p. 61-62)

je ne convoitais pas même assez pour avoir à m’abstenir ; je ne sentais rien à combattre. Une seule feuille de beau papier à dessiner me tentait plus que l’argent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de mon caractère ; elle a eu tant d’influence sur ma conduite qu’il importe de l’expliquer. (p. 63)

J’ai des passions très ardentes, et tandis qu’elles m’agitent rien n’égale mon impétuosité ; je ne connais plus ni ménagements, ni respect, ni crainte, ni bienséance ; je suis cynique, effronté, violent, intrépide ; il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui m’effraie : hors le seul objet qui m’occupe, l’univers n’est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu’un moment, et le moment qui suit me jette dans l’anéantissement. Prenez-moi dans le calme, je suis l’indolence et la timidité même ; tout m’effarouche, tout me rebute ; une mouche en volant me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je voudrais m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir, je ne sais que faire ; s’il faut parler, je ne sais que dire ; si l’on me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler. (p. 63)

Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions : celle d’allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l’argent. C’est un meuble pour moi si peu commode, que je ne m’avise pas même de désirer celui que je n’ai pas ; et que quand j’en ai je le garde longtemps sans le dépenser, faute de savoir l’employer à ma fantaisie ; mais l’occasion commode et agréable se présente-t-elle, j’en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m’en sois aperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l’ostentation ; tout au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir : loin de me faire gloire de dépenser, je m’en cache. Je sens si bien que l’argent n’est pas à mon usage, que je suis presque honteux d’en avoir, encore plus de m’en servir. Si j’avais eu jamais un revenu suffisant pour vivre commodément, je n’aurais point été tenté d’être avare, j’en suis très sûr. Je dépenserais tout mon revenu sans chercher à l’augmenter : mais ma situation précaire me tient en crainte. J’adore la liberté. J’abhorre la gêne, la peine, l’assujettissement. Tant que dure l’argent que j’ai dans ma bourse, il assure mon indépendance ; il me dispense de m’intriguer pour en trouver d’autre ; nécessité que j’eus toujours en horreur : mais de peur de le voir finir, je le choie. L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté ; celui qu’on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien. (p. 65)

C’est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d’une certaine habitude d’être, un rien me distrait, me change, m’attache, enfin me passionne ; et alors tout est oublié ; je ne songe plus qu’au nouvel objet qui m’occupe. (p. 67)

À force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage ; ma tête commençait à s’altérer, et je vivais en vrai loup-garou. (p. 67-68)

Guéri de mes goûts d’enfant et de polisson par celui de la lecture, et même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus nobles que ceux que m’avait donnés mon état ; dégoûté de tout ce qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m’aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon cœur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas même imaginer l’objet. J’étais aussi loin du véritable que si je n’avais point eu de sexe ; et, déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au-delà. Dans cette étrange situation, mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l’état fictif où je venais à bout de me mettre, me fît oublier mon état réel dont j’étais si mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m’en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m’entourait, et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m’est toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions. (p. 68-69)

Avant de m’abandonner à la fatalité de ma destinée, qu’on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendait naturellement, si j’étais tombé dans les mains d’un meilleur maître. Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. Cet état assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours, et, me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphère sans m’offrir aucun moyen d’en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l’un à l’autre, il m’importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j’étais au premier château en Espagne, qu’il ne me fût aisé de m’y établir. De cela seul il suivait que l’état le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas, et de soins, celui qui laissait l’esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux ; et c’était précisément le mien. J’aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu’il la fallait à mon caractère, dans l’uniformité d’un travail de mon goût et d’une société selon mon cœur. J’aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J’aurais aimé mon état, je l’aurais honoré peut-être, et après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. (p. 71)

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