Dans cette partie, Natacha est une nouvelle fois au cœur de l’intrigue qui se concentre sur la rupture de ses fiançailles avec le prince André, après qu’elle a succombé au charme trompeur d’Anatole Kouraguine. Dans une intrigue mineure, Boris Droubetzkoï séduit Julie Karaguine et finit par l’épouser pour sa fortune afin d’assouvir et achever son ambition sociale. Enfin, Pierre est le protagoniste qui semble constituer un miroir inversé des deux séducteurs hypocrites de cette partie, ce qui, par contraste, le rend plus admirable malgré ses défauts, et sa déclaration d’amour spontanée envers Natacha, qui conclut cette partie, constitue un des moments les plus émouvants de tout le roman. Par le biais des personnages masculins occupant le premier plan dans cette partie (Pierre/Anatole/Boris), le roman adopte une dimension résolument morale sur l’amour, Tolstoï faisant visiblement une entorse à l’esthétique qui fait ordinairement sa force, à savoir cette dépersonnalisation dans l’écriture qui le rapproche de Flaubert.
1/ Commençons par Natacha qui prend une dimension tragique, en contraste avec la précédente partie où, nous nous en rendons compte à la lecture de la présente partie, elle vécut ses derniers moments de bonheur innocent. Les prémices de cette « chute » y ont été semées : l’absence du prince André pesait de plus en plus sur la jeune femme, qui souffrait du manque d’amour, de l’absence physique de l’être aimé dont elle ressent confusément le désir (qui n’est pas sans avoir une dimension sensuelle, bien que Tolstoï ne le dise pas ouvertement), souffrance prédisposant, rendant Natacha vulnérable à une séduction extérieure, d’autant plus qu’elle est très sensible. Dans la scène de la rencontre entre Natacha et Anatole à l’opéra, Tolstoï insiste sur les stimulations environnementales qui jouent un rôle clé pour exacerber la sensibilité, la prédisposition de la jeune femme à tomber sous le charme du bel officier. Cette soirée à l’opéra, et les stimulations sensorielles qu’elle provoque chez la jeune femme, sont d’autant plus violentes pour elle qu’elle fait suite à de nombreux mois calmes passés à la campagne. Le destin semble amener Natacha à cette rencontre fatale : à l’absence prolongée du prince André et à la mélancolie croissante de sa fiancée, ajoutons la mésentente entre la princesse Maria et Natacha dans une scène antérieure, qui, si elle s’était mieux déroulée, eût pu raviver son amour affaibli pour le prince André ; la mère de Natacha, à qui cette dernière n’hésitait pas à se confier, est absente lors du séjour des Rostov à Moscou (le comte devant y vendre une de ses propriétés en raison des difficultés financières croissantes liées à son incapacité chronique à gérer son patrimoine) ; enfin Pierre, qui eût pu prévenir la catastrophe en tant que confident adoubé par le prince André, est fatalement absent à Moscou durant les jours cruciaux où Natacha tombe amoureuse d’Anatole et décide de fuir avec lui, après avoir rompu avec le prince André par une lettre adressée à la princesse Maria. Un concours donc exceptionnel de circonstances, dont l’une seule, si elle n'avait pas eu lieu, eût peut-être pu éviter la rupture irrévocable, a rendu possible la tentation à laquelle Natacha finit par succomber mais surtout l’a laissée seule, sans guide qui eût pu l’aider à traverser sans déshonneur cette épreuve.
Natacha se sentait en ce moment si alanguie et attendrie qu’il ne lui suffisait pas d’aimer et de se savoir aimée : elle avait besoin maintenant, tout de suite, de prendre dans ses bras l’être aimé, de lui dire et d’entendre de lui les mots d’amour dont son cœur était plein. (p. 892, chap. VIII)
Une sensation qu’elle n’avait plus éprouvée depuis longtemps, celle de sentir des centaines de regards fixés sur son cou et ses bras nus, la saisit soudain, à la fois agréable et désagréable, éveillant tout un essaim de souvenirs, de désirs et d’émotions. (p. 893, chap. VIII)
Natacha était peu à peu gagnée par un enivrement qu’elle n’avait plus éprouvé depuis longtemps. Elle ne savait plus où elle était ni ce qui se passait devant elle. Elle regardait et les pensées les plus étranges lui traversaient inopinément l’esprit, sans lien entre elles. (p. 897, chap. IX)
Elle se demandait si elle n’était pas coupable, si elle n’avait pas déjà trahi la foi donnée au prince André, et de nouveau elle se surprenait à évoquer jusqu’au moindre détail chaque mot, chaque geste, chaque jeu de physionomie de cet homme qui avait su éveiller en elle un sentiment si redoutable et si incompréhensible pour elle. (p. 909, chap. XII)
2/ Anatole Kouraguine est il est vrai le personnage haïssable de cette partie, lui qui séduit Natacha avec des intentions malhonnêtes, dans le seul but de profiter physiquement d’elle. Cet appétit sexuel, associé à une forme de bestialité, avait déjà été évoqué par Tolstoï lors de sa visite avec son père, le prince Vassili, du domaine familial des Bolkonski, lorsqu’il tente de séduire Mlle Bourienne, la dame de compagnie française de la princesse Maria. Il est par ailleurs intéressant de noter que les deux femmes (Maria et Natacha) font la même erreur sur le compte d’Anatole, associant sa beauté à son honnêteté, et tombent tous deux sous le charme du jeune officier. La princesse Maria eut cependant l’heur de surprendre Anatole avec Mlle Bourienne dans une position compromettante, lui permettant d’ouvrir les yeux sur la véritable nature du séducteur. Elle eût sans doute prévenu Natacha contre Anatole, si elle n’était mal disposée envers sa future belle-sœur par jalousie inconsciente : c’est ainsi l’occasion pour Tolstoï d’apporter une touche d’humanité aux deux personnages féminins principaux du roman, qui eussent été sans doute moins attachantes si elles n’avaient pas elles aussi leurs faiblesses, leurs défauts. Mais pour revenir à Anatole, Tolstoï, même s’il condamne sans réserve son attitude envers Natacha par la bouche de Dolokhov puis de Pierre, ne lui refuse pas toute humanité et, davantage qu’un séducteur sans scrupules, souligne surtout son incapacité à comprendre que ses actes puissent blesser autrui. Davantage donc qu’une intention maligne, à l’instar des anti-héros des Liaisons dangereuses, Anatole n’a même pas conscience du mal qu’il peut potentiellement provoquer, obnubilé qu’il est par son plaisir.
Natacha lui déplut dès l’abord. Elle la jugea trop élégante, vaniteuse et d’une gaieté frivole. La princesse Maria ne se rendait pas compte qu’avant d’avoir vu sa future belle-sœur elle était déjà mal disposée à son égard par une jalousie inconsciente de sa beauté, de sa jeunesse, de son bonheur et de l’amour que lui portait son frère. (p. 888, chap. VII)
Le désarroi qui s’était produit dans le vestibule, l’inquiétude de son père et le ton contraint de la princesse, qui – lui semblait-il – lui faisait une grâce en la recevant, avaient blessé Natacha. Elle la trouvait très laide, affectée et sèche. Natacha se contracta intérieurement et adopta malgré elle un ton dégagé qui prévenait encore davantage la princesse Maria contre elle. (p. 889, chap. VII)
Anatole était toujours satisfait de son sort, de lui-même et des autres. De toutes les fibres de son être, il était convaincu d’instinct de ne pouvoir vivre autrement qu’il ne vivait et de n’avoir jamais rien fait de mal. Il était incapable de comprendre les répercussions que ses actes pouvaient avoir sur d’autres, ni ce qui pouvait résulter de tel ou tel de ces actes. Il croyait fermement que, de même que le canard est fait pour vivre dans l’eau, il avait été créé par Dieu pour vivre sur un pied de trente mille roubles de revenus et occuper toujours le rang le plus élevé dans la société. (p. 907, chap. XI)
Les fêtards, ces Madeleines hommes, sont secrètement persuadés de leur innocence, sentiment qui, comme chez les Madeleines femmes, repose sur le même espoir du pardon. « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle aura beaucoup aimé, et il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il se sera beaucoup amusé. » (p. 907, chap. XI)
3/ L’épisode tournant autour la demande en mariage de Boris n’est pas sans rappeler Madame Bovary. En effet, Tolstoï semble s’inspirer de Flaubert dans la cour que fait le jeune ambitieux à la riche héritière Julie Karaguine. Cette dernière se complaît dans une attitude de femme romantique désenchantée, posture dont Tolstoï s’amuse à relever les contradictions et la fausseté manifeste. Pour la conquérir, Boris joue lui-même le rôle typique du héros romantique désenchanté, incompris. Mais contrairement à Rodolphe qui joue ce rôle par attirance physique pour Emma, Boris à l’inverse est repoussé par la laideur de Julie, et ne l’épouse que pour profiter de sa riche fortune. Encore une fois, Tolstoï apporte une certaine touche d’humanité à Boris, qui nourrit cependant quelques scrupules à faire un mariage d’intérêt : il nourrit aussi en lui le désir d’un amour authentique, ce qui retarde longuement sa demande à Julie. Boris, bien qu’incarnant le personnage typique de l’ambitieux et de l’arriviste, à l’instar de Rastignac, n’est cependant pas tout d’un bloc, uniquement préoccupé de son ambition sociale, comme l’avait aussi montré son amour renaissant pour Natacha, qu’il combat vainement (voir livre 2e, 3e partie), et auquel la mère de cette dernière avait su sagement mettre fin. Les passages concernant Boris dans cette partie ont cet humour quelque peu flaubertien pourrait-on dire, car si Tolstoï refuse tout comme Flaubert d’intervenir directement dans son récit, sa manière de pointer les contradictions, l’hypocrisie de ses personnages et de jouer sur les clichés romantiques font sourire le lecteur attentif. Notons aussi que la lettre qu’Anatole écrit à Natacha, l’enjoignant de fuir avec lui, n’est pas sans rappeler la lettre de rupture de Rodolphe à Emma, bien que leur contenu diffère, dans le sens où le lecteur voit clairement l’hypocrisie de l’auteur de la lettre (c’est Dolokhov qui écrit en fait la lettre, car Anatole se caractérise aussi par une absence d’éloquence) tandis que la destinataire ne la sait pas et que Natacha, dans sa naïveté, croit comme authentiques les sentiments d’Anatole, qui avait déjà auparavant réussi à émouvoir la jeune fille en exagérant sa folie amoureuse par la bouche de sa sœur complice, Hélène, la femme de Pierre.
Aujourd’hui pour plaire aux jeunes filles de Moscou il faut être mélancolique. Et il est très mélancolique auprès de Mlle Karaguine. (p. 875, chap. IV)
Elle était toujours habillée à la dernière mode. Mais elle paraissait néanmoins désenchantée ; elle disait à chacun qu’elle ne croyait ni à l’amitié, ni à l’amour, ni à aucune des joies de l’existence, et qu’elle n’attendait de paix que LÀ-BAS. Elle avait adopté le ton d’une jeune fille qui a perdu l’être qu’elle aimait ou qui a été cruellement trompée par lui. Bien qu’il n’en fût rien, on la regardait comme telle et elle croyait elle-même avoir été très éprouvée par la vie. Cette mélancolie qui ne l’empêchait pas de s’amuser n’empêchait pas non plus les jeunes gens qui fréquentaient chez elle de passer agréablement le temps. (p. 878-879, chap. V)
Julie était particulièrement gracieuse avec Boris : elle compatissait à son désenchantement précoce, lui offrait le réconfort de l’amitié qu’elle était capable de lui apporter ayant tant souffert elle-même, et lui ouvrait son album. […] En se rencontrant en nombreuse compagnie, Julie et Boris se regardaient comme les seuls êtres au monde qui se comprissent parmi les indifférents. (p. 880, chap. V)
Julie attendait depuis longtemps que son mélancolique adorateur se déclarât et était prête à accepter ; mais une répulsion secrète pour elle, pour son désir passionné de se marier, son manque de naturel, et la terreur d’avoir à renoncer à tout espoir d’amour vrai retenaient Boris. (p. 881, chap. V)
La perspective d’en être pour ses frais et d’avoir perdu tout ce mois à jouer péniblement au mélancolique chevalier servant de Julie, de voir passer entre les mains d’un autre, surtout entre celles du stupide Anatole, tous les revenus des domaines de Penza qu’il avait déjà si bien répartis et employés dans son imagination, cette perspective ulcéra Boris. (p. 882, chap. V)
« Mon frère a dîné chez moi hier, nous mourions de rire : il ne mange rien et soupire après vous, ma charmante. Il est fou, amoureux fou de vous, ma chère. » (p. 911, chap. XII)
Sous l’influence d’Hélène, ce qui tout à l’heure lui semblait terrible devint simple et naturel. « Elle est si grande dame, si gentille et on voit qu’elle m’aime de tout son cœur. Pourquoi ne pas se distraire ? » pensait Natacha en regardant Hélène avec de grands yeux étonnés. (p. 912, chap. XII)
Les mains tremblantes, Natacha tenait cette lettre d’amour pleine de passion que Dolokhov avait composée pour Anatole et en lisant elle y découvrait un écho à tout ce qu’elle croyait sentir en elle-même. « Depuis hier soir, mon sort est décidé : être aimé de vous ou mourir. Je n’ai pas d’autre issue. » Ainsi commençait la lettre. Puis il disait qu’il savait que ses parents ne consentiraient pas à lui donner sa main, qu’il y avait à cela des raisons secrètes qu’il ne pouvait dévoiler qu’à elle seule, mais que si elle l’aimait il lui suffisait de dire oui et aucune force au monde ne pourrait empêcher leur bonheur. L’amour triompherait de tout. Il l’enlèverait et l’emmènerait au bout du monde. « Oui, oui, je l’aime ! » se disait Natacha en relisant pour la vingtième fois la lettre et en découvrant dans chaque mot un sens particulier et profond. (p. 917, chap. XIV)
4/ Pierre connaît dans cette partie son développement le plus décisif depuis le début du roman. La partie par ailleurs s’ouvre et se clôt sur lui, comme pour souligner son importance qui peut-être pourrait passer au second plan au regard de la place prépondérante qu’occupe Natacha. Pierre au début de cette partie se retrouve en plein désarroi existentiel, dégoûté par la vie qu’il mène. Mais si Tolstoï ne le dit pas explicitement, je ne peux m’empêcher de penser que ce dégoût, qui avait déjà commencé avant (dans le livre 2e, 3e partie), est lié à son amour pour Natacha, dont il ne se rend pas encore compte consciemment, mais qui s’est douloureusement réveillé en lui lorsqu’il apprit les fiançailles du prince André et de la jeune Rostov. Tolstoï, de manière subtile, parle seulement du trouble que Pierre ressent à cette nouvelle, mais des indices antérieurs permettaient déjà de voir que Pierre est épris de la jeune femme depuis longtemps, elle qui lui a plu dès sa première rencontre avec elle, alors qu’elle est encore jeune fille. Le dégoût que ressent Pierre pour sa vie en général n’est pas sans rappeler l’œuvre de Tchekhov, et ce dernier semble s’être inspiré de Pierre pour son héros typique et de Natacha (dans la précédente partie) pour son héroïne typique, lui qui ressassera en fil conducteur de son œuvre le désenchantement de l’homme insatisfait de sa vie (dont les rêves et la réalité présente contrastent violemment), le regret et la nostalgie de la jeunesse passée, ainsi que l’angoisse d’une vie menée sans amour, sans idéaux, sans passion. Et c’est souvent un amour chez Tchekhov qui fait d’autant plus prendre conscience de cet écartèlement entre les rêves, les espoirs, les idéaux de jadis et la cruelle réalité décevante. Ainsi Pierre ne mesure son malheur et son insatisfaction que depuis que son amour pour Natacha est inconsciemment ressorti depuis qu’il a appris les fiançailles de son meilleur ami. Et ce n’est qu’après lui avoir déclaré son amour, de manière inattendue pour lui-même, que Pierre renaît intérieurement à la fin de cette partie, alors qu’il contemple une comète dans le ciel étoilé, symbole de son amour pour Natacha, dans un des plus beaux passages du roman (et accessoirement, mon préféré personnellement, que je reproduis ci-dessous en fin d’article, à part, pour le distinguer). À l’inverse, le prince André semble avoir définitivement perdu toute « raison » de vivre avec la perte de l’amour de Natacha, et, comme à son habitude depuis le début du roman, se jettera dans l’action pour oublier ses malheurs personnels, le conduisant à sa future mort.
Comme il aurait été horrifié si, sept ans plus tôt, quand il rentrait tout juste de l’étranger, quelqu’un lui eût dit qu’il n’avait rien à chercher ni à imaginer, que sa voie était depuis longtemps tracée et que, malgré qu’il en eût, il serait ce qu’on était dans sa situation. Il n’aurait pu le croire ! N’était-ce pas lui qui avait désiré de tout cœur tantôt établir la république en Russie, tantôt être lui-même un Napoléon, un philosophe, le tacticien qui vaincrait Napoléon ? N’était-ce pas lui qui avait cru possible et passionnément souhaité de régénérer le genre humain perverti, d’atteindre lui-même la perfection absolue ? N’était-ce pas lui qui avait fondé des écoles et des hôpitaux et affranchi ses paysans ? Au lieu de tout cela, le voici le riche mari d’une femme infidèle, un chambellan en non-activité, aimant bien manger, bien boire et en se mettant à son aise critiquer légèrement le gouvernement, un membre du Club anglais et un membre unanimement aimé de la société moscovite. Longtemps il ne put se faire à l’idée que c’était lui, ce type de chambellan de Moscou qu’il méprisait si profondément sept ans plus tôt. Parfois il se consolait en se disant qu’il ne menait cette vie que provisoirement ; mais ensuite il pensait avec terreur au nombre de gens qui, comme lui, s’étaient engagés provisoirement dans cette existence et, comme lui, étaient entrés dans ce club avec toutes leurs dents et tous leurs cheveux, pour en sortir sans une dent et sans un cheveu. Aux heures d’orgueil, lorsqu’il réfléchissait à cette situation, il lui semblait qu’il était tout différent de ces chambellans qu’il méprisait jadis, que ceux-là étaient vulgaires et sots, sereins et satisfaits de leur sort, « tandis que moi, maintenant encore, je continue à ne pas être satisfait, je voudrais toujours faire quelque chose pour l’humanité », se disait-il à ces moments-là. « Mais peut-être comme moi tous mes camarades se sont-ils débattus, ont-ils cherché dans la vie une voie nouvelle, bien à eux, et tout comme moi en sont-ils arrivés au point où j’en suis, par la force des circonstances, du milieu, de la naissance, cette force élémentaire contre quoi l’homme ne peut rien ? » se disait-il aux heures de modestie, et après quelque temps de séjour à Moscou, il ne méprisait plus ses compagnons d’infortune, mais au contraire commençait à les aimer, à les estimer et à les plaindre. […] « Pourquoi ? À quoi bon ? Que se passe-t-il en ce monde ? » se demandait-il, perplexe, plusieurs fois par jour, se prenant malgré lui à scruter le sens des phénomènes de la vie ; mais sachant par expérience qu’à ces questions il n’y avait pas de réponse, il s’efforçait aussitôt d’en détourner sa pensée… (p. 859-860, chap. I)
Il avait le triste privilège, commun à beaucoup de gens, surtout aux Russes, de croire en la possibilité du bien et de la vérité et de voir trop clairement le mal et le mensonge de l’existence pour prendre sérieusement part à la vie. Toute activité était associée pour lui au mal et au mensonge. Quoi qu’il tentât, quoi qu’il entreprît, le mal et le mensonge le rebutaient et lui barraient le chemin de toute activité. Et cependant il fallait vivre, il fallait s’occuper. Il était trop affreux de rester accablé par ces problèmes insolubles de la vie, et il s’abandonnait à ses anciens entraînements pour pouvoir seulement les oublier. Il fréquentait les milieux les plus divers, buvait sec, achetait des tableaux, faisait bâtir et surtout lisait. (p. 861-862, chap. I)
Ce n’est qu’après avoir vidé une bouteille de vin, et même deux, qu’il avait vaguement conscience que ce terrible nœud embrouillé de la vie qui d’ordinaire l’horrifiait n’était pas si terrible qu’il lui semblait. […] ce n’est que sous l’influence du vin qu’il se disait : « Ce n’est rien. Je le débrouillerai, voilà que j’ai déjà une explication toute prête. Pour le moment je n’en ai pas le temps, je réfléchirai à tout cela plus tard. » Mais ce « plus tard » ne venait jamais. (p. 862, chap. I)
Il se souvenait d’avoir entendu raconter qu’à la guerre les soldats dans les retranchements, réduits à l’inaction sous le feu de l’ennemi, s’ingénient à se donner une occupation pour pouvoir plus facilement supporter le danger. Et tous les hommes lui semblaient être comme ces soldats, cherchant à échapper à la vie, qui par l’ambition, qui par le jeu, qui par l’élaboration des lois, qui par les femmes, qui par les distractions, les uns par les chevaux, d’autres par la politique, ou par la chasse, ou par le vin, ou par les affaires de l’État. « Rien n’est insignifiant, rien n’est important, tout se vaut : pourvu seulement qu’on puisse y échapper de son mieux ! se disait-il. Pourvu que je ne la voie pas, cette terrible vie ! » (p. 862-863, chap. I)
[Le prince André] sourit. Pierre vit clairement que son sourire voulait dire : « Je me porte bien, mais à quoi bon ? » […] le prince André se mêla de nouveau avec ardeur à la conversation sur Speranski qui se poursuivait entre les deux vieillards. […] Pierre reconnaissait maintenant chez son ami ce besoin qui ne lui était que trop connu de se passionner et de discuter même de questions qui ne le touchaient en rien, uniquement pour chasser des pensées trop pénibles. (p. 950, chap. XXI)
Pendant le dîner, on parla de la guerre dont l’approche devenait évidente. Le prince André parla et discuta sans arrêt, tantôt avec son père, tantôt avec Dessales, le précepteur suisse, et parut plus animé que d’ordinaire, de cette animation dont Pierre connaissait si bien la cause morale. (p. 952, chap. XXI)
5/ Enfin, cette partie prend une
dimension assez ouvertement morale. Boris et Anatole sont globalement
condamnés dans leur attitude, et agissent en miroirs inversés de Pierre,
véritable pilier moral de cette partie. Car Pierre se rend compte que ses
richesses héritées de son père ne le satisfont pas, alors que Boris semble y
voir l’instrument essentiel du bonheur au vu de l’énergie et des compromissions
auxquelles il est prêt, et se prépare sans doute à des désenchantements
similaires à ceux de Pierre, marié qu’il est à une femme qu’il n’aime et
n’estime pas manifestement. Bien qu’Anatole et Dolokhov aient été les
compagnons de débauche de Pierre, ce dernier néanmoins n’a jamais et ne se
serait jamais conduit comme Anatole l’a fait envers Natacha. Sa colère noire
envers Anatole montre clairement son mépris, son dégoût, sa révolte pour ce que
l’insouciant officier a fait. Enfin, Pierre surtout éprouve au final de la
compassion pour Natacha et les souffrances qu’elle traverse après qu’elle s’est
rendue compte de l’erreur tragique qu’elle a commise, ainsi que pour le prince
André. Là encore cependant, Pierre n’est pas parfait : il éprouve dans un
premier temps du mépris pour Natacha, mais qui disparaîtra lorsqu’il la verra. La
liaison de Natacha et Anatole enfin est explicitement condamnée par Tolstoï,
qui use de termes associant leur amour à un délit, un crime, ce qui n’est pas
sans rappeler le lexique qu’il emploie aussi dans Anna Karénine, en particulier la scène mémorable suivant l'adultère consommé de Vronski et Anna, comparé à un meurtre.
Il ne détachait pas ses yeux souriants du visage, du cou, des bras nus de Natacha. Elle savait à n’en pas douter qu’il l’admirait. Cela lui faisait plaisir mais, sans qu’elle sût pourquoi, en sa présence elle commençait à se sentir mal à l’aise et à l’étroit dans la loge. Quand elle se détournait, elle sentait son regard sur ses épaules et, malgré elle, elle cherchait ses yeux pour qu’il la regardât plutôt en face. Mais en la regardant dans les yeux elle sentait avec effroi qu’il n’y avait pas entre eux cette barrière de la pudeur qu’elle sentait toujours entre elle et les autres hommes. […] Elle avait sans cesse l’impression de commettre en lui parlant une inconvenance. […] Natacha ne comprit pas ce qu’il avait dit, pas plus qu’il ne le comprenait lui-même, mais elle sentit que dans ces mots incompréhensibles il y avait une intention incorrecte. (p. 903, chap. X)
Elle ne pouvait comprendre ni ce qui lui était arrivé ni ce qu’elle ressentait. Tout lui paraissait obscur, confus et effrayant. […] là-bas, à l’ombre de cette Hélène, tout cela était simple et clair ; mais à présent, seule avec elle-même, elle ne comprenait plus. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cette peur qu’il m’inspirait ? Que signifient ces remords que j’éprouve maintenant ? » se demandait-elle. (p. 905, chap. X)
À peine Natacha l’eut-elle aperçu qu’elle fut envahie du même sentiment fait de vanité satisfaite de lui plaire et de peur que lui inspirait l’absence de toute barrière morale entre elle et lui. (p. 912-913, chap. XIII)
Natacha regarda la grosse George mais n’entendait, ne voyait et ne comprenait rien de ce qui se passait devant elle ; elle se sentait complètement replongée, entièrement et sans retour, dans ce monde étrange de folie, si éloigné de celui qu’elle avait connu jusque-là, dans ce monde où l’on ne pouvait distinguer le bien du mal, le raisonnable de l’insensé. Anatole était assis derrière elle et, le sentant si près, elle attendait quelque chose avec angoisse. (p. 913, chap. XIII)
« Elles sont toutes les mêmes », se dit-il en songeant qu’il n’était pas le seul à avoir le triste privilège d’être lié à une mauvaise femme. Mais il n’en plaignait pas moins le prince André jusqu’aux larmes, il souffrait pour son orgueil. Et plus il plaignait son ami, plus grands étaient le mépris et même le dégoût avec lesquels il pensait à cette Natacha qui venait de passer devant lui dans le grand salon avec une telle expression de froide dignité. Il ne savait pas que l’âme de Natacha débordait de désespoir, de honte, d’humiliation et que ce n’était pas sa faute si, malgré elle, son visage reflétait une calme et sévère dignité. (p. 941, chap. XIX)
Vous ne pouvez pas ne pas comprendre à la fin qu’en dehors de votre plaisir il y a le bonheur, la tranquillité des autres, que vous gâchez toute une vie simplement parce que vous avez envie de vous amuser. Amusez-vous avec des femmes du genre de mon épouse, avec elles vous êtes entièrement dans votre droit, elles savent ce que vous leur voulez. Elles sont armées contre vous par la même expérience de la débauche : mais promettre à une jeune fille de l’épouser… tromper, voler… Comment ne comprenez-vous pas que c’est aussi lâche que de frapper un vieillard ou un enfant !... » (p. 946, chap. XX)
6/ La reproduction du passage entre Natacha et Pierre, ainsi que la vision de la comète qui conclut le chapitre :
« Pierre Kirilovitch, commença-t-elle en parlant vite, le prince Bolkonski était votre ami, il est toujours votre ami, se reprit-elle (il lui semblait que tout appartenait au passé et que maintenant tout était différent). Il m’avait dit de m’adresser à vous… »
Pierre, sans mot dire, respirait fortement par le nez en la regardant. Jusqu’alors il lui avait fait au fond de lui des reproches et s’était efforcé de la mépriser, mais maintenant il avait si profondément pitié d’elle qu’il n’y avait plus place dans son cœur pour le blâme.
« Il est ici, dites-lui… de me par… de me pardonner. »
Elle s’arrêta et sa respiration se précipita encore, mais elle ne pleurait pas.
« Oui… je lui dirai, répondit Pierre, mais… » Il ne savait que dire.
Natacha parut effrayée de la pensée qui avait pu venir à Pierre.
« Non, je sais que tout est fini, dit-elle précipitamment. Non, cela ne pourra jamais plus se faire. Seulement ce qui me tourmente c’est le mal que je lui ai fait. Dites-lui seulement que je le prie de me pardonner… » Elle fut toute secouée d’un tremblement et s’assit sur une chaise.
Un sentiment de pitié jamais encore éprouvé faisait déborder l’âme de Pierre.
« Je lui dirai, je lui dirai tout encore une fois, dit-il, mais… j’aurais voulu savoir une chose… »
« Savoir quoi ? » demanda le regard de Natacha.
« J’aurai voulu savoir si vous avez aimé… » Pierre ne savait comment appeler Anatole et rougit en pensant à lui… « si vous avez aimé ce mauvais homme.
- Ne l’appelez pas mauvais, dit Natacha. Mais je ne sais rien, je ne sais plus rien… » Elle fondit en larmes.
Et un sentiment plus profond encore de pitié, de tendresse et d’amour envahit Pierre. Il sentait des larmes couler sous ses lunettes et espérait qu’elles ne seraient pas remarquées.
« N’en parlons plus, mon amie », dit-il.
Cette voix douce, tendre, pénétrée, frappa étrangement Natacha.
« N’en parlons plus, mon amie, je lui dirai tout ; mais je vous demande seulement une chose : considérez-moi comme votre ami et si vous avez besoin d’une aide, d’un conseil, tout simplement si vous avez besoin de vous épancher devant quelqu’un, pas maintenant, mais quand vous verrez clair en vous, souvenez-vous de moi. » Il prit sa main et la baisa. « Ce serait un bonheur pour moi de pouvoir… » Pierre se troubla.
« Ne me parlez pas ainsi, je ne le mérite pas ! » s’écria Natacha, et elle voulut se retirer, mais Pierre la retint par le bras. Il savait qu’il avait encore quelque chose à lui dire. Mais lorsqu’il l’eut dit, il s’étonna lui-même de ses paroles.
« Ne dites pas cela, ne dites pas cela, vous avez toute la vie devant vous.
- Moi ? Non ! Pour moi tout est perdu, dit-elle avec honte et humilité.
- Tout est perdu ? répéta-t-il. Si je n’étais pas ce que je suis, mais l’homme le plus beau, le plus intelligent et le meilleur au monde, si j’étais libre, à l’instant même je vous demanderais à genoux votre main et votre amour. »
Pour la première fois depuis bien des jours, Natacha pleura des larmes de gratitude et d’attendrissement, et lui jetant un regard, elle sortit. Pierre sortit également presque en courant dans le vestibule en refoulant les larmes d’attendrissement et de bonheur qui lui serraient la gorge, enfila sa pelisse et monta dans son traîneau. (p. 953 à 955, chap. XXII)
Il faisait beau et froid. Au-dessus des rues sales et à demi obscures s’étendait un ciel sombre, constellé d’étoiles. Ce n’est qu’en regardant ce ciel que Pierre ne sentait pas l’humiliante bassesse des choses terrestres en comparaison des hauteurs où planait son âme. Comme il débouchait sur la place de l’Arbate, un immense espace de sombre ciel étoilé se découvrit à ses yeux. Presque au milieu de ce ciel, au-dessus du boulevard Pretchistenski, entourée de toutes parts et sertie d’étoiles mais se distinguant de toutes par sa plus grande proximité de la terre, sa lumière blanche et sa longue chevelure relevée du bout, apparaissait l’énorme et éclatante comète de 1812, cette même comète qui, disait-on, annonçait tant d’horreurs et la fin du monde. Mais cette claire étoile à la longue chevelure lumineuse n’éveillait chez Pierre aucune sensation de peur. Au contraire, il regardait avec joie de ses yeux mouillés de larmes cet astre éclatant qui, après avoir parcouru d’incommensurables espaces à une vitesse infinie suivant une ligne parabolique, semblait s’être soudain, comme une flèche qui s’enfonce dans la terre, planté à la place qu’il avait choisie dans le ciel noir et être resté là, la chevelure dressée, faisant jouer et briller sa lumière blanche parmi d’innombrables étoiles scintillantes. Il semblait à Pierre que cet astre était en harmonie parfaite avec ce qui emplissait son âme épanouie à une vie nouvelle, attendrie et réconfortée. (p. 955-956, chap. XXII)
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