« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

dimanche 26 juin 2022

Guerre et Paix de Léon Tolstoï, livre deuxième, quatrième partie : scènes ordinaires mais poétiques de la vie campagnarde russe.

            Dans cette partie, le roman semble presqu’à l’arrêt au niveau de l’intrigue : Tolstoï se concentre exclusivement sur la partie « paix », et nous suivons ainsi les Rostov dans leur vie rurale, avec comme événements principaux une partie de chasse organisée par Nicolas Rostov et une soirée de Noël au cours de laquelle Nicolas demandera, enfin, la main de Sonia. Cette partie peut sembler quelque peu anodine, voire insignifiante : j’avoue d’ailleurs l’avoir complètement oubliée depuis ma première lecture. Cependant, deux passages inoubliables en ressortent : la soirée que passent les jeunes Rostov chez leur oncle Michel Nicanorovitch, au cours de laquelle Natacha dansera avec une grâce toute « russe » ; et les descriptions du paysage neigeux et nocturne alors que les Rostov sont en route pour visiter les Melioukov, de proches voisins. Avec le recul, ces scènes ordinaires de la vie campagnarde russe sont d’autant plus belles, chargées de poésie grâce à la sensibilité de Natacha et de Nicolas, qu’elles contrastent, font contrepoint, avec les événements à venir dans le roman : les fiançailles rompues de Natacha, et la fin d’une certaine forme d’innocence pour elle, qui dans cette partie vit en quelque sorte ses derniers instants ; puis le retour à la guerre pour Nicolas, ainsi que la ruine à venir des Rostov, qui perdront tous leurs biens suite à l’invasion française forçant les Russes à évacuer Moscou en août/septembre 1812.


1/ Natacha est au cœur de cette partie du roman, et si elle est un personnage si extraordinairement attachant, c’est surtout en raison de son extrême sensibilité, sa capacité à sentir, percevoir, voire créer, ce qu’il y a de singulier, ce qu’il y a de beau dans ce qui l’entoure. C’est cette âme sensible, réceptive à tout, ressentant souvent les choses de manière exacerbée (une sensibilité qui de plus se reflète à l’extérieur à travers un imperceptible regard, sourire, geste), et en même temps profondément bonne, compatissante (voir l’épisode où elle console Sonia dans le livre premier, première partie), malgré ses manières exubérantes, espiègles, dont la joie et la bonne humeur sont communicatives, qui fait de Natacha un personnage si vivant et si attachant. La scène du balcon discutée dans la précédente partie constitue sans doute, avec la scène de sa danse chez son oncle dans la présente partie, les deux moments les plus représentatifs de la sensibilité et de la vitalité propres à Natacha. Dans cette scène d’une grâce poétique, Natacha s’enthousiasme en écoutant la chanson traditionnelle russe que son oncle interprète, puis parvient de manière miraculeuse à danser parfaitement sur cet air qu’elle n’avait pourtant jamais entendu, avec une grâce instinctive liée à sa sensibilité qui émeut à la fois Nicolas, son oncle et toute la domesticité de ce dernier. Cette scène peut être interprétée sur plusieurs niveaux. Le premier, comme une scène caractéristique de la personnalité de Natacha, ouverte et sensible à la beauté de toute chose, ainsi que ses talents artistiques (le chant et la danse) liés davantage à sa sensibilité qu’à sa virtuosité. Le deuxième niveau est davantage symbolique : cette scène, à travers Natacha, semble viser à illustrer ce qu’est l’ « âme russe ». En effet, Natacha, bien qu’ayant reçu une éducation aristocratique où l’influence étrangère est importante (en particulier française), n’en demeure pas moins l’incarnation de l’ « âme russe » si l’on peut dire, et cette scène, qui regroupe à la fois des nobles (Natacha, Nicolas et son oncle) et des gens issus du peuple (la domesticité), les réunit grâce à la même émotion qui les étreint en écoutant et en regardant Natacha danser. À travers la danse de Natacha, c’est la Russie, la culture russe, qui est allégorisée, qui possède encore son identité propre malgré les influences étrangères croissantes.

La chanson sur laquelle danse Natacha, intitulée « ПРЯХА » (« La Fileuse ») est disponible ici dans deux versions :

- https://www.youtube.com/watch?v=ABmR6r99i3U 

- https://www.youtube.com/watch?v=uRvHCI23q28

Une traduction, rudimentaire via Google Traduction, des paroles de cette mélancolique chanson en anglais :

In a low light

The flame is burning

Young spinner

Sitting by the window.


Young, beautiful,

Brown eyes,

Developed over the shoulders

Russian braid.


Blond head,

Thoughts without end

What are you dreaming about ?

Beauty girl ?

Natacha rejeta son châle, s’élança en face de l’oncle et, les poings sur les hanches, roula les épaules et prit la pose. Où, quand, comment cette petite comtesse élevée par une Française émigrée avait-elle pu, par la seule vertu de l’air qu’elle respirait, s’imprégner de cet esprit, où avait-elle pris cette attitude, ces gestes que le pas de châle aurait dû supplanter depuis longtemps ? Mais l’esprit et les gestes furent ceux-là mêmes, inimitables, innés, bien russes, que l’oncle attendait d’elle. […] Elle fit exactement ce qu’il fallait, et le fit si parfaitement, si totalement, qu’Anissia Fédorovna versa une larme à travers son rire en regardant cette mince et gracieuse comtesse, élevée dans la soie et le velours, qui était si loin d’elle et qui savait si bien comprendre tout ce qu’il y avait en elle, Anissia, et dans le père d’Anissia, et en sa tante, et en sa mère, et en tout Russe. (p. 822, chap. VII)

L’oncle chantait comme chante le peuple, avec cette conviction entière et naïve que, dans une chanson, seules comptent les paroles, que la mélodie vient s’y ajouter d’elle-même et qu’il n’existe pas de mélodie à part, qu’elle n’est là que pour la cadence. Aussi son chant, inconscient comme celui d’un oiseau, était-il d’une beauté extrême. Natacha en était transportée. Elle décida d’abandonner la harpe et de ne plus jouer que de la guitare. Elle demanda à l’oncle la sienne et aussitôt trouva des accords pour accompagner la chanson. (p. 823, chap. VII)

Que se passait-il dans cette âme enfantine, ouverte à tout, qui saisissait et assimilait si avidement les impressions les plus diverses ? Comment tout cela se conciliait-il en elle ? Quoi qu’il en fût, elle était très heureuse. (p. 824, chap. VII)


2/ En dehors de cette mémorable scène durant laquelle Natacha vit un des plus heureux moments de sa vie, percent néanmoins les premiers signes avant-coureurs de la tragédie dont Natacha sera l’objet dans la partie suivante : ses fiançailles prolongées avec le prince André, durant lesquelles ce dernier s’absente un an tout en laissant à sa fiancée la possibilité de les rompre à tout moment, seront la cause d’une intense souffrance liée à l’absence de l’être aimé. Natacha en souffre par l’ennui, la mélancolie qu’elle ressent de manière croissante avec le temps, la scène de chasse puis de danse et l’épisode de Noël ne constituant que de brèves parenthèses enchantées. Natacha, encore très jeune à cet instant du roman (elle a environ dix-huit ans), ressent le besoin d’aimer et d’être aimée, et l’absence du prince André lui donne le sentiment (poignant pour le lecteur) que sa jeunesse s’écoule sans qu’elle ne puisse vivre aussi intensément que les choses eussent dû être si un délai aussi long avant la mariage n’avait été imposé en raison de la santé fragile du prince André et du scepticisme du vieux prince son père.

Mais, à la fin du quatrième mois de séparation, elle connut des moments de tristesse contre lesquels elle ne pouvait lutter. Elle avait pitié d’elle-même, elle regrettait que passât en pure perte, sans profit pour personne, tout ce temps pendant lequel elle se sentait si capable d’aimer et d’être aimée. (p. 829, chap. VIII)

« Maman ! dit-elle. Donnez-le-moi, donnez-le-moi, maman, vite, vite », et de nouveau elle eut peine à retenir ses sanglots. Elle s’assit à la table et prêta l’oreille aux conversations des aînés et de Nicolas qui était également là. « Mon Dieu, mon Dieu, toujours les mêmes figures, les mêmes conversations, papa qui tient sa tasse toujours de la même façon et souffle dessus exactement de même ! » pensait Natacha, sentant avec horreur monter en elle du dégoût pour tous les familiers de la maison parce qu’ils étaient toujours les mêmes. (p. 833, chap. IX)

Natacha qui, les premiers temps, avait supporté aisément et même gaiement sa séparation avec son fiancé devenait maintenant sans cesse plus nerveuse et plus impatiente. La pensée que ses plus beaux jours qu’elle aurait pu employer à l’aimer passaient en pure perte, sans profit pour personne, cette pensée la tourmentait sans répit. […] Quant aux lettres qu’elle lui écrivait, non seulement elle n’y trouvait aucun réconfort mais elles lui semblaient n’être qu’une corvée fastidieuse et hypocrite. Elle ne savait pas écrire car elle ne pouvait concevoir que par écrit on pût exprimer avec vérité fût-ce une infime partie de ce qu’elle était habituée à exprimer par sa voix, son sourire et son regard. (p. 855-856, chap. XIII)

 

3/ Enfin, pour en finir avec Natacha, celle-ci, bien qu’elle ne soit guère une « intellectuelle », ne peut néanmoins être réduite à une femme dont la sensibilité la rapproche de l’animal, dépourvue de toute profondeur. On l’a déjà vu, elle est capable d’une grande empathie pour autrui et elle ne saurait non plus être réduite à une femme vive, exubérante, mais quelque peu égoïste. Elle n’est pas sans s’interroger, à sa manière, sur les grandes questions métaphysiques telles que la mort et l’immortalité ou non de l’âme, rejoignant ainsi les interrogations qui occupent aussi l’esprit du prince André et de Pierre.

« Tu sais, je pense, dit Natacha dans un murmure en se rapprochant de Nicolas et de Sonia, […] je pense qu’à force de remuer longtemps, longtemps les souvenirs, on en arrive à se rappeler ce qui s’est passé avant qu’on ne soit venu au monde. […] je ne crois pas que nous ayons été des animaux […], je suis sûre que nous avons été des anges là-bas, quelque part, et ici aussi, et c’est pour cela que nous nous souvenons de tout… […]

- Si nous avons été des anges, pourquoi donc sommes-nous tombés plus bas ? dit Nicolas. Non, ce n’est pas possible !

- Pas plus bas, qui t’a dit que nous sommes plus bas ? Comment puis-je savoir ce que j’étais précédemment ? répliqua Natacha avec conviction. Puisque l’âme est immortelle… donc, si je dois vivre toujours, c’est que j’ai aussi vécu auparavant, que j’ai vécu toute l’éternité.

- Oui, mais il nous est difficile de nous représenter l’éternité, dit Dimmler qui s’était joint aux jeunes gens avec un sourire légèrement condescendant, mais qui maintenant parlait tout aussi doucement et sérieusement qu’eux.

- Pourquoi donc ? dit Natacha. Elle est aujourd’hui, elle sera demain, elle sera toujours, et elle a été hier et avant-hier… (p. 836-837, chap. X)

 

4/ Nicolas n’est pas, comme nous l’avons déjà dit, un personnage qui partage les mêmes préoccupations métaphysiques de Natacha, Pierre et le prince André. Néanmoins, il partage avec sa sœur cette même sensibilité, cette même capacité à voir ou faire surgir le beau, le poétique dans des événements ou faits en apparence insignifiants. C’est sur ce point que divergent profondément d’un côté Nicolas/Natacha et de l’autre Sonia. Nous avions déjà vu que cette dernière ne partageait guère l’enthousiasme débordant de Natacha lors de la fameuse scène du balcon où cette dernière s’émerveillait du clair de lune. Dans cette partie, Sonia, de manière significative, ne peut prendre part à la conversation entre Natacha et Nicolas plongeant dans leurs souvenirs d’enfance sublimés par leur imagination sensible. De même, Petia est en quelque sorte exclu du duo sensible Nicolas/Natacha lors de leur soirée chez leur oncle, et dormira symboliquement tout au long de la chanson et de la danse de Natacha.

Ils égrenaient des souvenirs, non pas les tristes souvenirs de la vieillesse mais les poétiques souvenirs de la jeunesse, les impressions du passé le plus lointain où le rêve se confond avec la réalité, et ils riaient doucement, se sentant joyeux sans savoir pourquoi. Sonia restait comme toujours à l'écart, bien que leurs souvenirs fussent communs. Elle avait oublié beaucoup de choses parmi celles qu'ils évoquaient et ce dont elle se souvenait n'éveillait pas en elle ce sentiment poétique qu'ils éprouvaient. Elle savourait seulement leur joie, s'efforçait de se mettre dans le ton. (p. 835, chap. X)


5/ Nicolas surtout se distinguera dans cette partie en demandant, enfin, la main de Sonia. Mais cette demande ne se réalise que grâce à l’imagination, la sensibilité que Nicolas possède, à l’instar de sa sœur Natacha. Lors du trajet en traîneau menant à la demeure des Melioukov à la veille de Noël, Nicolas voit Sonia d’un autre œil, elle qui s’est déguisée (en homme) pour l’occasion, tout comme les autres Rostov voulant faire une surprise à leurs voisins. Ce déguisement inhabituel couplé aux paysages qu’il traverse produit une impression singulière sur Nicolas, capable de voir, de ressentir la beauté, la poésie des choses et de les sublimer dans son esprit. Les descriptions que fait Tolstoï à cette occasion ont une dimension féérique, enchanteresse, propre à la sensibilité d’un enfant ou d’une âme ayant conservé cette capacité enfantine (mais pas nécessairement propre à elle) à s’émerveiller de ce qui l’entoure, et constituent le second point d’orgue de cette partie.

Tant qu’on longea le parc, les ombres des arbres dénudés se projetèrent en travers du chemin, interceptant la vive clarté de la lune, mais dès lors qu’on eut franchi la clôture, une plaine neigeuse, étincelante comme un diamant, avec des reflets bleuâtres, toute baignée de clair de lune et immobile, se découvrit à l’infini. (p. 840-841, chap. X)

Nicolas se retourna vers Sonia et se pencha pour voir de plus près son visage. À la lumière de la lune, un charmant visage tout nouveau, aux sourcils et à la moustache noirs, émergeait, proche et lointain, du col de zibeline. (p. 841, chap. X)

Alentour, c’était toujours la même plaine enchantée, toute baignée de clarté lunaire, pailletée çà et là d’étoiles. […] voici une forêt enchantée aux ombres noires et aux scintillements de diamant, une enfilade de degrés de marbre et les toits d’argent d’une demeure enchantée, et des cris aigus d’animaux. (p. 842-843, chap. X)

Dehors c’était le même froid pétrifié, la même lune, il faisait seulement encore plus clair. La clarté était si vive et il y avait tant d’étoiles sur la neige qu’on n’avait pas envie de regarder le ciel et qu’on ne remarquait pas les vraies étoiles. Le ciel était noir et maussade, la terre était gaie. (p. 847, chap. XI)

À mi-chemin, des piles de bois couvertes de neige faisaient une ombre ; les ombres entrelacées de vieux tilleuls dénudés la coupaient en se projetant sur la neige et le sentier. Le sentier menait à la grange. Un mur de la grange et son toit couvert de neige qu’on eût dit taillés dans quelque pierre précieuse scintillaient au clair de lune. Dans le parc, un arbre craqua, et tout retomba dans le silence. On avait l’impression de respirer non pas l’air mais quelque force éternellement jeune et la joie. (p. 847-848, chap. XI)

« Elle est tout autre et toujours la même », se dit Nicolas en regardant son visage que baignait le clair de lune. (p. 848, chap. XI)


6/ Pour revenir à la partie de chasse qui ouvre et occupe la première moitié de cette section du roman, soulignons enfin quelques éléments méritant notre attention. Tout d’abord, la joie, le bonheur que ressent Nicolas à organiser et prendre part à ces parties, joie qui là encore n’est pas sans rappeler cette sensibilité quelque peu enfantine que nous venons de discuter dans le point précédent. Ainsi, Nicolas ressent un intense bonheur lorsqu’il croit que son chien a capturé le loup tant poursuivi, puis espère « gagner » dans la capture d’un lièvre que son oncle finira par emporter. Cette partie de chasse par ailleurs sera mentionnée dans la première partie du livre troisième lorsque Nicolas « poursuivra » et fera prisonnier un officier français, comparaison entre une scène de « paix » et de « guerre » qui n’est pas sans rappeler les analogies similaires que fait Homère dans L’Iliade. L’analogie entre « guerre » et « paix » se poursuit dans la rencontre entre Nicolas et Ilaguine, un gentilhomme avec lequel les Rostov sont en contentieux à propos d’une terre, et pour qui Nicolas ressent une haine instinctive que sa rencontre va détromper : le parallèle se fait aisément avec la guerre entre nations pour tel ou tel territoire, et entre soldats belligérants qui nourrissent une haine mutuelle et abstraite envers l’autre que la réalité détrompe bien souvent. Enfin, cette partie de chasse surtout permet à Tolstoï de faire l’éloge de la vie campagnarde russe, à travers le personnage de l’oncle des Rostov, Michel Nicanorovitch, qui mène une vie heureuse bien que tranquille et dépourvue d’ambition. Lui qui est quelque ridiculisé, moqué pour sa retraite et ses manières originales de prime abord, gagne peu à peu l’estime et l’affection de Nicolas et de Natacha, ainsi que du lecteur. Les deux jeunes Rostov sortiront émerveillés, à leur propre surprise, de la soirée qu’ils passent chez leur oncle à manger, chanter et danser, dans un de ces moments qui rappellent leurs souvenirs d’enfance enchantés, et qui sera l’un des derniers avant que la guerre ne reprenne de plus belle, et dont la beauté, la grâce se mesurent mieux au cours d’une relecture, en sachant par avance ce qu’il adviendra des personnages dans la suite du roman.

L’instant où Nicolas vit, dans la ravine, les chiens grouiller autour du loup dont on apercevait la fourrure grisonnante, une patte de derrière tendue et la tête épouvantée et haletante aux oreilles couchées (Karaï [le vieux chien de Nicolas] le tenait à la gorge), l’instant où Nicolas vit tout cela fut le plus heureux de sa vie. Il se prenait déjà au pommeau de sa selle pour mettre pied à terre et achever le loup, quand soudain la tête de l’animal émergea de la masse des chiens, puis ses pattes de devant s’accrochèrent au bord de la ravine. Le loup grinça des dents (Karaï ne le tenait plus à la gorge), fit passer ses pattes de derrière hors de la ravine et, la queue serrée, gagna le large, laissant de nouveau les chiens derrière lui. Le poil hérissé, Karaï, sans doute contusionné ou blessé, sortit péniblement de la ravine. « Mon Dieu ! Qu’ai-je fait pour que cela m’arrive ?... » cria Nicolas avec désespoir. (p. 805, chap. V)

Ilaguine, avec qui les Rostov étaient en procès, chassait sur des terres qui, selon l’usage, étaient considérées comme appartenant à ceux-ci ; maintenant, comme à dessein, il s’était approché de la réserve où ils étaient en train de chasser et avait permis à son piqueur de traquer la bête levée par leurs chiens. Nicolas n’avait jamais vu Ilaguine mais, extrême comme toujours dans ses jugements et ses sentiments, il le haïssait de tout cœur et le tenait pour son pire ennemi, le jugeant d’après les bruits qui couraient sur sa violence et son arbitraire. Il se dirigeait maintenant vers lui, ému et en colère, serrant fortement son fouet, parfaitement décidé à se livrer contre son ennemi aux actes les plus décisifs et les plus graves. Il avait à peine atteint le saillant de la forêt qu’il vit venir à lui un gros monsieur en casquette de castor qui montait un magnifique cheval noir et qu’accompagnait deux écuyers. Au lieu d’un ennemi, Nicolas trouva en Ilaguine un gentilhomme de belle prestance et courtois, particulièrement désireux de faire connaissance avec le jeune comte. En s’approchant, il souleva sa casquette de castor et dit qu’il ferait punir le piqueur qui s’était permis de suivre la piste d’une autre meute, qu’il serait heureux de connaître le jeune comte, et lui offrit de chasser sur ses terres. (p. 809-810)

Une servante, sans doute nu-pieds à en juger par le bruit de ses pas, ouvrit la porte, livrant passage à une belle femme forte d’une quarantaine d’années, au teint frais, avec un double menton et des lèvres pleines et rouges, qui portait un grand plateau chargé. Avec une dignité affable et pleine de grâce dans les yeux et dans chaque geste, elle enveloppa les invités du regard et avec une sourire accueillant les salua respectivement. Malgré sa corpulence qui la contraignait à porter en avant la poitrine et le ventre et à rejeter la tête en arrière, cette femme (la gouvernante de l’oncle) avait une démarche remarquablement légère. Elle s’approcha de la table, posa le plateau et, de ses mains blanches et potelées, disposa prestement les bouteilles, les plats et les friandises dont il était chargé. Sa besogne achevée, elle s’écarta et, le sourire aux lèvres, se posta près de la porte. « Voilà comme je suis ! Comprends-tu maintenant ton oncle ? » dit à Rostov son apparition. Comment ne pas comprendre : non seulement Rostov mais Natacha elle-même comprit l’oncle et ce que signifiaient ces sourcils froncés et le sourire heureux et satisfait qui plissa imperceptiblement ses lèvres à l’entrée d’Anissia Fédorovna. Elle avait apporté de la vodka aux herbes, des liqueurs, des champignons marinés, des galettes de blé noir au petit-lait, du miel en rayons, deux sortes d’hydromel, des pommes, des noisettes fraîches, grillées et confites au miel. Puis Anissia Fédorovna apporta encore et des confitures au miel et au sucre, et du jambon, et un poulet qui sortait du four. Tout cela avait été rassemblé et préparé par Anissia Fédorovna. Tout cela avait le parfum et la saveur d’Anissia Fédorovna. Tout cela avait sa succulence, sa propreté, sa blancheur et son agréable sourire. « Mangez donc, mademoiselle la petite comtesse », disait-elle en servant à Natacha tantôt une chose, tantôt une autre. Natacha mangeait de tout et il lui semblait n’avoir jamais vu ni mangé nulle part de pareilles galettes au petit-lait, des confitures si parfumées, de si bonnes noisettes au miel et un tel poulet. (p. 818, chap. VII)


7/ Enfin, notons au passage que c’est l’oncle Michel N. qui « remporte » la partie de chasse et le lièvre tant convoité par Nicolas et Ilaguine. Peut-on y voir, symboliquement, que Tolstoï donne raison à la vie paisible que ce dernier a choisie, ou du moins, valorise ce personnage au détriment de Nicolas et Ilaguine ? En effet, le chien de l’oncle a « moins » de valeur que les chiens du jeune Rostov et du riche gentilhomme, respectivement Milka et Erza, et c’est pourtant lui qui remporte la chasse, lui qui, pourrait-on dire sur le plan symbolique, remporte la bataille de la vie en choisissant la retraite et une vie modeste, tandis que Nicolas et Ilaguine choisissent de se mêler au tourbillon et aux luttes qu’entraîne la vie active, y acquièrent certes des biens considérables mais qui les laissent au final dépités, irrités, par leur défaite face à l’oncle.

« Rougaï ! Mon petit Rougaï ! La chose est claire, en avant marche ! » intervient à ce moment une voix nouvelle, et Rougaï, le chien roux et bossu de l’oncle, s’étirant et arquant le dos, rejoignit les deux premiers chiens, les distança, accéléra avec une abnégation totale en serrant le lièvre de près, le dérouta de la dérayure vers les blés, accéléra encore plus furieusement dans les blés fangeux, s’enfonçant jusqu’au ventre, et on ne le vit plus que rouler avec le lièvre en se salissant le dos dans la boue. […] Seul de tous, l’oncle, heureux, mit pied à terre et acheva le lièvre. […] « Ça c’est une affaire… marche… ça c’est un chien… il leur a fait la pige à tous, à ceux de mille roubles comme à ceux d’un rouble, la chose est claire, en avant marche ! » disait-il, suffoquant et jetant à la ronde des regards courroucés, comme s’il injuriait quelqu’un, comme s’il n’avait autour de lui que des ennemis qui l’avaient tous offensé et sur qui il avait enfin l’occasion de prendre sa revanche. […] L’oncle suspendit lui-même le lièvre à sa selle, le jeta d’un geste vif et adroit en travers de la croupe de son cheval comme pour en faire reproche à tout le monde, puis, avec l’air de ne vouloir parler à personne, enfourcha son alezan clair et s’éloigna. Les autres, tristes et mortifiés, se dispersèrent et ne purent reprendre que longtemps après leur air d’indifférence affectée. Longtemps encore ils suivirent des yeux le roux Rougaï qui, son dos bossu couvert de boue, l’air calme d’un vainqueur, trottait en faisant tinter sa laisse derrière les pieds du cheval de l’oncle. « Eh bien oui, je suis comme tous les autres tant qu’il ne s’agit pas de chasser. Mais alors, gare ! » C’était, pensait Nicolas, ce que semblait dire l’allure de ce chien. (p. 814-815, chap. VI)

L’oncle dit en réponse à la pensée de ses invités : « Voilà donc comment je termine mon existence… Quand on est mort, la chose est claire, en avant marche ! Il ne reste plus rien. Alors à quoi bon chercher plus loin ! » L’oncle avait le visage expressif et même beau en disant cela. Rostov se souvint malgré lui de tout le bien que son père et les voisins disaient de lui. L’oncle avait dans toute la province la réputation du plus noble et du plus désintéressé des originaux. On faisait appel à lui pour arbitrer les affaires de famille, on le choisissait comme exécuteur testamentaires, on lui confiait des secrets, on l’avait élu juge et appelé à d’autres fonctions encore, mais il refusait toujours obstinément tout emploi public, passant l’automne et le printemps dans les champs sur son alezan hongre, l’hiver à la maison et l’été étendu dans son jardin touffu. (p. 819, chap. VII)

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