Dans cette partie, le roman se concentre sur l’amour et Tolstoï, fidèle à son esthétique et à sa représentation des choses, va nous en montrer les multiples facettes, de sa conception la plus vile (les tourments intérieurs de Pierre vis-à-vis de son appétit sensuel) à la plus sublime (la naissance de l’amour réciproque entre le prince André et Natacha) en passant par le mariage sans amour entre Vera et Berg, les chasseurs de dot Boris et Anatole, l’absence d’amour et de chaleur chez un Speranski pour qui la rationalité tient lieu de tout, et pour finir sur le dépassement même de ce concept, à travers les réflexions de la princesse Maria qui clôt cette partie.
1/ L’arc le plus mémorable de cette partie est l’amour naissant du prince André et de Natacha. Cet amour est d’autant plus touchant que, du côté du prince André, il naît alors que ce dernier, âgé de trente-un ans à ce moment du récit, semblait avoir perdu tout espoir d’aimer et d’être à nouveau heureux depuis la mort de sa femme Lise. Néanmoins, le réconfort apporté par Pierre dans la partie précédente avait déjà annoncé la possibilité d’une renaissance intérieure du prince André, ou du moins d’une possible ouverture aux autres que le prince André avait jusque-là, dans son deuil, refusé catégoriquement par crainte de faire souffrir in fine les autres et lui-même. Pour marquer cette renaissance, Tolstoï utilise l’image d’un chêne que le prince André aperçoit avant puis après son séjour chez les Rostov, dans leur maison d’Otradnoïe, afin de symboliser le changement d’état d’esprit de son héros avant et après sa rencontre avec Natacha.
Au bord de la route se dressait un chêne. Dix fois plus vieux sans doute que les bouleaux, il était dix fois plus gros et deux fois plus haut. C’était un chêne énorme, de deux brassées de tour, aux branches depuis longtemps cassées et à l’écorce éraflée couverte de vieilles cicatrices. Ses bras et ses doigts énormes, tordus et maladroits, étendus sans symétrie, il se dressait parmi les bouleaux souriants comme un vieux monstre courroucé et méprisant. Seul il refusait de s’abandonner à l’enchantement du printemps et ne voulait voir ni le printemps ni le soleil. « Le printemps, et l’amour, et le bonheur ! semblait-il dire. Comment pouvez-vous ne pas être excédés de cette stupide et absurde duperie ? C’est toujours la même chose, et tout est duperie ! Il n’y a ni printemps, ni soleil, ni bonheur. Tenez, regardez ces sapins étouffés et morts, toujours semblables, et me voici moi aussi qui étends mes doigts cassés et écorchés où ils ont poussé, dans mon dos, dans mes flancs ; tels qu’ils ont poussé, je reste là et je ne crois pas à vos espoirs et à vos mensonges. » Pendant qu’il traversait la forêt, le prince André se retourna plusieurs fois pour regarder ce chêne comme s’il en attendait quelque chose. À son pied aussi, il y avait des fleurs et de l’herbe, mais il ne s’en dressait pas moins obstinément sombre, immobile, disgracieux parmi elles. « Oui, il a raison, mille fois raison, ce chêne, se disait le prince André ; que d’autres, les jeunes, se laissent prendre à leur tour à cette duperie, nous connaissons la vie, nous – notre vie est finie ! » Tout un cortège de pensées désespérées mais d’un charme mélancolique surgit dans son esprit à propos de ce chêne. Au cours de ce voyage, il passa en revue toute sa vie et aboutit une fois de plus à son ancienne conclusion apaisante mais désenchantée qu’il ne devait rien entreprendre, mais achever son existence sans faire le mal, sans se tourmenter et sans rien désirer. (p. 679-680, chap. I)
Le vieux chêne tout transfiguré s’étendait comme un dôme de verdure sombre et luxuriante, se pâmant, presque immobile, sous les rayons du soleil couchant. Ni doigts tortus, ni blessures, ni ancienne méfiance et chagrin, on ne voyait rien de tout cela. De la rude écorce centenaire jaillissaient directement, sans branches, de jeunes feuilles si gonflées de sève qu’on avait peine à croire que ce vieux chêne leur eût donné la vie. « Mais c’est bien le même chêne », se dit le prince André, et il se sentit soudain envahi d’un sentiment irraisonné de joie et de renouveau printanier. Tous les meilleurs instants de sa vie lui revinrent d’un seul coup à la mémoire. Et Austerlitz avec son haut ciel, et le visage mort chargé de reproche de sa femme, et Pierre sur le bac, et la fillette [Natacha] émue par la splendeur de la nuit, et cette nuit même, et la lune, tout cela se présenta soudain à son esprit. « Non, la vie n’est pas finie à trente et un ans, décida-t-il tout à coup définitivement et sans appel. Il ne suffit pas que je sache tout ce qu’il y a en moi, il faut que tous le sachent ; et Pierre, et cette fillette qui voulait s’envoler au ciel ; il faut que tous me connaissent, que ma vie ne s’écoule pas pour moi seul, qu’ils ne vivent pas une vie si indépendante de la mienne, que ma vie se reflète dans la leur et qu’ils vivent tous avec moi ! » (p. 685, chap. III)
Après le dîner, Natacha, à sa demande, se mit au clavecin et chanta. Le prince André, dans l’embrasure d’une fenêtre, l’écoutait tout en causant avec des dames. Au milieu d’une phrase, il se tut et sentit brusquement lui monter à la gorge des larmes dont il ne se savait pas capable. Il regarda Natacha qui chantait et un sentiment inconnu de bonheur s’empara de lui. Il était heureux et en même temps triste. Il n’avait absolument aucune raison de pleurer, mais il était prêt à pleurer. Sur quoi ? Sur son amour passé ? Sur la petite princesse [sa femme décédée, Lise] ? Sur ses déceptions ?... Sur ses espoirs d’avenir ?... Oui et non. Ce qui surtout lui donnait envie de pleurer, c’était la révélation soudaine de la terrible contradiction qui existait entre ce quelque chose d’infiniment grand et d’indéfinissable qu’il y avait en lui et ce quelque chose d’étroit et de corporel qu’il était et que, même elle, elle était aussi. Cette contradiction était pour lui une souffrance et une joie pendant qu’elle chantait. (p. 751-752, chap. XIX)
Les sentiments qu’il éprouvait étaient nouveaux et joyeux, comme si d’une chambre étouffante il s’était échappé au grand air. L’idée qu’il pût être amoureux de Mlle Rostov ne l’effleurait même pas ; il ne pensait pas à elle ; il évoquait seulement son image et pour cette raison toute sa vie lui apparaissait sous un jour nouveau. « Pourquoi me donner tant de peine, pourquoi faire tant d’efforts dans ce cadre étroit et fermé, quand la vie, toute la vie avec toutes ses joies est ouverte devant moi ? » se disait-il. Et, pour la première fois depuis longtemps, il fit d’heureux projets d’avenir. […] « Je dois profiter de ma liberté pendant que je sens en moi tant de force et de jeunesse, se disait-il. Pierre avait raison de dire que pour être heureux il faut croire à la possibilité du bonheur, et maintenant j’y crois. Laissons les morts ensevelir les morts, tant qu’on est vivant il faut vivre et être heureux. » (p. 752-753, chap. XIX)
2/ Les rencontres entre le prince André et Natacha sont parmi les moments les plus poétiques du roman. La scène du balcon, lors de laquelle le prince André surprend une conversation nocturne entre Natacha et Sonia à leur insu, puis la scène du bal donné le 31 décembre 1809, sont inoubliables dans leur description d’abord des sentiments du prince André pour la première, puis celle de Natacha dans la seconde. Tolstoï y dépeint ce que l’amour, dans sa plus sublime expression, peut transformer dans les âmes de ceux le ressentant et l’intense bonheur, sentiment de bouleversement, de naissance, qu’il peut provoquer. Le prince André se confiera notamment à Pierre sur la manière dont son nouvel amour pour Natacha lui a redonné le goût de vivre qu’il avait perdu depuis la perte de Lise, description, dans la séparation du monde en deux, qui n’est pas sans faire penser aux passages où Tolstoï décrit les sentiments de Lévine envers Kitty dans Anna Karénine, qu’il s’agisse de leur rencontre à la patinoire ou celle fortuite lorsque la voiture de Kitty passe près du domaine de Lévine et que ce dernier la reconnaît sans qu’elle ne le remarque.
Il se leva et alla à la fenêtre pour l’ouvrir. Dès qu’il eut entrouvert les volets, la lune fit irruption dans la pièce comme si depuis longtemps elle n’attendait que cela, aux aguets à la fenêtre. La nuit était fraîche, lumineuse et calme. […] Plus loin, au-delà des arbres noirs, on voyait un toit étincelant de rosée, plus à droite un grand arbre touffu au tronc et aux branches d’une blancheur éblouissante et, au-dessus de tout, la lune presque pleine dans un ciel clair de printemps à peine étoilé. Le prince André s’accouda à la fenêtre et ses yeux se fixèrent sur ce ciel. Sa chambre était au premier étage ; les pièces au-dessus de lui étaient également habitées et l’on n’y dormait pas. Des voix de femmes lui parvinrent d’en haut. […] « Dors, toi, moi je ne peux pas », répondit la première voix plus près de la fenêtre. La personne qui parlait s’était, on le sentait, complètement penchée au-dehors, car on entendait le frôlement de sa robe et même son souffle. Tout se tut et se figea, comme la lune, et sa lumière, et les ombres. Le prince André lui aussi craignait de faire un mouvement pour ne pas trahir sa présence involontaire. « Sonia ! Sonia ! reprit la première voix. Voyons, comment peut-on dormir ! Mais regarde donc comme c’est merveilleux ! Ah ! quelle merveille ! Mais réveille-toi donc, Sonia, dit-elle presque avec des larmes dans la voix. Je t’assure qu’il n’y a jamais eu de nuit si merveilleuse, jamais ! […] Mais regarde donc cette lune !... Ah ! quelle merveille ! Viens ici, ma chérie, mon cœur, viens ici ! Eh, bien, tu vois ? Ça donne envie de s’accroupir comme ça, de se prendre sous les genoux – en serrant fort, bien fort – il faut bien serrer, et je m’envolerais. Comme ça… - Voyons, tu vas tomber. » On entendit un bruit de lutte et la voix mécontente de Sonia. « Il est une heure passée. – Ah ! tu me gâtes tout. Allons, va, va-t’en. » Tout se tut de nouveau, mais le prince André savait qu’elle était toujours là, il entendait tantôt un léger frôlement, tantôt des soupirs. (p. 683, chap. II)
En s’approchant de Natacha il avançait le bras pour lui enlacer la taille avant même d’avoir fini de l’inviter. Le visage anxieux de Natacha, prêt à refléter le désespoir autant que l’enthousiasme, s’illumina soudain d’un sourire heureux et reconnaissant d’enfant. « Je t’attendais depuis longtemps », semblait dire le sourire, apparu à travers des larmes toutes prêtes, de cette fillette effrayée et heureuse alors qu’elle posait la main sur l’épaule du prince André. […] dès qu’elle se fut mise en mouvement si près de lui et qu’elle lui sourit de si près, son charme grisant lui monta à la tête : il se sentit vivifié et rajeuni lorsque, reprenant son souffle après l’avoir reconduite, il s’arrêta pour regarder les danseurs. (p. 741-742, chap. XVI)
Je ne l’aurais jamais cru, mais ce sentiment est plus fort que moi. Hier je me tourmentais, je souffrais, mais cette souffrance elle-même, je n’y renoncerais pour rien au monde. Je ne vivais pas auparavant. Ce n’est que maintenant que je vis, mais je ne puis vivre sans elle. (p. 763, chap. XXII)
Le prince André paraissait être et il était un tout autre homme. Où étaient son amertume, son mépris de la vie, son désenchantement ? Pierre était le seul devant qui il osât s’épancher ; mais en revanche il lui dit tout ce qu’il avait dans le cœur. […] « Je ne l’aurais pas cru si quelqu’un m’avait dit que j’étais capable d’aimer ainsi, disait-il. Ce n’est pas du tout le même sentiment que j’ai éprouvé jadis. Le monde entier se partage pour moi en deux moitiés : l’une, c’est elle, et là tout est bonheur, espoir, lumière ; l’autre moitié, c’est tout ce dont elle est absente, et là tout est désolation et ténèbres… […] Je ne peux pas ne pas aimer la lumière, ce n’est pas ma faute. Et je suis très heureux. (p. 764, chap. XXII)
Sur le seuil, en le voyant, elle s’arrêta. « Est-il possible que cet étranger soit devenu TOUT pour moi ? se demanda-t-elle, et elle se répondit au même instant : oui, tout ; il m’est désormais plus cher que tout au monde. » Le prince André alla à elle, les yeux baissés. « Je vous ai aimée dès l’instant où je vous ai vue. Puis-je espérer ? » Il la regarda et fut frappé de l’expression grave et passionnée de son visage. Son visage semblait dire : « Pourquoi le demander ? Pourquoi douter de ce qu’il est impossible de ne pas savoir ? Pourquoi parler quand on ne peut exprimer par des mots ce qu’on ressent ? » (p. 770, chap. XXIII)
Elle aimait plus que jamais écouter le prince André et le voir rire. Il riait rarement, mais en revanche, quand cela lui arrivait, il s’y abandonnait tout entier, et chaque fois après ce rire elle se sentait plus proche de lui. (p. 774, chap. XXIV)
3/ Les nombreux passages concernant la relation entre le prince André et Speranski, un haut responsable politique dont l’influence grandit à Pétersbourg, peuvent dans un premier temps sembler quelque peu étrangers au thème de l’amour qui prédomine dans cette partie. Mais peut-être Tolstoï avait-il voulu à travers ce personnage, qui fascine étrangement le prince André, représenter ce que Bolkonski eût pu être s’il avait donné la priorité dans la vie aux affaires, aux luttes politiques pour lesquelles il a lui-même un certain talent. Car sur le plan des idées, les deux semblent être d’accord sur la plupart des sujets, et Speranski impressionne le prince André tout particulièrement par son activité, son mépris tranquille des autres, sa rationalité. Penchants que le prince André a lui-même tendance à avoir, et Speranski représente en quelque sorte ce que le prince André souhaitait être lorsqu’il a tourné le dos à sa famille (et en particulier sa femme) et par extension à la « vie », pour oublier sa mélancolie et son désenchantement à la fin du livre 1er, 1re partie. Mais Speranski surtout se distingue par une froideur, une absence de chaleur et pourrait-on dire de « vie », et le prince André ne peut s’empêcher de le remarquer, et ce, dès leur première rencontre. Comme souvent chez Tolstoï, mais encore plus chez Speranski, ce sont des signes non-verbaux, ici les mains, le regard en particulier, qui signalent au prince André le manque chez Speranski de toute chaleur et donc son éloignement de tout sentiment, de tout amour authentique qui l’éloigne in fine de la « vie ». Cette observation restera longtemps inconsciente chez le prince André (mais non au lecteur), fasciné qu’il est par l’éloquence de Speranski, et de manière signifiante, ce n’est qu’à mesure que ses sentiments pour Natacha se développent de plus en plus que le prince André se rend finalement pleinement compte de cet aspect déplaisant de la personnalité de Speranski qui lui fait à nouveau ressentir le sentiment de la vanité des activités politiques dans lesquelles il s’était à nouveau plongé dans le sillage de son nouveau mais éphémère mentor. Ainsi, tout au long du roman, le prince André semble tour à tour mener une vie oscillant entre deux directions opposées et s’excluant l’une l’autre, selon son état intérieur : d’un côté une vie où il s’abandonne dans l’activité pour se distinguer et/oublier la sécheresse de son âme ; de l’autre une vie où l’activité, qu’elle soit militaire ou politique, le répugne, ou lui apparaît vaine, insignifiante, en comparaison au débordement que son âme connaît grâce à l’amour (de Natacha) ou à la contemplation (le ciel d’Austerlitz). Speranski et Natacha personnifient dans un certain sens ces deux vies possibles qui s’offrent à lui et entre lesquelles le prince André ne cesse d’osciller tout au long du roman. Et le rejet à la fin de la partie de Speranski, qui lui apparaît dans toute sa vanité et sa sécheresse dans son activité politique certes influente mais singulièrement dépourvue de vie, de joie, au profit de Natacha avec qui il se fiance, laisse entrevoir un prince André faisant le choix de la « vie », de l’amour, de la joie que symbolise la jeune comtesse.
Il était à ses yeux précisément l’homme qu’il aurait tant voulu être, celui qui soumet à l’examen de la raison toutes les manifestations de la vie, pour qui seul compte ce qui est rationnel et qui sait appliquer à tout le critère de la raison. […] Tout était bien, tout était parfait, une chose seulement troublait le prince André : c’était le regard de Speranski, froid comme un miroir, qui ne laissait pénétrer dans son âme, et sa main blanche et douce qu’il regardait malgré lui comme on regarde d’habitude les mains de ceux qui sont au pouvoir. Ce regard froid comme un miroir et cette main douce l’irritaient sans qu’il sût pourquoi. Il usait de toutes les ressources du raisonnement, à l’exception de la comparaison […]. Bref, le trait principal de l’intelligence de Speranski et qui frappait le plus le prince André était une foi absolue, inébranlable en la puissance et les droits de la raison. On voyait que jamais l’idée, familière au prince André, qu’il n’est pas possible d’exprimer tout ce que l’on pense ne pouvait effleurer l’esprit de Speranski, et que jamais il ne s’était demandé si tout ce qu’il pensait et tout ce en quoi il croyait n’était pas absurde. (p. 699, chap. VI)
Le prince André écoutait ce récit de l’inauguration du Conseil d’Empire qu’il avait attendue avec tant d’impatience et à laquelle il attachait tant d’importance, et il s’étonnait que, maintenant que cet événement était accompli, non seulement il ne l’émût pas mais lui parût plus qu’insignifiant. Il accueillit avec une discrète ironie le récit enthousiaste de Bitzki. Une idée des plus simples lui venait à l’esprit : « Qu’importe à Bitzki et à moi, que nous importe à tous ce qu’il a plu à l’empereur de dire au Conseil ? Tout cela peut-il me rendre meilleur et plus heureux ? » (p. 746, chap. XVIII)
Il n’y avait rien de blâmable ou de déplacé dans ce qu’ils disaient, tout était spirituel et aurait pu être drôle ; mais non seulement il y manquait cet on-ne-sait-quoi qui fait précisément le sel de la gaieté, mais ils n’en soupçonnaient même pas l’existence. (p. 749, chap. XVIII)
4/ Tolstoï parvient à dépeindre les premiers sentiments amoureux d’une jeune fille en la personne de Natacha avec une vraisemblance, une vérité et une émotion telles qui démontrent une nouvelle fois son exceptionnelle capacité à comprendre, se mettre à la place, puis à nous faire vivre l’intériorité de personnages très divers. Il est l’un des rares auteurs parvenant à la fois à représenter des personnages masculins et féminins très différents, mais tous vraisemblables et uniques dans leur personnalité. En Natacha peut-être réside sa création féminine romanesque la plus réussie, et la plus attachante aussi. Dans cette partie, la description de sa vie débordante, de sa capacité d’émerveillement (en particulier la scène du balcon, citée au point 2), l’intensité naïve avec laquelle elle ressent toute chose, en fait un personnage qui sans surprise avait déjà séduit et continuera de séduire nombre de personnages masculins : Pierre déjà avait remarqué dès sa première rencontre avec Natacha, lors d’un dîner donné en l’occasion de Maria Dmitrievna Akhrossimov (livre 1er, 1re partie, p. 147, chap. XV), la singularité et la vivacité de la jeune fille ; Denissov en tombe éperdument amoureux mais sera éconduit, non sans que Natacha éprouve de la pitié pour la peine qu’elle a provoquée ; Boris aussi retombera amoureuse de Natacha malgré ses nouvelles ambitions et malgré sa volonté de résister à cet amour renaissant qui s’oppose et détruirait la nouvelle orientation qu’il a donnée à sa vie, et auquel il sera mis un terme grâce à l’action énergique de la comtesse, la mère de Natacha ; enfin c’est le prince André qui finira par s’éprendre d’elle, progressivement mais irrésistiblement, par l’enchaînement des impressions que Natacha lui fait au cours de leurs rencontres successives dans cette partie qui ne feront que confirmer, renforcer son amour pour elle, lui qui perçoit, tout comme Pierre, le caractère exceptionnel de la jeune femme. Tolstoï donc dépeint avec précision et émotion l’éveil à l’amour de Natacha, le besoin qu’elle en ressent plus ou moins consciemment, alors qu’elle atteint, pour cette époque, l’âge où ces sentiments s’éveillent et sont les plus intenses. Une scène en particulier, en dehors de celles déjà mentionnées, montre toute la joie, tous les rêves que ces sentiments suscitent chez la jeune fille, lors d’une de ces visites nocturnes qu’elle a l’habitude de faire à sa mère avant de se coucher, scène où Natacha se montre irrésistiblement attachante entre ses espiègleries et ses confessions naïves et sensibles révélant l’intériorité de son âme.
Natacha restait silencieuse, le regardant à la dérobée. Ce regard inquiétait et troublait Boris de plus en plus. Il jetait plus souvent un coup d’œil vers elle et s’interrompait dans ses récits. Il ne resta pas plus de dix minutes et se leva pour prendre congé. Les mêmes yeux curieux, provocants et un peu moqueurs le regardaient toujours. Après sa première visite, Boris se dit que Natacha l’attirait tout autant que par le passé, mais qu’il ne devait pas céder à ce sentiment, car un mariage avec elle – une jeune fille presque sans fortune – briserait sa carrière, et que renouer les anciennes relations sans l’intention de l’épouser serait agir malhonnêtement. Il décida à part lui d’éviter de la rencontrer mais, malgré cette décision, il retourna chez les Rostov au bout de quelques jours, prit l’habitude de revenir souvent et y passa des journées entières. Il se disait qu’il devait absolument s’expliquer avec Natacha, lui dire qu’il fallait oublier le passé, que malgré tout… elle ne pouvait être sa femme […]. Mais il n’y parvenait pas et ne savait comment aborder ces explications. Il s’enlisait chaque jour davantage. Natacha, ainsi que le remarquaient sa mère et Sonia, paraissait être redevenue amoureuse de Boris. […] et chaque jour il partait comme étourdi sans avoir dit ce qu’il avait l’intention de lui dire, sans savoir lui-même ce qu’il faisait et pourquoi il venait, ni comment cela finirait. Il ne se montrait plus chez Hélène, recevait chaque jour d’elle des billets pleins de reproches et n’en passait pas moins des journées entières chez les Rostov. (p. 725-726, chap. XII)
Quelles bêtises ! dit Natacha du ton de quelqu’un à qui l’on veut enlever son bien. Bon, je ne l’épouserai pas, mais qu’il continue à venir puisque ça l’amuse et que ça m’amuse aussi. (Natacha regarda sa mère en souriant.) Je ne l’épouserai pas mais ce sera « comme ça » […] – Comme ça, comme ça, répéta la comtesse, et tout son corps fut secoué d’un bon rire inattendu de vieille femme. […] « Maman, est-ce qu’il est très amoureux ? Votre impression ? A-t-on été amoureux de vous autant ? et il est très gentil, très, très gentil ! Seulement pas tout à fait à mon goût, il est étroit, comme la pendule de la salle à manger… Vous me comprenez ?... Étroit, vous savez, gris, clair… (p. 729, chap. XIII)
Elle fut longue à s’endormir. Elle songeait que personne ne pouvait comprendre tout ce qu’elle comprenait et tout ce qu’il y avait en elle. […] « C’est étonnant comme je suis intelligente et comme… elle est charmante, continua-t-elle parlant d’elle-même à la troisième personne et s’imaginant que c’était un homme très intelligent qui le disait, l’homme le plus intelligent et le meilleur… Elle a tout pour elle, tout, poursuivit cet homme, elle est extraordinairement intelligente, gentille, et puis belle, extraordinairement belle, adroite, elle nage, elle monte parfaitement à cheval, et une voix ! Oui, on peut le dire, une voix étonnante ! » Elle fredonna sa phrase musicale préférée tirée d’un opéra de Cherubini, se jeta sur son lit, rit à la joyeuse pensée qu’elle allait s’endormir […] elle s’était déjà transportée dans un autre monde, encore plus heureux, le monde des rêves où tout était facile et aussi beau que dans la réalité, mais encore mieux parce que différent. (p. 729-730, chap. XIII)
Elle se souvint comment elle devait se tenir au bal et elle s’efforça de se donner ce maintien majestueux qu’elle jugeait indispensable à une jeune fille dans ces occasions. Mais heureusement pour elle, elle sentit ses yeux se porter de tous côtés : elle ne voyait rien nettement, son pouls battait violemment et le sang lui affluait au cœur. Elle ne put prendre cette attitude qui l’eût rendue ridicule, et elle avança défaillante d’émotion et ne cherchant de toutes ses forces qu’à le dissimuler. Et c’était précisément l’attitude qui lui convenait le mieux. (p. 735-736, chap. XV)
Natacha sentait qu’avec sa mère et Sonia elle restait parmi le petit nombre qui se trouvait refoulé vers le mur et réduit à faire tapisserie. Ses bras minces pendants, sa gorge à peine formée toute palpitante et retenant son souffle, elle regardait devant elle avec des yeux brillants, inquiets, paraissant prête aussi bien pour la plus grande joie que pour le plus grand chagrin. […] elle n’avait qu’une pensée : « Est-il possible que personne ne vienne m’inviter, est-il possible que je ne danse pas parmi les premiers couples, est-il possible que je ne sois remarquée d’aucun de tous ces hommes qui ne semblent même pas me voir maintenant. […] Il faut qu’ils sachent combien j’ai envie de danser, que je danse à ravir et quel plaisir ils auraient à danser avec moi. » (p. 739-740, chap. XVI)
Il ne m’est jamais rien arrivé de pareil, disait-elle. Seulement, j’ai peur en sa présence, toujours peur, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que c’est sérieux, n’est-ce pas ? Maman, vous dormez ? […] De toute façon, je ne dormirai pas. Quelle bêtise que de dormir ! Maman, maman, je n’ai jamais rien éprouvé de semblable ! disait-elle avec surprise et effroi devant le sentiment qu’elle découvrait en elle. Pouvions-nous seulement penser !... » (p. 761, chap. XXII)
5/ En parallèle et en opposition complète au bonheur naissant qui unit le prince André et Natacha, Pierre doit de son côté composer avec un mariage sans amour et son insatisfaction croissante de la franc-maçonnerie, dont la plupart des membres lui apparaît comme des hypocrites pour qui « l’amour du prochain » et le perfectionnement intérieur sont davantage des slogans que des règles pratiques de vie. Choisissant pour décrire la lutte intérieure de retranscrire le journal que Pierre se tient à lui-même, Tolstoï y met en avant la volonté de Pierre de renoncer à la luxure, lui qui avait confessé lors de sa cérémonie d’intronisation dans la franc-maçonnerie ce défaut comme étant l’obstacle majeur à la vie vertueuse qu’il s’efforce de vivre. Un rêve étrange que Pierre fit insiste notamment sur ce défaut que Pierre n’arrive pas à se départir, lui qui continue de fréquenter régulièrement les soirées et fêtes de célibataires, dans lesquelles Tolstoï sous-entend de manière euphémistique, sans les décrire, les soirées de débauche auxquelles Pierre s’adonne sans doute. Il est à noter que Lévine dans Anna Karénine souffre également du même défaut majeur que Pierre, bien que là aussi cela soit largement sous-entendu, voire même davantage (cet aspect est à peine évoqué, en passant, dans le roman). Ce passé de débauches de Lévine est surtout sous-entendu dans le journal que Lévine fait lire à Kitty (sans évoquer directement son contenu) avant leur mariage, lui qui se sent intensément coupable de son passé et en a honte, et voulant confesser à sa future femme ses erreurs dans un souci de ne rien lui cacher. L’autre défaut de Pierre, déjà mentionné dans les articles précédents, est sa colère et son mépris, en particulier à l’égard de sa femme Hélène, mais aussi de Boris, dont il voit bien l’ambition dans son entrée dans la franc-maçonnerie. Pierre, bien qu’il nous apparaisse globalement sympathique, surtout dans ses interactions avec le prince André et Natacha, n’en a pas moins une part sombre, et sa quête de perfectionnement intérieur ne se fait pas sans difficulté à surmonter et à « pardonner », selon le principe chrétien repris par les franc-maçons, ces deux personnes en particulier qu’il méprise de tout son être, mépris qu’il a du mal à cacher et surmonter. Toutefois, Pierre fait preuve d’une grandeur d’âme peu commune à la fin de cette partie, lui qui, terriblement malheureux dans sa vie privée et intérieure, parvient néanmoins, mais avec difficulté, à se réjouir du bonheur de son ami qui lui annonce ses fiançailles avec Natacha, non sans une pointe déjà de jalousie, à la fois en contraste avec ses malheurs mais surtout, par son amour, cependant encore inconscient pour lui, pour Natacha.
Sa vie, pendant ce temps, était toujours la même, avec les mêmes entraînements et le même relâchement. Il aimait bien manger et bien boire, et tout en les tenant pour immoraux et dégradants, ne pouvait s’abstenir de participer aux plaisirs des milieux de célibataires qu’il fréquentait. Dans le tourbillon de ses occupations et de ses plaisirs, Pierre commença cependant, au bout d’un an, à sentir que le terrain de la franc-maçonnerie sur lequel il s’était placé se dérobait d’autant plus sous ses pas qu’il s’efforçait de s’y maintenir plus fermement. En même temps, il sentait que plus ce terrain se dérobait, plus il lui était impossible de s’en détacher. Lorsqu’il était entré dans la franc-maçonnerie, il avait éprouvé l’impression d’un homme posant avec confiance le pied sur la surface unie d’un marécage. Le pied une fois posé, il s’était enfoncé. Afin d’éprouver à coup sûr la solidité du sol, il y avait posé l’autre pied et avait enfoncé encore davantage, s’était enlisé et pataugeait maintenant jusqu’aux genoux dans le marécage. (p. 701, chap. VII)
L’amendement et la purification de soi-même […] est le seul [but] que nous puissions toujours nous efforcer d’atteindre, indépendamment de toutes les circonstances. Mais, en même temps, c’est celui qui exige de nous le plus d’efforts, et c’est pourquoi, égarés par l’orgueil, nous négligeons ce but et nous attachons soit à la connaissance du mystère que, dans notre impureté, nous sommes indignes de pénétrer, soit au perfectionnement du genre humain, quand nous offrons nous-mêmes un exemple d’abjection et de perversion. (p. 707-708, chap. VIII)
Le principal devoir du vrai franc-maçon consiste dans le perfectionnement de soi-même. Mais nous croyons souvent qu’en écartant de nous toutes les difficultés de la vie, nous pourrons atteindre ce but plus rapidement ; au contraire, cher monsieur, ce n’est qu’au milieu de l’agitation du monde que nous pouvons atteindre les trois buts principaux : 1° la connaissance de soi-même car l’homme ne peut se connaître que par comparaison ; 2° le perfectionnement qui ne s’obtient que par la lutte ; et 3° la vertu suprême, l’amour de la mort. Seuls les vicissitudes de la vie peuvent nous en démontrer la vanité et développer en nous l’amour inné de la mort, c’est-à-dire de la résurrection à une vie nouvelle. (p. 708, chap. VIII)
La concentration constante de son esprit, pendant ces deux années, sur des questions abstraites et son sincère mépris pour tout le reste lui avaient fait adopter, dans la société qui entourait sa femme et qui ne l’intéressait pas, ce ton d’indifférence, de détachement et de bienveillance à l’égard de tous qui ne s’acquiert pas artificiellement et qui, pour cela même, impose involontairement le respect. Il entrait dans le salon de sa femme comme dans un théâtre, il y connaissait tout le monde, était également accueillant et également indifférent avec chacun. […] Aux yeux du monde, Pierre était un grand seigneur, le mari quelque peu aveugle et ridicule d’une femme célèbre, un original intelligent, mais aussi un bon et brave garçon, parfaitement oisif mais qui ne faisait pas non plus de tort à personne. Or, dans l’âme de Pierre s’accomplissait, pendant tout ce temps, un travail complexe et difficile de développement intérieur qui lui ouvrait bien des horizons et lui valait bien des doutes et bien des joies morales. (p. 711-712, chap. IX)
J’ai rêvé que je marchais dans l’obscurité et que soudain je me trouvais entouré de chiens, mais que je continuais à marcher sans crainte ; tout à coup un petit chien me saisit le mollet avec ses dents et ne me lâche plus. Je me mets à l’étrangler de mes mains. Et à peine l’ai-je arraché de moi qu’un autre, plus grand, se met à me mordre. Je le soulève, et plus je le soulève, plus il devient grand et lourd. Soudain le frère A. arrive, et, passant son bras sous le mien, il m’entraîne vers un bâtiment où l’on ne pouvait entrer qu’en passant sur une planche étroite. J’y mis le pied et la planche bascula et tomba. (p. 716, chap. X)
6/ Le mariage entre Vera/Berg : Berg est un officier militaire imbu de lui-même, qui ne prend plaisir à parler que pour parler de lui-même, et qui est parvenu à se forger une réputation de héros de guerre par des récits exagérés, voire mensongers, auxquels il a fini par croire lui-même. Il apparaît très tôt dans le roman et est un familier de la maison des Rostov. Vera de son côté est l’exact opposé de Natacha : elle a de bonnes manières, s’est appliquée dans son éducation, mais manque singulièrement de charme, de personnalité, ce qui a pour conséquence que toute sa famille, de manière inconsciente, bien qu’aimante, ne parvient pas réellement à l’aimer et ressent instinctivement une certaine indifférence, voire même répugnance, à son égard. À l’inverse, Natacha chante de manière très imparfaite (mais qui a tant ému Nicolas au livre 2e, 1re partie, point 1 de l’article), respecte peu les codes et conventions sociales comme en atteste sa première apparition, symbolique de sa personnalité, qui la voit débarquer sans cérémonie dans le salon de sa mère recevant alors des visites mondaines, et en faisant un important tapage (livre 1er, 1re partie, début du chap. VIII), ou encore son audace lors d’un dîner donné en l’honneur de Maria Dmitrievna Akhrossimov, une personnalité importante et intimidante pour beaucoup, au cours duquel elle demande au vu de tous ce qu’il y avait pour dessert, à la suite d’un pari avec son petit frère Petia (livre 1er, 1re partie, chap. XVI). Pourtant, ces « défauts », loin de lui porter préjudice, ajoutent, contribuent au charme naturel de Natacha dont la sensibilité, la spontanéité, l’énergie et l’enthousiasme communicatifs la font aimer de tous. Contrairement à sa sœur cadette, Vera, dans le couple qu’elle forme avec Berg, fait tout « comme il faut », ce qui explique au final l’indifférence que ressent spontanément chacun envers elle. Tolstoï s’amuse à moquer le mariage de Vera et Berg, et leur aspiration à avoir un succès mondain « comme tout le monde » qui font que leur ménage, leur foyer n’a aucune vie, aucune singularité qui le distingue, le différencie des autres. Leur conformisme mondain, et leur évident manque d’amour réciproque, l’un croyant être le supérieur de l’autre, achèvent de faire de ce mariage, « heureux » en apparence, un mariage peu attrayant et in fine malheureux, sans toutefois que les intéressés eux-mêmes ne s’en rendent compte.
De la gêne et de la honte perçaient dans l’attitude des parents envers ce mariage. On aurait dit qu’ils étaient maintenant honteux d’avoir peu aimé Vera et de se débarrasser si volontiers d’elle. (p. 721, chap. XI)
Berg sourit avec la conscience de sa supériorité sur une faible femme et se tut en pensant que sa chère épouse était tout de même, comme toutes les autres, incapable de comprendre tout ce qui fait la dignité d’être un homme, ein Mann zu sein. Vera pour sa part sourit en même temps avec la conscience de sa supériorité sur son excellent et vertueux mari qui, comme tous les hommes, selon elle, se faisait une fausse idée de la vie. Berg, jugeant toutes les femmes d’après la sienne, les considérait comme faibles et sottes. Vera, jugeant les hommes d’après son seul mari et généralisant ses observations, estimait que tous les hommes s’arrogent le monopole de la raison alors qu’ils ne comprennent rien, sont des orgueilleux et des égoïstes. (p. 754-755, chap. XX)
Les deux époux sentaient avec satisfaction que […] leur SOIRÉE était très bien partie et qu’elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à n’importe quelle autre soirée où l’on cause, où il y a du thé et des bougies allumées. (p. 756, chap. XX)
7/ La princesse Maria conclut cette partie et se retrouve face à un dilemme moral, entre adopter une vie errante et religieuse, envers laquelle elle est de plus en plus tentée, et rester dans le domaine de Lissi Gori pour continuer à vivre et prendre soin de son père et de son neveu Nicolas, les seuls êtres qu’elle aime en dehors de son frère. Cette tentation d’une vie religieuse simple, dépourvue de toute possession, provient de sa continuelle vision morale du monde, qui voit dans la vie terrestre, et en particulier la recherche du bonheur, une chimère et le fruit de l’aveuglement des hommes. Maria est un être contradictoire qui, comme nous l’avions déjà vu auparavant, aspire néanmoins à un amour humain, à faire un mariage qui la rende heureuse malgré son physique disgracieux, comme l’épisode de la visite d’Anatole Kouraguine, dont elle s’éprend, le montre. Elle ne croit pas dans un premier temps aux rumeurs de fiançailles entre Natacha et son frère André, et prend la confirmation de cette nouvelle par ce dernier comme une erreur, moitié par crainte pour lui et moitié par jalousie pour sa future belle-sœur, elle qui envie, aspire aussi secrètement à une vie conjugale heureuse, ce qui ne contredit néanmoins pas la sincérité de sa foi religieuse, à l’inverse des prudes de Molière. Ces considérations, ce choix difficile, insoluble, entre d’un côté mener une vie religieuse, vertueuse mais nécessitant de couper tout lien affectueux envers ses proches, et donc sans amour autre que celui du prochain, et de l’autre mener une vie ordinaire, dont la vanité se fait régulièrement pressentir, mais où l’amour, l’attachement restent possibles ne sont pas sans faire penser au choix difficile qui se présente constamment chez la plupart des personnages du Dit du Genji de Murasaki (voir la note sur ce roman ici).
Plus la princesse Maria allait, plus elle observait et faisait l’expérience de la vie, plus elle s’étonnait de l’aveuglement des hommes qui cherchent sur terre les jouissances et le bonheur ; qui peinent, souffrent, luttent et se font mutuellement du mal pour atteindre ce bonheur impossible, chimérique et impur. […] Et chacun lutte, souffre, fait souffrir et corrompt son âme, son âme immortelle, pour atteindre un bonheur dont la durée n’est qu’un instant. […] le Christ, le fils de Dieu, est descendu sur la terre pour nous dire que cette vie est une vie fugitive, une épreuve, et pourtant nous nous y cramponnons à elle et nous pensons y trouver le bonheur. « Comment se fait-il que personne n’ait compris cela ? pensait la princesse Maria. […] Quitter sa famille, sa patrie, tous les soucis des biens de ce monde pour, sans s’attacher à rien, errer de lieu en lieu en haillons de chanvre, sous un nom d’emprunt, sans faire de mal aux hommes et en priant pour eux, en priant aussi bien pour ceux qui vous chassent que pour ceux qui vous protègent : il n’est pas de vie et pas de vérité supérieures à cette vie et à cette vérité-là ! » (p. 782, chap. XXVI)
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