Dans cette première partie du livre deuxième, c’est le retour à la vie civile qui occupe le centre de l’intrigue : d’un côté, Nicolas Rostov retrouvant la maison familiale des Rostov à Pétersbourg, accompagné de Denissov et Dolokhov ; de l’autre, le retour du prince André à Lissi Gori, le domaine où vivent son père et sa sœur. Mais c’est surtout l’expérience de la mort qui permet de développer certains personnages de manière significative et nouvelle : celle de la mort, frôlée, par Dolokhov lors de son duel avec Pierre ; celle de la mort supposée du prince André, telle que vécue par sa famille ; enfin celle de la mort, cette fois-ci véritable, de la princesse Lise, la femme du prince André.
1/ Le retour de Nicolas à la vie civile et à son foyer familial, tant attendu, ne se déroule pas de manière aussi idyllique qu’il l’espérait : à l’émotion et la joie qui l’étreignent à son retour, renforcés par sa nostalgie et ses déboires sur le champ de bataille (l’épisode notamment où la tombée de la neige lui rappelle sa famille et son foyer, dans le chapitre concluant la deuxième partie du livre premier), succèdent rapidement l’embarras, le malaise, la honte, provoqués par diverses circonstances. L’une d’entre elles est sa relation ambigüe avec sa cousine Sonia, avec qui il refuse de s’engager clairement, lui qui entend encore profiter des joies et de la liberté, superficielles, d’un jeune homme célibataire, malgré l’amour et les preuves nombreuses que cette dernière lui montre. La seconde a trait à la dette qu’il contracte envers Dolokhov, dans des circonstances que nous approfondirons plus loin, qui lui font ressentir une vive honte et culpabilité vis-à-vis de son père principalement, mais aussi vis-à-vis du reste de sa famille, s’estimant indigne de leur amour et du bonheur insouciant régnant dans la maison Rostov. Dans ce retour globalement morose au final, Rostov néanmoins connaîtra un instant de bonheur, de joie intense, précieux et inattendu, au plus fort de sa honte et culpabilité, lorsqu’il entend sa sœur Natacha chanter, dans un passage où Tolstoï fait admirablement ressentir le pouvoir que peut avoir la musique pour libérer, transcender la vie de l’homme et ses soucis ordinaires.
Rostov sentait pour la première fois depuis un an et demi, s’épanouir dans son cœur et sur son visage ce sourire d’enfant qu’il n’avait pas eu une seule fois depuis son départ de la maison. […] le regard plongé dans les yeux débordant de vie de Natacha, Rostov pénétrait de nouveau dans le monde familial de son enfance qui n’avait aucun sens pour personne d’autre que lui mais qui lui procurait une des meilleures jouissances de sa vie ; et se brûler le bras avec une règle en signe d’affection ne lui parut pas vain : il le comprenait et n’en était pas étonné. (p. 501, chap. I)
Lorsqu’il [Nicolas Rostov] pensait à Sonia, pendant ce nouveau séjour à Moscou, il se disait : « Eh ! il y en aura encore beaucoup, beaucoup d’autres comme elle et il y en a quelque part que je ne connais pas encore. J’aurai bien le temps, quand j’en aurai envie, de m’occuper aussi d’amour, mais pour le moment j’ai autre chose à faire. » (p. 506, chap. II)
La maison des Rostov était imprégnée à cette époque de cette atmosphère amoureuse particulière aux maisons où il y a de très jeunes et très gentilles filles. En voyant ces jeunes visages souriants, ouverts à tout (sans doute à leur bonheur), ces allées et venues pleines d’animation, en entendant ce babillage de jeunes filles décousu mais bienveillant envers tous et plein d’espoir, ces bruits sans suite, tantôt chants, tantôt musique, chacun des jeunes gens qui venaient chez eux partageait ce sentiment d’attente de l’amour et du bonheur qu’éprouvait la jeunesse de la maison des Rostov. […] « Saisis au vol les instants de bonheur, fais-toi aimer, éprends-toi toi-même ! C’est la seule chose qui compte au monde : le reste n’est rien. Et c’est cela seul qui nous occupe tous », disait cette atmosphère. (p. 546, chap. X puis p. 548, chap. XI)
Pendant que s’élevait cette voix peu travaillée aux respirations imparfaites et aux reprises laborieuses, les connaisseurs eux-mêmes ne disaient rien, se contentaient d’en jouir et ne désiraient que l’entendre encore. Il y avait dans sa voix une pureté originelle, cette ignorance de ces propres forces et ce velouté non encore travaillé qui s’alliaient si bien aux défauts de technique qu’il semblait qu’on n’eût rien pu y changer sans la gâter. « Mais qu’est-ce donc que cela ? pensa Nicolas entendant sa voix et ouvrant de grands yeux. Que lui est-il arrivé ? Comment chante-t-elle aujourd’hui ? » Et brusquement le monde entier se concentra pour lui dans l’attente de la note suivante, de la phrase suivante, et tout au monde se trouva scandé en trois temps […] Eh, que notre vie est donc stupide ! pensait Nicolas. Tout cela, et la malchance, et l’argent, et Dolokhov, et la rancune, et l’honneur, tout cela n’est que sornettes… voilà le vrai… [….] Oh ! comme cette tierce vibra et comme en fut remué ce qu’il y avait de meilleur dans l’âme de Rostov. Et cela était indépendant de tout au monde et plus haut que tout au monde. (p. 565-566, chap. XV)
2/ Dolokhov est sans doute le personnage bénéficiant du développement le plus intéressant dans cette brève partie. Nous le connaissions déjà comme étant un farceur téméraire, prêt à prendre des risques inconsidérés pour un simple pari, capable d’actions insolites et imprévisibles, comme attacher un commissaire à un ours puis le jeter à l’eau. Nous l’avons aussi vu faire preuve d’une insolence, d’un mépris affiché de l’autorité dans sa vie militaire, mais parvenant néanmoins à regagner ses galons perdus en faisant preuve d’une bravoure indiscutable sur le champ de bataille. Déjà, Dolokhov était un personnage fascinant, à deux facettes opposées, bien que la négative dominait jusqu'alors. À son retour dans la vie civile, Dolokhov, ayant une liaison supposée avec Hélène, la femme de Pierre, est provoqué en duel par ce dernier, non sans avoir lui-même provoqué Pierre par son attitude insolente envers le nouveau comte Bezhoukov. Lorsque Dolokhov, contre toute attente, considérant l’inexpérience de Pierre en la matière, est celui qui est gravement blessé au cours de ce duel, il fait preuve, alors qu’il pense ne pas survivre à ses blessures, d’une humanité émouvante, et d'autant plus qu'elle était inattendue du fait de ses antécédents : nous découvrons pour la première fois un Dolokhov meilleur, du moins plus humain, avec certaines personnes, qu’il ne l’a semblé jusque-là, lui qui se montre soucieux de sa mère et de sa sœur pour qui sa mort les plongerait dans un profond chagrin. Dolokhov se confessera ensuite à Rostov durant sa convalescence sur son désenchantement face à la nature humaine, dans laquelle il n’a rencontré jusqu’alors, en grande majorité, que des êtres vils et méprisables, mais envers laquelle il ne désespère pas totalement, espérant toujours y trouver une femme dont la grandeur d’âme et la pureté la feront digne d'être aimée. Dolokhov par la suite redeviendra tel qu’il était, si l’on peut dire, lorsque Sonia refuse sa demande en mariage, et entraînera sournoisement Nicolas à s’endetter lourdement envers lui, pour se venger indirectement de Nicolas de son dépit amoureux, lui qui est aimé par Sonia et qui a rejeté Dolokhov par amour pour lui.
Il [Pierre] se rappelait l’expression que prenait le visage de Dolokhov dans ces accès de cruauté, comme lorsqu’il avait attaché le commissaire à l’ours et l’avait jeté à l’eau, ou lorsque, sans aucune raison, il provoquait quelqu’un en duel, ou que d’un coup de pistolet il tuait le cheval d’un postillon. Le visage de Dolokhov avait souvent cette expression en le regardant. (p. 519, chap. IV)
L’expression de son visage, absolument changé et empreint d’une tendresse exaltée tout à fait inattendue, frappa Rostov. « […] Moi, ce n’est rien, mais elle, je l’ai tuée, tuée… Elle ne survivra pas à cela. Elle n’y survivra pas… […] Ma mère. Ma mère, mon ange, mon ange adoré, ma mère » ; et Dolokhov se mit à pleurer en serrant la main de Rostov. […] Il supplia Rostov d’aller la trouver de la préparer. Rostov partit s’acquitter de sa mission et, à sa profonde surprise, apprit que Dolokhov, cette mauvaise tête, ce bretteur de Dolokhov, vivait à Moscou avec sa vieille mère et sa sœur bossue, et qu’il était le plus tendre des fils et des frères. (p. 526, chap. V)
Dolokhov lui-même disait souvent à Rostov, pendant sa convalescence, de ces choses auxquelles on ne se serait jamais attendu de sa part. « On me tient pour un méchant homme, je le sais, disait-il. Libre à eux. Je ne veux connaître que ceux que j’aime ; mais quand j’aime quelqu’un, c’est au point de donner ma vie pour lui ; quant aux autres, je les écraserai tous s’ils se mettent en travers de mon chemin. J’ai une mère adorée, inappréciable, deux ou trois amis, dont tu fais partie, et quant aux autres, je ne me soucie d’eux que dans la mesure où ils sont utiles ou nuisibles. Et presque tous sont nuisibles, surtout les femmes. Oui, mon cher, continuait-il, j’ai rencontré des hommes de cœur, aux sentiments nobles, élevés ; mais des femmes autres que des créatures vénales, qu’elles soient comtesses ou cuisinières, je n’en ai pas encore rencontré. Je n’ai pas encore rencontré cette pureté céleste, ce dévouement que je cherche chez la femme. Si je trouvais une telle femme, je donnerais ma vie pour elle. Mais celles-là !... » Il eut un geste de mépris. « Et me croirais-tu, si je tiens encore à la vie, ce n’est que parce que je ne désespère pas de rencontrer cet être céleste qui me régénère, me purifie et me relève… » (p. 545, chap. X)
« Aurais-tu peur de jouer avec moi ? » reprit Dolokhov comme s’il avait deviné la pensée de Rostov, et il sourit. À travers ce sourire, Rostov décela chez lui le même état d’esprit que lors du banquet du club, cet état dans lequel il était chaque fois que, comme las de la vie de tous les jours, il éprouvait le besoin d’en sortir par quelque acte étrange, le plus souvent cruel. (p. 556, chap. XIII)
3/ Notons enfin, parmi ceux entourant
Nicolas, le timide mais émouvant rôle joué par Denissov, le supérieur et ami de
Rostov, qui accompagne ce dernier et vivra aussi un temps chez les Rostov. Malgré
ses manières quelque peu rustres au régiment, Nicolas est surpris par le ton aimable
qu’il adopte en société et par sa relative aisance en y évoluant, qui contraste
avec la gaucherie et maladresse du prince Bagration dans le milieu mondain (lui qui est grave et digne sur le champ de bataille), objet d’un hommage
organisé par le comte Ilia Rostov, lui qui a été l’un des rares officiers à s’être
distingué durant la débâcle d’Austerlitz. Surtout, Tolstoï décrit l’amour que Denissov
ressent pour Natacha avec une certaine retenue, pudeur, ne nous faisant jamais connaître
directement son intériorité, mais par des signes discrets dans son comportement
qui dénotent sans doute possible son attachement, puis son désarroi, sans amertume
néanmoins pour Natacha, lorsque sa demande en mariage est rejetée. Cette pudeur,
cette simplicité dans l’écriture, bien mieux peut-être que de longues descriptions
intérieures lyriques, rendent l’amour déçu de Denissov d’autant plus touchant. C’est
notamment la manière dont il danse avec Natacha au bal organisé par Jogel, et durant lequel,
malgré ses talents de danseur, il refuse ensuite de danser avec quiconque, préférant
rester avec elle pendant le reste de la soirée (p. 554-555, chap. XII). Puis sa
manière de prendre congé des Rostov et son départ précipité le lendemain, lui qui est sans doute accablé par le
chagrin qu’il ressent, mais que Tolstoï ne dit jamais directement.
- Comtesse… » dit Denissov, les yeux baissés et l’air coupable ; il voulut ajouter quelque chose mais resta court. Natacha ne put demeurer insensible à son air malheureux. Elle se mit à pleurer tout haut. « Comtesse, je suis coupable envers vous, reprit Denissov d’une voix entrecoupée, mais sachez que j’ai un tel culte pour votre fille et pour toute votre famille que je donnerais deux vies… » Il leva les yeux vers la comtesse et vit son visage sévère… « Eh bien, adieu, comtesse », dit-il en lui baisant la main et, jetant un regard à Natacha, il quitta la pièce d’un pas rapide et résolu. Le lendemain, Rostov fit ses adieux à Denissov qui ne voulut pas rester à Moscou un jour de plus. (p. 569-570, chap. XVI)
4/ En ce qui concerne le prince André, notons d’abord à quel point sa mort présumée affecte si durement son père et sa sœur, preuve supplémentaire de l’amour qui unit les Bolkonski malgré l’apparente distance et froideur que leurs rapports formels peuvent laisser croire. Le vieux prince, comme lors de ses adieux avec son fils à la fin de la première partie du livre premier, devient paradoxalement brusque, signe chez lui surtout d’une vive émotion, d’une vive tendresse, qu’il ne parvient plus à contrôler. La nouvelle de sa « mort » est aussi l’occasion de révéler l’extraordinaire force d’âme de sa sœur Maria : bien qu’elle puisse apparaître comme une personne faible, en raison surtout de sa peur et de sa soumission à son père, le malheur ici la révèle et lui donne une force de caractère proportionnelle, paradoxalement, au chagrin qu’elle ressent simultanément. Voici cette magnifique scène ci-dessous :
La princesse Maria se rapprocha de lui, vit son visage et quelque chose soudain tomba en elle. Sa vue se brouilla. À l’expression de son père, non pas triste, non pas éplorée, mais méchante et s’efforçant de se dominer, elle vit qu’un terrible malheur était suspendu sur elle qui allait l’écraser, le plus grand malheur de sa vie, un malheur comme elle n’en avait pas connu encore, un malheur irréparable, inconcevable, la mort de quelqu’un qu’on aime. « Mon père ! André ! » dit la gauche et disgracieuse princesse avec un charme si indicible dans la douleur et tant d’oubli de soi-même que son père ne put soutenir son regard et se détourna avec un sanglot. […] La princesse ne tomba pas, ne s’évanouit pas. Elle était déjà pâle, mais lorsqu’elle entendit ces mots, son visage changea et un éclat rayonna dans ses beaux yeux lumineux. C’était comme si une joie, la joie suprême, indépendante des chagrins et des joies de ce monde, se répandait en elle, dominant sa profonde douleur. Elle oublia toute la peur que lui inspirait son père, alla à lui, lui prit la main, l’attira à elle et entoura de ses bras son cou sec et noueux. « Mon père, dit-elle. Ne vous détournez pas de moi, pleurons ensemble. – Les gredins, les misérables ! cria le vieillard en écartant d’elle son visage. Sacrifier l’armée, sacrifier des hommes ! Pourquoi ?... » (p. 533-534, chap. VII)
Elle décida de ne rien lui dire [Maria à Lise, sur la mort du prince André] et obtint de son père de lui cacher la terrible nouvelle jusqu’à sa délivrance qui devait avoir lieu dans quelques jours. La princesse Maria et le vieux prince, chacun à sa façon, portaient et dissimulaient leur douleur. Le vieux prince ne voulait pas espérer : […] il avait commandé un monument qu’il avait l’intention d’ériger dans son jardin, et annonçait à tout le monde sa mort. Il essayait de ne rien changer à son genre de vie, mais ses forces le trahissaient : il marchait moins, mangeait moins, dormait moins et s’affaiblissait de jour en jour. La princesse Maria, elle, espérait. Elle priait pour son frère comme pour un vivant et, à chaque instant, attendait la nouvelle de son retour. (p. 535-536, chap. VII)
5/ Enfin, le retour du prince André est marqué surtout par la mort de sa femme Lise, qui meurt en donnant naissance à son fils. Bien que leur mariage fût en grande partie malheureux, le prince André ressent néanmoins encore une certaine affection pour sa femme, et sa mort le marquera pour le reste de sa vie : il se sent coupable de la vie malheureuse qu’elle a menée depuis la perte de ses illusions matrimoniales puis lors de son départ pour le service militaire. Culpabilité qui va remettre en question sa manière de vivre, de percevoir la vie, en particulier en l’interrogeant sur l’absurdité des souffrances et de la mort touchant des êtres innocents, comme nous le verrons dans la conversation que le prince André aura avec Pierre dans la partie suivante. Innocence que Tolstoï renforce notamment en insistant, à plusieurs reprises au cours de cette partie (et déjà avant), sur le caractère enfantin du visage et des expressions de Lise.
Ses yeux souriaient dans l’attente, sa lèvre ombrée de duvet se releva et resta ainsi, lui donnant une expression de bonheur enfantin. (p. 534, chap. VII)
« Ah ! non, non ! » Et s’ajoutant à sa pâleur, une peur enfantine de la souffrance physique inévitable se peignit sur les traits de la petite princesse. « Non, c’est l’estomac… dites que c’est l’estomac, dites, Marie, dites… » Et la princesse se mit à pleurer d’un air de souffrance enfantine, capricieuse et même un peu affectée en se tordant ses petites mains. (p. 536-537, chap. VIII)
Il entra dans la chambre de sa femme. Elle reposait morte dans la même position où il l’avait vue cinq minutes plus tôt, et la même expression demeurait, malgré les yeux maintenant fixes et la pâleur des joues, sur ce ravissant visage enfantin à la lèvre ombrée d’un léger duvet noir. « Je vous aime tous et je n’ai fait de mal à personne, qu’avez-vous fait de moi ? » disait son ravissant, son pitoyable visage, mort. […] le prince André sentit quelque chose se déchirer en lui, il se sentit coupable d’une faute qu’il ne pourrait ni réparer ni oublier. (p. 543, chap. IX)
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