« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 11 juin 2022

Guerre et Paix de Léon Tolstoï, livre deuxième, deuxième partie : quête spirituelle et justice.

        Dans une partie qui pourrait semblait de prime abord inégale et disparate, avec la nouvelle rencontre entre le prince André et Pierre comme point culminant de cette partie, et un début et une fin moins prenants avec l’entrée dans la franc-maçonnerie de Pierre puis les déboires disciplinaires de Denissov suivis de la tentative de Nicolas Rostov d’aider ce dernier, un fil conducteur néanmoins se dégage : la question de savoir ce qui est juste ou pas, ainsi que l’incompréhension de voir des choses considérées « injustes » se produire dans la vie. C’est aussi, à un niveau plus élevé, la question de savoir ce qu’il est juste de faire (ou de ne pas faire) durant notre existence, et donc la question éternelle de comment vivre, comment mener une vie « juste », une vie accomplie. Cette quête spirituelle est au centre des préoccupations de Pierre et du prince André ; a contrario, Nicolas, moins intellectuel que les deux personnages masculins principaux, tente de fuir cette question angoissante, mais ses expériences dans cette partie vont malgré tout finir par le confronter à la même question bien qu’il ait tenté de lui échapper.


1/ La rencontre, puis l’initiation de Pierre à la franc-maçonnerie ne constitue sans doute pas un moment mémorable de cette partie, les nombreux rites pouvant sembler quelque peu fastidieux.  Mais quoi qu’on puisse penser de cette organisation, il importe davantage de cerner les raisons qui poussent Pierre à la rejoindre : à savoir sa volonté de mener une autre vie, une vie plus significative à ses yeux, lui qui est désabusé par son mode de vie actuel dans lequel il s’abandonne trop souvent, selon lui, à ce qu’il considère comme des vices honteux (dont la luxure occupe la première place, dans une liste comprenant également la paresse, la tendance facile à s’emporter à l’image de son père, sa trop grande complaisance parfois envers autrui, en particulier le prince Vassili qui le manipule à son aise, sa mésentente persistante avec sa femme etc.). Pierre est un personnage attachant dans le sens où, malgré les défauts que l’on vient de mentionner, il est, outre son exceptionnelle générosité de cœur, quelqu’un qui se pose perpétuellement, et avec angoisse, la question de comment vivre de la manière la plus juste et satisfaisante. Il a pour souci constant de se perfectionner, de se réformer soi-même, en vue de mener au final une vie plus heureuse qui le satisfasse réellement sur le plan spirituel : non par la satisfaction de différents plaisirs physiques, mais par l’accomplissement de ce qui est selon lui juste et bien, quoiqu’une définition objective et absolue de ces deux notions soit impossible intrinsèquement. Souci qui le fait s’interroger sans cesse sur la vie, sur son sens, sur lui-même, sur Dieu, sans qu’il ne trouve de réponse satisfaisante et définitive. Sa conversation avec le franc-maçon Ossip Alexeiedvitch Bazdiev est néanmoins stimulante à lire et pose le problème de l’impossibilité de comprendre Dieu et ses desseins à partir de la connaissance humaine.

Quel que fût le cours que prenaient ses pensées, il en revenait toujours aux mêmes questions qu’il ne pouvait ni résoudre ni cesser de se poser. C’était comme si la vis principale à laquelle tenait sa vie s’était faussée dans sa tête. La vis ne pénétrait pas plus avant, elle ne sortait pas, mais tournait à vide sans rien accrocher et il était impossible de la faire cesser de tourner. […] « Qu’est-ce qui est mal ? Qu’est-ce qui est bien ? Que fait-il aimer, que faut-il haïr ? Pour qui vivre et que suis-je ? Qu’est-ce la vie, qu’est-ce la mort ? Quelle est la force qui régit tout ? » se demandait-il. Et il n’y avait pas de réponse à aucune de ces questions, sauf une réponse illogique, qui ne répondait pas du tout à ces questions. Cette réponse était : « Tu mourras et tout sera fini.  Tu mourras et tu sauras tout, ou tu cesseras de poser des questions. » Mais mourir était aussi une chose terrible. […] à quoi peut servir l’argent ? Comme si cet argent pouvait lui ajouter une once de bonheur, de paix de l’âme ? Y a-t-il quelque chose au monde qui puisse nous rendre, elle et moi, moins soumis au mal et à la mort ? La mort qui mettra fin à tout et qui doit venir aujourd’hui ou demain – peu importe, ce ne sera toujours qu’un instant, par rapport à l’éternité ! » Et de nouveau il cherchait à serrer la vis qui tournait à vide, et la vis continuait à tourner sur place. (p. 572-573, chap. I)

Il [Dieu] existe, mais il est difficile de Le comprendre, reprit le franc-maçon […]. Tu te crois un sage parce que tu as pu prononcer ces paroles sacrilèges [que Dieu n’existe pas] […] mais tu es plus stupide et plus insensé que le petit enfant qui, jouant avec le mécanisme d’une montre ingénieusement construite, oserait prétendre que parce qu’il ne comprend pas la destination de cette montre il ne croit pas à l’artisan qui l’a faite. Il est difficile de Le connaître. […] mais notre incompréhension ne prouve que notre faiblesse et Sa grandeur… (p. 578, chap. II)

La sagesse et la vérité suprêmes sont comme l’eau la plus pure que nous désirons absorber. Puis-je recueillir cette eau dans un vase impur et juger de sa pureté ? Ce n’est que par la purification intérieure de moi-même que je puis amener l’eau recueillie jusqu’à un certain degré de pureté. […] La sagesse suprême n’est pas fondée sur la raison seule, sur les sciences profanes telles que la physique, l’histoire, la chimie, etc., dont est faite la connaissance rationnelle. La sagesse suprême est une. La sagesse suprême est une science, la science du tout, la science qui explique toute la création et la place que l’homme y occupe. Pour contenir en soi cette science, il est indispensable de purifier et de régénérer son être intérieur, et c’est pourquoi, avant de connaître, il faut croire et se perfectionner. Et c’est pour atteindre ces buts qu’a été donnée à notre âme la lumière divine qui s’appelle la conscience. […] Contemple ton être intérieur avec les yeux de l’âme et demande-toi si tu es content de toi. À quoi es-tu arrivé en te laissant guider par ta seule raison ? Qu’es-tu ? Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes intelligent, instruit, monsieur. Qu’avez-vous fait de tous ces biens qui vous ont été dévolus ? Êtes-vous satisfait de vous-même et de votre vie ? […] Tu la hais, alors change-la, purifie-toi, et à mesure que tu te purifieras, tu connaîtras la sagesse. (p. 579-580, chap. II)


2/ Passons maintenant à ce qui constitue le cœur de cette partie du roman, à savoir les retrouvailles entre Pierre et le prince André. Retrouvailles qui faillirent sonner le glas de leur amitié, en raison de leur incompatibilité d’humeur liée aux trajectoires différentes qu’a prise leur existence respective. Cet épisode, si émouvant et profond, rappelle cependant que même les plus solides et belles amitiés restent fragiles, et à quel point il est rare qu’une telle amitié perdure : en effet, il en faut de peu que Pierre et le prince André, si proches depuis le début du roman, ne se quittassent étrangers l’un envers l’autre, principalement dans la difficulté qu’a le prince André de parler de sa douleur et de sa culpabilité vis-à-vis de la mort de sa femme Lise, et de la vision désenchantée, quasi nihiliste, de la vie qu’il tire des suites de cette expérience. À des signes non-verbaux, Pierre voit bien que son ami est malheureux, qu’il ne l’écoute guère et qu’il est réticent à se confier sur le problème qui l’obsède, eux qui sont tous deux réticents à se confier sur leurs tourments et chagrins. Et c’est peut-être au final ce qui rend leur amitié d’autant plus belle, l’une des plus belles en littérature, et celle qui me touche le plus personnellement dans toute la littérature romanesque, à savoir que, malgré au final leur amitié solide et durable tout au long du roman, elle n’en connaît pas moins des moments où elle eût pu disparaître irrémédiablement si, grâce à une heureuse circonstance, la tournure que prend leur conversation n’amène, d’abord indirectement, le prince André à aborder avec Pierre le problème fondamental de son existence à ce moment du roman, permettant ensuite à Pierre de pouvoir redonner courage, redonner vie à son ami malgré leurs divergences d’opinion, mais complémentaires. Tolstoï utilise admirablement un de ses procédés romanesques auxquels il est coutumier qui consiste à présenter les choses de la vie dans leur complexité et leur contradiction, confrontant les visions du monde radicalement différentes de Pierre et du prince André sans jamais conclure définitivement. Il se borne à souligner avec sagesse la justesse de leurs deux points de vue divergents car ils résultent de deux expériences de vie différentes, aux conclusions certes opposées, mais toutes deux justes, vraies, paradoxalement : le prince André, plus désenchanté, ayant une vision plus individuelle et contre toute influence, action sur et pour autrui ; Pierre, plus convaincu que c’est en faisant le bien pour son prochain, et en tenant pour négligeable toute action purement individuelle. Au final, Pierre parviendra surtout, non pas à changer radicalement les opinions et représentations du monde du prince André, mais à lui permettre une certaine forme de renaissance spirituelle à travers leur conversation sincère bien que divergente, de lui laisser entrevoir la possibilité d'une autre vie au-delà de sa vision totalement nihiliste et désenchantée de l'existence humaine.

Pierre ne disait rien ; il regardait son ami avec surprise sans le quitter des yeux. Il était frappé du changement qui s’était fait en lui. Ses paroles étaient cordiales, ses lèvres et son visage souriaient, mais son regard était éteint, mort, et, malgré son désir visible, il ne parvenait pas à lui donner un éclat joyeux et gai. […] ce regard et cette petite ride au front qui dénotaient une longue concentration d’esprit sur un seul sujet surprenaient et éloignaient Pierre tant qu’il n’y était pas habitué. […] La concentration et l’abattement que Pierre avait remarqués dans le regard du prince André se reflétaient maintenant encore davantage dans le sourire avec lequel il l’écoutait, surtout quand il parla avec un joyeux enthousiasme du passé et de l’avenir. On eût dit que le prince André aurait bien voulu s’intéresser à ce qu’il entendait, mais en vain. (p. 623, chap. XI)

Il n’est pas donné aux hommes de juger de ce qui est juste ou injuste. Les hommes se sont toujours trompés et se tromperont toujours là-dessus, et ils ne se trompent jamais autant que lorsqu’il s’agit de ce qu’ils croient juste ou injuste. (p. 625, chap. XI)

Et l’amour du prochain, et le sacrifice de soi-même ? dit Pierre. Non, je ne peux partager votre point de vue ! Ne vivre qu’en ne faisant pas de mal afin de ne pas avoir de remords, c’est peu. J’ai vécu ainsi, j’ai vécu pour moi, et j’ai gâché ma vie. Et ce n’est que maintenant que je vis, du moins que je m’efforce (rectifia Pierre par modestie) de vivre pour les autres, ce n’est que maintenant que j’ai compris tout le bonheur que peut donner la vie. » […] Le prince André le regardait en silence et souriait ironiquement. […] « Peut-être as-tu raison en ce qui te concerne, poursuivit-il après un silence, mais chacun vit à sa façon ; tu as vécu pour toi et tu dis que de cette façon tu as failli gâcher ta vie et que tu n’as connu le bonheur que lorsque tu as commencé à vivre pour les autres. Et moi j’ai fait l’expérience contraire. J’ai vécu pour la gloire. (Car qu’est-ce donc que la gloire ? c’est aussi l’amour des autres, le désir de faire quelque chose pour eux, le désir d’être loué par eux.) J’ai donc vécu pour les autres et je n’ai pas failli gâcher mais j’ai bel et bien gâché ma vie. Et c’est depuis que je vis pour moi que je suis devenu plus calme. (p. 626, chap. XI)

Tu veux tirer celui-là – il indiqua un paysan qui, chapeau bas, passait devant eux – de son état animal et lui donner des besoins moraux ; or, il me semble que son seul bonheur possible, c’est ce bonheur animal, et c’est de cela précisément que tu veux le priver. Je l’envie, et toi tu veux le rendre comme moi sans lui donner mes moyens. Ensuite tu dis : alléger son travail. Or, à mon avis, le travail physique est pour lui tout autant une nécessité, tout autant une condition de son existence qu’est pour toi et pour moi le travail intellectuel. Tu ne peux pas ne pas penser. Je me couche vers trois heures du matin, des pensées me viennent et je ne peux m’endormir, je me tourne et me retourne, je reste éveillé jusqu’au matin parce que je pense et que je ne peux pas ne pas penser, pas plus qu’il ne peut pas ne pas labourer. De même que je ne supporterais pas son terrible travail physique et mourrais au bout de huit jours, il ne pourrait supporter mon oisiveté physique, il engraisserait et mourrait. (p. 628, chap. XI)

Voilà ce qui me préoccupe : la dignité de l’homme, la paix de la conscience, la pureté, et non pas leurs dos et leurs têtes qu’on aura beau fouetter, raser, ils n’en resteront pas moins les mêmes dos et les mêmes têtes. (p. 631, chap. XI)

Pierre l’interrompit.  

« Croyez-vous à la vie future ? demanda-t-il.

– À la vie future ? » répéta le prince André, mais Pierre ne lui laissa pas le temps de répondre et prit cette question pour une négation, d’autant plus qu’il connaissait l’athéisme du prince André.

« Vous dites que vous ne pouvez voir le règne du bien et de la vérité sur la terre. Moi non plus je ne le voyais pas et on ne peut le voir si l’on considère notre vie comme la fin de tout. Sur la TERRE, précisément sur cette terre (Pierre montra la campagne alentour), il n’y a pas de vérité, tout est mal et mensonge ; mais dans l’univers, dans l’ensemble de l’univers, la vérité règne, et nous sommes pour un instant les fils de la terre mais pour l’éternité les fils de l’univers entier. Est-ce que je ne sens pas au fond de mon âme que je fais partie de ce tout immense et harmonieux ? Est-ce que je ne sens pas que dans ce nombre énorme et incalculable d’êtres dans lesquels se manifeste la Divinité – ou la force suprême, comme vous voudrez – je suis un chaînon, un degré de l’échelle qui va des êtres inférieurs aux êtres supérieurs ? Si je vois, et que je voie clairement, cette échelle qui va de la plante à l’homme, pourquoi supposerais-je qu’elle s’arrête à moi au lieu d’aller toujours plus loin ? Je sens que non seulement je ne peux disparaître, pas plus que rien ne disparaît dans l’univers, mais que je serai toujours et que j’ai toujours été. Je sens qu’à part moi et au-dessus de moi vivent des esprits et que la vérité existe dans cet univers. (p. 633-634, chap. XII)

Si Dieu existe et s’il y a une vie future, la vérité existe, la vertu existe aussi ; et le bonheur suprême pour l’homme consiste à s’efforcer de les atteindre. Il faut vivre, il faut aimer, il faut croire, disait Pierre, que nous ne vivons pas seulement aujourd’hui sur ce lambeau de terre, mais que nous avons vécu et que nous vivrons éternellement là-bas, dans le tout. » (Il montra le ciel.) Le prince André était accoudé au parapet du bac et écoutait Pierre sans détacher les yeux du reflet rouge du soleil sur la nappe d’eau bleue. Pierre se tut. Le silence était absolu. Le bac avait depuis longtemps accosté et l’on n’entendait que le clapotis des vagues contre son fond. Il semblait au prince André que ce murmure des flots disait en écho aux paroles de Pierre : « C’est vrai, crois-le. »

Le prince André poussa un soupir et posa un regard lumineux et tendre d’enfant sur le visage de Pierre, empourpré et exalté mais toujours intimidé devant la supériorité de son ami.

« Oui, puisse-t-il en être ainsi ! dit-il. Mais remontons en voiture », ajouta-t-il. Quittant le bac, il leva les yeux vers le ciel que lui avait montré Pierre et, pour la première fois depuis Austerlitz, il vit ce ciel haut et éternel qu’il avait contemplé étendu sur le champ de bataille, et quelque chose qui était depuis longtemps assoupi, quelque chose qui était ce qu’il y avait de meilleur en lui, s’éveilla soudain, joyeux et jeune, dans son âme. Cela disparut dès qu’il se retrouva dans les conditions habituelles de son existence, mais il savait que ce sentiment qu’il ne savait pas développer vivait en lui. Sa conversation avec Pierre fut pour le prince André le point de départ d’une vie intérieure nouvelle, bien qu’en apparence inchangée. (p. 634-635, chap. XII)

Ce ne fut qu’alors, pendant ce séjour à Lissi Gori, que Pierre put pleinement apprécier toute la force tout le charme de l’amitié qui le liait au prince André. Ce charme était moins dans leurs relations personnelles que dans les rapports qu’il eut avec toute la famille et tous les habitants de la maison. Il se sentit d’emblée sur le pied d’une vieille amitié avec le sévère vieux prince et avec la douce et timide princesse Maria, bien qu’il les connût à peine. Tout le monde l’aimait déjà. (p. 642, chap. XIV)

Ce n’est pas, [dit la princesse Maria à Pierre, à propos de son frère André] comme nous autres caractère à user et à épancher son chagrin par les larmes. Il le porte en lui-même. (p. 641, chap. XIV)

 

3/ Nicolas Rostov est à l’opposé des préoccupations spirituelles et existentielles du prince André et de Pierre. Il choisit notamment la vie de régiment car la vie y est simplifiée et qu’elle le protège, suspend les problèmes quotidiens auxquels il doit faire face dans sa vie civile, en particulier son irrésolution persistante quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de Sonia. Et pourtant, malgré ces lâchetés il est vrai peu reluisantes pour lui, on ne peut s’empêcher d’éprouver envers Nicolas une certaine forme de sympathie, en particulier dans la manière dont il s’élève de manière véhémente contre toutes les injustices, toutes les bassesses dont il est témoin. Ce trait de caractère avait été d’emblée donné par Tolstoï dans ce qui pouvait sembler être un incident insignifiant, lors de l’entrée au régiment de Nicolas dans la deuxième partie du livre premier. En effet, Rostov avait voulu dénoncer avec force le vol commis à l’encontre de Denissov par Telianine, mais certains officiers supérieurs étouffèrent l’affaire à la grande fureur de Nicolas, afin de protéger la réputation de l’armée. Et c’est justement Telianine qui se retrouvera au cœur de l’affaire impliquant Denissov. Ce dernier décida de détourner un convoi de vivres pour nourrir son propre régiment, affamé depuis deux semaines, au détriment d’un autre régiment qui n’avait lui rien reçu depuis deux jours. Ce « brigandage » de Denissov est condamnable sur le papier, mais pas du point de vue de la morale, au vu de l’inégalité de traitement entre les régiments. Telianine, non seulement peu inquiété après son premier vol envers Denissov, est celui qui va appuyer une enquête sanctionnant Denissov, en tant que commissaire aux vivres que Denissov n’a pu s’empêcher de corriger dans l’ardeur de son tempérament, révolté par l’injustice qu’il subit, a fortiori de la part de quelqu’un comme Telianine. Rostov donc, malgré tous ses nombreux défauts, est héroïque, sympathique, dans cette droiture d’esprit, son sens de la justice et de l’injustice, son énergie pour faire honneur, venir en aide aux personnes qu’il estime honnêtes et dénoncer celles qu’il considère malhonnêtes. Notons enfin la belle amitié qui lie Nicolas et Denissov, qui, loin de s’affaiblir après la demande en mariage rejetée de Denissov par Natacha, en sort paradoxalement renforcée, preuve supplémentaire de la noblesse d’âme, certes discrète mais émouvante, de Denissov.

Il éprouva, une fois replongé dans tous les petits soucis du régiment et se sentant privé de liberté, enfermé dans un cadre étroit et immuable, le même apaisement, la même impression d’être soutenu et la même conscience d’être ici chez lui, à sa place, que sous le toit paternel. Il n’y avait plus ici ce désordre de la vie libre dans lequel il ne trouvait pas sa place et se trompait dans son choix ; plus de Sonia avec qui on ne savait pas s’il fallait ou non avoir une explication. Plus de liberté à tel endroit ou de ne pas aller à tel autre ; plus de ces journées de vingt-quatre heures qu’on peut employer de tant de façons diverses  […] ; plus de ces rapports d’argent embrouillés et mal définis avec son père, plus de rappel de sa terrible perte au jeu ! Ici, au régiment, tout était simple et clair. Tout l’univers se divisait en deux parties inégales : l’une, c’était notre régiment de Pavlograd, et l’autre tout le reste. Et ce reste vous importait peu. (p.644, chap. XV)

Depuis leur congé, leur amitié était devenue plus étroite. Denissov ne lui parlait jamais de sa famille, mais à la tendre affection que le commandant témoignait à son officier, Rostov sentait que l’amour malheureux du vieux hussard pour Natacha avait sa part dans ce resserrement de leur amitié. Denissov veillait sur lui, s’efforçait visiblement de l’exposer le plus rarement possible à des dangers, après chaque engagement, manifestait une grande joie de le voir revenir sain et sauf. (p. 647, chap. XV)

« Que veux-tu… Elle [une Polonaise que Rostov hébergea par charité] est pour moi comme une sœur et je ne puis te dire à quel point j’ai été offensé… parce que… enfin, parce que… »

Denissov lui donna une tape sur l’épaule et se mit à arpenter la pièce à pas rapides sans le regarder, ce qui lui arrivait quand il était ému.

« Quelle famille de toqués vous êtes, vous autres Rostov ! » dit-il, et Rostov remarqua qu’il y avait des larmes dans ses yeux. (p. 648, chap. XV)


4/ Cependant, le sens de la justice de Nicolas d’un côté, et de l’autre sa volonté de ne pas « se compliquer » les choses par une réflexion trop poussée, le mèneront à une situation où les deux entrent en conflit l’une avec l’autre. C’est cet épisode qui conclut cette partie, durant lequel Tolstoï dépeint remarquablement une situation typique de dissonance cognitive : lorsque deux faits se contredisent et mettent à mal, obligent à reconnaître comme faux une croyance profondément ancrée dans notre esprit. Ainsi, Rostov ne parvient pas à comprendre l’amitié entre le tsar et Napoléon, qui contredit les souffrances qu’ont dû endurer tant de soldats russes dans la lutte contre l’empereur français, souffrances que Nicolas a d’autant plus à l’esprit qu’il vient juste de visiter un hôpital militaire et qu’il a pu constater in visu ces dernières en rendant visite à Denissov, qui avait profité d’une légère blessure pour se soustraire temporairement à la justice militaire. Venu demander grâce au tsar pour les déboires de Denissov, Nicolas fait l’expérience directe de l’arbitraire absurde des situations humaines, où le juste est puni (Denissov), l'injuste épargné (Telianine) et où les récompenses sont distribuées aléatoirement (la scène de récompense d’un soldat lambda, Lazarev, recevant la Légion d’Honneur de Napoléon en signe d’amitié future entre les deux empereurs). S’ajoute à cela la différence frappante des conditions, entre le faste dans lequel vivent les deux armées pourtant supposées ennemies aux yeux de Nicolas, et la misère abjecte des malades entassés dans les hôpitaux militaires. Nicolas, par cette double contradiction vécue et constatée, ne peut s’en sortir dans son esprit qu'en réaffirmant, d’un ton désespéré et sans doute peu convaincant à ses propres yeux, la supériorité de vue du tsar et les devoirs du soldat ordinaire russe qui n’a pas à penser mais à lui obéir. Mais davantage qu’un patriotisme exalté de la part de Tolstoï, il est probable que l’auteur remette en cause les propos tenus par Nicolas, dénonce plutôt l’horreur absurde de la guerre, et montre dans le même temps à quel point il est difficile de sortir d’une croyance, d’une admiration ancrée (ici celle de l’empereur pur et juste dans toutes ses décisions) malgré les démentis sévères que peut lui apporter l’expérience concrète vécue.

Je peux le voir d’un instant à l’autre, se disait Rostov. Si seulement je pouvais lui remettre la lettre et tout lui expliquer… on m’arrêterait peut-être à cause de mon habit ? Ce n’est pas possible ! Il comprendra de quel côté est la justice ! Il comprendra tout, il sait tout. Qui pourrait être plus juste et plus généreux que lui ? (p. 667, chap. XX)

Rostov resta longtemps dans son coin, regardant de loin le festin. Un travail douloureux qu’il ne parvenait pas à mener à bonne fin s’accomplissait dans son esprit. Des doutes terribles l’assaillaient. Tantôt il se souvenait de Denissov, de son expression changée, de sa soumission, il revoyait l’hôpital avec ces bras et ces jambes arrachés, avec cette saleté et ces maladies. Cette odeur d’hôpital, de chair morte le poursuivait au point qu’il se retournait pour se rendre compte d’où elle pouvait bien venir. Tantôt il revoyait ce Bonaparte à la petite main blanche, satisfait de lui-même, qui maintenant était empereur, à qui l’empereur Alexandre témoignait de l’affection et du respect. Mais alors pourquoi ces bras, ces jambes arrachés, ces morts ? Ou encore il pensait à Lazarev récompensé et à Denissov puni et non gracié. Il se surprenait à remuer de si étranges pensées qu’il en avait peur. (p. 675, chap. XXI)

Pouvons-nous juger la conduite de l’empereur, quel droit avons-nous d’en discuter ! Nous ne pouvons comprendre ni ses desseins ni ses actes ! […] Nous ne sommes pas des diplomates mais des soldats et rien d’autre. Qu’on nous ordonne de mourir, nous n’avons qu’à mourir. Et si on nous punit, c’est donc que nous sommes coupables ; ce n’est pas à nous de juger. […] si nous nous mêlions de juger et de raisonner, il ne resterait plus rien de sacré. Nous en arriverions à dire que Dieu n’existe pas, que rien n’existe. […] Notre rôle est de faire notre devoir, de sabrer et de ne pas réfléchir, voilà tout, conclut-il. (p. 676, chap. XXI)


5/ Enfin, attardons-nous sur le cas de Boris Droubetzkoï, l’ami d’enfance de Nicolas Rostov, mais dont les trajectoires et le caractère sont diamétralement opposés, les deux personnages servant sans doute dans l’esprit de l’auteur de double inversé l'un pour l'autre. Contrairement à Nicolas qui reste à un grade modeste dans l’armée, Boris gravit rapidement les échelons en suivant les principes de la « subordination non écrite » qu’il avait observée et comprise dans ses rapports initiaux avec le prince André qui fut son premier protecteur. Et cette ascension, il en a conscience et en joue habilement, n’a rien à voir avec le mérite personnel, et tout à voir avec les relations qu’il tisse par intérêt et un comportement prudent mais agréable au plus grand nombre en société. À un Nicolas qui préfère s’attirer les foudres de ses supérieurs plutôt que de transiger avec son sens de la justice (voir l’affaire initiale avec Telianine), Boris adopte une attitude beaucoup plus hypocrite consistant à ne jamais émettre d’opinion personnelle qui aille contre le sens de la majorité bien-pensante des milieux puissants et influents. C’est ainsi qu’il brille dans le salon de l’influente Anna Scherer, qui, Tolstoï l’avait pointé dès le début du roman, a l’habitude de présenter des personnes influentes, qui sont amenées, ou qui cherchent à l’être. Tolstoï ne cache d’ailleurs guère son mépris de cette habitude et de la prostitution pourrait-on dire des âmes que cela comporte, comparant cette habitude à celle de servir une pièce de viande alléchante au public. Boris adopte avec souplesse les codes de cette société, y évolue avec une aisance que Nicolas n’a et n’aura jamais, et, bien qu’il paraisse très courtois et aimable à l’extérieur, n’en dégage pas moins une froideur, une irrémédiable distance, avec ceux qui ne peuvent l’aider dans sa carrière voire présenteraient un frein, un danger pour elle. C’est ainsi qu’il se montre particulièrement froid avec Nicolas et reçoit la demande de grâce de Denissov de manière glaciale, malgré ses apparences courtoises. Nicolas partage avec sa sœur Natacha, ainsi que Pierre et le prince André, cette même capacité à lire, comprendre les âmes d’autrui en dehors du langage, à travers tous ces signes non-verbaux, difficilement perceptibles d’ordinaire, mais qui dévoilent le mieux la véritable personnalité d'une personne donnée. C’est ainsi qu’il lit sans peine le changement complet de Boris depuis leur enfance partagée, malgré la volonté et les efforts de dissimulation de ce dernier, et le quitte sans cérémonie lorsqu’il voit bien que les promesses de Boris ne sont que paroles en l’air.

Ces soirées [d’Anna Scherer] se signalaient encore par ceci que, chaque fois, elle offrait en régal à ses hôtes un nouveau personnage intéressant, et que nulle part ailleurs on ne pouvait constater plus sûrement et plus nettement le degré que marquait le thermomètre politique dans les milieux légitimistes de la cour de Pétersbourg. (p. 598, chap. VI)

Ce qui comptait le plus pour réussir dans le service n’étaient pas les efforts, le travail, non la bravoure, la persévérance, mais seulement l’art de se concilier les bonnes grâces de ceux qui dispensent l’avancement ; et il était souvent le premier à s’étonner de ses succès rapides en se demandant comment les autres pouvaient ne pas comprendre cela. […] Il ne recherchait que ceux qui étaient plus haut placés que lui et qui par conséquent pouvaient lui être utiles. (p. 600, chap. VI)

Boris, sans se hâter, donna dans un français pur et correct un grand nombre de détails intéressants sur les troupes, la cour, mais pendant tout son récit évita soigneusement de formuler son opinion sur les faits qu’il exposait. (p. 601, chap. VI)

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