La plupart des récits tardifs ou considérés comme « matures » de Tchekhov laissent chez son lecteur un sentiment de poignante émotion, mélancolie. Si Ionytch partage cette émotion suscitée chez le lecteur familier de Tchekhov, sa conclusion terrible exacerbe cette émotion, nous laissant sur un sentiment de douleur, de pitié profonde pour le destin malheureux de ses deux protagonistes. La célèbre formule de Racine dans sa préface à Bérénice sied bien aux nouvelles de Tchekhov en général, mais plus particulièrement dans celle qui nous intéresse : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que […] tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». Chez Tchekhov toutefois, l’action n’est nullement « grande », les acteurs peu voire pas du tout « héroïques », et pourtant la tristesse que ses nouvelles suscitent, et Ionytch plus particulièrement, touche à un niveau rarement atteint en littérature.
C'est la conclusion de Ionytch qui est d'abord et avant tout à l’origine de la tristesse poignante qui s’empare de nous à sa lecture. Car contrairement à d’autres nouvelles qui partagent le même canevas d’une vie étouffante, terne, menée sans ou avec bien peu de joie et de bonheur pour ses protagonistes qui en ont douloureusement conscience, mais qui néanmoins s’achèvent sur une note un peu plus optimiste, bien qu’une incertitude plane sur le destin de ses héros (Trois années se conclut sur une meilleure compréhension mutuelle du couple principal, après trois années de mariage difficile et de désillusions ; Le Violon de Rothschild, bien que brossant le portrait d’une vie conjugale malheureuse, accorde à son protagoniste une rédemption, une joie tardive qui la rachète quelque peu ; La Dame au petit chien laisse incertain le destin du couple adultère), Ionytch ne laisse guère d’espoir pour le futur de son héros-éponyme, vieux célibataire enlaidi, grossi, ayant perdu toute capacité d’aimer et de s’émerveiller liée à son avarice croissant : riche, respecté de tous, Ionytch mène néanmoins une vie dépourvue de toute joie depuis qu’il a cessé d’aimer et qu’il se préoccupe uniquement de sa richesse matérielle. Et Kotik (ou Ekatérina), revenue dans sa petite ville natale dont elle avait pourtant juré de s’éloigner, mène depuis lors une vie triste et malheureuse, sous-entendue par sa mauvaise santé perpétuelle et son retour dans la maison familiale. Avec une remarquable économie de moyens, propre au bon nouvelliste, via l’emploi d’ellipses et de brefs résumés, Tchekhov parvient à décrire et sous-entendre les années malheureuses que le couple manqué mène séparément de son côté, avec bien peu d’espoir quant à un éventuel changement heureux de leur destin.
La conclusion si tragiquement poignante de Ionytch l’est d’autant plus qu’elle est le résultat d’une histoire d’amour manquée, thème il est vrai tant de fois traité en littérature. Et pourtant Tchekhov parvient, à partir d’un si banal canevas, à saisir notre cœur d’une façon singulière que nous tenterons d’élucider dans ce qui suit.
Une première raison peut être l’absence de clair responsable chez le couple principal dans l’échec que fut leur histoire d’amour. Fidèle à son esthétique héritée de Tolstoï, Tchekhov refuse de condamner explicitement l’une ou l’autre partie du couple, se contentant de nous décrire leurs sentiments respectifs, et que nous comprenons humainement sans nécessairement les approuver. Kotik d’abord refuse la proposition de mariage de Startsev, car elle craint d’étouffer dans la vie conjugale, de surcroît dans une ville qu’elle a pris en horreur pour l’ennui qu’elle y ressent. Puis c’est Startsev qui, usé et transformé par la vie monotone qu’il mène en l’absence de Kotik et suite au refus de cette dernière, ne ressent plus l’amour qu’il éprouva jadis pour la jeune femme, amour étouffé par les préoccupations mesquines qui ont peu à peu envahi ses pensées. Une peur de l’engagement le saisit à son tour, et le conduit au final à ne plus rendre visite à Kotik qui l’attend désespérément. Les circonstances défavorables et l’aveuglement des personnages, bien davantage que la malignité ou les vices de ces derniers, finissent par conduire fatalement à leur amour manqué, qui eût pu se réaliser peut-être dans d’autres circonstances. La peur de l’engagement saisit tour à tour Kotik et Startsev : la première, d’abord obnubilée par ses rêves de devenir une pianiste accomplie, voit avec horreur la perspective de devenir une simple femme de médecin. Et pourtant, Kotik se rend compte à son retour de Moscou que cette perspective, qui l’horrifiait tant, n’est peut-être pas si dégradante : avec le recul, avec davantage de maturité, elle se rend compte que la profession de son éventuel mari est en elle-même héroïque, utile du moins, et non dépourvue de tout sens et beauté comme elle le pensait jadis. Startsev, de son côté, changé par les années, a davantage conscience des défauts de Kotik et de sa famille, et ces défauts, superficiels si nous y regardons de plus près, le découragent par avance de s’engager à nouveau. Intérieurement, il se félicite de ne pas s’être marié comme il l’eût sans doute fait si la jeune femme avait agréé à sa demande passée. Et pourtant, sa vie terne de vieux célibataire, telle que décrite et sous-entendue par Tchekhov, semble bien pire que tous les désagréments maritaux qu’il redoute : non que ces derniers eussent été absents, et Startsev eût sans doute connu des déboires similaires à ceux du couple dans la nouvelle Trois années, mais son amour eût peut-être apporté la joie, le bonheur qui lui manquent cruellement à la conclusion du récit. Et son désenchantement vis-à-vis de la vie en général eût peut-être été atténué par Kotik, qui justement parvenait à percevoir, à son retour, la noblesse de son métier de médecin et l’eût peut-être encouragé à voir les choses, la vie de manière moins sombre qu’elle n’est.
C’est justement cette perception fausse, exagérée, des choses de la vie qui fait souvent le malheur des protagonistes de Tchekhov. Ce dernier, à l’instar de Flaubert et de Tolstoï, excelle à décrire objectivement comment les personnages se perçoivent, ainsi que leur environnement, pour mieux les démentir cruellement par des détails insérés dans son récit et auxquels le lecteur doit prêter attention pour s’apercevoir de la fausseté de leurs perceptions. Ainsi, dans Ionytch, Kotik se croit un talent de pianiste, bien que la description comique qu’en fait Tchekhov lors de la première écoute de son jeu musical par Startsev démente rapidement et annonce déjà son futur échec au Conservatoire qu’elle rejoint pour plusieurs années et où elle échoua manifestement. Et c’est au nom de ce « talent » que Kotik dédaigne la demande en mariage de Startsev, qu’elle va amèrement regretter par la suite. De même, Startsev ne cesse de se dire qu’il a bien fait de ne pas se marier avec Kotik. Mais sa vie si manifestement malheureuse, misérable de vieux célibataire est-elle réellement préférable à un mariage raté avec Kotik ? Il est difficile bien sûr de se prononcer sur la tournure, intrinsèquement incertaine, des événements, mais difficile de voir Startsev plus malheureux qu’il ne l’est dans la vie qu’il s’est finalement choisie.
Car Tchekhov, bien qu’il fût et continue d’être considéré comme un auteur pessimiste en amour, semble néanmoins, à l’instar de Shakespeare, reconnaître à l’amour, malgré ses nombreux défauts et ridicules, une dimension essentielle dans la joie et le bonheur humains. Startsev, à la fin de la nouvelle, est décrit comme n’ayant eu comme seule joie dans la vie son bref amour pour Kotik. Et si nous pouvons percevoir une certaine ironie dans la description que fait Tchekhov des sentiments amoureux de Startsev (teintés d’une discrète sensualité), on ne peut s’empêcher d’être touché par la naïveté, la simplicité de l’amour qu’il ressent pour Kotik, mais aussi et surtout d’être ému par l’extinction, la disparition de cet amour, étouffé par les sentiments mesquins qui l’ont progressivement gagné dans la vie monotone et terne qu'il mène, en particulier son avarice. Cette disparition de l’amour chez Startsev, si humaine et naturelle au final, couplée cruellement à l’amour qui à l’inverse s’éveille chez Kotik, schéma inversé de leur première rencontre, accentue d’autant plus la pitié du lecteur devant cette histoire d’amour manquée, qui eût été possible dans des circonstances plus favorables, et eût peut-être sauvé les deux protagonistes du malheur certain qui les attend à la conclusion de la nouvelle.
Ionytch donc se caractérise par la tristesse
mélancolique, rarement atteinte à un si haut niveau chez Tchekhov (bien qu’également
présente dans nombre de ses nouvelles), liée en grande partie à sa conclusion où le malheur du couple
manqué semble scellé dans leurs vies respectives. Une conclusion pathétique sans
clair fautif, davantage liée à des circonstances certes malencontreuses, mais si
humaines et compréhensibles, que Tchekhov nous raconte avec sa lucidité et empathie
habituelles.
Ci-dessous, l’habituel choix de citations remarquables dans cette nouvelle :
Son expression était encore enfantine, sa taille svelte, délicate ; et sa poitrine virginale, déjà développée, belle, respirant la santé, parlait de printemps, d’un printemps véritable. (p. 803)
Elle lisait une histoire comme il ne s’en passe jamais dans la vie, mais elle était agréable, facile à entendre… (p. 803)
Quand Mme Tourkina eut fermé son cahier, il y eut cinq minutes de silence pendant lesquelles on entendit « Ma douce chandelle » chanté par le chœur, et cette chanson disait tout ce que le roman taisait, et qui se trouve dans la vie. (p. 803-804)
Elle jouait un passage difficile, intéressant précisément par sa difficulté, long et monotone, et Startsev, en l’écoutant, imaginait des pierres roulant sans trêve du haut d’une montagne, et il avait envie qu’elles cessent au plus tôt de rouler ; cependant Kotik, rouge d’efforts, énergique, vigoureuse, une mèche sur le front, lui plaisait beaucoup. Après un hiver passé à Dialij au milieu des malades et des paysans, se trouver dans un salon à contempler cet être jeune, élégant et probablement pur, à écouter ces sons bruyants, ennuyeux, néanmoins imprégnés de culture, c’était si agréable, si nouveau… (p. 804)
– Je ne vous ai pas vue de toute la semaine, pendant tout ce temps, je ne vous ai pas entendue. J’ai un désir passionné, une soif ardente d’entendre votre voix. Parlez. »
Elle le ravissait par la fraîcheur, la naïveté de son regard et de ses joues. Même la façon dont lui allait sa robe lui semblait avoir quelque chose de particulièrement charmant, de touchant, une grâce simple et naïve. Mais en même temps, malgré sa naïveté, elle lui paraissait très intelligente et plus mûre que son âge. (p. 807)
Au premier moment Startsev fut stupéfait par ce spectacle qu’il voyait pour la première fois de sa vie et qu’il ne lui arriverait sans doute plus de revoir : un monde qui ne ressemblait à rien d’autre, un monde où le clair de lune était si beau et si doux, à croire qu’il était là dans son berceau, un monde où il n’y avait pas de vie, absolument aucune, mais où dans chaque peuplier noir, dans chaque tombe, on sentait la présence d’un mystère qui promettait une vie paisible, magnifique, éternelle. Des dalles et des fleurs fanées montait, en même temps que la senteur des feuilles d’automne, un parfum de pardon, de tristesse et de paix… (p. 809)
Startsev attendait et on aurait dit que le clair de lune réchauffait son emportement, il attendait passionnément et imaginait des baisers, des étreintes. […] [Startsev] fit les cent pas dans les allées latérales, le chapeau à la main, attendant, et pensant à toutes ces femmes et ces jeunes filles qui avaient été belles, séduisantes, qui avaient aimé, connu des nuits ardentes, s’étaient abandonnées aux caresses, et gisaient maintenant dans ces tombes. Au fond, comme notre mère la Nature se joue méchamment de l’homme, qu’il est humiliant d’en convenir ! Telles étaient les pensées de Startsev et en même temps il avait envie de crier qu’il désirait, qu’il attendait l’amour, à n’importe quel prix ; ce qu’il avait devant lui, éclatant de blancheur, ce n’étaient plus des blocs de marbre mais des corps magnifiques, il apercevait des formes pudiquement dissimulées dans l’ombre des arbres, en sentait la tiédeur, et cette angoisse lui devenait douloureuse… (p. 809-810)
Après une nuit d’insomnie il se trouvait dans un état vague, comme si on lui avait administré un breuvage doux et soporifique ; il avait sur le cœur comme une brume, mais gaie, tiède, cependant qu’un petit coin de son cerveau, froid et dur, le raisonnait.
« Arrête-toi avant qu’il soit trop tard ! Êtes-vous assortis ? C’est une enfant gâtée, capricieuse, elle reste au lit jusqu’à des deux heures de l’après-midi, toi, tu es un fils de pope, un médecin de district… » (p. 811)
Kotik arriva enfin, en robe de bal et décolleté, jolie, proprette et Startsev éprouva une telle admiration, un tel ravissement qu’il ne put articuler un mot et se contenta de la contempler et de rire. (p. 811)
Startsev la prit par la taille ; toute à sa frayeur, elle se serra contre lui et il ne put s’empêcher de l’embrasser passionnément sur les lèvres, sur le menton et de la serrer plus encore dans ses bras. (p. 812)
Ah, qu’ils savent peu de chose ceux qui n’ont jamais aimé ! Il me semble que personne n’a encore dépeint l’amour tel qu’il est ; d’ailleurs je doute qu’on puisse dépeindre ce sentiment tendre, joyeux, torturant, et quiconque l’a ressenti, ne serait-ce qu’une fois, n’ira pas le traduire par des mots. À quoi bon les préambules, les descriptions ? À quoi bon cette éloquence inutile ? Mon amour est infini… (p. 812)
Je ne puis être votre femme. Parlons sérieusement. Vous savez que j’aime l’art plus que tout au monde, je l’aime à la folie, j’adore la musique, je lui ai voué ma vie. Je veux être une artiste, j’ai soif de gloire, de succès, de liberté, et vous voulez que je continue à vivre dans cette ville, que je continue à mener une vie creuse, inutile, qui m’est devenue insupportable. Devenir une épouse, oh non, pardonnez-moi ! L’être humain doit aspirer au but le plus haut, le plus brillant, et la vie de famille m’enchaînerait à jamais. (p. 812)
Il avait un peu honte et son amour-propre était blessé – il ne s’attendait pas à un refus – et il ne pouvait croire que tous ces rêves, ces angoisses et ces espérances avaient abouti à une fin aussi stupide, comme dans une saynète de spectacle d’amateurs. Et il avait regret de son sentiment, de son amour, tellement regret que, pour un peu, il aurait éclaté en larmes… (p. 813)
Startsev fréquentait différentes familles et voyait beaucoup de monde mais ne se liait avec personne. Les gens de la ville l’agaçaient par leurs conversations, leur conception de la vie et même leur apparence. L’expérience lui avait peu à peu enseigné que tant qu’on joue aux cartes ou qu’on s’attable autour d’un en-cas avec eux, ce sont des gens tranquilles, bienveillants et même pas bêtes, mais que, dès qu’on leur parle de produits non comestibles, mettons de politique ou de science, ils restent bouche bée ou débitent une philosophie si stupide et si méchante qu’il ne vous reste plus qu’à lever les bras au ciel et à vous en aller. […] Et si, en société, au cours d’un dîner ou d’un thé, il disait qu’il faut se donner du mal, qu’on ne peut pas vivre sans travailler, chacun prenait cela pour un reproche, se mettait en colère et contestait ses propos avec insistance. En outre les gens ne faisaient rien, absolument rien, ne s’intéressaient à rien, et l’on ne pouvait trouver matière à s’entretenir avec eux. Startsev évitait les conversations, se contentait de participer aux lunchs et de jouer au wint et quand, dans une maison, il tombait sur une fête de famille et qu’on l’invitait à déjeuner, il prenait place et mangeait en silence, les yeux fixés sur son assiette ; tout ce qui se disait entre-temps était sans intérêt, injuste, bête, il en éprouvait de l’irritation, s’énervait, mais il ne disait mot et du fait qu’il observait toujours un silence rébarbatif et contemplait son assiette, on l’avait surnommé le « Polonais boudeur » bien qu’il n’eût jamais été Polonais. (p. 814)
Et Kotik ? Elle avait maigri, pâli, embelli et minci, mais elle était devenue Ekatérina Tourkina, et non plus Kotik ; elle n’avait plus sa fraîcheur de naguère et son expression de naïveté enfantine. Dans son regard comme dans ses manières, il y avait quelque chose de nouveau, de timide et de coupable, comme si, dans la maison des Tourkine, elle ne se fût plus sentie chez elle. (p. 815)
Maintenant encore, elle lui plaisait beaucoup, mais il lui manquait quelque chose, ou elle avait quelque chose de trop – il eût été incapable de dire quoi au juste, mais quelque chose l’empêchait d’éprouver les mêmes sentiments qu’autrefois. Il n’aimait ni sa pâleur, ni sa nouvelle expression, ni son sourire à peine esquissé, ni sa voix, quelques instants plus tard ce furent sa robe, le fauteuil où elle était assise, le souvenir du passé, de l’époque où il avait failli l’épouser. Il se souvint de son amour, des rêves et des espoirs qui l’avaient agité quatre ans plus tôt, et il se sentit mal à l’aise. (p. 816)
Ce qui est médiocre, se disait-il, ce n’est pas de ne pas savoir écrire des nouvelles, mais d’en écrire et de ne pas savoir le cacher. (p. 816)
Elle le regardait et attendait visiblement qu’il lui proposât une promenade au jardin, mais il n’en fit rien. (p. 816)
Maintenant il voyait de près son visage, ses yeux étincelants, et dans le noir, elle paraissait plus jeune qu’au salon et semblait même avoir retrouvé son expression enfantine d’autrefois. Et vraiment, elle le regardait avec une curiosité naïve, comme si elle avait voulu examiner de plus près, comprendre cet homme qui l’avait jadis si ardemment aimée, avec une telle tendresse et d’un amour si malheureux ; ses yeux le remerciaient de cet amour. Et il se souvint de tout ce qui s’était passé, des moindres détails, de ses allées et venues dans le cimetière, de son retour chez lui au matin, accablé de fatigue, et soudain il éprouva de la tristesse et le regret du passé. Une petite flamme vacilla dans son cœur. (p. 817)
Comment nous vivons ici ? Nous ne vivons pas du tout. Nous vieillissons, nous grossissons, nous nous laissons aller. Un jour chasse l’autre, la vie s’écoule terne, sans impressions, sans pensées… Le jour, c’est le gagne-pain, le soir le cercle, la société de joueurs, d’alcooliques, de braillards que je ne peux pas souffrir. Qu’y a-t-il de bon dans tout cela ?
– Mais vous avez votre travail, un but noble dans l’existence. Vous aimez tant parler de votre hôpital. J’étais bizarre alors, je me croyais une grande pianiste. […] Quel bonheur d’être médecin de campagne, de soulager les souffrances, de servir le peuple. Quel bonheur ! répéta-t-elle avec fougue. Quand je pensais à vous à Moscou, vous m’apparaissiez si idéal, si sublime… »
Startsev pensa aux billets de banque qu’il sortait le soir de ses poches avec tant de satisfaction et la petite flamme s’éteignit. (p. 817-818)
« Vous ne venez pas. Pourquoi ? écrivait-elle. J’ai peur que vous n’ayez changé de sentiments à notre égard ; cette seule pensée m’épouvante. Rassurez-moi, venez nous dire que tout va bien. Il faut absolument que je vous parle. Votre E. »
Il lut la lettre, réfléchit et dit à Pava :
« Mon ami, tu diras que je ne peux pas venir aujourd’hui, que je suis très occupé. Et que je viendrai d’ici trois ou quatre jours. »
Mais trois jours, une semaine passèrent sans qu’il y allât. Une fois, en passant devant la maison des Tourkine, il se souvint qu’il devrait aller leur dire bonjour ne serait-ce qu’une minute, mais il réfléchit et… s’abstint. Et il n’y retourna jamais. (p. 819)
Il a beaucoup de soucis, il n’abandonne cependant pas son poste au zemstvo ; la cupidité l’a emporté, il veut courir les deux lièvres à la fois. […] Et, probablement parce que la graisse a envahi sa gorge, sa voix a changé. Elle est devenue grêle et cassante. Son caractère aussi a changé : il est devenu pénible, irritable. […] Il vit en solitaire. Il s’ennuie, rien ne l’intéresse. Depuis qu’il habite Dialij son amour pour Kotik a été son unique et probablement sa dernière joie. (p. 820)
Ekatérina fait chaque jour quatre heures de piano. Elle a visiblement vieilli. Sa santé est chancelante, elle passe chaque automne en Crimée avec sa mère. (p. 821)