« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mercredi 28 décembre 2022

Ionytch d’Anton Tchekhov : une histoire d’amour manquée tragique.

       La plupart des récits tardifs ou considérés comme « matures » de Tchekhov laissent chez son lecteur un sentiment de poignante émotion, mélancolie. Si Ionytch partage cette émotion suscitée chez le lecteur familier de Tchekhov, sa conclusion terrible exacerbe cette émotion, nous laissant sur un sentiment de douleur, de pitié profonde pour le destin malheureux de ses deux protagonistes. La célèbre formule de Racine dans sa préface à Bérénice sied bien aux nouvelles de Tchekhov en général, mais plus particulièrement dans celle qui nous intéresse : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que […] tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». Chez Tchekhov toutefois, l’action n’est nullement « grande », les acteurs peu voire pas du tout « héroïques », et pourtant la tristesse que ses nouvelles suscitent, et Ionytch plus particulièrement, touche à un niveau rarement atteint en littérature.

         C'est la conclusion de Ionytch qui est d'abord et avant tout à l’origine de la tristesse poignante qui s’empare de nous à sa lecture. Car contrairement à d’autres nouvelles qui partagent le même canevas d’une vie étouffante, terne, menée sans ou avec bien peu de joie et de bonheur pour ses protagonistes qui en ont douloureusement conscience, mais qui néanmoins s’achèvent sur une note un peu plus optimiste, bien qu’une incertitude plane sur le destin de ses héros (Trois années se conclut sur une meilleure compréhension mutuelle du couple principal, après trois années de mariage difficile et de désillusions ; Le Violon de Rothschild, bien que brossant le portrait d’une vie conjugale malheureuse, accorde à son protagoniste une rédemption, une joie tardive qui la rachète quelque peu ; La Dame au petit chien laisse incertain le destin du couple adultère), Ionytch ne laisse guère d’espoir pour le futur de son héros-éponyme, vieux célibataire enlaidi, grossi, ayant perdu toute capacité d’aimer et de s’émerveiller liée à son avarice croissant : riche, respecté de tous, Ionytch mène néanmoins une vie dépourvue de toute joie depuis qu’il a cessé d’aimer et qu’il se préoccupe uniquement de sa richesse matérielle. Et Kotik (ou Ekatérina), revenue dans sa petite ville natale dont elle avait pourtant juré de s’éloigner, mène depuis lors une vie triste et malheureuse, sous-entendue par sa mauvaise santé perpétuelle et son retour dans la maison familiale. Avec une remarquable économie de moyens, propre au bon nouvelliste, via l’emploi d’ellipses et de brefs résumés, Tchekhov parvient à décrire et sous-entendre les années malheureuses que le couple manqué mène séparément de son côté, avec bien peu d’espoir quant à un éventuel changement heureux de leur destin.

         La conclusion si tragiquement poignante de Ionytch l’est d’autant plus qu’elle est le résultat d’une histoire d’amour manquée, thème il est vrai tant de fois traité en littérature. Et pourtant Tchekhov parvient, à partir d’un si banal canevas, à saisir notre cœur d’une façon singulière que nous tenterons d’élucider dans ce qui suit.

Une première raison peut être l’absence de clair responsable chez le couple principal dans l’échec que fut leur histoire d’amour. Fidèle à son esthétique héritée de Tolstoï, Tchekhov refuse de condamner explicitement l’une ou l’autre partie du couple, se contentant de nous décrire leurs sentiments respectifs, et que nous comprenons humainement sans nécessairement les approuver. Kotik d’abord refuse la proposition de mariage de Startsev, car elle craint d’étouffer dans la vie conjugale, de surcroît dans une ville qu’elle a pris en horreur pour l’ennui qu’elle y ressent. Puis c’est Startsev qui, usé et transformé par la vie monotone qu’il mène en l’absence de Kotik et suite au refus de cette dernière, ne ressent plus l’amour qu’il éprouva jadis pour la jeune femme, amour étouffé par les préoccupations mesquines qui ont peu à peu envahi ses pensées. Une peur de l’engagement le saisit à son tour, et le conduit au final à ne plus rendre visite à Kotik qui l’attend désespérément. Les circonstances défavorables et l’aveuglement des personnages, bien davantage que la malignité ou les vices de ces derniers, finissent par conduire fatalement à leur amour manqué, qui eût pu se réaliser peut-être dans d’autres circonstances. La peur de l’engagement saisit tour à tour Kotik et Startsev : la première, d’abord obnubilée par ses rêves de devenir une pianiste accomplie, voit avec horreur la perspective de devenir une simple femme de médecin. Et pourtant, Kotik se rend compte à son retour de Moscou que cette perspective, qui l’horrifiait tant, n’est peut-être pas si dégradante : avec le recul, avec davantage de maturité, elle se rend compte que la profession de son éventuel mari est en elle-même héroïque, utile du moins, et non dépourvue de tout sens et beauté comme elle le pensait jadis. Startsev, de son côté, changé par les années, a davantage conscience des défauts de Kotik et de sa famille, et ces défauts, superficiels si nous y regardons de plus près, le découragent par avance de s’engager à nouveau. Intérieurement, il se félicite de ne pas s’être marié comme il l’eût sans doute fait si la jeune femme avait agréé à sa demande passée. Et pourtant, sa vie terne de vieux célibataire, telle que décrite et sous-entendue par Tchekhov, semble bien pire que tous les désagréments maritaux qu’il redoute : non que ces derniers eussent été absents, et Startsev eût sans doute connu des déboires similaires à ceux du couple dans la nouvelle Trois années, mais son amour eût peut-être apporté la joie, le bonheur qui lui manquent cruellement à la conclusion du récit. Et son désenchantement vis-à-vis de la vie en général eût peut-être été atténué par Kotik, qui justement parvenait à percevoir, à son retour, la noblesse de son métier de médecin et l’eût peut-être encouragé à voir les choses, la vie de manière moins sombre qu’elle n’est.

C’est justement cette perception fausse, exagérée, des choses de la vie qui fait souvent le malheur des protagonistes de Tchekhov. Ce dernier, à l’instar de Flaubert et de Tolstoï, excelle à décrire objectivement comment les personnages se perçoivent, ainsi que leur environnement, pour mieux les démentir cruellement par des détails insérés dans son récit et auxquels le lecteur doit prêter attention pour s’apercevoir de la fausseté de leurs perceptions. Ainsi, dans Ionytch, Kotik se croit un talent de pianiste, bien que la description comique qu’en fait Tchekhov lors de la première écoute de son jeu musical par Startsev démente rapidement et annonce déjà son futur échec au Conservatoire qu’elle rejoint pour plusieurs années et où elle échoua manifestement. Et c’est au nom de ce « talent » que Kotik dédaigne la demande en mariage de Startsev, qu’elle va amèrement regretter par la suite. De même, Startsev ne cesse de se dire qu’il a bien fait de ne pas se marier avec Kotik. Mais sa vie si manifestement malheureuse, misérable de vieux célibataire est-elle réellement préférable à un mariage raté avec Kotik ? Il est difficile bien sûr de se prononcer sur la tournure, intrinsèquement incertaine, des événements, mais difficile de voir Startsev plus malheureux qu’il ne l’est dans la vie qu’il s’est finalement choisie.

Car Tchekhov, bien qu’il fût et continue d’être considéré comme un auteur pessimiste en amour, semble néanmoins, à l’instar de Shakespeare, reconnaître à l’amour, malgré ses nombreux défauts et ridicules, une dimension essentielle dans la joie et le bonheur humains. Startsev, à la fin de la nouvelle, est décrit comme n’ayant eu comme seule joie dans la vie son bref amour pour Kotik. Et si nous pouvons percevoir une certaine ironie dans la description que fait Tchekhov des sentiments amoureux de Startsev (teintés d’une discrète sensualité), on ne peut s’empêcher d’être touché par la naïveté, la simplicité de l’amour qu’il ressent pour Kotik, mais aussi et surtout d’être ému par l’extinction, la disparition de cet amour, étouffé par les sentiments mesquins qui l’ont progressivement gagné dans la vie monotone et terne qu'il mène, en particulier son avarice. Cette disparition de l’amour chez Startsev, si humaine et naturelle au final, couplée cruellement à l’amour qui à l’inverse s’éveille chez Kotik, schéma inversé de leur première rencontre, accentue d’autant plus la pitié du lecteur devant cette histoire d’amour manquée, qui eût été possible dans des circonstances plus favorables, et eût peut-être sauvé les deux protagonistes du malheur certain qui les attend à la conclusion de la nouvelle.

        Ionytch donc se caractérise par la tristesse mélancolique, rarement atteinte à un si haut niveau chez Tchekhov (bien qu’également présente dans nombre de ses nouvelles), liée en grande partie à sa conclusion où le malheur du couple manqué semble scellé dans leurs vies respectives. Une conclusion pathétique sans clair fautif, davantage liée à des circonstances certes malencontreuses, mais si humaines et compréhensibles, que Tchekhov nous raconte avec sa lucidité et empathie habituelles.

Ci-dessous, l’habituel choix de citations remarquables dans cette nouvelle :

Son expression était encore enfantine, sa taille svelte, délicate ; et sa poitrine virginale, déjà développée, belle, respirant la santé, parlait de printemps, d’un printemps véritable. (p. 803)

Elle lisait une histoire comme il ne s’en passe jamais dans la vie, mais elle était agréable, facile à entendre… (p. 803)

Quand Mme Tourkina eut fermé son cahier, il y eut cinq minutes de silence pendant lesquelles on entendit « Ma douce chandelle » chanté par le chœur, et cette chanson disait tout ce que le roman taisait, et qui se trouve dans la vie. (p. 803-804)

Elle jouait un passage difficile, intéressant précisément par sa difficulté, long et monotone, et Startsev, en l’écoutant, imaginait des pierres roulant sans trêve du haut d’une montagne, et il avait envie qu’elles cessent au plus tôt de rouler ; cependant Kotik, rouge d’efforts, énergique, vigoureuse, une mèche sur le front, lui plaisait beaucoup. Après un hiver passé à Dialij au milieu des malades et des paysans, se trouver dans un salon à contempler cet être jeune, élégant et probablement pur, à écouter ces sons bruyants, ennuyeux, néanmoins imprégnés de culture, c’était si agréable, si nouveau… (p. 804)

– Je ne vous ai pas vue de toute la semaine, pendant tout ce temps, je ne vous ai pas entendue. J’ai un désir passionné, une soif ardente d’entendre votre voix. Parlez. »

Elle le ravissait par la fraîcheur, la naïveté de son regard et de ses joues. Même la façon dont lui allait sa robe lui semblait avoir quelque chose de particulièrement charmant, de touchant, une grâce simple et naïve. Mais en même temps, malgré sa naïveté, elle lui paraissait très intelligente et plus mûre que son âge. (p. 807)

Au premier moment Startsev fut stupéfait par ce spectacle qu’il voyait pour la première fois de sa vie et qu’il ne lui arriverait sans doute plus de revoir : un monde qui ne ressemblait à rien d’autre, un monde où le clair de lune était si beau et si doux, à croire qu’il était là dans son berceau, un monde où il n’y avait pas de vie, absolument aucune, mais où dans chaque peuplier noir, dans chaque tombe, on sentait la présence d’un mystère qui promettait une vie paisible, magnifique, éternelle. Des dalles et des fleurs fanées montait, en même temps que la senteur des feuilles d’automne, un parfum de pardon, de tristesse et de paix… (p. 809)

Startsev attendait et on aurait dit que le clair de lune réchauffait son emportement, il attendait passionnément et imaginait des baisers, des étreintes. […] [Startsev] fit les cent pas dans les allées latérales, le chapeau à la main, attendant, et pensant à toutes ces femmes et ces jeunes filles qui avaient été belles, séduisantes, qui avaient aimé, connu des nuits ardentes, s’étaient abandonnées aux caresses, et gisaient maintenant dans ces tombes. Au fond, comme notre mère la Nature se joue méchamment de l’homme, qu’il est humiliant d’en convenir ! Telles étaient les pensées de Startsev et en même temps il avait envie de crier qu’il désirait, qu’il attendait l’amour, à n’importe quel prix ; ce qu’il avait devant lui, éclatant de blancheur, ce n’étaient plus des blocs de marbre mais des corps magnifiques, il apercevait des formes pudiquement dissimulées dans l’ombre des arbres, en sentait la tiédeur, et cette angoisse lui devenait douloureuse… (p. 809-810)

Après une nuit d’insomnie il se trouvait dans un état vague, comme si on lui avait administré un breuvage doux et soporifique ; il avait sur le cœur comme une brume, mais gaie, tiède, cependant qu’un petit coin de son cerveau, froid et dur, le raisonnait.

« Arrête-toi avant qu’il soit trop tard ! Êtes-vous assortis ? C’est une enfant gâtée, capricieuse, elle reste au lit jusqu’à des deux heures de l’après-midi, toi, tu es un fils de pope, un médecin de district… » (p. 811)

Kotik arriva enfin, en robe de bal et décolleté, jolie, proprette et Startsev éprouva une telle admiration, un tel ravissement qu’il ne put articuler un mot et se contenta de la contempler et de rire. (p. 811)

Startsev la prit par la taille ; toute à sa frayeur, elle se serra contre lui et il ne put s’empêcher de l’embrasser passionnément sur les lèvres, sur le menton et de la serrer plus encore dans ses bras. (p. 812)

Ah, qu’ils savent peu de chose ceux qui n’ont jamais aimé ! Il me semble que personne n’a encore dépeint l’amour tel qu’il est ; d’ailleurs je doute qu’on puisse dépeindre ce sentiment tendre, joyeux, torturant, et quiconque l’a ressenti, ne serait-ce qu’une fois, n’ira pas le traduire par des mots. À quoi bon les préambules, les descriptions ? À quoi bon cette éloquence inutile ? Mon amour est infini… (p. 812)

Je ne puis être votre femme. Parlons sérieusement. Vous savez que j’aime l’art plus que tout au monde, je l’aime à la folie, j’adore la musique, je lui ai voué ma vie. Je veux être une artiste, j’ai soif de gloire, de succès, de liberté, et vous voulez que je continue à vivre dans cette ville, que je continue à mener une vie creuse, inutile, qui m’est devenue insupportable. Devenir une épouse, oh non, pardonnez-moi ! L’être humain doit aspirer au but le plus haut, le plus brillant, et la vie de famille m’enchaînerait à jamais. (p. 812)

Il avait un peu honte et son amour-propre était blessé – il ne s’attendait pas à un refus – et il ne pouvait croire que tous ces rêves, ces angoisses et ces espérances avaient abouti à une fin aussi stupide, comme dans une saynète de spectacle d’amateurs. Et il avait regret de son sentiment, de son amour, tellement regret que, pour un peu, il aurait éclaté en larmes… (p. 813)

Startsev fréquentait différentes familles et voyait beaucoup de monde mais ne se liait avec personne. Les gens de la ville l’agaçaient par leurs conversations, leur conception de la vie et même leur apparence. L’expérience lui avait peu à peu enseigné que tant qu’on joue aux cartes ou qu’on s’attable autour d’un en-cas avec eux, ce sont des gens tranquilles, bienveillants et même pas bêtes, mais que, dès qu’on leur parle de produits non comestibles, mettons de politique ou de science, ils restent bouche bée ou débitent une philosophie si stupide et si méchante qu’il ne vous reste plus qu’à lever les bras au ciel et à vous en aller. […] Et si, en société, au cours d’un dîner ou d’un thé, il disait qu’il faut se donner du mal, qu’on ne peut pas vivre sans travailler, chacun prenait cela pour un reproche, se mettait en colère et contestait ses propos avec insistance. En outre les gens ne faisaient rien, absolument rien, ne s’intéressaient à rien, et l’on ne pouvait trouver matière à s’entretenir avec eux. Startsev évitait les conversations, se contentait de participer aux lunchs et de jouer au wint et quand, dans une maison, il tombait sur une fête de famille et qu’on l’invitait à déjeuner, il prenait place et mangeait en silence, les yeux fixés sur son assiette ; tout ce qui se disait entre-temps était sans intérêt, injuste, bête, il en éprouvait de l’irritation, s’énervait, mais il ne disait mot et du fait qu’il observait toujours un silence rébarbatif et contemplait son assiette, on l’avait surnommé le « Polonais boudeur » bien qu’il n’eût jamais été Polonais. (p. 814)

Et Kotik ? Elle avait maigri, pâli, embelli et minci, mais elle était devenue Ekatérina Tourkina, et non plus Kotik ; elle n’avait plus sa fraîcheur de naguère et son expression de naïveté enfantine. Dans son regard comme dans ses manières, il y avait quelque chose de nouveau, de timide et de coupable, comme si, dans la maison des Tourkine, elle ne se fût plus sentie chez elle. (p. 815)

Maintenant encore, elle lui plaisait beaucoup, mais il lui manquait quelque chose, ou elle avait quelque chose de trop – il eût été incapable de dire quoi au juste, mais quelque chose l’empêchait d’éprouver les mêmes sentiments qu’autrefois. Il n’aimait ni sa pâleur, ni sa nouvelle expression, ni son sourire à peine esquissé, ni sa voix, quelques instants plus tard ce furent sa robe, le fauteuil où elle était assise, le souvenir du passé, de l’époque où il avait failli l’épouser. Il se souvint de son amour, des rêves et des espoirs qui l’avaient agité quatre ans plus tôt, et il se sentit mal à l’aise. (p. 816)

Ce qui est médiocre, se disait-il, ce n’est pas de ne pas savoir écrire des nouvelles, mais d’en écrire et de ne pas savoir le cacher. (p. 816)

Elle le regardait et attendait visiblement qu’il lui proposât une promenade au jardin, mais il n’en fit rien. (p. 816)

Maintenant il voyait de près son visage, ses yeux étincelants, et dans le noir, elle paraissait plus jeune qu’au salon et semblait même avoir retrouvé son expression enfantine d’autrefois. Et vraiment, elle le regardait avec une curiosité naïve, comme si elle avait voulu examiner de plus près, comprendre cet homme qui l’avait jadis si ardemment aimée, avec une telle tendresse et d’un amour si malheureux ; ses yeux le remerciaient de cet amour. Et il se souvint de tout ce qui s’était passé, des moindres détails, de ses allées et venues dans le cimetière, de son retour chez lui au matin, accablé de fatigue, et soudain il éprouva de la tristesse et le regret du passé. Une petite flamme vacilla dans son cœur. (p. 817)

Comment nous vivons ici ? Nous ne vivons pas du tout. Nous vieillissons, nous grossissons, nous nous laissons aller. Un jour chasse l’autre, la vie s’écoule terne, sans impressions, sans pensées… Le jour, c’est le gagne-pain, le soir le cercle, la société de joueurs, d’alcooliques, de braillards que je ne peux pas souffrir. Qu’y a-t-il de bon dans tout cela ?

– Mais vous avez votre travail, un but noble dans l’existence. Vous aimez tant parler de votre hôpital. J’étais bizarre alors, je me croyais une grande pianiste. […] Quel bonheur d’être médecin de campagne, de soulager les souffrances, de servir le peuple. Quel bonheur ! répéta-t-elle avec fougue. Quand je pensais à vous à Moscou, vous m’apparaissiez si idéal, si sublime… »

Startsev pensa aux billets de banque qu’il sortait le soir de ses poches avec tant de satisfaction et la petite flamme s’éteignit. (p. 817-818)

« Vous ne venez pas. Pourquoi ? écrivait-elle. J’ai peur que vous n’ayez changé de sentiments à notre égard ; cette seule pensée m’épouvante. Rassurez-moi, venez nous dire que tout va bien. Il faut absolument que je vous parle. Votre E. »

Il lut la lettre, réfléchit et dit à Pava :

« Mon ami, tu diras que je ne peux pas venir aujourd’hui, que je suis très occupé. Et que je viendrai d’ici trois ou quatre jours. »

Mais trois jours, une semaine passèrent sans qu’il y allât. Une fois, en passant devant la maison des Tourkine, il se souvint qu’il devrait aller leur dire bonjour ne serait-ce qu’une minute, mais il réfléchit et… s’abstint. Et il n’y retourna jamais. (p. 819)

Il a beaucoup de soucis, il n’abandonne cependant pas son poste au zemstvo ; la cupidité l’a emporté, il veut courir les deux lièvres à la fois. […] Et, probablement parce que la graisse a envahi sa gorge, sa voix a changé. Elle est devenue grêle et cassante. Son caractère aussi a changé : il est devenu pénible, irritable. […] Il vit en solitaire. Il s’ennuie, rien ne l’intéresse. Depuis qu’il habite Dialij son amour pour Kotik a été son unique et probablement sa dernière joie. (p. 820)

Ekatérina fait chaque jour quatre heures de piano. Elle a visiblement vieilli. Sa santé est chancelante, elle passe chaque automne en Crimée avec sa mère. (p. 821)

mardi 13 décembre 2022

« Des lettres et des gens de lettres », de Chateaubriand : de ce qui fait la bonne littérature et le bon écrivain.

« pour l’intérêt même de notre gloire et la perfection de nos ouvrages, nous ne saurions trop nous attacher à la vertu : c’est la beauté des sentiments qui fait la beauté du style. Quand l’âme est élevée, les paroles tombent d’en haut, et l’expression noble suit toujours la noble pensée»

 

        Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand se montre à de nombreuses reprises quelque peu dédaigneux de la qualité de ses propres écrits. C’est ainsi qu’il fait par exemple une virulente critique de son propre René, et plus globalement de l’influence néfaste que cet écrit eut sur son lectorat, en particulier sur les auteurs « romantiques » qui en reprendront les thèmes et sentiments. Car Chateaubriand étant continuellement obsédé par la vanité des choses humaines (en raison de sa profonde foi chrétienne), cette obsession se porte également sur ses propres écrits littéraires, et le pousse donc à s’interroger in fine sur ce qui fait la valeur, ou non, d’un ouvrage donné. Pour Chateaubriand, ce n’est pas le « style » dans le sens purement formel où il est souvent employé aujourd'hui, notion vague, détachée du « fond » et purement subjective en l’absence de critères précis et définis au préalable, qui importe le plus en littérature, mais bien davantage, entre autres, l’élévation morale, spirituelle, qu’un ouvrage peut susciter chez son lecteur. Forme et fond sont donc indissociables pour Chateaubriand, pour qui « l’expression noble suit toujours la noble pensée », une idée reprise également par Victor Hugo avec sa célèbre citation selon laquelle « La forme, c'est le fond qui remonte à la surface ». Que d’auteurs dont le style pris isolément semble sophistiqué, et donc « littéraire », mais qui ne laisse parfois guère d’impression durable au lecteur en raison d’une pensée, d’une vision du monde creuse voire inexistante ! Et que d’auteurs dont on critique parfois à tort la soi-disant « simplicité » de style comme un critère d’infériorité par rapport à d’autres auteurs, nonobstant l’impression profonde créée subrepticement par l’auteur, qui constitue le véritable mystère et la véritable beauté de la création littéraire !

       Outre ce qui fait la valeur littéraire d’un écrit donné, Chateaubriand insiste aussi sur la valeur propre de l’écriture et de l’étude en elles-mêmes, nonobstant le succès qu’elles rencontrent auprès du public. En écrivant ses Mémoires, Chateaubriand y trouvait surtout une source de réconfort et de joie, qui lui permet de replonger dans son passé et donc d’échapper à un présent auquel il se sent de plus en plus étranger à mesure qu’il vieillit. Il n’avait d’ailleurs guère l’intention de les publier de son vivant, jusqu’à ce que des difficultés financières l’y contraignent. Si à ses premiers succès littéraires, Chateaubriand reconnaît volontiers qu’il sentait sa vanité et son orgueil flattés, cette satisfaction s’estompe de plus en plus à mesure qu’il ressent les contraintes de la renommée, si contraires à son caractère indépendant et solitaire, et à mesure qu’il vieillit et a plus en plus conscience de la vanité des choses humaines.

        Enfin, Chateaubriand dans cet essai offre quelques idées originales ou de bon sens qu'il est utile de rappeler, sur ce qui constitue selon lui un bon homme de lettres, et à l’inverse ce qui en fait un mauvais.

Quelques clichés, d’ailleurs encore récurrents aujourd’hui même, y sont dénoncés. Par exemple, l’idée que la littérature ne peut être bonne que si elle est écrite par des gens de moyenne ou basse condition,  et qu’elle est nécessairement frappée de discrédit lorsqu’elle est écrite par des gens appartenant à la haute société ou riches. Chateaubriand ne tombe pas non plus dans l’exagération inverse, à savoir que la bonne littérature est l’apanage exclusif des classes « favorisées », mais émet simplement l’idée que c’est l’esprit, la pensée de l’auteur qui déterminera la valeur de son écrit, peu importe son origine sociale. Un autre cliché réducteur sur les hommes de lettres les présente également comme des personnes dénuées de bon sens, des rêveurs complètement coupés du monde et des réalités humaines. Non que Chateaubriand dédaigne la valeur de l’imagination, de la sensibilité, du rêve ou de la contemplation, lui qui en est au contraire un fervent partisan ! Mais elles n’empêchent pas la personne qui en est douée d’être aussi sensible, lucide quant aux caractères des hommes et aux affaires pratiques, en particulier politiques. Chateaubriand met en avant « le jugement, le bon sens », deux qualités que doivent avoir le bon politique mais aussi le bon écrivain, idées qui ne sont pas sans rappeler celles de Montaigne.

Enfin, le bon écrivain doit rester humble, indépendant en toutes circonstances, et ne se préoccuper que de son art même et de ses nobles buts, tels qu'exposés plus haut. Les suffrages du public, les faveurs des puissants ne doivent pas l’influencer ou être recherchés pour eux-mêmes, sous peine de trahir l’art même pour lequel il est fait, en diminuant voire en rendant nulle la valeur de leurs écrits, ou plus simplement par le temps que de telles choses lui feraient perdre. La droiture, le sens de l’honneur de Chateaubriand lui vaudront ainsi l’inimitié régulière des puissants, dont celle de Napoléon, de qui il dénoncera rapidement le despotisme croissant et avec qui il rompra définitivement suite au meurtre du duc d’Enghien. Car le rôle naturel de l'écrivain, c'est d'abord de prendre la défense, de donner une voix aux victimes de toute forme d'oppression, de tous ceux qui souffrent (sans évidemment non plus tomber dans une idéalisation fausse et naïve) et de leur apporter réconfort et courage à travers leurs écrits. Autrement dit, le bon écrivain doit être le gardien, le défenseur de la dignité humaine, du juste, du bon, et donc combattre, dénoncer, tout ce qui irait à l'encontre de ces principes.


Ci-dessous, quelques passages choisis des Mémoires d’outre-tombe, ainsi qu’un des Mémoires de ma vie, qui ont inspiré les réflexions faites sur cet article :

Depuis que j’ai acquis une malheureuse célébrité il m’est arrivé de passer des jours et des mois entiers avec des personnes qui ne se souvenaient plus que j’avais fait des livres : moi-même je l’oubliais si bien que cela nous paraissait à tous une chose de l’autre monde. Écrire aujourd’hui m’est odieux. Non que j’affecte un sot dédain pour les lettres, mais c’est que je doute plus que jamais de mon talent, et que les lettres ont si cruellement troublé ma vie que j’ai pris mes ouvrages en aversion. (Mémoires de ma vie, livre II, p. 42)

Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai point senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encore moins la morgue et l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs. (Mémoires d’outre-tombe, livre II, chap. 7)

Ces lieux de mes premières inspirations me font sentir leur puissance ; ils reflètent sur le présent la douce lumière des souvenirs : je me sens en train de reprendre la plume. Tant d’heures sont perdues dans les ambassades ! Le temps ne me faut pas plus ici qu’à Berlin pour continuer mes Mémoires, édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désirent aller le matin à des pique-niques et le soir au bal : très volontiers ! Les gens, Peter, Valentin, Lewis, vont à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs ; j’en suis charmé. On me laisse la clef de la porte extérieure : monsieur l’ambassadeur est commis à la garde de sa maison ; si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti ; me voilà seul : mettons-nous à l’œuvre. (Ibid., livre VI, chap. 1)

Je dus à l’étude le premier adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. (Ibid., livre X, chap. 8)

Est-il certain que j'aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? Dépasserai-je ma tombe ? Si je vais au-delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante : Poeta fui e cantai. « Je fus poète, et je chantai ! » (Ibid., livre X, chap. 9)

Froid et sec en matière usuelle, je n’ai rien de l’enthousiaste et du sentimental : ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l’homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m’entraîner, d’idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même ; le côté petit et ridicule des objets m’apparaît tout d’abord ; de grands génies et de grandes choses, il n’en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d’encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l’existence intérieure et théorique, je suis l’homme de tous les songes ; dans l’existence extérieure et pratique, l’homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n’y a jamais eu d’être à la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé ; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de mon père. (Ibid., livre XI, chap. 1)

Rien donc de plus vain que la gloire au delà du tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur la terre. (Ibid., livre XII, chap. 1)

[…] si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus ; s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé : on n’a plus entendu que des phrases lamentables et décousues ; il n’a plus été question que de vents et d’orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n’y a pas de grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n’ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie ; qui, dans l’abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions ; qui n’ait frappé son front pâle et échevelé, et n’ait étonné les hommes stupéfaits d’un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus. (Ibid., livre XIII, chap. 10)

Le plaisir le plus vif que j’aie éprouvé, c’est de m’être senti honoré en France et chez l’étranger des marques d’un intérêt sérieux. Il m’est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m’amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Était-ce l’amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu’importait à ma vanité que d’obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j’ose le croire, c’était d’avoir produit un peu de bien, consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d’une mère l’espérance d’élever un fils chrétien, c’est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie pure si j’eusse écrit un livre dont les mœurs et la religion auraient eu à gémir ? (Ibid., livre XIV, chap. 6)

Dieu, en sa patiente éternité, amène tôt ou tard la justice : dans les moments du sommeil apparent du ciel, il sera toujours beau que la désapprobation d'un honnête homme veille, et qu'elle demeure comme un frein à l'absolu pouvoir. La France ne reniera point les nobles âmes qui réclamèrent contre sa servitude, lorsque tout était prosterné, lorsqu'il y avait tant d'avantages à l'être, tant de grâces à recevoir pour des flatteries, tant de persécutions à recueillir pour des sincérités (Ibid., livre XXII, chap. 15)

 

Et ci-dessous, des extraits choisis de l’essai en question, « Des lettres et des gens de lettres », paru au Mercure de France en mai 1806 (l’article au complet peut être lu via ce lien : https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/critique/chateaubriand_melanges-litteraires#body-11)

[...] Quant à cette autre phrase, un auteur doit être pris dans les rangs ordinaires de la société, j’en demande pardon à mon censeur ; mais cette phrase n’implique pas le sens qu’il y trouve. Dans l’endroit où elle est placée, elle se rapporte aux rois, uniquement aux rois. Je ne suis point assez absurde pour vouloir que les lettres soient abandonnées précisément à la partie non lettrée de la société. Elles sont du ressort de tout ce qui pense ; elles n’appartiennent point à une classe d’hommes particulière ; elles ne sont point une attribution des rangs, mais une distinction des esprits. […]

Eh ! comment pourrais-je calomnier les lettres ? Je serais bien ingrat, puisqu’elles ont fait le charme de mes jours. J’ai eu mes malheurs comme tant d’autres ; car on peut dire du chagrin parmi les hommes, ce que Lucrèce dit du flambeau de la vie :

Quasi cursores, vitaï lampada tradunt. [Et semblables aux coureurs, ils se transmettent le flambeau de la vie.]

 J’ai toujours trouvé dans l’étude quelque noble raison de supporter patiemment mes peines. Souvent, assis sur la borne d’un chemin en Allemagne, sans savoir ce que j’allais devenir, j’ai oublié mes maux, et les auteurs de mes maux, en rêvant à quelque agréable chimère que me présentaient les muses compatissantes. Je portais pour tout bien avec moi mon manuscrit sur les déserts du Nouveau-Monde ; et plus d’une fois les tableaux de la nature, tracés sous les huttes des Indiens, m’ont consolé à la porte d’une chaumière de la Westphalie, dont on m’avait refusé l’entrée.

Rien n’est plus propre que l’étude à dissiper les troubles du cœur, à rétablir dans un concert parfait les harmonies de l’âme. Quand, fatigués des orages du monde, vous vous réfugiez au sanctuaire des muses, vous sentez que vous entrez dans un air tranquille, dont la bénigne influence a bientôt calmé vos esprits. […]

Cicéron avait été témoin des malheurs de sa patrie […]. Que fit Cicéron dans une position si triste ? Il eut recours à l’étude. « Je me suis réconcilié avec mes livres, dit-il à Varron, ils me rappellent à leur ancien commerce : ils me déclarent que vous avez été plus sage que moi de ne pas l’abandonner. »

Les muses, qui nous permettent de choisir notre société, sont d’un puissant secours dans les chagrins politiques. Quand vous êtes fatigués de vivre au milieu des Tigellin et des Narcisse, elles vous transportent dans la société des Caton et des Fabricius. Pour ce qui est des peines du cœur, l’étude, il est vrai, ne nous rend pas les amis que nous pleurons, mais elle adoucit le chagrin que nous cause leur perte ; car elle mêle leur souvenir à tout ce qu’il y a de pur dans les sentiments de la vie, et de beau dans les images de la nature. […]

On dit : « Les gens de lettres ne sont pas propres au maniement des affaires. » Chose étrange, que le génie nécessaire pour enfanter L’Esprit des Lois, ne fût pas suffisant pour conduire le bureau d’un ministre ! Quoi ! ceux qui sondent si habilement les profondeurs du cœur humain, ne pourraient démêler autour d’eux les intrigues des passions ? Mieux vous connaîtriez les hommes, moins vous seriez capables de les gouverner !

C’est un sophisme démenti par l’expérience. Les deux plus grands hommes d’état de l’antiquité, Démosthènes, et surtout Cicéron, étaient deux véritables hommes de lettres, dans toute la rigueur du mot. Il n’y a peut-être jamais eu de plus beau génie littéraire que celui de César, et il paraît que ce petit-fils d’Anchise et de Vénus entendait assez bien les affaires. On peut citer en Angleterre Thomas Morus, Clarendon, Bacon, Bolingbroke ; en France, l’Hôpital, Lamoignon, d’Aguesseau, M. de Malesherbes, et la plupart de nos premiers ministres tirés de l’église. Rien ne me pourrait persuader que Bossuet n’eût pas une tête capable de conduire un royaume, et que le judicieux et sévère Boileau n’eût pas fait un excellent administrateur.

Le jugement et le bon sens sont surtout les deux qualités nécessaires à l’homme d’état ; et remarquez qu’elles doivent aussi dominer dans une tête littéraire sainement organisée. L’imagination et l’esprit ne sont point, comme on le suppose, les bases du véritable talent ; c’est le bon sens, je le répète, le bon sens, avec l’expression heureuse. Tout ouvrage, même un ouvrage d’imagination, ne peut vivre, si les idées y manquent d’une certaine logique qui les enchaîne et qui donne au lecteur le plaisir de la raison, même au milieu de la folie. Voyez les chefs-d’œuvre de notre littérature : après un mûr examen, vous découvrirez que leur supériorité tient à un bon sens caché, à une raison admirable, qui est comme la charpente de l’édifice. Ce qui est faux finit par déplaire : l’homme a en lui-même un principe de droiture que l’on ne choque pas impunément. De là vient que les ouvrages des sophistes n’obtiennent qu’un succès passager : ils brillent tour à tour d’un faux éclat, et tombent dans l’oubli.

On ne s’est formé cette idée de l’inaptitude des gens de lettres, que parce que l’on a confondu les auteurs vulgaires avec les écrivains de mérite. Les premiers ne sont point incapables, parce qu’ils sont hommes de lettres, mais seulement parce qu’ils sont hommes médiocres, et c’est l’excellente remarque de mon critique. Or, ce qui manque aux ouvrages de ces hommes, c’est précisément le jugement et le bon sens. Vous y trouverez peut-être des éclairs d’imagination, de l’esprit, une connaissance plus ou moins grande du métier, une habitude plus ou moins formée d’arranger les mots et de tourner la phrase ; mais jamais vous n’y rencontrerez le bon sens. […]

Mais si les premiers talents littéraires peuvent remplir glorieusement les premières places de leur patrie, à Dieu ne plaise que je leur conseille jamais d’envier ces places ! […] Ne vaut-il pas mieux aujourd’hui, et pour nous et pour lui-même, que Racine ait fait naître sous sa main de pompeuses merveilles, que d’avoir occupé, même avec distinction, la place de Louvois ou de Colbert ? Je voudrais que les hommes de talent connussent mieux leur haute destinée ; qu’ils sussent mieux apprécier les dons qu’ils ont reçus du ciel. On ne leur fait point une grâce en les investissant des charges de l’état ; ce sont eux au contraire qui, en acceptant ces charges, font à leur pays une véritable faveur et un très grand sacrifice. […]

Dans une carrière étrangère à leurs mœurs, les gens de lettres n’auraient que les maux de l’ambition sans en avoir les plaisirs. Plus délicats que les autres hommes, combien ne seraient-ils pas blessés à chaque heure de la journée ! Que d’horribles choses pour eux à dévorer ! Avec quels personnages ne seraient-ils pas obligés de vivre et même de sourire ! […] Heureux s’ils trouvaient quelque occasion favorable de rentrer dans la solitude, avant que la mort ou l’exil vînt les punir d’avoir sacrifié leurs talents à l’ingratitude des cours ! […]

Montrez-moi dans les révolutions des empires, dans ces temps malheureux où un peuple entier, comme un cadavre, ne donne plus aucun signe de vie ; montrez-moi, dis-je, une classe d’hommes toujours fidèle à son honneur, et qui n’ait cédé ni à la force des événements, ni à la lassitude des souffrances : je passerai condamnation sur les gens de lettres. Mais si vous ne pouvez trouver cet ordre de citoyens généreux, n’accusez plus en particulier les favoris des muses : gémissez sur l’humanité toute entière. […]

Au reste, je suis si loin d’avoir pour les lettres le mépris qu’on me suppose, que je ne céderais pas facilement la faible portion de renommée qu’elles semblent quelquefois promettre à mes efforts. Je crois n’avoir jamais importuné personne de mes prétentions ; mais puisqu’il faut le dire une fois, je ne suis point insensible aux applaudissements de mes compatriotes, et je sentirais mal le juste orgueil que doit m’inspirer mon pays, si je comptais pour rien l’honneur d’avoir fait connaître avec quelque estime un nom français de plus aux peuples étrangers.

Enfin, si nous en croyons quelques esprits chagrins, notre littérature est actuellement frappée de stérilité ; il ne paraît rien qui mérite d’être lu : le faux, le trivial, le gigantesque, le mauvais goût, l’ignorance règnent de toutes parts, et nous sommes menacés de retomber dans la barbarie. Ce qui doit un peu nous rassurer, c’est que dans tous les temps on a fait les mêmes plaintes. […]

Les gens de lettres que j’ai essayé de venger du mépris de l’ignorance, me permettront-ils, en finissant, de leur adresser quelques conseils dont je prendrai moi-même bonne part ? Veulent-ils forcer la calomnie à se taire, et s’attirer l’estime même de leurs ennemis : il faut qu’ils se dépouillent d’abord de cette morgue et de ces prétentions exagérées qui les ont rendus insupportables dans le dernier siècle. Soyons modérés dans nos opinions, indulgents dans nos critiques, sincères admirateurs de tout ce qui mérite d’être admiré. Pleins de respect pour la noblesse de notre art, n’abaissons jamais notre caractère ; ne nous plaignons jamais de notre destinée : qui se fait plaindre se fait mépriser ; que les muses seules, et non le public, sachent si nous sommes riches ou pauvres : le secret de notre indigence doit être le plus délicat et le mieux gardé de nos secrets ; que les malheureux soient sûrs de trouver en nous un appui : nous sommes les défenseurs naturels des suppliants ; notre plus beau droit est de sécher les larmes de l’infortune, et d’en faire couler des yeux de la prospérité : Dolor ipse disertum fecerat [La douleur rend l’homme éloquent]. Ne prostituons jamais notre talent à la puissance, mais aussi n’ayons jamais d’humeur contre elle : celui qui blâme avec aigreur admirera sans discernement ; de l’esprit frondeur à l’adulation, il n’y a qu’un pas. Enfin, pour l’intérêt même de notre gloire et la perfection de nos ouvrages, nous ne saurions trop nous attacher à la vertu : c’est la beauté des sentiments qui fait la beauté du style. Quand l’âme est élevée, les paroles tombent d’en haut, et l’expression noble suit toujours la noble pensée. Horace et le Stagyrite n’apprennent pas tout l’art : il y a des délicatesses et des mystères de langage qui ne peuvent être révélés à l’écrivain que par la probité de son cœur, et que n’enseignent point les préceptes de la rhétorique.