[…] même le plus colossal affrontement de forces matérielles n’est jamais que la balance où l’on pèse, aujourd’hui comme toujours, le poids de l’homme. (p. 240)
« Tu sais, je crois qu’aujourd’hui, le lieutenant va y rester ! » Cet homme étrange, dont j’aimais l’esprit emporté et destructeur, m’apprit à cette occasion des faits auxquels je vis, non sans surprise, que le cœur du chef est pesé par l’homme de troupe comme sur des balances d’orfèvre. En effet, je me sentais très affaibli, et je tenais de prime abord l’attaque pour manquée. (p. 255)
Que cette vie fût bonne et forte, que cette guerre, malgré tout ce qu’elle a détruit, ait été pour ses soldats une incomparable école du cœur, c’est là une conviction qui s’est toujours plus profondément ancrée en moi. (p. 281, Préface à la traduction anglaise de 1929)
Orages d’acier est perçu comme l’un des livres les plus réalistes sur la Première Guerre Mondiale, et son authenticité, sa sincérité, ont été louées de toutes parts, du célèbre éloge d’André Gide qui accompagne souvent les présentations du livre à l’approbation qu’il reçut de la part des vétérans des deux camps du conflit. La réputation de héros de guerre de son auteur joue également sur le succès du livre, au point d’en occulter parfois ses qualités littéraires, Jünger ayant il est vrai manifesté à plusieurs reprises une bravoure et une grandeur d’âme extraordinaires sur le champ de bataille. Mais Orages d’acier est avant tout une œuvre littéraire, que l’on peut rapprocher d’autres œuvres comme nous le verrons, tout comme son auteur est avant tout un écrivain, un être sensible, contemplatif et solitaire avant d’être un héros de guerre.
Si l’aspect documentaire, la précision des scènes réalistes d’Orages d’acier sont souvent mis en avant, ils ne constituent néanmoins pas l’aspect, il me semble, le plus important du livre. Nous avons il est vrai un aperçu de ce que fut la vie dans les tranchées, leur quotidien monotone, entre problèmes liés à la boue, au froid, au manque de sommeil, à l’ennui ressenti, aux rats envahissants etc., ou à la mort qui fauche au hasard çà et là par l’intermédiaire d’une balle perdue, d’un obus ou d’un éclat de shrapnel (voir à cet égard les extraits du chapitre « Chronique quotidienne de la guerre de tranchées »). Jünger décrit également avec précision, sans lyrisme exagéré, les blessures, souvent mortelles, reçues par les soldats dont il fut régulièrement témoin. Néanmoins, Orages d’acier n’est guère un livre qui se réduirait à son aspect documentaire, réaliste, ni un réquisitoire ou plaidoyer de la guerre, ayant tour à tour été perçu comme un livre pacifique (pour les atrocités décrites) mais plus souvent encore comme un livre faisant l’éloge de la guerre, doublé d’un patriotisme jugé excessif (l’auteur n’abordant ni ne s’interrogeant guère il est vrai sur les raisons du conflit ou sur les ordres reçus, bien qu’une lassitude se fasse jour vers la fin du conflit, lorsque la défaite semble de plus en plus certaine).
La guerre intéresse donc moins
Jünger sur le plan politique ou réaliste, que sur le plan intérieur, et c’est
la raison sans doute pour laquelle un de ses essais sur son expérience de
soldat a pour titre Le Combat comme
expérience intérieure. Comme l’illustrent le titre du présent article et
ses citations d’ouverture, la guerre est surtout une « école du
cœur » qui permet au soldat de mieux se connaître, et de connaître ses
compagnons. L’héroïsme, le courage de Jünger sont devenus légendaires, eu égard
aux nombreuses blessures et médailles qu’il reçut, dont la plus haute
distinction militaire allemande, « Pour le mérite ». Mais le livre
est également un hommage au courage, parfois inattendu, dont ont fait preuve ses
compagnons d’armes dans le feu de l’action, mais aussi, de manière plus
surprenante, aux ennemis que Jünger eut à affronter. S’il est vrai que Jünger est
un patriote, cela n’en fait cependant pas un nationaliste, et c’est sans la moindre hésitation qu’il reconnaît la valeur, la bravoure de l’ennemi quand il en fut
témoin.
Je demandai des volontaires pour briser cette résistance par une attaque à découvert. Les hommes s’entre-regardèrent, hésitants ; seul, un lourdaud de Polonais, que j’avais toujours considéré comme l’idiot de la compagnie, grimpa hors de la tranchée et marcha d’un pas pesant vers le fortin. J’ai malheureusement oublié le nom de ce simple, qui m’apprit qu’on ne connaît pas un homme avant de l’avoir vu au danger. (p. 191)
L’un de mes hommes, le soldat de première classe Kimpenhaus, sauta sur le sommet de la barricade, dans l’ardeur du combat, et tira de là-haut dans la tranchée jusqu’au moment où deux graves coups dans le bras l’en balayèrent. Je notai le nom de ce héros de la journée et eus la joie de pouvoir le féliciter quinze jours après, quand il reçut la Croix de fer de première classe. (p. 192)
Cette attention à la valeur, à la grandeur de l’homme, et la manière qu’a Jünger de l’admirer chaque fois qu’il la constate, le rapproche des sagas nordiques et de l’Iliade, desquels il fut sans doute familier. Le titre du livre même lui fut inspiré par la Saga d’Egill, fils de Grimr le Chauve (voir notice, p. 699). Autre livre classique guerrier, le Roland furieux de l’Arioste est aussi explicitement mentionné, que Jünger lut durant son temps libre à la guerre, et dont il se remémore une phrase en particulier : « Je murmurai à plusieurs reprises un mot de l’Arioste : « Un grand cœur ne ressent pas d’horreur devant la mort, à quelque instant qu’elle vienne, pourvu qu’elle soit glorieuse. » (p. 154). Dans les sagas nordiques ainsi que le poème guerrier d’Homère, cette même thématique, cette même importance capitale de la bravoure au combat est centrale, comme cela a été souligné dans la note consacrée à l’Iliade ici, et dans ces citations des Héros de Carlyle discutant des divinités nordiques, dans son chapitre « Le héros en tant que divinité » :
Parmi les dogmes extrêmement flous qu’on peut reconnaître dans les Eddas […], la seule connaissance pratique qu’un homme pouvait découvrir n’était probablement rien de plus que l’existence affirmée des Valkyrs et de la Demeure d’Odin, d’un Destin inflexible, et le fait que la seule chose réellement utile pour tout homme était la bravoure. Les Valkyrs sont les divinités qui viennent emporter ceux qui sont morts sur les champs de bataille. Un Destin inexorable, qu’il est inutile de tenter de contourner ou d’adoucir, a décidé qui mourrait au combat : ce point était fondamental dans le système de croyances nordique et du reste tous les grands hommes, en tous temps et en tous lieux, ont partagé cette croyance […]. Les Valkyrs choisissent les dépouilles des hommes braves et les emmènent dans la céleste Demeure d’Odin : seuls les hommes vils, à l’âme d’esclave, sont rejetés dans le royaume de Hela, la déesse de la Mort. Tout cela est, je crois, au cœur de la religiosité viking. Ces hommes comprenaient qu’il leur était indispensable de se montrer braves, qu’Odin ne leur serait pas favorable, les mépriserait et les rejetterait s’ils manquaient de bravoure. Même dans cette conception, n’y a-t-il pas quelque chose à quoi nous pouvons adhérer ? C’est un devoir atemporel, valable aussi à notre époque, que de se montrer brave. (p. 57)
La vaillance est toujours une valeur. Le premier devoir d’un homme est de savoir dominer ses peurs. Il nous est nécessaire de surmonter la peur ; faute de quoi, nous sommes incapables d’agir. Les actes d’un homme qui a peur sont ceux d’un esclave, ils ne sont jamais francs mais toujours spécieux ; même ses pensées sont mensongères, car il pensera à la manière d’un esclave et d’un lâche jusqu’au jour où il aura appris à vaincre sa peur. Le credo d’Odin, si nous en considérons la vraie nature en l’extrayant de l’écheveau mythique dans lequel il est emmêlé, est encore vrai aujourd’hui. Un homme doit faire preuve de vaillance, aller de l’avant et quitter la vie comme un homme, en se soumettant avec confiance à la décision et au choix des puissances supérieures. D’une manière générale, il ne doit jamais rien redouter. Maintenant comme à toute époque, le fait que sa victoire sur la peur est plus ou moins complète détermine sa qualité d’homme. (p. 58)
Il est intéressant de noter que Jünger,
pétri d’un idéal issu de ses lectures, s’efforce par conséquent de se montrer
digne, à la hauteur, du conflit exceptionnel par son ampleur dans lequel il est
plongé. Et s’il donna d’innombrables exemples de bravoure, il n’en reste pas
moins humain, et c’est ainsi qu’il s’admoneste lui-même lorsque nombre de ses
hommes sont massacrés sous ses yeux par un obus meurtrier, et qu’il a dans un
premier temps une réaction épouvantée qui le pousse à fuir l’horreur du
spectacle qui s’offre à ses yeux.
À ce moment, voici qu’un nouveau sifflement retentit haut en l’air. Chacun sentit, la gorge serrée : celui-là, c’est pour nous ! Puis éclata un fracas énorme, assourdissant – l’obus s’était abattu juste au milieu de nous. À demi assommé, je me relevai. Dans le grand entonnoir, des bandes de cartouches de mitrailleuses, allumées par l’explosion, lançaient une lumière d’un rose cru. Elle éclairait la fumée pesante où se tordait une masse de corps noircis, et les ombres des survivants qui s’enfuyaient dans toutes les directions. En même temps résonnaient de nombreux et atroces cris de souffrances et des appels à l’aide s’élevaient. Cette rotation de la masse sombre, au fond du chaudron fumant et rougeoyant, ouvrit durant une seconde, comme la vision d’un cauchemar infernal, le plus profond abîme de l’épouvante. Après un instant où je restai paralysé, figé par l’horreur, je me levai d’un bond et, comme les autres, je courus tête baissée à travers la nuit. C’est seulement dans un trou d’obus où j’avais culbuté que je saisis ce qui venait de se passer. – Ne plus rien entendre, ne plus rien voir ! Seulement fuir d’ici, fuir jusqu’au fond de l’obscurité ! – Mais les hommes ! Il fallait bien s’occuper d’eux, c’est à moi qu’ils étaient confiés. – Je me forçai à revenir vers ce lieu d’horreur. […] Les blessés poussaient encore leurs cris affreux. Quelques-uns se traînèrent vers moi sur le ventre et gémirent lorsqu’ils reconnurent ma voix : « Mon lieutenant ! mon lieutenant ! » L’un des bleus que je préférais, Jasinski, à qui un éclat avait fracassé la cuisse, se cramponnait à mes jambes. Maudissant mon impuissance à porter secours, je lui tapai sur l’épaule, désemparé. De tels moments se gravent en vous. Je fus obligé de remettre le soin des malheureux au seul brancardier survivant, pour conduire hors de la zone de danger la poignée d’hommes indemnes qui s’étaient rassemblés autour de moi. Moi qui, une demi-heure auparavant, était encore à la tête d’une compagnie sur le pied de guerre, j’errais maintenant avec quelques hommes complètement abattus à travers le lacis des tranchées. Un gosse qui, quelques jours auparavant, sous les quolibets de ses camarades, avait pleuré à l’exercice, à cause des caisses de munitions trop pesantes pour lui, traînait maintenant avec dévouement, tout au long de notre cruel chemin, ce fardeau qu’il avait sauvé de l’horrible scène. Ce trait m’acheva. Je me jetai à terre et éclatai en sanglots convulsifs, tandis que mes hommes m’entouraient, l’air sombre. (p. 202-203)
En sus de cette même importance accordée à la bravoure, le livre de Jünger se rapproche aussi des deux œuvres susmentionnées par la notion de destin. C’est probablement la raison pour laquelle les raisons du conflit sont totalement occultées par Jünger, à l’instar de la guerre de Troie qu’Hector et son père Priam perçoivent comme une fatalité, faisant fi de la culpabilité d’Hélène dans l’origine supposée du conflit. Jünger non seulement sera blessé à de multiples reprises, mais échappera aussi à la mort de manière souvent miraculeuse, au grand étonnement même de ses frères d’armes, qu’il voit au contraire tomber un par un, et à un rythme accéléré vers la fin du conflit, non sans une poignante mais discrète émotion.
Dans la plupart des cas, tout se passait bien, mais le destin cueillait une ou deux victimes par jour, et ces pertes finissaient à la longue par prendre de l’importance. (p. 52)
Juste avant d’y arriver, j’appris une fois de plus par l’exemple de quelles infimes circonstances est faite la chance à la guerre. À cent mètres environ d’un carrefour vers lequel je me dirigeais, le chef d’un détachement occupé à des travaux de tranchées, dont j’avais fait la connaissance à la neuvième, me héla. Nous bavardions depuis une minute à peine quand un obus explosa en plein milieu du carrefour : sans cette rencontre, il m’aurait sans doute réglé mon compte. Ce sont des événements qu’on ne considère pas comme des hasards. (p. 103)
Dans les quelques secondes de mon évanouissement, le petit Schultz, lui aussi, avait été rattrapé par son destin. Comme je ne l’appris que par la suite, il avait bondi dans la tranchée pour y donner libre cours à sa fureur. […] un Écossais […] l’abattit à bout portant. (p. 228)
Néanmoins, la guerre telle que la vécut Jünger ne fut pas non plus constituée que de héros ou d’actes héroïques : car si d’un côté, la valeur d’un homme peut se révéler à lui-même de manière étonnante, elle met également en lumière la bassesse possible de l’homme, capable d’actes répréhensibles, condamnables. Jünger en proportion s’y attarde beaucoup moins par rapport à l’héroïsme qu’il surprit chez tel ou tel homme, mais il l’évoque aussi, rapportant par exemple le dépouillement de soldats morts (p. 204), la volonté de certaines troupes de s'approprier les exploits d'autrui (p. 221), et surtout les destructions auxquelles l’armée s’employa dans les villages et positions qu’ils durent abandonner, destructions qui selon lui avilissent celui qui les commet, bien qu’il en comprenne la motivation stratégique. Le blanc-seing donné aux actions les plus viles a selon Jünger un effet délétère sur la discipline, et plus grave encore, entache l’honneur de l’homme. C’est là aussi une théorie importante de Tolstoï pour expliquer, entre autres, la débâcle de l’armée napoléonienne dans Guerre et Paix : le pillage de Moscou et les biens subséquents que les soldats acquirent et voulurent sauver à tout prix, relâchèrent considérablement la discipline selon Tolstoï et contribua au désordre de sa retraite.
Les villages que nous traversâmes en remontant en ligne offraient le spectacle de grands asiles d’aliénés. Des compagnies entières poussaient des murs et les abattaient, ou bien, perchées sur les toits, elles fracassaient les tuiles. On coupait les arbres, on cassait les vitres ; partout alentour, des nuages de fumée et de poussière s’élevaient d’énormes tas de décombres. On voyait des hommes s’agiter frénétiquement, avec les costumes abandonnés par les habitants ou en robes de femme, des hauts-de-forme sur la tête. Ils découvraient avec l’intuition du destructeur la maîtresse-poutre de la maison, y fixaient des cordes et halaient, criant en cadence, jusqu’au moment où tout s’effondrait dans une grêle de pierres. D’autres brandissaient de grands marteaux et mettaient en miettes tout ce qu’ils rencontraient, des pots de fleurs sur les appuis de fenêtres aux verrières délicates d’une serre.
Jusqu’à la position Siegfried, chaque village n’était plus qu’un monceau de ruines, chaque arbre abattu, chaque route minée, chaque puits empoisonné, chaque cours d’eau arrêté par des digues, chaque cave crevée à coups d’explosifs ou rendue dangereuse par des bombes cachées, chaque rail déboulonné, chaque fil téléphonique roulé et emporté, tout ce qui pouvait brûler avait flambé : bref, nous changeâmes le pays en désert, en prévision de l’avance ennemie.
Ces spectacles faisaient songer à une maison de fous, comme je l’ai dit, et provoquaient une impression analogue, mi-comique, mi-dégoûtée. Ils furent aussi, et l’on ne tarda pas à s’en apercevoir, funestes pour la discipline. Ce fut la première fois où je vis à l’œuvre la destruction préméditée, systématique, que, plus tard dans ma vie, j’allais rencontrer jusqu’à l’écœurement ; elle est sinistrement liée aux doctrines économiques de notre temps, rapporte au destructeur lui-même plus de tort que de profit et ne fait aucunement honneur au soldat. (p. 114-115)
Un autre point commun que Jünger partage avec Tolstoï est sa manière saisissante de décrire les instants durant lesquels il est entre la vie et la mort. La perte de sensibilité, l’indifférence nouvelle à la fureur du conflit et des événements qui se passent alentour, la beauté et le sens de l’unité du monde que semble soudainement voir et comprendre l’homme dans cet état, sont autant de points communs entre l’auteur russe et allemand, bien qu’ils diffèrent profondément sur l’héroïsme guerrier, que Tolstoï dénonce pour sa part vigoureusement, en particulier via le personnage de Nicolas Rostov. Ci-dessous, le passage où Jünger contemple des cailloux blancs, qui n’est pas sans rappeler la contemplation du ciel par le prince André, ainsi que son indifférence nouvelle au cours de son ultime blessure :
J’étais persuadé d’avoir été touché au cœur, mais ne ressentais dans l’attente de la mort ni douleur ni angoisse. Je vis en tombant les cailloux blancs et polis dans la glaise de la route ; leur ordonnance était chargée de sens, nécessaire comme celle des étoiles, et dévoilait de grands mystères. Elle me parut familière et passionnante, plus que la tuerie qui se poursuivait autour de moi. Je tombai sur le sol, mais à ma grande surprise, je me relevai aussitôt. Ne pouvant découvrir de trou dans ma tunique, je me tournai de nouveau vers l’ennemi. (p. 227-228)
Cette fois, mon compte était bon. À l’instant même où je me sentis atteint, je compris que la balle avait tranché la vie à sa racine. Sur la route de Mory, j’avais déjà senti la main de la mort – cette fois-ci, elle serrait plus fort et plus nettement. Tandis que je m’écroulais pesamment sur le sol de la tranchée, j’eus la certitude que ma fin était irrévocable. Et, chose étrange, ce moment a été l’un des très rares dont je puisse dire qu’ils ont été vraiment heureux. À cette seconde, comme illuminé par un éclair, je compris ma vie dans sa structure la plus secrète. Je ressentais une surprise incrédule de ce qu’elle dût se terminer en ce lieu précis, mais cette surprise était empreinte d’une grande sérénité. Puis j’entendis le tir s’affaiblir peu à peu, comme si je coulais à pic sous la surface d’une eau grondante. Là où j’étais maintenant, il n’y avait plus ni guerre ni ennemi. (p. 255-256)
« Qu’est-ce ? je tombe ? mes jambes flageolent », pensa-t-il, et il s’abattit sur le dos. Il ouvrit les yeux espérant voir l’issue de la lutte des Français contre les artilleurs et voulant savoir si l’artilleur roux était ou non tué, si les canons étaient pris ou sauvés. Mais il ne vit rien. Au-dessus de lui, il n’y avait plus que le ciel – un ciel haut, voilé, mais immensément haut, où erraient lentement des nuages gris. « Quel silence, quelle paix et quelle majesté ! Ce n’est pas du tout comme lorsque je courais, pensa le prince André, lorsque nous courions, criions et nous battions ; plus du tout comme lorsque le Français et l’artilleur, furieux et épouvantés, se disputaient l’écouvillon, ce n’est pas du tout ainsi que les nuages passent dans ce haut ciel infini. Comment n’ai-je pas vu ce haut ciel plus tôt ? Et comme je suis heureux de le connaître enfin. Oui, tout est vanité, tout est mensonge, hormis ce ciel infini. Rien, il n’y a rien d’autre que lui. Mais il n’y a même pas cela, il n’y a rien, hormis le silence, l’apaisement. Et Dieu en soit loué… » (Guerre et Paix, p. 471-472, chap. XVI)
N’oublions pas que Jünger
est avant tout un être sensible avant d’être un soldat, un héros de guerre, et
cela peut parfois échapper au lecteur concentré davantage sur les exploits de l’auteur, en raison de sa réputation glorieuse. Des
moments de pause, de contemplation de la nature, rythment régulièrement
l’ouvrage, et le contraste qu’ils forment avec l’horreur de la guerre les rend
d’autant plus marquants, sublimes aux yeux de l’auteur et du lecteur. Car la guerre, tout
comme ce fut le cas dans l’Iliade et Guerre et Paix, en raison de
l’expérience extrême de vie et de mort qu’elle représente, exalte la vie même, puisque
l’homme en comprend avec la plus forte acuité possible sa fragilité et par
conséquent sa beauté. Rappelons-nous les scènes champêtres décrites dans le
bouclier d’Achille, si émouvantes malgré leur désarmante simplicité. Rappelons-nous
aussi le bonheur de Nicolas et d’André lors de leur retour de la guerre. C’est
ainsi que durant les rares instants d’accalmie de la guerre, Jünger est
émerveillé par le spectacle de la nature qu’il a le loisir de contempler dans
toute sa beauté fragile, insolite, que son expérience de la guerre lui permet de
saisir avec un œil et un recul nouveaux.
Le soir, je prenais ma canne et me promenais par les sentiers étroits, qui décrivaient leurs courbes à travers un paysage vallonné. Les champs envahis par les mauvaises herbes portaient des fleurs à l’odeur plus forte et plus sauvage. Parfois, au bord du chemin, on rencontrait des arbres isolés, sous lesquels les paysans avaient dû faire halte en temps de paix, inondés de fleurs blanches, roses ou rouge sombre, spectacle magique au sein de la solitude. La guerre avait posé sur la face de ce paysage, sans en abolir la grâce, des teintes héroïques ou mornes ; son opulence fleurie n’en paraissait que plus capiteuse et plus rayonnante.
Il est plus facile d’aller se battre au sein d’une pareille nature que dans un paysage d’hiver mort et froid. Ici, même une âme simple entrevoit que sa vie est enfouie dans des couches très profondes et que sa mort n’est pas une fin. (p. 128)
De telles sorties exercent une action stimulante ; le sang circule plus vite, les pensées se pressent. Je décidai de passer en songeries la nuit tiède, et m’aménageai donc en haut de la pente, dans l’herbe fournie, une couche que je tapissai de ma capote. Puis je m’allumai une pipe, aussi discrètement que je pus, et laissai la bride sur le cou à mon imagination. J’étais dans le plus beau des châteaux en Espagne quand des frôlements étranges, dans le boqueteau et la prairie, me firent sursauter. Les sens sont toujours aux aguets devant l’ennemi, et il est curieux qu’en de tels instants des bruits parfaitement ordinaires vous disent tout de suite et sans équivoque : Attention, il se passe quelque chose ! (p. 130-131)
Nous logions dans un kraal de baraques en tôle ondulée, au milieu d’un paysage de prairies retournées à l’état sauvage, dans le vert desquelles luisaient d’innombrables fleurettes jaunes. Cette steppe, que nous avions surnommée « la Valachie », était peuplée de hardes de chevaux à la pâture. Lorsqu’on sortait devant le seuil des cabanes, on était saisi par cette impression inquiétante de vide qui doit s’emparer par moments du cow-boy, du Bédouin et de tout autre homme vivant dans la solitude. Le soir, nous faisions de longues promenades aux alentours des baraques et cherchions des nids de perdrix ou des armes enfouies dans l’herbe, souvenirs de la Grande Bataille. Un après-midi, je me rendis à cheval jusqu’à ce chemin creux si âprement disputé, deux mois plus tôt, près de Vraucourt ; les bords en étaient semés de croix où je lus bien des noms familiers. (p. 233)
Jünger est aussi, manifestement, un être solitaire et contemplatif, bien que la vie en tant que soldat oblige à une sociabilité voire une certaine promiscuité avec les autres. Il fut à l’évidence un chef respecté, aimé par ses soldats, comme en témoigne en particulier le dévouement qu’eurent ses hommes pour le sauver lors de son ultime blessure. Mais il passa également de nombreux moments seul, à lire ou à laisser vagabonder son imagination, activités pour lesquelles il prend un plaisir manifeste.
J’y avais mes pénates dans une minuscule cabane, à demi enfoncée dans la pente, autour de laquelle foisonnaient dru les noisetiers et les cornouillers. La fenêtre donnait en face sur une croupe montagneuse couverte d’arbres et sur une étroite bande prairies, traversée d’un ruisseau, au fond du val. Je m’y divertissais à nourrir d’innombrables araignées épeires qui avaient tissé leurs rosaces imposantes dans les broussailles. Une collection de bouteilles variées, empilées contre le mur arrière, révélait que plus d’un ermite avait dû déjà y passer des heures de vie contemplative, et je m’efforçai pour ma part de ne pas laisser tomber en désuétude cette estimable coutume. Quand les brouillards du soir, se mêlant à la fumée lourde et blanche de mon feu de bois, montaient du val et que j’étais assis à croupetons devant la porte ouverte, à la tombée du crépuscule, entre l’air frais de l’automne et la chaleur du feu, une boisson pacifique me semblait convenir à cette heure : du vin rouge et du cognac-flip en quantités égales dans un verre pansu. Je lisais un livre et continuais à tenir mes notes à jour. Ces fêtes paisibles me consolaient… (p. 164-165)
Je restai seul sur le champ de bataille, ficelé dans ma toile, à attendre avec une quasi-indifférence le coup de feu qui mettrait fin à cette odyssée. Et pourtant, même dans cette situation sans espoir, je n’étais pas abandonné ; j’étais observé par mes compagnons, qui bientôt firent de nouveaux efforts pour me tirer d’affaire. J’entendis près de moi la voix du soldat de première classe Hengstmann, un grand gars blond de Basse-Saxe : « Je vous prends sur mon dos, mon lieutenant ; ou on passe, ou on y reste ! » […] Après quelques sauts, un fin gazouillement métallique annonça un coup bien ajusté qui fit s’écrouler Hengstmann, très doucement, sous mon corps. Il tomba sans bruit, mais je sentis comme la mort s’emparait de lui, avant même que nous eussions touché le sol. Je me libérai de ses bras qui m’étreignaient encore fermement, et je vis qu’une balle lui avait traversé le casque et les tempes. Ce brave était le fils d’un instituteur de Letter, près de Hanovre. Dès que je pus de nouveau marcher, j’allai voir ses parents et leur racontai sa fin. Cet exemple peu encourageant n’empêcha pas un second sauveteur de risquer une nouvelle tentative pour me tirer d’affaire. C’était Strichalsky, sergent-ambulancier. Il me prit sur ses épaules et, tandis qu’une nouvelle salve sifflait à nos oreilles, il me porta sans accident jusqu’à l’angle mort du creux de terrain le plus proche. (p. 260)
Enfin, pour finir, soulignons que l’écriture de Jünger est souvent décrite comme froide en raison du réalisme précis et sans fard de ses descriptions de la guerre, ce qui pourrait faire croire à certains que Jünger est indifférent au sort de ses compagnons d’armes tombés au combat. Mais loin d’être un être insensible, aveuglé par un patriotisme fanatique, Jünger est à sa manière touché, bouleversé par la mort de ses plus proches frères d’armes, dont il voit un nombre considérable tomber, avec une tristesse certaine quoique discrète. En effet, Jünger ne s’étale guère sur ses sentiments, mais ces derniers sont néanmoins perceptibles en dépit de la brièveté de leur description. Nous pouvons entrevoir cette émotion en particulier dans le passage où Jünger voit son frère tant aimé, Fritz, gravement blessé, et la crainte qu’il a de sa mort, mais surtout dans la retranscription par l’auteur des événements du point de vue de Fritz, qui montre plus clairement encore l’émotion de Jünger. Cette émotion poignante est beaucoup plus perceptible vers la fin du livre, alors que Jünger perd nombre de ses compagnons d’armes, certains l’accompagnant depuis le début ou presque de la guerre, et qu’il voit tomber alors qu’il est à ce moment presque convaincu de la défaite future de son armée.
Sandvoβ me demanda tout à trac si j’avais des nouvelles de mon frère. Qu’on s’imagine mon souci quand j’appris qu’il avait pris part à l’attaque de la nuit et qu’il était porté manquant. Il m’était de tous le plus cher : je voyais s’ouvrir à moi la perspective d’une perte irrémédiable. (p. 147)
Je me sentais, à la fois, représentant de notre mère, et responsable devant elle du sort de mon frère. (p. 148)
Fritz : « Tout d’un coup, éclaboussé de glaise des brodequins jusqu’au casque, un jeune officier entra en courant. C’était mon frère Ernst, dont on avait annoncé la mort la veille, à l’état-major du régiment. Nous nous saluâmes d’un sourire un peu bizarre, un peu ému. Son regard parcourut la pièce et revint vers moi, plein d’inquiétude. Les larmes lui montèrent aux yeux. Bien que nous appartînmes au même régiment, cette rencontre dans l’immense champ de bataille avait quelque chose de miraculeux, de bouleversant, et le souvenir m’en est toujours resté précieux et vénérable. (p. 161)
De même que les Anglais, nous laissions dans le bout de tranchée disputé un certain nombre de morts. Parmi eux se trouvait malheureusement le sous-officier Mevius, en qui j’avais appris à estimer, la nuit de Regniéville, un combattant audacieux. Il était étendu, le visage dans une flaque de sang. Quand je le retournai, je vis bien, à un grand trou dans son front, qu’il n’y avait plus rien à faire. Je venais d’échanger quelques mots avec lui ; soudain, je m’aperçus qu’il ne répondait plus à mes questions. Quelques secondes après, quand je tournai la traverse derrière laquelle il avait disparu, il était déjà mort. Cela avait quelque chose de fantomatique. (p. 191)
« […] le capitaine von Brixen vient d’être tué. » Bouleversé par cette affreuse nouvelle, je revins en arrière et m’assis dans un trou profond. Ce court bout de chemin m’avait déjà fait oublier l’événement. Je marchais en somnambule, comme perdu dans un rêve, à travers l’ouragan. (p.. 207)
Au milieu de ce tourbillon, je fus jeté à terre comme par un coup de marteau. Dégrisé, je m’arrachai mon casque et j’aperçus avec épouvante deux grands trous dans son métal. […] on ne voyait qu’une estafilade sanglante à mon occiput. La balle d’un tireur éloigné avait perforé mon casque et frôlé mon crâne. À demi assommé, je revins vers l’arrière d’un pas chancelant, la tête hâtivement bandée, pour quitter ce foyer du combat. À peine avais-je dépassé la traverse suivante qu’un homme arriva en courant dans mon dos et m’annonça d’une voix entrecoupée que Tebbe venait de tomber au même endroit, d’une balle dans la tête. Cette nouvelle m’atterra. Un ami aux hautes vertus, avec qui j’avais partagé pendant des années joie, peine et danger, et qui m’avait encore crié une plaisanterie, voici quelques minutes, aurait trouvé sa fin du fait d’un minuscule morceau de plomb ! Je me refusai à l’admettre ; mais ce n’était, hélas, que trop vrai. (p. 195)
Pour finir, quelques citations marquantes du livre, classées par chapitre :
Les tranchées dans la craie champenoise
Pleins d’un respect incrédule, nous tendîmes l’oreille au rythme lent des laminoirs du front, mélodie qui, durant de longues années, allait nous devenir familière. Très loin, la boule blanche d’un shrapnel fondait dans le ciel gris de décembre. L’haleine du combat nous frôlait et faisait courir en nous un étrange frisson. Sentions-nous que nous allions presque tous être engloutis, en des jours où ce grondement sourd, derrière l’horizon, s’enflerait en tonnerre au roulement continu ? (p. 3)
Une seconde fois, nous entendîmes passer au-dessus de nos têtes comme des battements d’ailes et des ronflements qui se perdirent dans un fracas assourdissant. Je m’étonnai de voir les hommes, autour de moi, rentrer la tête dans les épaules, en pleine course, comme sous le coup d’une menace terrible. (p. 4)
J’eus une sensation étouffante d’irréalité quand mes regards se fixèrent sur une forme humaine, ruisselante de sang, dont la jambe pendait du corps sous un angle bizarre, et qui poussait sans arrêt de rauques appels à l’aide, comme si la mort subite la tenait encore à la gorge. […] Que se passa-t-il à ce moment ? La guerre avait montré ses griffes et jeté son masque de bonhomie. Comme tout cela était mystérieux, impersonnel ! (p. 5)
La rue était rougie de grandes flaques de sang ; des casques et des ceinturons criblés d’éclats étaient dispersés autour. La lourde porte en fer de l’entrée était déchiquetée, trouée comme une passoire, la borne éclaboussée de sang. Je sentais mes regards aimantés, captivés par ce spectacle, tandis qu’il s’opérait en moi une profonde métamorphose. En bavardant avec mes camarades, je constatai que cet incident avait déjà considérablement douché l’enthousiasme belliqueux de certains. (p. 5)
Il devait nous suivre pendant toute la guerre, ce tressaillement convulsif, à chaque bruit soudain et inattendu. Qu’un train passât dans un vacarme de ferraille, qu’un livre tombât à terre, qu’un cri retentît dans le noir – toujours, le cœur s’arrêtait une seconde, comme sentant la présence d’un grand péril inconnu. Ce fut la marque de ces quatre années passées dans l’ombre de la mort. Les dangers vécus avaient bouleversé cette région obscure, située plus loin que la conscience, et si profondément que chaque accroc dans l’ordre habituel faisait jaillir la mort à son guichet, gardienne et avant-courrière, comme dans ces horloges où elle se montre à chaque heure, au-dessus du cadran, avec son sablier et sa faux. (p. 5-6)
Que de fois encore, après cette première expérience du feu, ai-je marché ainsi, en proie à une émotion faite de mélancolie et d’énervement, à travers des paysages ravagés par la mort, vers la première ligne ! (p. 7)
On comprendra que cette existence inaccoutumée nous éprouvait rudement, d’autant que la plupart d’entre nous n’avaient jusqu’alors connu que par ouï-dire le travail véritable. (p. 9)
Je sentais déjà, après quelques jours de cette trempette permanente, des douleurs dans toutes les articulations. J’avais en rêve le sentiment que des boules de fer allaient et venaient dans tous mes membres. (p. 9)
Un court séjour au régiment avait suffi à nous guérir radicalement de nos illusions premières. Au lieu des dangers espérés, nous avions trouvé la crasse, le travail, les nuits sans sommeil, tous maux dont l’endurance exigeait un héroïsme peu conforme à notre naturel. Mais le pire, c’était l’ennui, plus énervant pour le soldat que la proximité de la mort. (p. 10-11)
L’important, ce n’est pas la masse des retranchements, mais le courage et le mordant des hommes qui les garnissaient. (p. 11)
C’est toujours la même histoire : les dangers de notre métier nous paraissent plus compréhensibles et, partant, moins redoutables. (p. 12)
De Bazancourt à Hattonchâtel
C’est là que je me liai étroitement, relations qui devaient s’affermir sur bien des champs de bataille, avec un bon nombre de jeunes soldats d’une rare valeur : ainsi avec Clement, qui devait tomber à Monchy, avec le peintre Tebbe, qui devait tomber devant Cambrai, avec les frères Steinforth, qui devaient tomber sur la Somme. (p. 15)
Les habitants étaient bien étonnés de voir que nous autres, simples soldats, parlions tous plus ou moins couramment le français. […] Clement répliqua d’un air flegmatique : « Quant à moi, j’aimerais mieux la garder », faisant montre ainsi de ce calme qui sied au guerrier. (p. 15)
On nous appelait aussi « les Gibraltar », à cause du brassard bleu de Gibraltar, que nous portions en souvenir de notre régiment d’origine, le régiment de la garde hanovrienne, qui avait tenu cette forteresse contre les Français et les Espagnols de 1779 à 1783. (p. 15)
Tout indiquait que nous allions être mis en ligne le lendemain. […] Je restai longtemps assis, ce soir-là, dans cet état de songerie prémonitoire dont se souviennent les guerriers de tous les temps, sur une souche autour de laquelle foisonnaient des anémones bleuâtres, avant de regagner ma place sous la tente, en rampant par-dessus mes camarades, et j’eus dans la nuit des rêves confus, où une tête de mort jouait le rôle principal. (p. 18)
Les Éparges
Des lambeaux sanglants d’uniformes et de chair restaient accrochés aux broussailles, autour du point d’impact – spectacle étrange, oppressant ; il me fit songer à la pie-grièche écorcheur qui embroche ses proies sur les épines. (p. 19)
Parmi ces grandes images sanglantes, il régnait une gaieté sauvage, inconnue. (p. 20)
Un jeune gars se tordait dans un trou d’obus, avec sur le visage ces teintes cireuses qui annoncent la mort. Nos regards semblaient l’irriter ; d’un geste indifférent, il tira sa capote par-dessus sa tête et ne bougea plus. (p. 20)
Je finis par tomber dans un buisson pour m’y endormir. Parfois, je voyais encore, du fond de mon demi-sommeil, les obus tracer leurs arcs au-dessus de moi, leurs fusées crachant des étincelles. (p. 21)
Dans ce désordre gisaient les corps des braves défenseurs, dont les fusils étaient encore appuyés aux créneaux. (p. 21)
Étrange sentiment que de regarder de tels yeux morts, interrogateurs ; c’est un frisson dont je ne me suis jamais complètement débarrassé, de toute cette guerre. (p. 21-22)
En face du mécanisme du combat, j’étais encore un novice, un « bleu » - les manifestations de la volonté guerrière me paraissaient étranges et incohérentes, comme des événements qui se passeraient sur un autre astre. (p. 23)
Cependant, les fusées lançaient par douzaines leur singulier gazouillement de canaris. Avec leurs échancrures dont l’air, en passant, tirait des arpèges, elles volaient comme des boîtes à musique en cuivre, ou comme des sortes d’insectes mécaniques, au-dessus du ressac prolongé des explosions. L’étrange était que les petits oiseaux, dans la forêt, n’avaient pas l’air de se soucier le moins du monde de ces cent bruits divers ; ils restaient paisiblement perchés au-dessus des panaches de fumée, dans les ramures hachées par les obus. Dans les brefs intervalles de silence, on percevait leurs appels et leurs trilles insouciants ; ils semblaient même excités par les ondes de bruit qui déferlaient autour d’eux. (p. 23)
Un éclat coupant comme une lame m’avait blessé les chairs et que mon porte-monnaie avait atténué la violence du choc. Cette mince coupure qui, avant de trancher dans le muscle, n’avait pas transpercé moins de neuf feuilles de cuir épais, semblait faite au rasoir. (p. 26)
La grande souffrance régnait en ce lieu. J’y jetai un premier regard, comme par une fissure démoniaque, dans les profondeurs de son empire. (p. 26)
Sur l’une des civières sur lesquelles on nous avait enfourné dans la voiture comme on enfourne des pains, un camarade atteint d’un coup dans le ventre souffrait atrocement. Il supplia chacun de nous de l’achever avec le pistolet de l’infirmier, pendu dans l’ambulance. Personne ne répondit. J’allai connaître plus tard ce qu’on ressent lorsque chaque cahot de la route s’abat comme un coup de maillet sur une blessure grave. (p. 27)
En voyant un médecin-général qui contrôlait au sein de cet affairement sanglant la marche des opérations, j’eus de nouveau cette impression, difficile à décrire, que l’on ressent lorsqu’on voit l’homme, cerné par les terreurs et les agitations de la zone élémentaire, poursuivre avec un sang-froid de fourmi l’édification d’un ordre qui lui est propre. (p. 28)
Le train nous déposa à Heidelberg. Quand je vis les collines du Neckar couvertes de cerisiers en fleur, j’eus le vif sentiment de me retrouver chez moi. Comme ce pays était beau, et bien digne qu’on versât son sang et qu’on mourût pour lui ! Jamais je n’avais ainsi éprouvé son charme. Des pensées bonnes et graves me vinrent, et j’entrevis pour la première fois que cette guerre signifiait plus qu’une grande aventure. (p. 28)
Douchy et Monchy
Pour la première fois, je connus cette seconde où il faut répondre à un événement imprévu par une décision. (p. 30)
On se sentait renaître, le premier jour de repos, quand on avait pris un bain et décrotté son uniforme de la boue des tranchées. Dans les prairires, on faisait l’exercice et de la gymnastique, pour assouplir les articulations rouillées et ranimer l’esprit d’équipe chez les hommes, restés solitaires durant de longues veilles nocturnes. Cela rendait du mordant pour de longs jours riches en fardeaux. (p. 30)
La sécurité d’une position a pour garants l’allant et les réserves de courage de ses défenseurs et non le labyrinthe de ses voies d’accès ou la profondeur des tranchées de combat. (p. 30)
Sur la hauteur isolée qui dominait le chemin de Ransart, une ruine s’élevait, un ancien estaminet que nous avions surnommé « Bellevue », à cause des vastes perspectives qu’il donnait sur le front – j’avais une prédilection pour ce lieu, bien qu’il fût dangereusement exposé. De là, le regard s’étendait au loin sur la campagne dépeuplée dont les villages morts étaient reliés par des routes où aucune voiture ne roulait, aucune créature vivante ne se laissait voir. Au fond, les contours d’Arras, la ville abandonnée, s’estompait dans le lointain et, plus à droite, on voyait luire les entonnoirs de craie ouverts par les grandes explosions de mine, à Saint-Éloi. Même vide dans les champs envahis par les mauvaises herbes, où passaient de grandes ombres de nuages et sur lesquels le réseau dense des tranchées étalait ses mailles jaunes et blanches, aboutissant aux boyaux d’approche comme à de longues mèches d’allumage. Çà et là, isolée, la fumée d’un obus montait en tournoyant, comme poussée dans les airs par la main des esprits, et s’effilochait au vent ; ou bien la boule d’un shrapnel flottait au-dessus de cette désolation comme un gros flocon blanc qui fondait peu à peu. Le visage de cette contrée était sombre et fabuleux : la guerre en avait balayé la grâce et y avait imprimé ses traits d’airain, pour l’effroi du contemplateur solitaire. (p. 33)
De tristes pensées s’emparent du guerrier dans ce genre d’endroit lorsqu’il songe à ceux qui, tout récemment encore, y avaient menée une existence paisible. (p. 34)
On aime de telles digressions, on devient facilement bavard, pour remplir la nuit obscure et le temps interminable. […] je me prête volontiers à ces confidences car, moi aussi, les lourdes murailles noires de la tranchée me pèsent ; moi aussi, j’ai ce besoin de chaleur humaine dans la solitude des tranchées. Le paysage dégage dans la nuit un froid étrange – froid de nature toute spirituelle. (p. 38)
Les pensées vaguent. On regarde la lune et l’on songe aux beaux jours paisibles du pays, ou à la grande ville, loin à l’arrière, où les gens sont en train de sortir à flots des cafés, et où tant de réverbères brillent sur l’intense animation nocturne des quartiers du centre. On a l’impression d’en avoir rêvé quelque part – à une distance infinie. (p. 39)
Pendant ma dernière garde, un trait clair, derrière nous, à l’horizon est, annonce le jour nouveau. Les contours de la tranchée se précisent ; elle donne, dans la lueur grise de l’aube, un sentiment d’indicible désolation. Une alouette s’élance ; ses trilles m’agacent. Accoté contre une traverse, je fixe d’un regard morne et désenchanté le glacis funèbre, enfermé dans les barbelés. (p. 41)
Nous sommes de vrais maîtres Jacques : la tranchée nous impose quotidiennement ses mille exigences. Nous fouissons de profondes galeries, nous édifions des abris et des blocs de béton, nous préparons des obstacles de barbelés, nous creusons des dispositifs pour l’écoulement des eaux, nous menuisons, nous étayons, nous nivelons, nous relevons et ravalons des pentes, nous comblons des latrines, bref, nous exerçons sans aide étrangère tous les métiers. Et pourquoi pas, après tout, puisque tous les états, toutes les corporations ont délégué leurs représentants parmi nous ? Ce que l’un ne peut pas faire, l’autre le sait. Récemment, un mineur m’a pris le pic des mains, comme je creusais le sol dans la galerie de notre groupe, en me disant : « Attaquez toujours en bas, mon lieutenant, les saloperies d’en haut tomberont toutes seules ! » Comment n’ai-je pas connu, jusqu’à présent, une règle aussi simple ? Mais ici, projeté en plein centre d’un paysage dénudé où l’on se voit tout d’un coup contraint de s’abriter des projectiles, de se protéger contre les intempéries, de bricoler pour soi-même sa table et son lit, de monter des poêles et de bâtir des escaliers, on a vite appris à se servir de ses dix doigts. On reconnaît la valeur du travail manuel. (p. 41)
Mais prudence ! Les Anglais aussi ont de bons yeux et de bonnes jumelles. (p. 42)
Un guetteur s’écroule tout d’une masse, ruisselant de sang. Balle dans la tête. Les copains arrachent de sa vareuse le paquet de pansement et le bandent. « C’est pus la paine, Willem ! – Mais quoi, vieux, y respire encore ! » Arrivent les brancardiers pour l’emporter au poste de secours. La civière cogne rudement contre les traverses disposées en chicane. À peine a-t-elle disparu que tout reprend son cours habituel. On jette quelques pelletées de terre sur la flaque rouge, et chacun retourne à ses occupations. Seul, un bleu s’appuie encore, tout blême, au revêtement de bois. Il essaie de comprendre ce qui s’est passé. Tout a été si soudain, si affreusement surprenant, une agression d’une indicible brutalité. Ce n’est pas possible, ça ne peut pas être vrai. Mon pauvre gars, l’avenir te réserve bien pire. (p. 42)
Que voulez-vous ? La guerre les amuse. (p. 42)
Il est curieux que même ici, ce soit le prochain qui, le plus souvent, lui fournisse son sujet favori et en fasse les frais. Il s’est même constitué une énorme masse de ragots de tranchée, que l’on déballe avec délices lors de ces visites d’après-midi. On se croirait bientôt dans une petite ville de garnison. Les supérieurs, les camarades, les subordonnés sont passés au crible d’une critique détaillée, et le nouveau bobard fait en un rien de temps le tour des abris des chefs de section, dans les dix secteurs, de l’aile droite à l’aile gauche. (p. 43)
On a donc, du moins les jours tranquilles, des allées et venues incessantes qui finissent par arracher au malheureux occupant des abris ce soupir : « Pourvu qu’on se fasse un peu pilonner, pour être enfin tranquille ! ». Et, en effet, quelques gros noirs contribuent au retour du bien-être ; on est un peu plus entre soi, et la paperasse vous est épargnée. (p. 44)
Chronique quotidienne de la guerre des tranchées
Nous connaissions de longue expérience chaque sape enfouie sous les herbes folles, chaque abri en ruine. Les corps de nos camarades abattus reposaient autour de nous, dans les talus de glaise amoncelée ; pas de pied de terre où ne se fût embusqué le destin, jour et nuit, prêt à cueillir au hasard une victime. Et pourtant, nous ressentions tous un attachement profond pour notre secteur ; nous y étions fortement enracinés. (p. 45)
J’ai enfin imaginé avec un autre sous-officier un nouveau sport, excitant mais non sans danger. Nous ramassons par temps de brouillard les obus non éclatés, gros et petits, parfois des projectiles de près d’un quintal, qui ne manquent pas dans ces parages. Nous les alignons à quelque distance comme des quilles, pour les prendre sous notre tir, à l’abri derrière les créneaux. Pas besoin de cible : un coup au but, c’est-à-dire sur la fusée, s’annonce de lui-même par un fracas épouvantable, qui se multiplie quand nous avons « culbuté les neuf », autrement dit, quand l’explosion se transmet à toute une rangée d’obus. (p. 47-48)
Le territorial Diener est monté sur un saillant de la paroi pour jeter une pelletée de terre par-dessus le parapet. À peine était-il là-haut qu’un coup de feu tiré d’une sape lui a traversé le crâne et l’a étendu raide mort sur le sol de la tranchée. Il était marié et père de quatre enfants. Ses camarades sont restés longtemps encore aux aguets derrière les créneaux pour venger le sang versé. Ils pleuraient de rage. Ils semblaient considérer l’Anglais qui avait tiré la balle mortelle comme leur ennemi personnel. (p. 48)
À Quéant et dans les localités voisines, nous étions souvent invités par les commandants de place à de grandes beuveries, et nous pouvions avoir ainsi un petit aperçu de la tyrannie presque illimitée que ces potentats de village exerçaient sur leurs subordonnés et sur la population. (p. 48)
Nous commençâmes à parlementer en anglais, puis, un peu plus couramment, en français, tandis que les hommes de troupe alentour prêtaient l’oreille. Je me plaignis de ce qu’un de nos hommes eût été tué d’un coup tiré en traître, à quoi il répondit que ce n’était pas sa compagnie, mais celle d’à côté qui l’avait fait : « Il y a des cochons aussi chez vous ! », remarqua-t-il, quand quelques balles parties du secteur voisin claquèrent non loin de sa tête, sur quoi je me préparai à me planquer. Mais nous bavardâmes longtemps encore sur un ton où s’exprimait une estime quasi sportive, et pour finir, nous aurions volontiers échangé des cadeaux en souvenir. (p. 50)
Durant la guerre, je me suis toujours efforcé de considérer l’ennemi sans haine, et de l’apprécier en tant qu’homme à l’aune de son courage. Je recherchais l’occasion de me battre avec lui afin de le tuer et je n’attendais rien d’autre de sa part. Mais je n’ai jamais nourri de lui une idée basse. Lorsque, plus tard, des prisonniers sont tombés entre mes mains, je me suis senti responsable de leur sécurité et j’ai cherché à faire pour eux tout ce qui était à portée de mes moyens. (p. 51)
Quand il était parti avec la gamelle, je lui avais encore dit : « August, tâche de ne rien ramasser en route. – Ne vous en faites pas, mon lieutenant ! » On m’appela et je le trouvai renversé, râlant, tout près de l’abri ; chaque fois qu’il respirait, l’air lui entrait dans la poitrine par sa blessure à la gorge. Je le fis évacuer ; il mourut à l’hôpital militaire quelques jours après. Cette fois-là, comme bien d’autres encore, j’éprouvai une douleur plus vive de ce que le blessé ne pouvait pas parler et fixait sur ses sauveteurs un regard impuissant de bête torturée. (p. 52)
Dans la plupart des cas, tout se passait bien, mais le destin cueillait une ou deux victimes par jour, et ces pertes finissaient à la longue par prendre de l’importance. (p. 52)
Nous avions très souvent de cette manière, ou d’autres semblables, des pertes dues à l’insouciance que provoque la manipulation quotidienne des explosifs. (p. 53)
Au début de mars, nous eûmes enfin derrière nous le pire de la boue. Le temps se mit au sec et la tranchée fut proprement coffrée. Tous les soirs, je restais assis dans mon abri, à lire devant mon petit bureau ou à bavarder quand j’avais de la visite. (p. 55-56)
Dans cette longue période de la guerre de positions, où nous étions totalement adaptés les uns aux autres et avions presque repris les habitudes du temps de paix. Notre grand orgueil était notre activité de bâtisseurs, où intervenaient peu les ordres de l’arrière. Travaillant sans relâche, nous enfoncions dans la craie marneuse, l’une après l’autre, des galeries de trente marches, reliés par des boyaux de traverse, de sorte que nous pouvions aisément passer de l’aile droite à l’aile gauche de notre position, sous les profondeurs de la terre. Mon ouvrage préféré était un couloir de soixante pas de long, entre mon abri et celui du chef de compagnie, dont se détachaient à droite et à gauche, comme d’un corridor souterrain, des casemates destinées à abriter les munitions et les hommes. Ce dispositif nous fut précieux au cours des combats ultérieurs. (p. 56)
Prélude à la bataille de la Somme
Des excursions et des visites fréquentes aux installations de l’arrière, dont la plupart avaient été créées de toutes pièces, nous donnèrent – habitués que nous étions à prendre de haut tout ce qui se trouvait derrière la première ligne – une idée de l’immense travail qui s’accomplissait dans le dos des troupes au combat. C’est ainsi que nous visitâmes les abattoirs, le dépôt de l’intendance et l’atelier de réparations de l’artillerie à Boyelles, la scierie et le parc du génie dans la forêt de Bourlon, la laiterie, l’élevage de porcs et les usines de récupération des déchets animaux à Inchy, le parc d’aviation et la boulangerie de Quéant. (p. 59)
Elle avait répondu : « Vous êtes bien jeune, je voudrais avoir votre devenir. » - Impressionné par les dispositions guerrières que dénotaient ces paroles, je l’avais surnommée en ce temps-là « Jeanne d’Arc » et, dans la période des combats de tranchées qui suivit, j’avais parfois songé à la maisonnette isolée. (p. 60)
C’était la bataille de la Somme, qui projetait ses premières ombres. Elle devait marquer la fin de la première période de la guerre, la moins dure ; nous entrions désormais en quelque sorte dans une guerre nouvelle. Ce que nous avions connu jusqu’à présent, sans d’ailleurs le savoir, c’était la tentative de gagner la guerre par des batailles rangées d’ancien style et l’enlisement de cette tentative dans la guerre de positions. Maintenant, c’était la bataille de matériel qui nous attendait, avec son déploiement de moyens gigantesques. Celle-ci fit place à son tour, vers la fin de 1917, à la bataille mécanique, dont la physionomie ne parvint cependant pas à se dessiner dans tous ses détails. (p. 61)
On n’oublie pas de tels instants de reptation nocturne. L’œil et l’oreille sont tendus à l’extrême, le frôlement de pieds inconnus, dans l’herbe haute, qui se rapproche, prend une intensité menaçante. La respiration devient saccadée ; il faut faire un effort pour assourdir son halètement sifflant. Un petit claquement métallique : la sûreté du pistolet vient d’être escamotée ; ce bruit traverse les nerfs comme un couteau. Les dents grincent sur le cordon de la grenade. Le choc sera bref et meurtrier. On tremble sous l’effet de deux sentiments puissants : l’émotion du chasseur, portée à son comble, et l’angoisse du gibier. On est un monde pour soi, tout imprégné de cet état d’âme sombre et épouvantable qui pèse sur le terrain désert. (p. 63)
Cette pensée : « Dans une minute, ils auront mis une mitrailleuse en batterie » me fit venir un goût fade à la bouche. Nous nous retirâmes en rampant sur le ventre, dans un grand cliquetis d’armes. La tranchée anglaise s’animait : galopades, chuchotements, allées et venues rapides. Pschtt !... une fusée. Les alentours s’éclairaient comme en plein jour, tandis que nous nous efforcions de cacher nos têtes dans les touffes d’herbes. Seconde fusée. Sales moments à passer. On voudrait disparaître sous terre et être n’importe où, pourvu que ce soit ailleurs qu’à dix mètres de nos guetteurs ennemis. (p. 64)
Je venais d’arriver à une tranchée fangeuse, coupée de barbelés, quand le monstre explosa juste dans mon dos. La violence du souffle me projeta par-dessus un paquet de barbelés dans un trou d’obus rempli de boue verdâtre, cependant qu’une averse de dures mottes de terre grêlait sur ma tête. À moitié assourdi et mal en point, je me relevais. Mon pantalon et mes bottes étaient déchirés par les barbelés, mon visage, mes mains, mon uniformes encroûtés d’une boue tenace et mon genou saignait par une longue estafilade. (p. 67)
Tout l’après-midi, l’arrosage se poursuivit sans arrêt, aggravé dans la soirée par une quantité de mines cylindriques, jusqu’à prendre l’intensité d’un feu roulant. Nous appelions ces projectiles en forme de rouleau les « paniers de linge sale », car on avait par moments l’impression qu’on les versait du ciel avec des paniers. Le mieux, pour se représenter leur forme, est d’imaginer un rouleau à pâtisserie muni de deux poignées courtes. (p. 67)
Ces instants où l’ensemble de la troupe, au comble de la tension, se tenait derrière le parapet avaient quelque chose de magique ; ils rappelaient la seconde où l’on retient son souffle, avant une attraction exceptionnelle, tandis que la musique se tait soudain et qu’on braque tous les projecteurs. (p. 68-69)
Les secteurs du front à notre gauche étaient enveloppés de nuages de fumée blanche et noire ; les impacts faisaient jaillir, l’un après l’autre, des geysers de boue, hauts comme des tours ; au-dessus d’eux, par centaines, claquaient les éclairs brefs des explosions de shrapnels. Seuls les signaux de couleur, appels muets à l’artillerie, révélaient qu’il restait dans les défenses des êtres vivants. Je vis là pour la première fois un tir qui pût se comparer aux spectacles naturels. (p. 69)
J’examinai au passage les petits animaux qui, victimes du chlore, parsemaient de leurs cadavres le fond de la tranchée, et me dis : « Le pilonnage va reprendre tout de suite et, si tu continues à flâner ainsi, tu vas te retrouver ici, à découvert, comme une souris prise au piège. » Malgré cela, je m’abandonnai à mon incorrigible flegme. (p. 71)
Je semblais avoir choisi précisément le coin le plus éventé. Mines sphériques, légères et lourdes, mines-bouteilles, shrapnels, « claqueurs », obus en tout genre – je n’arrivais plus à distinguer tout ce qui ronflait, vrombissait et éclatait pêle-mêle. Je ne pus m’empêcher de songer à mon brave caporal dans la forêt des Éparges, et à son cri d’effroi : « Mais qu’est-ce qui se passe, bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? » Parfois, l’oreille était totalement assourdie par un fracas infernal, accompagné de flammes. Puis voilà que des sifflements aigus, ininterrompus, donnaient l’impression que des centaines de poids d’une livre s’abattaient à la file avec une vitesse incroyable. Parfois un obus s’enfonçait en terre sans éclater, avec un bref et lourd ébranlement, tel que le sol alentour en était secoué. Les shrapnels explosaient par douzaines, gracieux comme des bonbons fulminants, répandant leurs billes en denses essaims, et les enveloppes arrivaient en miaulant à leur suite. Quand un obus s’abattait à proximité, la boue pleuvait avec un bruit de grêlons, mêlée d’éclats dentelés qui se piquaient d’un coup sec dans le sol.
Mais ces bruits sont plus faciles à décrire qu’à subir, car l’instinct lie à chacun de ces grondements de fer vibrant l’idée de la mort – et c’est ainsi que je restai accroupi dans mon trou, les mains devant les yeux, tandis que toutes les manières dont je pouvais être atteint défilaient dans mon imagination. Je crois avoir imaginé une analogie qui rend fort bien le sentiment propre à une situation où je me suis trouvé souvent, comme tous les autres soldats de cette guerre : qu’on se représente ligoté à un poteau et constamment menacé par un gaillard qui brandit un lourd marteau. Tantôt le marteau repart en arrière pour prendre son élan, tantôt il arrive en sifflant, vous frôlant le crâne, puis il frappe le poteau si fort que les éclats en volent – cette situation correspond exactement à ce qu’on éprouve lorsqu’on est pris à découvert en plein milieu d’un pilonnage. Heureusement, il me restait toujours une petite assurance subconsciente, ce « Tout va s’arranger » qu’on ressent aussi au jeu et qui, bien que sans fondement positif, a une action lénitive. (p. 71-72)
Nous avions subi une attaque par nuages dérivants de chlore pur, un gaz de combat qui agit en corrodant et en brûlant les poumons. À dater de ce jour, je décidai de ne jamais sortir sans mon masque à gaz, car jusqu’à présent, avec une incroyable insouciance, j’avais souvent laissé le mien dans l’abri pour emporter des tartines beurrées dans l’étui, comme dans une boîte de botaniste. J’en avais vu de mes yeux les conséquences. (p. 73)
Au-dehors, une odeur douceâtre flottait en l’air ; nous apprîmes plus tard qu’on nous avait, cette fois-ci, gratifiés de phosgène. (p. 74)
L’un de ces intrus devait être un risque-tout. Il avait bondi sans se faire voir dans la tranchée et avait couru derrière la ligne des postes de guetteurs, d’où les hommes surveillaient les approches. L’un après l’autre, les défenseurs, que leurs masques à gaz empêchaient de bien voir, furent assaillis par-derrière : après en avoir abattu un bon nombre à coups de matraque ou de crosse, il retourna, toujours inaperçu, jusqu’aux lignes anglaises. Quand on déblaya la tranchée, on retrouva huit sentinelles à la nuque fracassée. (p. 75)
Un petit gars dont les lèvres bleues brillaient, signe funeste, dans un visage d’une blancheur de neige, balbutiait : « Je suis trop gravement… je ne pourrai plus jamais… je – vais – mourir. » Un gros sous-officier des infirmiers le regardait d’un air de pitié, en murmurant à deux ou trois reprises d’un ton consolant : « Allons, allons, camarade ! » (p. 75)
C’est au cours de ces journées que j’appris à estimer les hommes en compagnie de qui j’allais passer encore deux ans de guerre. […] Les hommes n’avaient au fond jamais rien d’autre à faire que quelques pas, c’est-à-dire à franchir le court espace qui sépare le poste de guetteur des entrées de galerie. Mais ces pas devaient être faits à la seconde même du feu le plus intense, qui prépare l’assaut, et qu’on ne peut saisir que par intuition. La vague obscure qui, dans ces nuits-là, sans qu’on pût crier des ordres, se jetait à travers les tirs furieux vers les parapets, resta dans mon cœur comme un symbole dissimulé de la confiance qu’on peut mettre en l’homme.
Mon souvenir garde avec une vivacité particulière le spectacle de la position éventrée, fumant encore, telle que je la traversai après l’attaque. Les sentinelles de jour avaient déjà repris leur place, mais les tranchées n’étaient pas encore déblayées. Par endroits, les postes de guetteurs étaient couverts de morts, et entre eux, comme ressuscitée de leurs corps, la relève était déjà derrière ses fusils. La vue de tels groupes provoquait un étrange arrêt de la pensée – comme si, pour un instant, s’effaçait la différence entre la vie et la mort. (p. 76)
Malgré le péril , rien n’était plus drôle que de voir le groupe s’égailler comme des moineaux, tous tomber sur le nez, foncer à travers les haies à une vitesse incroyable et disparaître, rapides comme la foudre, dans tous les abris possibles. (p. 77)
En quelques fractions de seconde, il se déroula toute une scène sauvage. Je braquai mon pistolet sur un visage qui luisait devant moi, dans l’obscurité, comme un masque blafard. […] Au premier coup de feu, le chargeur était tombé de la crosse de mon pistolet. J’étais là à brailler devant un Anglais qui s’appuyait, pétrifié d’horreur, contre le barbelé, et je pressais sans arrêt la détente, mais toujours en vain. Pas un coup ne partait – c’était comme dans ces rêves où l’on se trouve paralysé. (p. 78-79)
Ces brefs coups de main, durant lesquels il fallait serrer les dents, étaient un parfait moyen de s’endurcir le courage et de rompre la monotonie de l’existence dans les tranchées. Il faut avant tout que le soldat ne s’ennuie pas. (p. 79)
Comme je me rendais à la gare, trois jeunes filles en robes claires me croisèrent, leurs raquettes sous le bras – adieu rayonnant de la vie, dont je me souviens longtemps encore au front. (p. 80)
Les jeunes de ma section s’étaient déjà enquis une bonne douzaine de fois de savoir si je n’étais pas encore revenu. Cette nouvelle me toucha profondément et m’emplit de force ; elle m’apprit que dans les jours brûlants qui nous attendaient, je pouvais compter sur plus encore que la seule obéissance due à mon grade, et que je disposais aussi d’un crédit personnel. (p. 80)
Nous savions que cette fois nous allions entrer dans une bataille telle que le monde n’en avait encore jamais vu. Nous n’étions pas moins combattifs que les troupes qui, deux ans plus tôt, avaient la frontière […] des mots comme « reculer » étaient rayés de notre vocabulaire. À voir les convives de cette joyeuse tablée, on devait se dire que les positions à eux confiées ne pourraient être occupées que si leur dernier défenseur avait été tué. Et ce fut bien ce qui se produisit. (p. 81)
Guillemont
Ce fut le premier soldat allemand que j’aie vu sous le casque d’acier, et il m’apparut aussitôt comme l’habitant d’un monde nouveau et plus dur. […] j’obtins en réponse le récit monotone de jours qu’on passait accroupi dans les trous d’obus, sans liaison ni voie d’accès, d’attaques ininterrompues, de soifs démentes et de champs couverts de cadavres, de blessés abandonnés à une mort lente, d’autres choses encore. Le visage figé, encadré par le bord d’acier du casque, et la voix blanche, qu’accompagnait le vacarme du front, nous firent une impression spectrale. Quelques jours avaient suffi pour mettre sur ce messager qui devait nous conduire au royaume des flammes une empreinte qui semblait nous le rendre indiciblement étranger. Rien n’était resté dans cette voix qu’une vaste indifférence ; elle était recuite au feu. On peut aller à la bataille avec de tels hommes. Nous marchâmes par une large route, qui s’étendait sous le clair de lune comme une bande blanche traversant le terrain sombre, vers le tonnerre de la canonnade, dont les rugissements, engloutissant tous les bruits, devenaient sans cesse plus énormes. Laissez ici toute espérance : Ce paysage tirait un aspect particulièrement sinistre du fait que toutes ses routes luisaient sous la lune comme un lacis de veines claires, sans qu’on pût y apercevoir âme qui vive. Nous avancions comme par les allées d’un cimetière qui brillent vaguement à minuit. (p. 82)
Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une lourde odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses – et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j’en fus à peine surpris – elle était accordée au lieu. Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire.
C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là seulement que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n’arrivais pas à contenir. (p. 83)
Entre 9 et 10 heures, le feu prit une violence démentielle. La terre vacillait, le ciel semblait une marmite de géants en train de bouillir. Des centaines de batteries tonnaient à Combles et tout autour ; des obus sans nombre se croisaient, hurlant et miaulant, au-dessus de nous. Tout était enveloppé d’une fumée épaisse, éclairée de lueurs sinistres par des fusées de couleur. Sous l’effet de violentes douleurs dans la tête et les oreilles, nous ne pouvions nous entendre qu’en braillant des mots sans suite. La faculté de penser logiquement et le sens de la pesanteur semblaient paralysés. On était en proie au sentiment de l’inéluctable, de la nécessité absolue, comme devant la fureur des éléments. (p. 85)
À cinq mètres au plus de Vogel et de moi, un obus de taille moyenne s’abattit avec un choc sourd sur le revers du talus et nous arrosa d’énormes mottes de terre, tandis que les frissons de la mort nous couraient le long de l’échine. (p. 86)
Des blessés tombaient, appelant à l’aide, sans que personne y prît garde, de droite et de gauche, dans les trous d’obus. On avançait toujours, les yeux rivés à l’homme de devant, le long d’un fossé qui ne nous venait qu’au genou, fait d’une chaîne de gigantesques entonnoirs où les morts se suivaient à la file. Le pied écrasait avec dégoût les corps flasques qui cédaient sous lui ; l’obscurité dérobait leurs formes aux yeux. Le blessé qui tombait en travers du chemin n’était pas moins destiné à être piétiné par les bottes de ceux qui poursuivaient en hâte leur route. (p. 87)
Le chemin creux nous apparaissait maintenant comme une série d’énormes entonnoirs, remplis de lambeaux d’uniformes, d’armes et de morts ; à perte de vue, le terrain environnant était complètement retourné par de gros calibres. Pas un seul brin d’herbe auquel pût s’accrocher le regard. Ce champ de bataille labouré était horrible. Les défenseurs morts gisaient pêle-mêle parmi les vivants. En creusant des trous pour nous terrer, nous nous aperçûmes qu’ils étaient entassés par couches les uns au-dessus des autres. Les compagnies qui avaient tenu bon, recroquevillées sous le pilonnage, avaient été fauchées l’une après l’autre, puis les cadavres avaient été ensevelis par les masses de terre que faisaient jaillir les obus, et la relève avait pris la place des morts. C’était maintenant notre tour. (p. 87-88)
Je dus déployer toute mon autorité pour les renvoyer à leur poste. Il est vrai que je me trouvais à l’emplacement le plus dangereux, et c’est là qu’on dispose de la plus haute puissance de commandement. (p. 89)
Les hommes avaient mis baïonnette au canon. Ils se tenaient debout, immobiles comme des statues, le fusil à la main, sur la pente avant du chemin creux, et scrutaient les approches. De temps à autre, à la lueur d’une fusée, je voyais étinceler l’acier, casque contre casque, baïonnette contre baïonnette, et sentais monter en moi la conscience d’être invulnérable. On pouvait nous écraser, non pas nous vaincre. (p. 89)
Un gros éclat d’obus vint me heurter l’estomac en bourdonnant ; heureusement, il était presque à bout de course et tomba par terre, après avoir frappé violemment ma boucle de ceinturon. J’en fus si ébahi que seuls les appels inquiets de mes compagnons, qui me tendaient leurs bidons, me rendirent conscients du danger. (p. 90-91)
Je m’aperçus, quelques fractions de seconde d’avance, au miaulement toujours plus aigu, que la branche descendante de la trajectoire allait se terminer juste à côté de moi. Aussitôt après, une chute pesante secoua la terre près de la plante de mon pied, projetant en l’air des lambeaux de glaise molle. Et dire que c’est justement cet obus qui n’explosa pas ! (p. 91)
Je renseignai au passage des égarés, abreuvai de menaces quiconque voulait s’étendre, criai continuellement mon nom pour maintenir tout le monde ensemble, et ramenai ainsi ma section jusqu’à Combles comme par miracle. (p. 92)
Le vin rouge, dans de telles situations, est le meilleur des remèdes. (p. 92)
De délicats volumes aux reliures de cuir, dont une précieuse édition ancienne de Don Quichotte, étaient éparpillés sur le plancher. Tous ces trésors étaient livrés à la destruction. J’aurais bien voulu emporter un souvenir, mais je me trouvais comme Robinson avec sa pépite d’or : ces objets étaient ici sans valeur. (p. 93)
Pendant le repas, un obus tomba sur la maison et trois dans les parages, sans nous déranger pour autant. Nous étions trop blasés par l’excès de nos impressions. (p. 93)
Je m’assis dans une pièce intacte, m’allumai un petit feu dans la cheminée avec des débris de meubles, et me mis à lire. Je ne pus m’empêcher de hocher souvent la tête, car j’avais mis la main par hasard sur les numéros imprimés lors de l’affaire de Fachoda. Tandis que je lisais, les quatre obus familiers encadrèrent de leurs explosions notre maison. (p. 93)
J’étais à peine au milieu d’eux qu’un coup sec éclata devant la porte, et au même moment je sentis un choc violent contre ma jambe gauche. Poussant le vieux cri des guerriers : « Touché ! », je descendis en vitesse, ma pipe de fort tabac aux dents, l’escalier de la cave. On se hâta de donner de la lumière et d’examiner mon cas. […] Un trou aux bords dentelés était ouvert dans la bande molletière, et un fin jet de sang en jaillissait. Du côté opposé, on voyait se bomber le renflement arrondi d’une balle de shrapnel qui était restée logée sous la peau. (p. 93-94)
À ma gauche, un tout jeune aspirant était gavé de vin rouge et de jaune d’œuf ; il avait atteint le dernier degré de consomption qu’on puisse imaginer. Quand l’infirmière voulait faire son lit, elle le soulevait comme une plume ; on lui voyait sous la peau tous les os que l’homme porte dans le corps. Lorsque l’infirmière lui demanda, vers le soir, s’il n’allait pas écrire une gentille lettre à ses parents, je devinai que son heure avait sonné, et en effet, cette nuit même, son lit fut également roulé par la porte sombre jusque dans la chambre des agonisants. (p. 96)
Quand je tins dans mes mains mes bons d’emprunt, je me souvins du beau feu d’artifice provoqué par l’erreur de fusée – spectacle qu’on ne pouvait sûrement pas s’offrir à moins d’un million. (p. 96)
Mais en chemin, l’adjudant [Heistermann], dont c’était justement l’anniversaire, disparut, lui aussi. Il resta en arrière à un tournant et on ne le revit jamais. (p. 97)
Bientôt après, Combles tomba aussi, après que la poche de Frégicourt-Ferme eut été étranglée. Les derniers défenseurs du bourg, qui s’étaient réfugiés dans les catacombes, furent abattus en disputant à l’assaillant les ruines de l’église. Puis le silence s’étendit sur cette région jusqu’au moment où nous la reprîmes, au printemps de 1918. (p. 99)
Au bois de Saint-Pierre-Vaast
Il régnait dans cette région une liberté de mœurs qui contrastait étrangement avec son caractère campagnard. (p. 100)
Dans les combats qu’on attendait, on m’avait réservé la conduite des reconnaissances, et je fus détaché auprès de la division avec une patrouille de deux sous-officiers et quatre hommes. De telles missions spéciales ne me plaisaient guère : je me sentais dans ma compagnie comme en famille, et je ne la quittais qu’à contrecœur avant une bataille. (p. 101)
Les yeux larmoyants, je revins d’un pas trébuchant au bois des Vaux : aveuglé par les verres embués de mon masque à gaz, je tombai de trou d’obus en trous d’obus. Cette nuit, avec l’ampleur et l’hostilité de ses espaces, était d’une solitude spectrale. Quand je me heurtais dans cette obscurité aux sentinelles ou à des égarés qui cherchaient leur corps, j’avais le sentiment glaçant de n’avoir plus affaire à des hommes, mais à des démons. On errait comme sur un immense tas de décombres au-delà des bords du monde connu. (p. 102)
Soudain, le coup d’un tireur invisible partit et me blessa aux deux jambes. […] Une balle m’avait traversé le mollet droit et frôlé le gauche. (p. 103)
Juste avant d’y arriver, j’appris une fois de plus par l’exemple de quelles infimes circonstances est faite la chance à la guerre. À cent mètres environ d’un carrefour vers lequel je me dirigeais, le chef d’un détachement occupé à des travaux de tranchées, dont j’avais fait la connaissance à la neuvième, me héla. Nous bavardions depuis une minute à peine quand un obus explosa en plein milieu du carrefour : sans cette rencontre, il m’aurait sans doute réglé mon compte. Ce sont des événements qu’on ne considère pas comme des hasards. (p. 103)
C’était un groupe d’infanterie, avec son chef, qui venait d’être écrasé par un coup de plein fouet. Les camarades étaient unis dans la mort comme des dormeurs paisibles. (p. 103)
L’étrange fut que le mourant, qui, dans les derniers jours, avait été en fait déjà loin de nous, retrouva à l’heure dernière la pleine clarté de son esprit et fit quelques ultimes préparatifs. C’est ainsi qu’il demande à l’infirmière de lui lire son chapitre préféré de la Bible, puis il nous dit adieu à tous, en s’excusant d’avoir si souvent troublé notre repos nocturne par ses accès de délire. (p. 104)
Ce qui m’attristait surtout, c’était de n’avoir pu prendre part à l’assaut de mon régiment contre le bois de Saint-Pierre-Vaast – un fait d’armes éclatant, au cours duquel nous avions fait des centaines de prisonniers. (p. 105)
Quand le fil téléphonique était coupé, j’étais chargé de le faire réparer par mon détachement d’intervention. Je découvris en ces hommes, dont j’avais à peine remarqué jusque-là l’activité sur le champ de bataille, une espèce particulière de « Travailleurs inconnus » dans la zone mortelle. […] Jour et nuit, il visitait les trous d’obus encore chauds des explosions, pour rattacher deux bouts de ligne téléphonique : tâche aussi périlleuse que sans éclat. (p. 105-106)
Le paysage ressemblait souvent, notamment aux heures de pénombre, à une vaste steppe peuplée d’animaux. C’est surtout quand de nouveaux arrivants se rendaient en nombre vers des points bombardés à intervalles réguliers, pour se plaquer soudain contre la terre, puis disparaître à toutes jambes, que s’imposait la similitude avec un morceau de nature traversé d’intentions mauvaises. Si l’impression était tellement vive, c’est sans doute que je contemplais les événements dans une parfaite quiétude, comme une sorte d’antenne projetée en avant par l’état-major. (p. 106)
Je me souviens encore par moments des longs soirs pensifs de novembre, que je passais à fumer ma pipe, seul devant la cheminée du petit caveau voûté en berceau, tandis qu’au-dehors, dans le parc saccagé, le brouillard ruisselait des marronniers dépouillés et qu’à de longs intervalles l’écho d’une explosion déchirait le silence. (p. 106)
Tandis que nous bavardions un peu, il tripotait distraitement mon pistolet, posé, comme d’habitude, sur la table de nuit, et la balle partit soudain, me frôlant le crâne. Si je mentionne cet incident, c’est que j’ai vu à la guerre toute une série de blessures mortelles dues au maniement imprudent des armes ; de pareils hasards sont particulièrement irritants. (p. 107)
La retraite de la Somme
Des clochers dont il ne subsistait qu’un mur étroit, avec des embrasures de fenêtre où se jouait le clair de lune, des monticules obscurs de décombres, d’où pointaient en désordre des pièces de charpente, et des arbres isolés, dépouillés de leurs branchages, dans de vastes étendues de neige, piquées de trous noirs par les explosions, tout cela bordait notre chemin comme des coulisses immobiles, métalliques, derrière lesquelles toute la méchanceté spectrale de ce paysage semblait se tenir aux aguets. (p. 108-109)
En tout cas, les intrépides à faible santé valent mieux que les froussards robustes, comme les quelques semaines que nous passâmes dans cette position nous donnèrent à nouveau l’occasion de le constater maintes fois. (p. 110-111)
Nous apprîmes par les papiers de l’officier qu’il s’appelait Stokes et appartenait au 2e fusiliers, le Royal Munster. Il était très bien habillé, et son visage convulsé par l’agonie avait des traits intelligents et énergiques. Son calepin contenait une foule d’adresses de jeunes filles, à Londres ; ce détail m’émut. Nous l’ensevelîmes derrière notre tranchée et lui plantâmes une croix sans ornement, où je fis marquer son nom avec des clous de soulier. (p. 111-112)
Le sergent eut les deux jambes presque arrachées par des éclats de grenade, mais n’en garda pas moins jusqu’à la mort, avec un flegme stoïque, sa courte pipe entre ses dents serrées. Là encore, comme partout où nous nous heurtâmes aux Anglais, nous eûmes une impression réjouissante d’audace virile. (p. 112)
Il fit encore trois pas, tomba sur le dos comme si ses jambes s’étaient dérobées sous lui, battit deux ou trois fois l’air de ses bras et roula jusque dans un trou d’obus d’où nous vîmes longtemps encore par nos oculaires briller sa manche brune. (p. 112-113)
L’avant-dernier jour, je faillis être victime d’un accident inepte. L’obus non explosé d’une pièce antiaérienne dégringola en sifflant d’une hauteur considérable et explosa contre la traverse sur laquelle je m’étais appuyé sans méfiance. Je fus projeté par le souffle de l’explosion dans l’ouverture d’une galerie qui bâillait juste en face, et où je me retrouvai, fort décontenancé. (p. 116)
Malgré toutes mes exhortations, je ne parvins pas à décider le fidèle Knigge à s’installer pour dormir dans la cuisine glaciale – trait caractéristique de la réserve propre à nos natifs de Basse-Saxe. (p. 117)
Au village de Fresnoy
Je retrouve dans mon journal cette note brève, mais éloquente : « Très bien passé ma permission ; n’aurai pas de reproches à me faire après ma mort. » (p. 117)
Gornick me raconta par la suite qu’à la découverte des réserves de vin rouge, le village, déjà pris sous le feu de l’ennemi, était devenu le théâtre d’un débridement bachique qu’il avait eu le plus grand mal à refréner. En de telles occasion, nous prîmes l’habitude, les fois suivantes, de fracasser à coups de pistolet les dames-jeannes et autres récipients du même calibre. (p. 118)
Dans la nuit, je crus entendre à plusieurs reprises des explosions sourdes et les cris de Knigge, mais j’avais tellement sommeil que je me contentait de grommeler : « Laisse-les donc tirer ! » en me retournant sur ma couche, bien que la poussière en suspension dans la pièce fût aussi dense que dans un moulin à craie. Le lendemain matin, je fus réveillé par le neveu du colonel von Oppen, le petit Schultz, qui me cria : « Dites donc, mon vieux, vous ne savez donc pas que votre maison s’est écroulée ? » Quand je me levai pour inspecter les dégâts, je dus en effet constater qu’un obus de gros calibre avait explosé contre le toit, fracassant toutes les pièces, plus mon observatoire. […] Knigge n’en revenait pas de voir quelqu’un dormir aussi profondément que moi. (p. 118-119)
Avec ce conseil stoïcien : « Serre les dents, camarade ! », nous le traînâmes sous un feu dément de shrapnels jusqu’au poste de secours. (p. 122)
Le terrain, entre la lisière du village et l’abri-ambulance, était barré par un verrou de feu continu. Les obus de petit et de gros calibre, percutants, fusants, à retardement, non éclatés, charges creuses et shrapnels s’unissaient en un pandémonium qui affolait les yeux et les oreilles. […] A Fresnoy, les geysers de terre, hauts comme des clochers, se suivaient à la file, et chaque seconde semblait vouloir renchérir sur la précédente. Comme par magie, les maisons étaient l’une après l’autre aspirées par le sol ; les murs crevaient, les pignons croulaient et des charpentes sans toiture étaient projetées en l’air, fauchant les toits voisins. Des essaims d’éclats dansaient au-dessus de blanches traînées de fumée. L’œil et l’oreille étaient comme fascinés par cette destruction tourbillonnante. (p. 124)
Gisait le chef de la 8e compagnie, le lieutenant Lemière, que ses hommes avaient porté jusqu’ici. Il avait pris un coup dans la bouche. Son frère cadet devait mourir quelques moins après de la même blessure. (p. 124)
La chambre pour un certain baron de X… ; ils avaient compté sans l’humeur d’un soldat du front, las et énervé. Je fis enfoncer la porte par mes compagnons sans autre forme de procès et, après une courte mêlée, […] ces messieurs dégringolèrent du haut en bas de l’escalier. (p. 125)
Ces libations entre survivants d’une bataille comptent parmi les plus beaux souvenirs d’un ancien du front. Même lorsqu’il en était tombé dix sur douze, les deux rescapés se retrouvaient à coup sûr devant une bouteille, le premier soir de repos, vidaient un verre en silence à la mémoire des camarades morts et discutaient en plaisantant de leurs expériences communes. On trouvait bien vivant chez ces hommes un élément qui soulignait la sauvagerie de la guerre et en même temps la transfigurait : le plaisir simple pris au danger, le besoin chevaleresque d’affronter le combat. Au cours de ces quatre années, le feu forgea un type guerrier toujours plus pur, toujours plus audacieux. (p. 125-126)
Contre les Hindous
Mais une série de beaux jours chauds ne tarda pas à nous réconcilier avec notre nouveau séjour. Je savourais à grands traits la splendeur du paysage, sans me soucier des boles blanches des shrapnels et des cônes soulevés par les obus, auxquels je prenais à peine garde. Avec chaque printemps recommençait aussi une nouvelle année de combats ; les présages d’une grande offensive en étaient aussi inséparables que les primevères et la verdure naissante. (p. 126)
Ces forteresses-modèles ont pour inconvénient les fréquentes visites de supérieurs qui, surtout dans les tranchées, ôtent à la vie beaucoup de son agrément. (p. 127)
Les allées du parc, bordées d’aubépine rouge en fleur, et le charme des environs donnaient à notre existence, malgré la proximité du front, une teinte de ces gaietés de la vie champêtre auxquelles le Français s’entend si bien. Un couple d’hirondelles avait fait son nid dans ma chambre et commençait dès les premières heures du matin à nourrir bruyamment son insatiable progéniture.
Le soir, je prenais ma canne et me promenais par les sentiers étroits, qui décrivaient leurs courbes à travers un paysage vallonné. Les champs envahis par les mauvaises herbes portaient des fleurs à l’odeur plus forte et plus sauvage. Parfois, au bord du chemin, on rencontrait des arbres isolés, sous lesquels les paysans avaient dû faire halte en temps de paix, inondés de fleurs blanches, roses ou rouge sombre, spectacle magique au sein de la solitude. La guerre avait posé sur la face de ce paysage, sans en abolir la grâce, des teintes héroïques ou mornes ; son opulence fleurie n’en paraissait que plus capiteuse et plus rayonnante.
Il est plus facile d’aller se battre au sein d’une pareille nature que dans un paysage d’hiver mort et froid. Ici, même une âme simple entrevoit que sa vie est enfouie dans des couches très profondes et que sa mort n’est pas une fin. (p. 128)
Le crépuscule était tellement avancé que le coquelicot, dans les champs en friche, se fondait avec le vert clair de l’herbe en une teinte riche et imprécise. Sous la lumière déclinante, ma couleur préférée ressortait avec une vigueur croissante : c’est le rouge presque noir, qui rend à la fois fougueux et mélancolique. (p. 129)
La méthode d’approche que je viens de mentionner consistait à faire alternativement ramper en avant chaque homme de la patrouille, sur un terrain où nous pouvions à chaque instant nous heurter à l’ennemi. De la sorte, il ne s’en trouvait jamais qu’un d’exposé à être cueilli par le destin, en danger d’être tué par un tireur en embuscade, tandis que les autres, massés en arrière, restaient prêts à intervenir. (p. 130)
De telles sorties exercent une action stimulante ; le sang circule plus vite, les pensées se pressent. Je décidai de passer en songeries la nuit tiède, et m’aménageai donc en haut de la pente, dans l’herbe fournie, une couche que je tapissai de ma capote. Puis je m’allumai une pipe, aussi discrètement que je pus, et laissai la bride sur le cou à mon imagination. J’étais dans le plus beau des châteaux en Espagne quand des frôlements étranges, dans le boqueteau et la prairie, me firent sursauter. Les sens sont toujours aux aguets devant l’ennemi, et il est curieux qu’en de tels instants des bruits parfaitement ordinaires vous disent tout de suite et sans équivoque : Attention, il se passe quelque chose ! (p. 130-131)
Dans le péril, on se presse contre la terre comme contre une mère. (p. 132)
Nous nous rassemblâmes dans un champ de blé voisin et nous entre-regardâmes, blêmes, les traits tirés par cette nuit blanche. Le soleil s’était levé, resplendissant. Une alouette s’élança du sol et nous agaça de ses trilles. Tout cela était irréel comme après une nuit passée à jouer dans la fièvre. (p. 134)
Le cortège, où les plaintes des prisonniers se mêlaient à nos voix joyeuses, avait une allure archaïque, qui, pendant quelques instants, me bouleversa. Ce n’était plus la guerre, c’était un spectacle du fond des âges. (p. 135)
Un officier blanc, portant deux étoiles d’or aux pattes d’épaule, donc un lieutenant. Il avait pris une balle dans l’œil. Le projectile lui avait traversé la tempe en ressortant et avait fracassé le rebord de son casque, que j’emportai en trophée. Sa main droite étreignait encore sa matraque, éclaboussée de son propre sang, la gauche un lourd colt à six coups, dont le barillet ne contenait plus que deux balles chargées. Il nous avait donc manqués de peu. (p. 136)
Au milieu de ces claquements de salves, j’abandonnai tout espoir de rentrer indemne. L’esprit était dans l’attente continuelle d’une balle dans le corps. La mort nous mettait aux abois. (p. 137)
Je me retrouvai sans arme, sur la pente, seul avec le blessé qui se traînait sur ses deux mains pour ramper jusqu’à moi, et gémissait : « Mon lieutenant, m’abandonnez pas ! » (p. 138)
Langemarck
Dans l’obscurité, j’entendis la voix d’un bleu, encore peu au courant de nos coutumes : « Le lieutenant ne se planque jamais ? » - Il sait ce qu’il fait, lui rétorqua un ancien de ma troupe de choc. Quand l’obus est pour nous, il est le premier par terre. » Nous ne nous plaquions au sol qu’en cas de nécessité, mais alors sans traîner. Effectivement, le degré d’urgence ne peut être apprécié que par le guerrier expérimenté qui sent déjà instinctivement le point où va aboutir la trajectoire, avant même que le nouveau ait perçu le léger chuintement annonciateur. (p. 143)
Mon sommeil fut lourd et anxieux ; les obus brisants qui pleuvaient, dans l’obscurité impénétrable, autour de la maison, provoquaient au sein de ce paysage mort un sentiment indescriptible de solitude et d’abandon. (p. 144)
Une demi-heure plus tard commença un marmitage qui mugit autour de notre île de naufragés comme une mer fouettée par un typhon. La forêt des cônes d’éclatement, autour de nous, prit l’épaisseur d’une muraille tourbillonnante. Serrés l’un contre l’autre, accroupis, nous attendions à chaque instant le coup qui nous fracasserait, nous balaierait radicalement, avec nos blocs de béton, et raserait notre refuge au niveau du désert criblé d’entonnoirs. (p. 145)
Ainsi vont les choses à la guerre : on y voit des négligences qui paraîtraient inimaginables même sur un champ de manœuvres. (p. 146)
Nous étions comme dans un mortier où s’abattraient à la file de pesants coups de pilon. On se regardait, le visage d’une pâleur mortelle ; on entendait retentir sans cesse le hurlement des hommes touchés. Dans ces conditions, il importait peu que nous restions couchés, que nous détalions vers l’arrière ou foncions vers l’avant. Je donnai donc l’ordre de me suivre et sautai en plein milieu du feu. Je n’avais fait que quelques bonds quand un obus me couvrit de terre et me projeta dans l’entonnoir le plus proche. Il était presque inexplicable que je n’eusse pas été touché, car les coups pleuvaient si dru qu’ils semblaient s’abattre sur le casque et les épaules, et qu’ils fouissaient la terre sous les pieds comme de grosses bêtes. (p. 146-147)
Des obus brisants d’une violence extraordinaire pleuvaient sans relâche aux alentours ; le soir, l’un d’eux me manqua à un cheveu près. (p. 148)
D’autres poursuivaient leur course après s’être arrêtés un moment, surpris, quand ils avaient vu qu’il n’y avait rien à gagner chez nous. Dans ce genre de situation, il n’y a pas de ménagement qui tienne. Je les fis mettre en joue. (p. 151)
Durant un énorme et ultime crescendo du feu, qui frappa plusieurs fois les ruines de la maison et fit sonner les débris de tuiles pleuvant du ciel sur nos casques d’acier, je fus projeté à terre par l’éclair d’un coup terrible. À la stupéfaction de mes hommes, je me relevai indemne. (p. 151)
Klaus avait été mis au courant de notre situation par des blessés et, tant de son propre mouvement que sur les instances de ses hommes, il s’était mis en route pour nous sortir de ce mauvais pas. Il l’avait fait sans ordre. Cela nous émut et nous emplit d’une exubérance joyeuse, un de ces états d’âme où l’on voudrait arracher des arbres. (p. 152)
Nous tirions rapidement, mais en visant. Je vis un gros soldat de première classe de la 8e compagnie appuyer avec le plus grand flegme le canon de son fusil sur une souche déchiquetée ; à chaque coup, c’était un assaillant qui tombait. (p. 153)
Je ne pus m’empêcher de rire quand un homme se présenta devant moi et voulut faire homologuer officiellement sa victoire sur un avion qu’il prétendait avoir abattu en flammes, à coups de fusil. (p. 153)
Je murmurai à plusieurs reprises un mot de l’Arioste : « Un grand cœur ne ressent pas d’horreur devant la mort, à quelque instant qu’elle vienne, pourvu qu’elle soit glorieuse. » (p. 154)
Grelottants, gelés, sans un poil de sec, nous restâmes debout, conscients d’être livrés au prochain bombardement sans le moindre couvert, dans la gadoue de la route. Ce fut une matinée pitoyable. J’y pus constater une fois de plus qu’aucun tir d’artillerie n’est capable de briser la volonté de résistance aussi radicalement que le froid et l’humidité. (p. 155)
Il était étrange d’apprendre que nos actes apparemment désordonnées, dans l’obscurité de la nuit, avaient reçu une notoriété publique. Nous avions pris notre large part à l’arrêt de l’offensive, entreprise avec des moyens énormes. Si colossales que fussent les masses d’hommes et de matériel mises en jeu, le travail, aux endroits décisifs, n’avait été accompli que par quelques poignées de combattants. (p. 157)
Dans l’affaiblissement mortel où je me trouvais, il s’insinuait maintenant la conscience d’un bonheur qui prenait sans cesse plus de force et qui, des semaines entières, ne me lâcha plus. Je songeais à la mort sans que cette pensée m’inquiétât. Tous mes liens avec le monde me semblaient si simples que j’en étais stupéfait, et c’est en me disant : « Tu es en règle » que je glissai dans le sommeil. » (p. 162)
Regniéville
Nous avions mijoté de nous offrir une magnifique virée jusqu’à Metz, pour y vider une fois encore la coupe des délices terrestres. (p. 162-163)
Je me liai avec le sous-officier Kloppmann, homme d’un certain âge et marié, qui se signalait par son humeur guerrière. Il était de ces êtres en qui l’on ne saurait trouver, quant au courage, le moindre point faible, et comme on n’en rencontre qu’un entre cent. (p. 165)
J’ai toujours eu pour principe que chacun est maître de risquer sa peu où il lui plaît et les laissai donc escalader la berge de la tranchée, bien que l’adversaire fût encore très excité. (p. 166)
Ma troupe était de quatorze hommes, moi compris, parmi lesquels l’aspirant von Zglinitzsky, les sous-officiers Kloppmann, Mevius et Dujesiefken et deux sapeurs. Les casse-cous les plus cinglés du 2e bataillon avaient fait équipe. (p. 166)
C’est un curieux sentiment que de savoir qu’on devra se lancer le lendemain matin dans une entreprise où l’on risque la mort, et d’écouter encore un moment avant de s’endormir ses voix intérieures, de régler ses comptes avec soi-même. (p. 167)
En pareilles circonstances, la mémoire s’empare de la moindre bagatelle. C’est ainsi que l’image d’une gamelle s’y grava à cet endroit, comme en rêve : une cuiller était dedans. Cette observation allait me sauver la vie, vingt minutes plus tard. (p. 169)
Des quatorze hommes partis avec moi, il n’en revenait que quatre […] Dans mon découragement, je fus un peu rasséréné par la réflexion du brave Dujesiefken, un paysan d’Oldenbourg qui, comme je me faisais panser la main dans l’abri, racontait les événements à ses camarades devant l’entrée et conclut par cette phrase : « Mais le lieutenant Jünger, maintenant, je le respecte ; ah, fieu, comment qu’il te sautait les barricades ! » (p. 171)
« Mais pourquoi n’avez-vous pas tourné à droite dans ce boyau ? », je voyais bien qu’un méli-mélo où des notions comme la droite ou la gauche n’ont même plus de sens lui était tout simplement inconcevable. Pour lui, toute l’affaire était un plan, pour nous, une réalité vécue avec passion. (p. 171-172)
J’ai affronté durant la guerre bien des aventures, mais aucune ne fut plus angoissante. Je me sens toujours le cœur serré quand je repense à notre errance dans les tranchées inconnues, éclairées par la froide lumière du matin. (p. 172-173)
Retour en Flandre
Ce soir-là, la ville [Roulers] fut de nouveau bombardée. Je descendis à la cave où les femmes s’étaient serrées, tremblantes, dans un coin, et allumai ma lampe de poche pour rassurer la petite fille qui criait de peur parce qu’une explosion avait éteint la lampe. J’y vis à nouveau combien l’être humain tient à son sol natal. Malgré toute la crainte du danger que ressentaient ces femmes, elles se cramponnaient de toutes leurs forces à cette terre qui pouvait à tout instant devenir leur tombeau. (p. 175)
Ce fut la première fois où je rencontrai au combat un homme qui me fît des difficultés, non par frousse, mais, de toute évidence, par pur dégoût de la guerre. Bien que ce dégoût se fût naturellement accru et généralisé dans ces dernières années, une telle manifestation, en pleine action, n’en restait pas moins très insolite, car la bataille lie, tandis que l’inaction disperse. Au combat, on est sous le coup de nécessités objectives. (p. 175-176)
Mes pérégrinations me firent passer devant bien des morts qui gisaient solitaires et abandonnés ; souvent, seules la tête ou une main émergeaient encore à la surface de l’eau boueuse des entonnoirs. Des milliers de soldats sommeillent ainsi sans qu’un monument érigé par une main amie orne leur dernière demeure. (p. 177)
C’est au cours de cette journée que je reçus une nouvelle qui m’affligea beaucoup, celle de la mort du lieutenant Brecht, tombé au combat comme officier-éclaireur de la division, dans le champ d’entonnoirs à droite de la ferme du Nord. C’était l’un des rares combattants qui fût nimbé, même en cette bataille de matériel, d’un rayonnement particulier, et qu’on tînt pour invulnérable. Les hommes tels que lui étaient faciles à reconnaître dans la masse des autres – ils partaient d’un grand rire chaque fois qu’arrivait un nouvel ordre d’attaque. À l’annonce de tels deuils, on sentait involontairement se glisser en soi la pensée que comme lui on n’en avait peut-être plus pour longtemps. (p. 177-178)
Il s’agissait de gagner chaque fois du terrain par un saut rapide, pour attendre ensuite dans un entonnoir la prochaine explosion. Dans ce laps de temps qui sépare le premier hurlement lointain de l’éclatement tout proche, la volonté de vivre se concentrait avec une violence particulièrement douloureuse, puisque le corps devait attendre son destin sans abri et sans mouvement. (p. 179)
Je rencontrai tout près du poste de secours les civières de deux officiers de mes amis, grièvement blessés. L’un était le lieutenant Zürn, que nous avions fêté deux jours plus tôt dans notre joyeux cercle. Aujourd’hui, il gisait, à moitié dévêtu, avec ce teint d’un jaune cireux qui présage une mort certaine, sur une porte arrachée de ses gonds, et me fixa de ses yeux vitreux quand je m’approchai de lui pour lui effleurer la main. (p. 183)
Tous consacrèrent ces quelques journées à jouir d’une existence conquise de haute lutte. On avait encore peine à concevoir qu’on eût échappé à la mort, et l’on s’assurait que l’on avait bien retrouvé la vie en en jouissant sous toutes ses formes. (p. 184)
La double bataille de Cambrai
Je n’en fis pas un drame, plus soucieux de maintenir le moral de mes troupes que de sauvegarder les lieux de pêche des Français ou la table du maître et seigneur de l’endroit. Depuis lors, une main discrète déposa presque tous les soirs devant ma porte un brochet gigantesque. (p. 184) sur administratif.
Nous devions participer à une contre-attaque de grande envergure contre la poche créée par la bataille de tanks, devant Cambrai, où notre front avait été enfoncé. Nous avions beau nous réjouir de pouvoir échanger pour une fois le rôle de l’enclume contre celui du marteau – nous nous demandions si les hommes, encore épuisés par les Flandres, pourraient soutenir cette épreuve. Mais j’avais confiance en ma compagnie : elle n’avait encore jamais failli. (p. 185)
Un autre tenta de se faire passer pour fou, afin d’échapper à la bataille. Après de longues palabres, les sérieuses bourrades d’un sous-officier lui rendirent la raison et nous pûmes monter en voiture. Je constatai en cette circonstance qu’il n’est pas facile de tenir ce rôle jusqu’au bout. (p. 185)
C’est un sentiment sinistre qui s’insinue en vous quand vous traversez en pleine nuit une position inconnue, même quand le feu n’est pas particulièrement nourri ; l’œil et l’oreille sont en proie aux illusions les plus étranges. Tout est froid et insolite comme dans un monde ensorcelé. (p. 187)
Ce décalage m’inspira le soupçon qu’on n’était pas sûr du coup et qu’on nous destinait le rôle de cobayes. Je protestai contre la dispersion de l’attaque et obtins que nous ne montions aussi en ligne qu’à 7 heures. Le matin suivant montra que cette modification était d’une grande importance. (p. 187)
Je passai ces heures interminables pelotonné contre le lieutenant Hopf dans un trou de terre. À 6 heures, je me levai et pris mes dernières dispositions, dans cet étrange état d’âme qui précède toute offensive. On a une drôle de sensation au creux de l’estomac, on bavarde avec les chefs de groupe, on essaie de blaguer, on court de-ci de-là, comme avant une revue par le général en chef ; bref, on cherche à s’occuper le plus possible pour échapper au ver rongeur des pensées. (p. 188)
Je vis avec la joie croissante du vrai chasseur que nous avions fait une prise considérable ; le cortège n’en finissait pas. (p. 189)
Ses premières paroles me montrèrent que j’avais affaire à un homme : « We were surrounded about. » Il se sentait obligé d’expliquer à son adversaire pourquoi sa compagnie s’était si vite rendue. Nous nous entretînmes en français de choses et d’autres. Il me raconta qu’une série de blessés allemands, que ses hommes avaient pansés et ravitaillés, étaient étendus dans un abri voisin. (p. 190)
Hoppenrath, à l’entrée de l’abri, m’annonça que nous avions fait près de deux cent prisonniers. Jolie performance pour une compagnie de quatre-vingts hommes. (p. 190)
Je demandai des volontaires pour briser cette résistance par une attaque à découvert. Les hommes s’entre-regardèrent, hésitants ; seul, un lourdaud de Polonais, que j’avais toujours considéré comme l’idiot de la compagnie, grimpa hors de la tranchée et marcha d’un pas pesant vers le fortin. J’ai malheureusement oublié le nom de ce simple, qui m’apprit qu’on ne connaît pas un homme avant de l’avoir vu au danger. (p. 191)
De même que les Anglais, nous laissions dans le bout de tranchée disputé un certain nombre de morts. Parmi eux se trouvait malheureusement le sous-officier Mevius, en qui j’avais appris à estimer, la nuit de Regniéville, un combattant audacieux. Il était étendu, le visage dans une flaque de sang. Quand je le retournai, je vis bien, à un grand trou dans son front, qu’il n’y avait plus rien à faire. Je venais d’échanger quelques mots avec lui ; soudain, je m’aperçus qu’il ne répondait plus à mes questions. Quelques secondes après, quand je tournai la traverse derrière laquelle il avait disparu, il était déjà mort. Cela avait quelque chose de fantomatique. (p. 191)
Puis notre pointeur, le soldat de première classe Motullo, s’écroula, frappé à la tête. Bien que la cervelle lui coulât sur la figure jusqu’au menton, il était encore parfaitement conscient lorsque nous le portâmes au plus proche abri. Motullo, un homme mûr, était de ceux qui ne seraient jamais présentés comme volontaires ; mais lorsqu’il se trouvait derrière sa mitrailleuse, j’observai, les yeux rivés à son visage, que malgré les salves qui l’éclaboussaient, il ne baissait pas la tête d’un pouce. (p. 192)
Il se produisit l’un de ces incidents bizarres qui modifient soudain une situation de manière imprévisible. Les braillements venaient d’un officier suppléant du régiment voisin, sur notre gauche, qui voulait prendre contact avec nous et brûlait d’une redoutable envie d’en découdre. L’ivresse semblait avoir déchaîné jusqu’à la folie furieuse sa bravoure native. « Où sont les Tommies ? Sus à ces chiens ! En avant, qui vient avec moi ? » Dans sa fureur, il culbuta notre belle barricade et fonça vers l’ennemi, s’ouvrant un chemin à coups fracassants de grenades. Son ordonnance se glissait devant lui dans la tranchée et descendait au fusil ceux qui avaient échappé aux explosifs. Du courage, un engagement personnel d’une folle audace communiquent toujours l’enthousiasme. La fureur s’empara aussi de nous et, ramassant quelques grenades, nous rivalisâmes d’ardeur pour nous joindre à cet assaut de possédé. Je me retrouvai bientôt aux côtés du furieux, déchaîné dans la position ennemie, et les autres officiers, suivis des fusiliers de ma compagnie, ne se firent pas non plus longtemps prier. […] Les Anglais se défendirent vaillamment. Chaque traverse fut disputée. […] Nous étions déjà loin devant nos lignes. De toutes parts, des projectiles sifflaient autour de nos casque ou s’écrasaient avec un choc dur contre les berges de la tranchée. Chaque fois qu’une de ces masses de fer ovoïdes dépassait la ligne d’horizon, l’œil s’emparait d’elle avec ce don de voyance que l’homme acquiert seulement dans les instants où se décident la vie et la mort. Durant ces moments d’attente, il fallait chercher à gagner un point d’où l’on pût voir le ciel le mieux possible, car ce n’est que sur son fond pâle que le fer noir et cannelé des boules mortelles se détachait avec une netteté suffisante. […] Je pus, durant ces minutes, voir sans frémir les morts par-dessus lesquels je sautais à chaque pas. Ils gisaient tous dans cette position détendue et abandonnée, propre aux instants où la vie se retire du corps. (p. 193-194)
Entre tous les moments excitants de la guerre, aucun n’est aussi fort que la rencontre de deux chefs de troupes de choc, entre les étroites parois d’argile des positions de combat. Plus question alors de retraite ni de pitié ! Nul ne l’ignore parmi ceux qui les ont vus dans leur royaume, ces princes des tranchées aux visages durs et résolus, fous d’audace, bondissant avec souplesse en avant et en arrière, le regard aiguisé et assoiffé de sang, ces hommes qui étaient à la hauteur de leur destin et qu’aucun communiqué ne mentionne. (p. 195-196)
Soudain, un nouveau choc au front me projeta au fond de la tranchée, tandis que mes yeux étaient aveuglés par le sang ruisselant. Mon voisin s’écroula au même instant et se mit à gémir. Une balle dans la tête, perforant le casque d’acier et la tempe. […] que deux plaies superficielles à la naissance des cheveux. Elles devaient provenir de la désintégration du projectile, ou des éclats du casque en acier de l’autre blessé. Cet homme, qui portait dans son coprs le métal de la même balle que moi, me rendit visite après la guerre ; il était ouvrier dans une usine de cigarettes et resta, depuis ce coup, souffreteux et bizarre. (p. 196)
J’ai donc aussi rapporté chez moi mon casque troué, et je le conserve pour faire pendant à celui que portait le lieutenant de lanciers hindous, lorsqu’il menait ses hommes à l’attaque contre nous. (p. 197)
Au bord du Cojeul
Quand je n’avais rien à faire dans la tranchée de guetteurs en construction, je passais mes journées dans mon abri glacial, à lire un livre et à tambouriner avec mes pieds contre les encadrements en bois de l’abri pour me réchauffer. (p. 198)
J’étais souvent réjoui, assis à ma petite table, par les propos naïfs des ordonnances qui, perdus dans les nuages de leur tabac, étaient discutés avec une grande abondance de détails, et sur d’autres sujets aussi, je cueillais au vol pas mal de fortes maximes. C’est ainsi que le coureur de combat, partant en permission, nous fit ses adieux en ses termes : « Les gars, c’est rudement chouette quand tu te retrouves chez toi la première nuit dans ton lit, avec ta bourgeoise qui se colle contre toi ! » (p. 199)
Le colonel von Oppen était un vivant exemple de l’existence des chefs-nés. Il eut toujours autour de lui une sphère d’ordre et de confiance. Le régiment est la dernière formation où l’on se connaisse encore personnellement ; c’est, dans une certaine mesure, la plus vaste des familles militaires, et la marque d’un tel chef s’imprime insensiblement à des milliers d’hommes. (p. 200)
La Grande Bataille
Depuis ce jour, quand nous allions occuper une nouvelle position, j’ai toujours fait moi-même le choix des guides, et avec la plus grande prudence. À la guerre, on apprend à fond son métier ; mais les leçons se paient cher. (p. 204)
Des soldats des sections de tranchées voisines étaient en train de tirer de cet horrible magma les affaires des morts, souillées de sang, pour y chercher un butin. Je les chassai et donnai à mon homme de liaison la mission de ramasser les portefeuilles et les objets de valeur, afin de les faire parvenir aux familles. (p. 204)
À 10 heures du soir, un homme de liaison nous transmit l’ordre de nous mettre en route pour la première ligne. Un animal sauvage qu’on traîne hors de sa tanière, un marin qui voit s’abîmer sous ses pieds la planche de salut doivent ressentir à peu près ce que nous éprouvâmes quand nous dûmes dire adieu à l’abri sûr et tiède pour sortir dans la nuit inhospitalière. (p. 205)
Un rideau flamboyant monta en l’air, suivi d’un rugissement soudain, tel que nous n’en avions jamais entendu. Un tonnerre à rendre fou, qui engloutissait dans son roulement jusqu’aux coups de départ des plus grosses pièces, fit trembler le sol. Le colossal grondement de mort des innombrables canons, derrière nous, était si terrible que même les pires batailles que nous avions subies nous semblaient en comparaison un jeu d’enfant. […] Nous ne tînmes plus dans nos abris : debout sur les défenses, nous contemplions, éberlués, le flamboyant mur de feu, haut comme une tour, dressé sur les tranchées anglaises, et qui se voilait de nuées ondoyantes, rouges comme du sang. (p. 206)
Même les lois naturelles semblaient suspendues. L’air tremblait comme aux jours brûlants d’été, et ses écarts de densité faisaient danser de-ci de-là des objets immobiles. Des bandes d’ombre noires filaient à travers les nuages de fumée. Le vacarme était devenu absolu : on ne l’entendait plus. (p. 207)
Nous réussîmes à égayer les hommes et à les distraire par des plaisanteries d’une obscénité naïve. Le lieutenant Meyer, qui vint voir ce qui se passait au coin de la traverse, me raconta plus tard qu’il nous avait crus fous. (p. 208)
« On va leur montrer maintenant de quoi la 7e est capable ! – Maintenant, tout m’est égal ! – Vengeance pour la 7e compagnie ! – Vengeance pour le capitaine von Brixen » (p. 208)
La ligne de partage entre les peuples offrait un singulier spectacle. Dans les trous de marmite, devant la tranchée ennemie que fouissait à chaque moment la tourmente de feu, sur un front qui se prolongeait à perte de vue, massés par compagnies, les bataillons de choc attendaient. À la vue de ces masses accumulées, la percée me parut chose faite. Mais allions-nous trouver en nous la force de disperser les réserves adverses, de les isoler pour les détruire ? J’en avais la conviction. Le combat final, l’ultime assaut semblait venu. Ici, le destin de peuples entiers était jeté dans la balance ; il s’agissait de l’avenir du monde. J’avais conscience de la gravité de l’heure, et je crois que chacun sentit alors se dissoudre tout ce qu’il y avait en lui de personnel et que la crainte l’abandonna. (p. 208-209)
Quand nous avançâmes, une fureur de possédés s’empara de nous. Le désir irrésistible de tuer me mettait des ailes aux pieds. La rage m’arrachait des larmes amères. L’immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux, les plongeant dans une brume rouge. Sanglotant, balbutiant, nous nous lancions des phrases sans suite, et un spectateur non prévenu aurait peut-être imaginé que nous succombions sous l’excès du bonheur. (p. 210)
C’est alors que j’aperçus le premier ennemi. Une silhouette en uniforme brun, apparemment blessée, était accroupie à vingt pas devant moi, au milieu de la dépression martelée par le feu roulant, les mains appuyées au sol. Nous nous aperçûmes au moment où je débouchai d’un tournant. Je vis l’homme tressaillir à mon aspect et me fixer d’un œil hagard, tandis que je m’approchais avec lenteur et hostilité, le visage dissimulé derrière mon pistolet. Une scène sanglante et sans témoin allait se dérouler. Ce fut une délivrance de voir enfin concrètement l’adversaire. Je posai le canon de mon arme contre la tempe de l’homme paralysé par la peur. […] Avec un gémissement, il porta la main à sa poche, pour en tirer, non pas une arme, mais une photo qu’il me tint sous les yeux. Elle le montrait sur une terrasse, entouré d’une nombreuse famille. Ce fut un appel magique, émanant d’un monde englouti et incroyablement lointain. J’ai par la suite considéré comme un grand bonheur de l’avoir épargné en poursuivant ma course en avant. C’est justement cet adversaire qui, depuis, m’est souvent apparu en rêve. Cela me fit espérer qu’il avait revu sa patrie. (p. 211)
Le succès produisait un effet magique. […] il n’existait plus pour tout homme qu’une direction : en avant ! Chacun courait droit devant lui. (p. 214)
Quand Wedelstädt vit tomber cet homme, le dernier de sa compagnie, il appuya la tête contre la paroi de la tranchée et se mit à pleurer. Lui non plus ne devait pas survivre à cette journée. (p. 214)
Ces gars-là se défendaient vraiment d’une manière formidable. (p. 216)
Je vis ici qu’un défenseur qui, jusqu’à cinq pas, tire ses balles presque à bout portant sur son assaillant ne peut espérer que ce dernier lui fera grâce de la vie. Le combattant qui, pendant l’attaque, a eu un voile de sang devant les yeux, ne veut pas faire de prisonniers ; il veut tuer. (p. 216)
Mon Anglais était étendu devant l’entrée – un tout jeune gars à qui ma balle avait traversé le crâne de part en part. il gisait là, le visage détendu. Je me forçai à le contempler, à le regarder dans les yeux. Maintenant, le dilemme n’était plus « Toi ou moi ». Je suis souvent revenu en pensée à ce mort, et plus fréquemment d’année en année. L’État qui nous décharge de la responsabilité ne peut nous épargner le deuil ; c’est à nous de le porter. Il parvient jusqu’aux profondeurs de nos rêves. (p. 218)
Juste à l’orée du village, notre progression fut arrêtée par notre propre artillerie qui poursuivait stupidement son tir sur le même point. Un obus de gros calibre éclata en plein milieu du chemin, déchiquetant quatre des nôtres. (p. 219)
Mais j’appris à nos dépens que le droit du vainqueur n’était guère respecté par les détachements qui nous suivirent ; chacun effaça les marques des autres et les remplaça par les siennes, tant qu’à la fin ce fut une compagnie de pionniers qui se les adjugea. (p. 221)
Je courus vers lui [adjudant-chef Kumpart] avec un ambulancier pour le panser. […] Il mourut quelques jours après. Cet accident m’affecta particulièrement : Kumpart avait été mon instructeur à Recouvrance, trois ans auparavant. (p. 222)
J’exposai l’absurdité d’une attaque frontale, puisqu’on pouvait, avec des pertes beaucoup moins lourdes, prendre de flanc par la gauche les retranchements de Vraucourt, qui se trouvaient déjà en partie entre nos mains. Nous décidâmes d’épargner l’assaut aux hommes, et la suite nous donna raison. (p. 222)
Ce fut une curée furieuse, sous les nuages de shrapnels. Nous passions à la hâte devant des corps encore chauds, robustes, sous les kilts courts desquels luisaient des genoux vigoureux, ou nous rampions par-dessus eux. C’étaient des Highlanders, et l’allure de leur résistance montrait bien que nous avions affaire à de vrais hommes. (p. 223)
L’homme blessé d’un coup dans le ventre, un tout jeune gars, était couché au milieu de nous et s’étirait presque voluptueusement comme un chat aux chauds rayons du soleil couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d’enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression pénible ne me troubla, et je ne fus ému que d’un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant. (p. 225)
La route offrait un spectacle apocalyptique. La mort fauchait à droite et à gauche. Les cris de guerre, qui s’entendaient de loin, le feu dense des armes individuelles, les chocs sourds des grenades éperonnaient les agresseurs et paralysaient leurs adversaires. Durant ce long jour, le combat avait couvé comme un feu que l’air attisait enfin. (p. 227)
La raison commandait de rester sur place et de mettre d’en haut l’ennemi hors de combat. Il nous présentait une cible facile à atteindre. Au lieu de cela, je jetai mon fusil et m’élançai, les poings serrés, entre les deux camps. Par malheur, je portais toujours le manteau anglais et ma casquette à bandeau rouge. Je me trouvais donc déjà du côté adverse et, qui pis est, en uniforme ennemi. En pleine ivresse de la victoire, je sentis un coup sec contre ma poitrine, à gauche ; puis ce fut la nuit. Fichu !
J’étais persuadé d’avoir été touché au cœur, mais ne ressentais dans l’attente de la mort ni douleur ni angoisse. Je vis en tombant les cailloux blancs et polis dans la glaise de la route ; leur ordonnance était chargée de sens, nécessaire comme celle des étoiles, et dévoilait de grands mystères. Elle me parut familière et passionnante, plus que la tuerie qui se poursuivait autour de moi. Je tombai sur le sol, mais à ma grande surprise, je me relevai aussitôt. Ne pouvant découvrir de trou dans ma tunique, je me tournai de nouveau vers l’ennemi. (p. 227-228)
Nous ouvrîmes la tunique et constatâmes qu’une balle m’avait traversé la poitrine de côté, juste sous ma Croix de fer, au-dessus du cœur. On distinguait nettement le petit trou rond d’entrée à droite et celui de sortie, un peu plus grand, à gauche. (p. 228)
Je reçus un coup sur le sommet du crâne et basculai en avant, étourdi. Quand je revins à moi, j’étais suspendu la tête en bas par-dessus le traîneau d’une mitrailleuse lourde, et je contemplais d’un œil fixe, au fond de la tranchée, une flaque rouge qui s’agrandissait à une vitesse inquiétante. Le sang giclait si irrésistiblement que j’abandonnai tout espoir. […] J’avais payé cher la légèreté avec laquelle j’allais au combat sans casque. (p. 229)
J’eus une vive empoignade avec le chef du train des équipages, qui voulait faire jeter en bas de la voiture deux Anglais blessés, alors qu’ils m’avaient soutenu durant la dernière partie de notre trajet. (p. 230)
Le chirurgien me dit son étonnement de l’heureuse nature de mes blessures. Celle de la tête, elle aussi, avait son entrée et sa sortie. Sans que la boîte crânienne eût été touchée. (p. 230)
Il [l’ordonnance de Jünger, Vinke] n’était pas, comme par exemple Haller, en proie à l’esprit d’aventure, mais il me suivait au combat comme jadis un vassal son suzerain, et il tenait le soin de ma personne pour son office propre. Bien après la guerre, il me demanda ma photo, « pour pouvoir parler à ses petits-fils de son lieutenant ». Je lui dois d’avoir jeté un regard sur les énergies paisibles que le peuple engage dans le combat en la personne du réserviste. (p. 231)
Cette sixième double blessure guérit aussi parfaitement, en quinze jours, que toutes les précédentes. (p. 231)
La Grande Bataille marqua aussi un tournant dans ma vie intérieure, et non pas seulement parce que désormais je tins notre défaite pour possible. La formidable concentration des forces, à l’heure fatidique où s’engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivit de façon si surprenante, si stupéfiante, m’avaient conduit pour la première fois jusqu’aux abîmes de forces impersonnelles, supérieures à l’individu. C’était différent de toutes mes expériences précédentes ; c’était une initiation, qui n’ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l’épouvante, mais menait au-delà d’eux. (p. 232)
Avances anglaises
Nous logions dans un kraal de baraques en tôle ondulée, au milieu d’un paysage de prairies retournées à l’état sauvage, dans le vert desquelles luisaient d’innombrables fleurettes jaunes. Cette steppe, que nous avions surnommée « la Valachie », était peuplée de hardes de chevaux à la pâture. Lorsqu’on sortait devant le seuil des cabanes, on était saisi par cette impression inquiétante de vide qui doit s’emparer par moments du cow-boy, du Bédouin et de tout autre homme vivant dans la solitude. Le soir, nous faisions de longues promenades aux alentours des baraques et cherchions des nids de perdrix ou des armes enfouies dans l’herbe, souvenirs de la Grande Bataille. Un après-midi, je me rendis à cheval jusqu’à ce chemin creux si âprement disputé, deux mois plus tôt, près de Vraucourt ; les bords en étaient semés de croix où je lus bien des noms familiers. (p. 233)
Un tenace fumet de cadavres pesait sur le terrain conquis, tantôt plus, tantôt moins importun, mais toujours excitant pour les sens, comme un message venu d’un sinistre royaume. « Le parfum des offensives », remarqua près de moi la voix d’un ancien du front, comme nous semblions passer durant plusieurs minutes à travers une allée de fosses communes. (p. 233)
Tous les midis, mon ordonnance déployait à mon intention une couverture dans un énorme trou d’obus, vers lequel nous avions creusé un couloir, pour le transformer en solarium. Il est vrai que mon bronzage était interrompu de temps à autre par la chute des obus dans les parages ou par le gazouillement des éclats qui arrivaient du ciel. (p. 235)
Je sortais et examinais de la banquette des guetteurs le paysage nocturne, plein de mélancolie, qui formait un contraste lugubre avec les fantômes de feu auxquels il servait de salle de bal. Dans de tels instants, il se glissait en moi un état d’âme qui jusqu’à présent m’était resté étranger. Un profond brassage de ma sensibilité s’amorçait, né de la durée imprévue de cette existence survoltée au bord de l’abîme. Les saisons se succédaient, l’hiver revenait, puis l’été, et l’on se trouvait encore au combat. On s’était lassé, et accoutumé au visage de la guerre ; mais c’est précisément cette accoutumance qui faisait apparaître tous les événements dans une lumière atténuée et insolite. On n’était plus tellement aveuglé par la violence des phénomènes. On sentait aussi que l’esprit dans lequel on était monté au front s’était usé et ne suffisait plus. La guerre proposait les plus profondes de ses énigmes. Ce fut une époque étrange. (p. 235-236)
Le terrain était couvert de nombreux squelettes calcinés d’avions, signe que la machine se manifestait avec de plus en plus de puissance sur le champ de bataille. (p. 237)
La grand-rue était bordée des épaves guerrières de l’avance enrayée. Voitures criblées de projectiles, munitions jetées à terre, armes d’infanterie rouillées, et les vagues contours de chevaux à demi décomposés, entourés par l’étincellement bourdonnant de nuées de mouches, ce spectacle proclamait le néant de toutes choses au milieu des combats. L’église, qui jadis se dressait au point culminant du village, ne se dessinait plus que comme un tas confus de pierrailles. Cependant que je cueillais un bouquet de roses redevenues sauvages, des explosions d’obus me rappelèrent à la prudence, sur ce théâtre de la Danse macabre. (p. 238)
Le boqueteau semblait une blessure enflammée, sur laquelle se concentrait l’attention des troupes camouflées. Les deux artilleries jouaient avec lui comme deux fauves qui se disputent une proie ; elles arrachaient les troncs de ses arbres et en projetaient les débris très haut dans les airs. Il n’était jamais tenu que par quelques soldats, mais il prolongeait sa résistance, et c’est ainsi qu’il devenait, visible au loin dans ce paysage mort, un exemple de ce que même le plus colossal affrontement de forces matérielles n’est jamais que la balance où l’on pèse, aujourd’hui comme toujours, le poids de l’homme. (p. 240)
Une fois de plus s’offrait ce même spectacle que j’avais si souvent enregistré avant les offensives ; l’image d’une troupe aux aguets dans le petit jour, qui, lors des coups trop courts, exécute une inclinaison profonde et générale ou se jette à terre, tandis que la tension croît – image qui captive l’esprit comme un cérémonial terrible et silencieux, prélude aux sacrifices humains. (p. 241)
En plein entretien, je sentis soudain qu’on m’agrippait et qu’on me jetait de côté. L’instant d’après, une balle s’écrasait en faisant gicler le sable de mon siège. Par un heureux hasard, Gipkens avait observé qu’un fusil sortait lentement d’une meurtrière de la barricade ennemie, à quarante mètres de nous, et je devais mon salut à ses yeux perçants de peintre, car à une telle distance, le premier crétin venu était capable de me descendre. Nous nous étions assis sans le savoir dans le boyau mort, entre les deux barricades, et étions donc aussi visibles pour le guetteur anglais que si nous avions pris place à une table en face de lui. Gipkens avait réagi vite et comme il le fallait. (p. 242-243)
Voigts et les quarante autres assaillants étaient encerclés et perdus. […] ils se sentirent poussés par-derrière vers la mort. Des cris de fureur et de nombreuses explosions nous apprirent qu’ils vendaient chèrement leur vie. (p. 246)
Ce fut une demi-heure pénible ; la compagnie, déjà réduite, fut une fois de plus passée au crible par la mort. Quand la vague de feu eut reflué, je parcourus la tranchée, examinai les dégâts et constatai que nous n’étions plus que quinze hommes. (p. 247)
Nous poussâmes tous un soupir de soulagement lorsque nous eûmes tourné le dos à Puisieux, autour duquel grondaient, montant dans le ciel, les orages d’acier du grand combat final. Ces coups de butoir révélèrent jusqu’où croissait la force des adversaires, qui affluaient des contrées les plus lointaines. Nous avions de moins en moins d’hommes à leur opposer, presque des enfants, bien souvent ; de plus, l’équipement et leur instruction leur faisaient défaut. Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvions, comme lors de la montée d’un déluge, qu’obturer çà et là des brèches en y jetant nos corps. Quant aux grandes contre-attaques, telles que l’avait encore été celle de Cambrai, nos forces n’y suffisaient plus. (p. 248)
Je fus frappé de voir qu’ils avaient exactement repris la tactique qui nous avait valu notre grand succès devant Cambrai, le 2 décembre 1917. Nous avions contemplé une image dans un miroir. (p. 248)
Mon dernier assaut
Je partageais un peu la superstition des vieux guerriers, selon lesquels c’est dans l’entonnoir tout fraîchement ouvert qu’on est le plus sûrement à l’abri. (p. 249)
Je me consacrai surtout à la formation d’une petite troupe de choc, car j’avais distingué de plus en plus clairement, au cours des derniers combats, qu’une nouvelle répartition de notre force de combat s’imposait de plus en plus. Pour le choc proprement dit, on ne pouvait plus compter que sur un petit nombre d’hommes, en qui s’était formé un type de guerrier d’une trempe particulièrement dure, tandis que la masse des suiveurs ne pouvait tout au plus entrer en ligne de compte que pour son potentiel de feu. Dans ces conditions, on préférait souvent être à la tête d’un groupe résolu plutôt que d’une compagnie de dégonflés. (p. 249)
Je répartis ma compagnie en ordre de combat dans un petit verger. Debout sous un pommier, j’adressai quelques mots à mes hommes qui m’entouraient en demi-cercle. Leurs visages avaient une expression grave et virile. Il n’y avait pas grand-chose à dire. Ces derniers jours, avec une constance dont seul peut rendre compte le fait que toute armée possède, à côté de son unité stratégique, une unité morale, il s’était formé chez tous les hommes, me semble-t-il, l’idée que nous étions en train de descendre la pente. À chaque attaque, l’ennemi mettait en ligne un équipement de plus en plus puissant ; ses coups devenaient plus rapides et plus durs. Chacun savait bien que nous ne pouvions plus vaincre. Mais nous étions résolus à tenir. (p. 251)
Je me trouvais si mal portant, ce jour-là, que je m’étendis tout de suite dans un petit bout de tranchée et m’y endormis. Une fois réveillé, je lus Tristram Shandy, que j’avais dans mon porte-cartes, et passai ainsi l’après-midi avec l’indifférence d’un malade, étendu au chaud soleil. (p. 252)
Un signe favorable du moral qui régnait encore dans la troupe fut que je dus désigner d’office un homme pour rester en arrière et avertir la roulante. Personne n’avait voulu se porter volontaire. (p. 252)
En plus d’un jour de colère, nous avions lutté sur le même champ de bataille et, cette fois aussi, le soleil, déjà bas sur l’horizon, allait encore briller sur notre sang à presque tous. (p. 253)
Je rangeai la troupe pour l’attaque sous le couvert du chemin creux et donnai l’ordre de progresser en deux vagues. « Distance cent mètres. Je me tiendrai moi-même entre la première et la deuxième vague ! » Nous partîmes pour notre dernier assaut. Que de fois, ces dernières années, nous avions marché dans ce même état d’âme vers le soleil couchant ! Les Éparges, Guillemont, Saint-Pierre-Vaast, Langemarck, Passchendaele, Mœuvres, Vraucourt, Mory ! Une nouvelle fête sanglante nous attendait. (p. 254)
« Tu sais, je crois qu’aujourd’hui, le lieutenant va y rester ! » Cet homme étrange, dont j’aimais l’esprit emporté et destructeur, m’apprit à cette occasion des faits auxquels je vis, non sans surprise, que le cœur du chef est pesé par l’homme de troupe comme sur des balances d’orfèvre. En effet, je me sentais très affaibli, et je tenais de prime abord l’attaque pour manquée. Il lui manquait l’ample flux de la Grande Bataille, son impétuosité bouillonnante ; en revanche, j’éprouvais un sentiment d’impersonnalité, comme si je m’étais observé de loin à la jumelle. Pour la première fois dans cette guerre, je pouvais entendre siffler à mes oreilles les petits projectiles comme s’ils frôlaient un objet inanimé. Le paysage avait une transparence de verre. (p. 255)
Nous bondîmes par-dessus quelques trous de tireurs et éléments de tranchée tracés à la hâte. Juste au moment où je sautais par-dessus une tranchée creusée un peu plus soigneusement, un choc percutant contre ma poitrine brisa mon élan comme celui d’un oiseau frappé en plein vol. Poussant un grand cri, une clameur par laquelle il me sembla exhaler tout l’air de mes poumons, je tournoyai sur moi-même et tombai dans un tintement de métal.
Cette fois, mon compte était bon. À l’instant même où je me sentis atteint, je compris que la balle avait tranché la vie à sa racine. Sur la route de Mory, j’avais déjà senti la main de la mort – cette fois-ci, elle serrait plus fort et plus nettement. Tandis que je m’écroulais pesamment sur le sol de la tranchée, j’eus la certitude que ma fin était irrévocable. Et, chose étrange, ce moment a été l’un des très rares dont je puisse dire qu’ils ont été vraiment heureux. À cette seconde, comme illuminé par un éclair, je compris ma vie dans sa structure la plus secrète. Je ressentais une surprise incrédule de ce qu’elle dût se terminer en ce lieu précis, mais cette surprise était empreinte d’une grande sérénité. Puis j’entendis le tir s’affaiblir peu à peu, comme si je coulais à pic sous la surface d’une eau grondante. Là où j’étais maintenant, il n’y avait plus ni guerre ni ennemi. (p. 255-256)
Notre percée
J’ai souvent vu les rêveurs perdus, dans leurs lits de blessés, devenus étrangers au fracas de la bataille, à l’exaltation violente des passions humaines qui continuaient à déferler autour d’eux ; et je puis dire que leurs secrets ne me sont pas restés tout à fait étrangers. (p. 255-256)
Il aperçut deux taches de sang rondes – l’une au milieu du pectoral droit, l’autre dans mon dos. Une sensation de paralysie me clouait au sol et l’air brûlant de l’étroit boyau me baignait d’une sueur d’agonie. Mon compatissant sauveteur me rafraîchit en m’éventant avec mon porte-cartes. J’espérai, suffocant, l’obscurité. (p. 256)
L’ennemi avait donc dû s’infiltrer dans le village abandonné, presque aussitôt après notre départ pour l’assaut. En ce moment, il tirait les cordons du sac ; il nous avait coupés de nos bases. (p. 258)
La grande saignée que j’avais subie me donnait la liberté et la légèreté de l’ivresse ; rien ne m’inquiétait, que la perspective de m’écrouler trop tôt. (p. 259)
Je restai seul sur le champ de bataille, ficelé dans ma toile, à attendre avec une quasi-indifférence le coup de feu qui mettrait fin à cette odyssée. Et pourtant, même dans cette situation sans espoir, je n’étais pas abandonné ; j’étais observé par mes compagnons, qui bientôt firent de nouveaux efforts pour me tirer d’affaire. J’entendis près de moi la voix du soldat de première classe Hengstmann, un grand gars blond de Basse-Saxe : « Je vous prends sur mon dos, mon lieutenant ; ou on passe, ou on y reste ! » […] Après quelques sauts, un fin gazouillement métallique annonça un coup bien ajusté qui fit s’écrouler Hengstmann, très doucement, sous mon corps. Il tomba sans bruit, mais je sentis comme la mort s’emparait de lui, avant même que nous eussions touché le sol. Je me libérai de ses bras qui m’étreignaient encore fermement, et je vis qu’une balle lui avait traversé le casque et les tempes. Ce brave était le fils d’un instituteur de Letter, près de Hanovre. Dès que je pus de nouveau marcher, j’allai voir ses parents et leur racontai sa fin. Cet exemple peu encourageant n’empêcha pas un second sauveteur de risquer une nouvelle tentative pour me tirer d’affaire. C’était Strichalsky, sergent-ambulancier. Il me prit sur ses épaules et, tandis qu’une nouvelle salve sifflait à nos oreilles, il me porta sans accident jusqu’à l’angle mort du creux de terrain le plus proche. (p. 260)
Pour chasser l’ennui du séjour au lit, on cherche à se distraire comme on peut ; c’est ainsi qu’un jour, je tuai le temps en faisant le compte total de mes blessures. Je constatai qu’abstraction faite de bobos comme les contusions ou les estafilades, j’avais attrapé au total un minimum de quatorze blessures, soit cinq balles de fusil, deux éclats d’obus, une balle de shrapnel, quatre éclats de grenades et deux éclats de balles de fusil, qui m’avaient laissé, compte tenu des trous d’entrée et de sortie, une somme exacte de vingt cicatrices. (p. 261)
Préface de l’édition originale (1920)
Et pourtant cette guerre a aussi connu ses combattants virils et son romantisme ! Ses héros, si le terme ne s’était à ce point dévalué. Des fonceurs, des inconnus au cœur d’airain qui n’ont pas eu la chance de s’enivrer de leur propre audace devant les yeux de tous. Solitaires, ils affrontaient les orages de la bataille, lorsque la mort, rouge cavalier, galopait sur des sabots de flamme au milieu des traînées de brouillard. Leur horizon était le bord d’un entonnoir, leur soutien le sentiment du devoir, de l’honneur, de leur valeur intime. (p. 266)
J’ai réussi à sauvegarder la fraîcheur du vécu. L’homme tend à idéaliser ce qu’il a accompli, à camoufler le laid, le mesquin et le quotidien. Insensiblement, il en arrive à se poser en « héros ». (p. 267)
Le degré d’objectivité d’un tel livre est le critère de sa valeur intrinsèque. La guerre, comme toutes les actions humaines, se compose de bien et de mal. Simplement, comme la force des peuples y culmine à son maximum d’intensité, les contrastes ressortent encore plus crûment qu’à l’ordinaire. À côté de valeurs à leur sommet s’ouvre la béance des plus sombres abîmes. À l’endroit même où un homme est parvenu au degré presque divin de l’accomplissement, celui où le dévouement désintéressé à un idéal va jusqu’au sacrifice de la vie, il se trouve un autre homme pour fouiller avidement les poches de son cadavre à peine refroidi. Des gens enivrés de grands mots s’effondrent lamentablement au moment du danger. Des hommes dont le moral semblait ferme comme le roc se précipitent à l’instant décisif « sur le sol des réalités »é sans même avoir dégainé leur épée avec laquelle, d’ordinaire, ils menaient si grand tapage. (p. 268)
Nous avons beaucoup perdu, et peut-être même tout. Mais un acquis nous reste : votre glorieux souvenir, celui de la plus magnifique armée, celui du plus puissant combat qui fut jamais livré. Le sauvegarder en ce temps de pleurnicheries bêlantes, d’atrophie morale et de reniement, c’est le plus noble devoir de tous ceux qui se sont battus… (p. 269)
Préface de l’édition de 1922
Si à l’heure présente nos nerfs restent encore ébranlés par l’aspect effroyable de sa forme extérieure, elle apparaîtra peut-être à de futures générations comme bien des tableaux de crucifixion qu’ont peints les anciens maîtres : comme une grande pensée dont rayonnent le sang et la nuit. (p. 271)
Préface de l’édition de 1924
Nous avons besoin, pour les temps à venir, d’une génération de fer, dépourvue de scrupules. Nous échangerons de nouveau la plume pour l’épée, l’encre pour le sang, la parole pour l’action, la sensiblerie pour le sacrifice – nous devons absolument le faire, sinon d’autres nous piétineront dans la boue. La révolution nous a enseigné que tout mouvement privé d’une grande idée désintéressée possède si peu de force de conviction intime que personne n’affrontera pour elle l’épreuve du feu. Puisse nous guider au-dessus de toutes les bassesses notre grande idée claire et communautaire : la patrie, conçue au sens le plus large. Pour elle, nous sommes tous prêts à mourir. C’est l’avantage que nous avons sur tout ce qui accapare le temps où nous vivons : nous sommes résolus au sacrifice. (p. 274)
La paix ne réside pas chez les lâches, mais au voisinage de l’épée. (p. 275)
Préface de l’édition de 1934
Le principe que j’ai pris pour guide en effectuant ce travail, c’est qu’il n’y a rien de plus facile que les idées, rien de plus difficile que la description d’un fait. (p. 277)
Préface à la traduction anglaise de 1929
Entre nous, comme il va de soi chez de vrais soldats, on parlait de l’adversaire sur un ton beaucoup plus digne et respectueux que celui qui caractérise en ces périodes-là les scribouillards des journaux. Personne, d’ailleurs, n’est moins tenté de rabaisser le lion que le chasseur de lion lui-même. (p. 280)
Plus s’accroissaient la masse et la puissance des moyens de combat, moins les éclaireurs qu’on dépêchait en avant pour se faire une idée et rapporter un compte rendu de ce qui se passait là-bas étaient nombreux, plus, en revanche, ils étaient audacieux. […] Ce qu’en rapportaient les survivants, c’était le souvenir d’un regard bref et fasciné jeté dans le cratère incandescent d’un volcan. (p. 280-281)
Par les nuits tranquilles, il y avait quelque chose d’étrange à entendre le cri d’une perdrix monter des champs retournée à l’état sauvage, ou bien, à l’aube, le chant insouciant d’une alouette s’élever dans le ciel au-dessus des tranchées. N’était-ce pas la sûreté sauvage et somnambulique de la vie elle-même qui parlait ici, elle qui sait si bien que, dans ses strates les plus secrètes et les plus essentielles, même le combat le plus mortel ne saurait lui infliger le moindre dommage ? Cette vie qui, au sein d’une violence toujours égale, reste vivace sous la surface changeante où alternent guerre et paix ?
Mais la totale absence de pitié de cette vie envers les phénomènes qu’elle engendre, la placidité avec laquelle elle laisse ses formes temporelles fondre et se perdre dans le creuset igné de la bataille, sa supériorité indifférente à la douleur et au plaisir de l’individu, tout cela n’est-il pas parfaitement manifeste, même pour l’esprit simple du soldat ? (p. 281)
Que cette vie fût bonne et forte, que cette guerre, malgré tout ce qu’elle a détruit, ait été pour ses soldats une incomparable école du cœur, c’est là une conviction qui s’est toujours plus profondément ancrée en moi. (p. 281)
Les hauts faits du guerrier augmentent en fonction de la valeur intrinsèque de son adversaire. (p. 282)
Préface à la traduction française de 1960
Il s’est aussi fait des amis parmi mes adversaires d’autrefois ; ils y ont reconnu, comme dans un miroir, leur propre expérience. (p. 283)