« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 27 juillet 2023

Mon ami je vous aime de Julie de Lespinasse : la vanité et insuffisance de ce qui n’est pas aimer.

[…] je passe ma vie dans les convulsions de la crainte et de la douleur ; mais aussi, ce que j’attends, ce que je désire, ce que j’obtiens, ce qu’on me donne, a un tel prix pour mon âme ! Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. […] Oui, je le répète : je préfère mon malheur à tout ce que les gens du monde appellent bonheur ou plaisir ; j’en mourrai peut-être, mais cela vaut mieux que de n’avoir jamais vécu. (p. 34-35)

Ah ! quand on est malheureux, c’est alors qu’il est affreux de n’aimer que faiblement ; car c’est en nous que nous trouvons la véritable force, et rien n’en donne autant que la passion : les sentiments d’un autre nous plaisent, nous touchent ; il n’y a que le nôtre qui nous soutienne. Mais cette ressource manque presque à tout le monde : presque tout ce qui existe, n’aime que parce qu’il est aimé. Ah ! mon Dieu ! la pauvre manière ! qu’elle laisse petit et faible ! (p. 51-52)

 

         Que le comte de Guibert, destinataire de ces lettres d’amour de Julie de Lespinasse, n’ait sans doute pas répondu à l’amour de cette dernière avec la même passion ne doit cependant pas nous faire croire que le contenu de ces lettres se résumerait au désespoir pathétique d’une amante délaissée, tant de fois (mal) traité en littérature, au point que ce thème de l’amour déçu charrie avec lui un nombre considérable de clichés. Car bien que Julie de Lespinasse s’attarde il est vrai à de nombreuses reprises sur les diverses souffrances que l’absence, ou les marques d’indifférence, que son amant lui inflige, l’intérêt de ces lettres repose moins sur leur aspect pathétique que sur la conception singulière de l’amour (à rebours de nombreux clichés attendus), mais surtout de l’acte d’aimer de l’auteure, ainsi que sur la transformation intérieure que cet acte suscite chez elle, à la fois dans sa vision des choses, du monde, mais aussi d’elle-même.

         Julie de Lespinasse, pour commencer, est très loin de l’image de la femme écervelée, sensible mais surtout naïve, aveugle en amour. Elle fut une femme ayant bénéficié d’une éducation accomplie malgré sa naissance illégitime, ayant lu les grands auteurs classiques de son époque, et les citations qu’elle fait de Montaigne et de La Rochefoucauld dans ce choix de lettres démontrent une solide connaissance et compréhension de ces derniers, ainsi qu’une capacité à s’observer et analyser ses propres sentiments avec lucidité, qu’elle va appliquer dans sa relation avec le comte.

Jusqu’ici j’ai justifié ce qu’a dit La Rochefoucauld, que l’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. Oh ! que cela est vrai ! je meurs de confusion en me rappelant ce que j’avais osé prétendre. Oui, j’ai été assez exaltée, ou plutôt assez égarée pour ne pas croire impossible d’être aimée de vous par-dessus tout : et ma folie m’en donnait des raisons qui étaient assez plausibles pour contenter mon sentiment. Voyez, je vous prie, à quel degré d’illusion j’ai été menée ! je vous jure pourtant que ce n’était point l’amour-propre qui m’égarait : c’est lui au contraire qui m’a aidée à revenir à la vérité et à la raison. C’est lui qui me juge aujourd’hui avec plus de sévérité que vous ne pouvez en avoir ; tout ce que vous me refusez, tout ce que vous n’avez pas été pour moi, ne me paraît plus qu’un résultat nécessaire de la justesse de votre goût et de votre justice. (p. 68)

C’est ainsi qu’assez rapidement, elle constate que le comte de Guibert ne sera jamais en mesure de l’aimer avec autant de force qu’elle, et qu’elle décèle cette impossibilité dans une analyse fine de leurs caractères respectifs : elle, sensible, voit l’être aimé comme un absolu, un « point fixe » en dehors duquel rien d’autre n’a d’importance ; lui, homme mondain par excellence, mettra toute sa vie au service de son ambition, de sa recherche de gloire militaire et littéraire, et s’il est sensible à l’occasion, comme il le fut envers Julie, il est loin de placer ses affaires de cœur au centre de ses préoccupations.

[…] votre caractère vous commande d’être grand : vos talents vous condamnent à la célébrité. Abandonnez-vous donc à votre destinée, et dites-vous bien que vous n’êtes point fait pour cette vie douce et intérieure qu’exigent la tendresse et le sentiment. Il n’y a que du plaisir et point de gloire à vivre pour un seul objet. Quand on ne peut que régner dans un cœur, on ne règne point dans l’opinion. (p. 20)

Soyons plus simples : ne cherchons point de prétexte pour justifier nos goûts et nos passions ; vous allez au bout du monde, parce que votre âme est plus avide que sensible. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai. Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand : mais vous ne ferez jamais que des choses de mouvement, c’est-à-dire des actions, des actes détachés ; et ce n’est pas comme cela que procèdent la sensibilité et la tendresse. Elles attachent, elles lient, elles remplissent toute la vie, elles ne laissent place qu’aux vertus douces et paisibles, elles fuient l’éclat : tout ce qui les sépare et les éloigne de leur objet leur paraît malheur ou tyrannie. (p. 27-28)

Mon ami, vous n’êtes pas fait pour l’intimité : vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires : ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. La confiance, la tendresse, cet oubli de soi et de tout amour-propre, tous ces biens sentis et appréciés par une âme tendre et passionnée, éteignent et engourdissent la vôtre. (p. 43)

          Ce constat de leurs différences de caractère établi, Julie de Lespinasse ne cherche néanmoins pas à changer son amant pour qu’il lui rende un amour égal au sien. Des reproches certes lui sont parfois formulés pour la négligence dont il fait preuve, telles que les réponses tardives qu’il fait à ses lettres passionnées, qui sont même parfois laissées sans réponse. Si l’épistolière se laisse aller à quelques plaintes, récriminations, ainsi que sur les souffrances qu’elle ressent face aux marques plus ou moins prononcées d’indifférence de son amant, elles sont bien vite étouffées et suivies de repentir. Cette disparité des sentiments lui apparaît comme une fatalité, puisque la nature les a dotés d’un tempérament contre lequel ils ne peuvent aller, et Julie perçoit toute plainte, tout reproche à son amant comme vains puisqu’il ne fait que suivre son propre caractère.

Non, je n’envoie plus chez vous, je ne vous presse plus de me donner du temps. Il me semble que c’est forcer nature que de chercher à vous rapprocher. Par la nature des choses, par les circonstances, par nos goûts, par nos âges, nous sommes trop séparés pour pouvoir nous rapprocher. Il faut donc se soumettre à ce que a encore plus de force que la volonté et même le penchant, la nécessité. Vous êtes marié : votre premier devoir, votre premier soin et votre plus grand plaisir se trouvent là ; suivez-le donc, et songez que ce que vous enlevez à cela, ne saurait contenter une âme sensible. (p. 82)

        En dépit de l’attitude que l’on pourrait qualifier d’ « ingrate » de Guibert, Julie de Lespinasse continue éperdument de l’aimer, et de lui répéter cette formule « Mon ami je vous aime » qui donne son titre à ce choix de lettres. Faut-il voir dans une telle attitude, qui peut sembler incompréhensible et puérile chez certains, une marque de faiblesse, de bêtise de Julie ? C’est qu’aux yeux de cette dernière, peu importe au final que Guibert ne l’aime guère avec la même passion qu’elle. Et s’il est vrai que le mariage de Guibert sera vécu initialement comme une trahison, et qu’elle envisagera de rompre définitivement avec lui, Julie de Lespinasse finira par lui pardonner une énième fois et continuera de l’aimer jusqu’à sa mort. Aimer, davantage que le souci d’être aimée en retour, est ce qui importe le plus pour Julie. Malgré les vexations, contrariétés, douleurs qu’elle connaît tout au long de sa liaison (Guibert n’est cependant pas un monstre totalement ingrat et insensible, puisqu’il lui témoignera aussi sinon un amour, du moins une certaine affection), Julie préfère toutes ces souffrances à la vie qu’elle eût pu mener sans cet amour qui lui est devenu indispensable, qu’elle assimile à la vie même, qui est devenu son unique préoccupation (voir les citations en préambule de cette note). Car cet amour pour Guibert, tout comme celui qu’elle eut précédemment pour le marquis de Mora, permet à la sensibilité de Julie d’être portée à son paroxysme, lui donnant un sentiment de vivre tel, quoiqu’il fût douloureux la grande majorité du temps, qu’elle ne l’échangerait contre rien au monde. Son amour a surtout comme fonction révélatrice de lui dévoiler la vanité, la faiblesse, l’insuffisance des autres plaisirs que la vie peut lui offrir. Tout occupée de son amour, tout le reste lui apparaît dénué de tout intérêt : ainsi, la société mondaine, dont elle fut une des plus grandes salonnières de son époque, l’ennuie désormais, bien qu’elle tente de n’en montrer rien en public. Tout ce que les gens font dans la poursuite de ce qu’ils croient être le bonheur (recherche de la gloire, du prestige, de la richesse, de l’influence, de quelque nature que ce soit) la laissent indifférente ou suscitent sa moquerie ironique, en dehors de l’amour et de la tendresse pour l’être aimé, unique source pour elle de bonheur.

[…] je suis trop malheureuse ; trop profondément malheureuse, pour être accessible aux plaisirs et aux sottises de la vanité. (p. 66)

Vous êtes arrivé dimanche à Fontainebleau ; si vous m’aviez écrit lundi matin, j’aurais eu de vos nouvelles aujourd’hui : mais vous avez voulu voir tout à la fois la Reine, M. de Duras, les ministres, vos amis, vos connaissances, ceux qui ne le sont pas ; enfin il faut bien tout voir, tout entendre, tout savoir. On a des affaires, on les fait mal, mais n’importe, on a beaucoup vu, beaucoup été, et au bout de la journée, l’on est Gros-Jean comme devant ; mais l’on a satisfait à cette charmante activité de l’écureuil, et l’on se dit que, dans dix ans, l’on aura une tête et des affaires mieux réglées, et l’on s’abuse, je vous assure. Mon Dieu ! qu’il était doux d’aimer et de vivre pour quelqu’un qui avait tout connu, tout jugé, tout apprécié, et qui avait fini, comme le sage, par trouver que tout n’est que vanité ! Aimer suffisait à son cœur et à son âme. Ah ! qu’elle était noble, qu’elle était grande, cette âme ! je n’ai jamais vu réunir tant de passion à tant de vertus. Mon ami, je donnerais ce qui me reste à vivre pour que vous l’eussiez connu… (p. 73-74)

       C’est ainsi que, loin de constituer un amour égoïste, où Julie attend, reproche à Guibert son manque de passion, ou tente de le changer, celle-ci ne cesse de mettre ses intérêts derrière ceux de son amant, dont la santé, le bonheur (bien que mondain) lui importent plus que tout le reste. Julie s’excuse ainsi régulièrement dans ses lettres de s’attarder sur ses propres maux, souffrances, pour s’enquérir ensuite de Guibert, dont elle attend sans cesse des nouvelles, qui arrivent, comme nous l’avons dit précédemment, de manière parfois sporadique. Elle ne formule pas d’ordres, d’injonctions à son encontre mais des souhaits, se contente du peu qu’il veut bien lui accorder entre deux visites mondaines, préférant souffrir que lui faire subir la moindre souffrance, la moindre contrariété, même superficielle, lui laissant toujours sa pleine liberté.

Quelques instants, quelques éclairs de plaisir, c’est assez pour les malheureux : ils respirent et reprennent courage pour souffrir. (p. 58)

Remise du choc de son mariage et de la jalousie aveugle qui la fit atrocement souffrir, elle lui souhaite finalement d’être heureux. Ce continuel désintéressement, ce continuel oubli de soi au profit de l'être aimé culminera ensuite dans ses derniers jours, alors que sa maladie s'aggrave et l'emportera bientôt. Malgré sa volonté d’être plainte, du réconfort qu’elle eût pu avoir par la présence de Guibert à ses côtés, elle lui défend d’être à ses côtés durant les derniers moments pénibles de sa vie, afin de lui épargner les souffrances qu'il eût pu avoir à la vue de son état, souffrances de l’amant qui ne feraient qu’ajouter aux siennes à ses yeux. Et c’est une certaine reconnaissance envers cet amant sans doute quelque peu ingrat qui perce dans les derniers mots qu’elle lui adresse, où cet amour qu’elle eut pour lui, qui l’a certes en partie consumé de douleur régulièrement et a sans doute précipité son déclin puis sa mort, n’est nullement regretté et qu’elle eût souhaité poursuivre, s'il lui était donné de vivre davantage.

[…] y a-t-il rien de plus doux et de plus naturel que d’aimer à la folie ce qui est parfaitement aimable ? Mais, mon ami, je fais mieux qu’aimer : je sais souffrir ; je saurai renoncer à mon plaisir pour votre bonheur. (p. 40)

Mon ami, vos maux sont les miens ; et il m’est affreux de ne pouvoir pas vous soulager. Si j’étais avec vous, il me semble que je m’emparerais si bien de toutes vos craintes, de tout ce qui vous fait trembler, qu’il ne vous resterait que ce qu’il me serait impossible de ne pas vous ôter. Ah ! partager ne serait pas assez. Je souffrirais par vous, pour vous ; et avec cette tendresse et cette passion, il n’y a point de douleur qui ne soit adoucie, et point d’alarme qui ne soit calmée. (p. 50-51)

Ne venez pas demain matin : ma porte sera fermée jusqu’à quatre heures sans exception. Je ne suis plus maîtresse de mes maux ; ils ont pris possession de moi, et je leur cède. N’allez pas croire que je n’aie point envie de vous voir ; mais je meurs de regret à la manière triste dont vous passez la soirée auprès de moi, tandis que vous êtes entouré chez vous de tous les genres de plaisirs. Point de sacrifice, mon ami : les malades repoussent les efforts ; ils leur font si peu. (p. 94)

Ordinairement votre présence suspend mes maux, détourne mes larmes. Aujourd’hui, je succombe, et je ne sais lequel, de mon âme ou de mon corps, me faisait le plus mal. Cette disposition est si profonde, que je viens de refuser les consolations de l’amitié, et que j’ai préféré d’être seule, de vous dire un mot, de me coucher, à la douceur et à la tristesse de me plaindre et de faire partager ma douleur. (p. 99)

***

Ci-dessous, des passages marquants de ce court choix de lettres :

Lettre 1, 23 mai 1773

[…]  vous me manquez comme mon plaisir, et je crois que les âmes actives et sensibles y tiennent trop fortement ; ce n’est point l’idée de la longueur de votre absence qui m’afflige : car ma pensée n’en voit pas le terme ; c’est simplement le présent qui pèse sur mon âme, qui l’abat, qui l’attriste, et qui à peine lui laisse assez d’énergie pour désirer une meilleure disposition. (p. 19)

[…] votre caractère vous commande d’être grand : vos talents vous condamnent à la célébrité. Abandonnez-vous donc à votre destinée, et dites-vous bien que vous n’êtes point fait pour cette vie douce et intérieure qu’exigent la tendresse et le sentiment. Il n’y a que du plaisir et point de gloire à vivre pour un seul objet. Quand on ne peut que régner dans un cœur, on ne règne point dans l’opinion. (p. 20)

 

               Lettre 2, 6 juin 1773

[…] tout au plus, mon sentiment vous a été agréable, et moi, avant que de vous avoir jugé, vous m’étiez devenu nécessaire ; mais que pensez-vous d’une âme qui se donne avant de savoir si elle sera acceptée ; avant d’avoir pu juger si elle sera reçue avec plaisir, ou seulement avec reconnaissance ? (p. 22)

Quoique votre âme soit agitée, elle n’est pas si malade que la mienne, qui passe sans cesse de l’état de convulsion à celui de l’abattement ; je ne puis juger de rien… (p. 22)

[…] concevez mon malheur ; je ne me repose que dans l’idée de la mort ; il y a des jours où elle est mon seul espoir ; mais aussi j’éprouve des mouvements bien contraires ; je me sens quelquefois garrottée à la vie ; la pensée d’affliger ce que j’aime m’ôte jusqu’au désir d’être soulagée, si c’était aux dépens de son repos. (p. 23)

 

               Lettre 3, 25 juillet 1773

[…] voilà le véritable éloignement, voilà les séparations effroyables, c’est l’oubli de l’âme ; cela ressemble à la mort, et cela est pis, puisque cela est senti longtemps. (p. 25)

[…] ni vous, ni moi ne nous connaissons parfaitement : vous, parce que vous êtes trop près, et que vous vous observez trop ; et moi, parce que je vous ai toujours vu avec crainte et embarras. (p. 26)

Soyons plus simples : ne cherchons point de prétexte pour justifier nos goûts et nos passions ; vous allez au bout du monde, parce que votre âme est plus avide que sensible. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai. Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand : mais vous ne ferez jamais que des choses de mouvement, c’est-à-dire des actions, des actes détachés ; et ce n’est pas comme cela que procèdent la sensibilité et la tendresse. Elles attachent, elles lient, elles remplissent toute la vie, elles ne laissent place qu’aux vertus douces et paisibles, elles fuient l’éclat : tout ce qui les sépare et les éloigne de leur objet leur paraît malheur ou tyrannie. (p. 27-28)

Il est vrai que j’ai réuni toutes mes forces en un seul point. Toute la nature est morte pour moi, excepté quelques objets qui animent et remplissent tous les moments de ma vie. Je n’existe pour rien : les choses, les plaisirs, la dissipation, la vanité, l’opinion, tout cela n’est plus à mon usage ; et j’ai regret au temps que j’y ai donné, quoiqu’il ait été bien court : car j’ai connu la douleur de bonne heure, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maître de l’homme, le malheur. (p. 30)

Vous m’avez su gré de vous ramener à ce que vous aviez aimé, à ce que vous aviez souffert : oui, il y a une espèce de douleur qui a un tel charme, qui porte une telle douceur dans l’âme, qu’on est tout prêt à préférer ce mal à ce qu’on appelle plaisir. Je goûte ce bonheur ou ce poison deux fois la semaine ; et cette sorte de nourriture m’est bien plus nécessaire que l’air que je respire. (p. 30-31)

 

               Lettre 4, 6 septembre 1773

Votre silence me fait mal. Je ne vous accuse point ; mais je souffre, et j’ai peine à me persuader qu’avec un intérêt égal à celui qui m’anime, je fusse un mois sans entendre parler de vous… (p. 32)

[…] en me consolant, vous m’avez attachée à vous, et, ce qu’il y a de bien singulier, c’est que le bien que vous m’avez fait, que j’ai reçu sans y donner mon consentement, loin de me rendre facile et souple, comme le sont les gens qui reçoivent grâce, semble, au contraire, m’avoir acquis le droit d’être exigeante sur votre amitié. (p. 33)

On dit que le passé n’est rien ; pour moi, j’en suis accablée, c’est justement parce que j’ai beaucoup souffert, qu’il m’est affreux de souffrir encore. (p. 34)

[…] je passe ma vie dans les convulsions de la crainte et de la douleur ; mais aussi, ce que j’attends, ce que je désire, ce que j’obtiens, ce qu’on me donne, a un tel prix pour mon âme ! Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. […] Oui, je le répète : je préfère mon malheur à tout ce que les gens du monde appellent bonheur ou plaisir ; j’en mourrai peut-être, mais cela vaut mieux que de n’avoir jamais vécu. (p. 34-35)

[…] le cœur ne se conduit pas d’après la justice : il est despote et absolu. (p. 36)

 

               Lettre 5, septembre 1773

Hélas ! je le vois trop, vous me traitez comme les gens du monde qui se disent amis, et qui ne sentent rien : ils ne sont agités et occupés que de leur propre intérêt ou de leur sotte vanité. (p. 36)

Je ne sais à quoi cela tient, mais vous êtes l’homme du monde à qui j’ai le moins d’envie de plaire, avec qui je veuille le moins faire valoir ce que vous appelez mes attentions. C’est que je ne veux point de votre reconnaissance ; c’est un sentiment que j’abhorre. (p. 37)

 

               Lettre 6, 1773

Est-ce le matin, est-ce le soir que je dois vous voir ? J’aimerais le matin, parce que c’est plus tôt, et le soir, parce que c’est plus longtemps… (p. 39)

 

               Lettre 7, huit heures et demie, 1773

Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir. (p. 39)

[…] y a-t-il rien de plus doux et de plus naturel que d’aimer à la folie ce qui est parfaitement aimable ? Mais, mon ami, je fais mieux qu’aimer : je sais souffrir ; je saurai renoncer à mon plaisir pour votre bonheur. (p. 40)

Si vous avez du bonheur, je ne dois plus me plaindre de ce que vous m’enlevez le mien. (p. 40)

 

               Lettre 8, 1774

Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête, ni dans le sang : j’y ai pire que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement ; mais, mon Dieu ! ce qu’on aime est justement fait pour faire le tourment et le désespoir d’une âme sensible. (p. 41)

 

               Lettre 10, 1774

Vous ne me connaissez pas encore : il est presque impossible de blesser mon amour-propre ; et le cœur est si indulgent ! (p. 42)

 

               Lettre 11, onze heures du soir, 1774

Mon ami, vous n’êtes pas fait pour l’intimité : vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires : ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. La confiance, la tendresse, cet oubli de soi et de tout amour-propre, tous ces biens sentis et appréciés par une âme tendre et passionnée, éteignent et engourdissent la vôtre. (p. 43)

[…] vous ne savez pas à quel point je renonce à moi pour être à vous. Je vous dirai comme Phèdre : « Il fallait bien souvent me priver de mes larmes. » Oui, mon ami, je me prive avec vous de tout ce qui m’est le plus cher. Je ne vous parle ni de mes regrets, ni de mes souvenirs ; et ce qui m’est plus cruel encore, je ne vous laisse voir qu’une partie de la sensibilité dont vous remplissez mon cœur. Je retiens la passion que vous excitez dans mon âme ; je me dis sans cesse : il n’y répondrait pas, il ne m’entendrait pas et je mourrais de douleur. (p. 44)

[…] je me ruine avec vous, et c’est vous accabler et non vous enrichir. Je vous ennuie, vous avez du dégoût pour mes lettres, et en cela j’admire la justesse et la délicatesse de votre tact : mais si j’estime votre bon goût, je m’afflige de ce que vous n’avez presque pas d’indulgence ni de bonté. (p. 46)

 

               Lettre 12, Quatre heures, 1774

L’intérêt que je vous porte me fait souffrir de mille choses qui ne sont d’aucun prix pour vous : il faut aimer pour être averti du mal qu’on fait à ce qui nous aime : l’esprit ne donne point la délicatesse dont il faut user avec une âme malade et malheureuse. (p. 47)

 

               Lettre 13, huit heures et demie, 1774

Je ne vous verrai pas, je ne saurai rien de vous. Ah ! qu’il était doux de vous aimer hier, et qu’il est cruel de vous aimer aujourd’hui, demain et toujours ! (p. 49)

Quel horrible projet j’avais conçu, de ne pas vous voir ! cela serait impossible, vous le savez bien. Vous savez bien que, quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. (p. 49)

 

               Lettre 14, 22 octobre 1774

Mon ami, vos maux sont les miens ; et il m’est affreux de ne pouvoir pas vous soulager. Si j’étais avec vous, il me semble que je m’emparerais si bien de toutes vos craintes, de tout ce qui vous fait trembler, qu’il ne vous resterait que ce qu’il me serait impossible de ne pas vous ôter. Ah ! partager ne serait pas assez. Je souffrirais par vous, pour vous ; et avec cette tendresse et cette passion, il n’y a point de douleur qui ne soit adoucie, et point d’alarme qui ne soit calmée. (p. 50-51)

Y a-t-il donc des mots pour rendre tous les mouvements d’une âme souffrante, d’une âme frappée de terreur, à qui le malheur a interdit toute espérance ? Mon ami, dans cet état qui est le mien, on ne peut s’expliquer et s’exprimer que par ces mots : Je vous aime. Ah ! s’ils pouvaient passer dans votre âme comme je les sens ! (p. 51)

Ah ! quand on est malheureux, c’est alors qu’il est affreux de n’aimer que faiblement ; car c’est en nous que nous trouvons la véritable force, et rien n’en donne autant que la passion : les sentiments d’un autre nous plaisent, nous touchent ; il n’y a que le nôtre qui nous soutienne. Mais cette ressource manque presque à tout le monde : presque tout ce qui existe, n’aime que parce qu’il est aimé. Ah ! mon Dieu ! la pauvre manière ! qu’elle laisse petit et faible ! (p. 51-52)

 

               Lettre 15, 23 octobre 1774

[…] il serait sans doute plus doux, plus consolant, d’être en dialogue ; mais le monologue est supportable, lorsqu’on peut se dire : je parle seule, et cependant je suis entendue. (p. 53)

Le mariage est un véritable éteignoir de tout ce qui est grand et qui peut avoir de l’éclat. Si on est assez honnête et assez sensible pour être un bon mari, on n’est plus que cela, et sans doute ce serait bien assez si le bonheur est là. (p. 54)

Je n’attendrai plus de nouvelles ; mais j’en désirerai tant que je respirerai. (p. 55)

 

               Lettre 16, 25 octobre 1774

[…] mon âme n’a que deux sentiments : l’un me consume de douleur, et quand je me livre à celui qui devrait me calmer, je suis poursuivie par le remords, et par un regret plus déchirant encore que les tortures du remords. (p. 56)

[…] n’ayez jamais la pensée de me ménager, de m’épargner ; croyez que mon sentiment me mène plus loin que vous ne pourrez jamais me faire aller. (p. 57)

 Quelques instants, quelques éclairs de plaisir, c’est assez pour les malheureux : ils respirent et reprennent courage pour souffrir. (p. 58)

 

               Lettre 17, onze heures, 1774

Eh ! mon ami, que la dissipation est bête, que la société est dénuée d’intérêt pour une âme occupée, qu’il y a peu de conversations qui vaillent la peine de sortir de chez soi ! (p. 58)

Mon ami, il n’y a de noble, de juste et d’honnête, que de se soumettre à sa mauvaise fortune. (p. 59)

Que faites-vous dans ce moment ? je vous défie d’être mieux que moi ; je suis occupée de ce que j’aime. (p. 59)

 

               Lettre 18, 14 juillet 1775

Oui, je le sens, je suis condamnée à vous aimer tant que je respirerai : quand mes forces sont épuisées par la douleur, je vous aime avec tendresse ; et quand je suis animée, que mon âme a du ressort, je vous aime avec passion. (p. 61)

 

               Lettre 19, 25 septembre 1775

Hélas ! il est donc vrai, on survit à tout ! l’excès du malheur en devient donc le remède ! Ah ! mon Dieu ! le moment est arrivé où je puis vous dire, où je dois vous dire avec autant de vérité : je vivrai sans vous aimer, que je vous disais il y a trois mois : vous aimer ou cesser d’être. (p. 61-62)

Je vous ai aimé jusqu’à l’égarement ; j’ai éprouvé tous les degrés, toutes les nuances du malheur et de la passion ; j’ai voulu mourir. J’ai cru mourir, j’ai été retenue par le charme attaché à la passion, même à la passion malheureuse. Depuis, j’ai réfléchi, j’ai flotté longtemps, j’ai souffert encore ; en un mot, je ne sais si c’est vous, si ce sont vos procédés, si c’est la nécessité ou peut-être l’excès de mon malheur : tout enfin m’a ramenée à une disposition moins funeste. J’ai regardé autour de moi ; j’y ai trouvé des amis que mon malheur et ma folie n’ont point encore rebutés : j’ai vu que j’étais environnée de soins, de bontés, de marques d’intérêt. Au milieu de tant de secours et de tant de ressources, j’ai trouvé un sentiment plus vif, plus animé : il est vrai, si tendre, si doux, qu’il faudra bien qu’à la fin il fasse pénétrer dans mon âme du calme et de la consolation. (p. 63-64)

Sans doute il m’en aurait moins coûté pour mourir, que pour me séparer de vous. Une mort prompte eût satisfait mon caractère et ma passion ; mais la torture que vous avez donnée à mon âme en a épuisé la force : elle a perdu son énergie ; et puis je me suis vue aimée, cela amollit. Comment quitter la vie, lorsqu’on veut vous y retenir par le sentiment le plus tendre ? Ah ! il fallait mourir dans le moment où j’ai perdu ce qui m’aimait, et ce que j’ai plus aimé que tout le reste de la nature ! (p. 64)

Depuis trois mois, j’ai à me reprocher de repousser avec froideur et avec dureté l’expression du plus vif intérêt, dont malgré moi j’ai reçu des preuves non équivoques ; et vous savez si je dois être difficile en preuves. (p. 65)

[…] je reste confondue de ce qu’il y a encore quelqu’un sur la terre qui puisse mettre son plaisir, et espérer son bonheur de la créature du monde la plus triste et la plus faite pour repousser tout intérêt. L’excès du malheur a donc de l’attrait pour de certaines âmes ! […] Depuis longtemps j’ai remarqué que cet homme ne me quittait jamais sans émotion ; et il m’est intimement prouvé que c’est le malheur, la maladie et la vieillesse qui me tiennent lieu auprès de lui de grâces, de jeunesse et d’agréments. (p. 66)

[…] je suis trop malheureuse ; trop profondément malheureuse, pour être accessible aux plaisirs et aux sottises de la vanité. (p. 66)

Dans les premiers jours de mon désespoir, lorsque vous eûtes prononcé contre mon repos et ma vie, je rejetai avec horreur ce qui voulait me distraire de vous : j’aimais mieux mourir que m’en séparer. (p. 67)

[…] je me suis persuadée, mais d’une manière absolue, que votre mariage devait à jamais rompre toute liaison entre nous ; qu’elle ne me donnerait jamais que du tourment, que je vous deviendrais à charge, et peut-être odieuse. Dans le premier moment, je crus que je ne pouvais plus vivre sans vous haïr. Cet affreux mouvement ne pouvait pas durer dans une âme remplie de passion et de tendresse. (p. 67)

Jusqu’ici j’ai justifié ce qu’a dit La Rochefoucauld, que l’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. Oh ! que cela est vrai ! je meurs de confusion en me rappelant ce que j’avais osé prétendre. Oui, j’ai été assez exaltée, ou plutôt assez égarée pour ne pas croire impossible d’être aimée de vous par-dessus tout : et ma folie m’en donnait des raisons qui étaient assez plausibles pour contenter mon sentiment. Voyez, je vous prie, à quel degré d’illusion j’ai été menée ! je vous jure pourtant que ce n’était point l’amour-propre qui m’égarait : c’est lui au contraire qui m’a aidée à revenir à la vérité et à la raison. C’est lui qui me juge aujourd’hui avec plus de sévérité que vous ne pouvez en avoir ; tout ce que vous me refusez, tout ce que vous n’avez pas été pour moi, ne me paraît plus qu’un résultat nécessaire de la justesse de votre goût et de votre justice. (p. 68)

[…] mais que je vous pardonne de toute mon âme ! Peut-être ne se consolera-t-on jamais des grandes humiliations : mais je dois espérer que le temps en effacera l’impression. Je souhaite que votre mariage vous rende aussi heureux qu’il m’a rendue malheureuse : croyez que, lorsque le souhait est bien sincère, la générosité et la bonté ne peuvent pas être portées plus loin. (p. 69)

Il n’y a que la haine qui convertisse le miel en poison, et je n’ai point de haine. (p. 69)

J’aurais besoin de fuir dans un désert pour me reposer. Que je vous plains de la longueur assommante de cette lettre ! mais je suis si malade, si abattue, que je n’ai pas eu la force d’y mettre de l’ordre, ni d’en écarter les inutilités. Je le sens, les longues douleurs fatiguent l’âme et usent la tête ; mais si je me suis permise de parler si longuement une fois, ce sera pour n’y revenir jamais : il y a des sujets sur lesquels on ne peut pas revenir. (p. 70)

 

               Lettre 20, mardi 17 octobre 1775

Mon ami, si je pouvais ne pas vous aimer, si je pouvais aimer ce que je n’aime point, peut-être que ce qui me reste à vivre ne serait pas dévoué à un supplice qui met mon corps et mon âme à la torture. (p. 71)

Ah ! pourquoi aime-t-on, ou pourquoi n’aime-t-on pas ? Qui sont les sots, ou les âmes de glace qui ont jamais su en rendre compte ? (p. 72)

[…] il m’est impossible d’être à froid, et de me composer un avis contre mon sentiment. (p. 73)

Vous êtes arrivé dimanche à Fontainebleau ; si vous m’aviez écrit lundi matin, j’aurais eu de vos nouvelles aujourd’hui : mais vous avez voulu voir tout à la fois la Reine, M. de Duras, les ministres, vos amis, vos connaissances, ceux qui ne le sont pas ; enfin il faut bien tout voir, tout entendre, tout savoir. On a des affaires, on les fait mal, mais n’importe, on a beaucoup vu, beaucoup été, et au bout de la journée, l’on est Gros-Jean comme devant ; mais l’on a satisfait à cette charmante activité de l’écureuil, et l’on se dit que, dans dix ans, l’on aura une tête et des affaires mieux réglées, et l’on s’abuse, je vous assure. Mon Dieu ! qu’il était doux d’aimer et de vivre pour quelqu’un qui avait tout connu, tout jugé, tout apprécié, et qui avait fini, comme le sage, par trouver que tout n’est que vanité ! Aimer suffisait à son cœur et à son âme. Ah ! qu’elle était noble, qu’elle était grande, cette âme ! je n’ai jamais vu réunir tant de passion à tant de vertus. Mon ami, je donnerais ce qui me reste à vivre pour que vous l’eussiez connu… (p. 73-74)

C’est un bonheur que je n’ai jamais éprouvé que d’être à la campagne avec ce que l’on aime le plus dans le monde. (p. 75)

              

Lettre 21, 8 novembre 1775

Mais est-on jamais aimé par ce qu’on aime ? entre-t-il de la justice et de la réflexion dans ce sentiment si involontaire et si absolu ? (p. 76)

[…] je n’ai plus la force d’aimer ; mon âme me fatigue, me tourmente : je ne suis plus soutenue par rien. Le désir et l’espérance sont morts en moi ; plus je m’affaiblis et plus je suis obsédée par une seule pensée. Sans doute je ne vous aime pas mieux que je vous ai aimé ; mais c’est que je n’aime plus rien, c’est que les maux physiques me ramènent sans cesse à moi. Il n’y a plus ni dissipation, ni diversion : la longueur des nuits, la privation du sommeil ont fait de mon sentiment une manière de folie ; cela est devenu un point fixe, et je ne sais comment il ne m’est pas déjà échappé vingt fois de dire des mots qui découvriraient le secret de ma vie et celui de mon cœur. (p. 77)

Il y a des situations qui forceraient une âme dure et insensible : tout ce qui m’entoure paraît plus animé pour moi ; en voyant de près une séparation éternelle, on se rapproche. Je ne saurais assez me louer des soins et de l’intérêt de mes amis : ils ne me consolent pas ; mais il est certain qu’ils mettent de la douceur dans ma vie. Je les aime, et je voudrais les aimer davantage. Adieu. Je succombe à tant de pensées douloureuses ; cependant, en répandant mon âme, je l’ai un peu soulagée. (p. 78)

 

               Lettre 22, 1776

Je ne vous ai pas vu. Mon ami, je vous aime. Quand vous verrai-je ? Voilà le résultat du passé, du présent, de l’avenir, s’il y a un avenir ! Ah ! mon ami, que j’ai souffert, que je souffre ! Mes maux sont affreux ; mais je sens que je vous aime. (p. 78-79)

 

               Lettre 23, Six heures du matin, 1776

Mon ami, je me suis couché bien triste : je vous avais attendu longtemps, et cet espoir avait animé et soutenu mon âme. Mais quand l’heure d’espérer a été passée, ah ! je suis tombée bien bas, car mon corps était bien abattu ! Il y avait du monde autour de moi, mais je n’aurais pas été plus seule dans un désert. Eh ! bon Dieu ! me disais-je en entendant annoncer ; tout ce qu’on n’attend point, tout ce qu’on ne désire point arrive, est exact, assidu ! Il est affreux de ne vivre que dans un point, de n’avoir qu’un objet, qu’un désir, qu’une pensée. (p. 79-80)

 

               Lettre 24, mars 1776

Non, je n’envoie plus chez vous, je ne vous presse plus de me donner du temps. Il me semble que c’est forcer nature que de chercher à vous rapprocher. Par la nature des choses, par les circonstances, par nos goûts, par nos âges, nous sommes trop séparés pour pouvoir nous rapprocher. Il faut donc se soumettre à ce que a encore plus de force que la volonté et même le penchant, la nécessité. Vous êtes marié : votre premier devoir, votre premier soin et votre plus grand plaisir se trouvent là ; suivez-le donc, et songez que ce que vous enlevez à cela, ne saurait contenter une âme sensible. (p. 82)

De tout ce que je connais, de tout ce que j’aime, de tout ce qui m’aime, vous êtes ce que je vois le moins. Je ne m’en plains pas ; je me dis, au contraire, que cela est impossible autrement ; et je détourne vite ma pensée de ce que je ne saurais changer. (p. 83)

               Lettre 25, 1776

Ne m’aimez pas, puisque cela serait contre votre devoir, et contre votre volonté ; mais souffrez que je vous aime et que je vous le redise cent fois, mille fois, mais jamais avec l’expression qui répond à ce que je sens. (p. 84)

J’ai du monde là. Qu’il est pénible de vivre en société, lorsqu’on n’a qu’une pensée ! (p. 84-85)

 

               Lettre 27, 1776

Ah ! vous serez occupé d’ici à ce soir ; et moi, je n’aurai qu’une pensée qui me fera dire sans cesse : que pour les malheureux l’heure lentement fuit ! (p. 86)

 

               Lettre 30, février 1776

Mon ami, expliquez-moi, si vous pouvez, comment on peut conserver pour vous le moindre sentiment, lorsqu’on est certain, mais certain jusqu’à l’évidence, que ce que vous appelez votre sentiment est dénué d’intérêt, d’attentions, d’amitié, et enfin de tout ce qui répond à une âme sensible et détachée. (p. 89)

Il faut être bien heureux pour être toujours dans l’embarras du choix ; pour moi, j’avoue que ce n’est pas ainsi que j’avais conçu le bonheur ; et si je recommençais à vivre, ce n’est pas de celui-là que je voudrais : il est bien plus fait pour contenter la vanité que la sensibilité… (p. 90)

 

               Lettre 31, 1776

Votre bonté, cet intérêt actif me touche bien sensiblement ; mais, mon ami, si le sentiment que vous avez pour moi vous est pénible et douloureux, il faut donc que je souhaite de le voir refroidir : car il me serait affreux de vous faire souffrir. Ah ! nous devons tous les deux avoir le même regret : le jour qui nous a fait rencontrer était un jour bien funeste ; que ne suis-je morte la veille ! (p. 91)

Je vous connais bien, mon ami, mon agonie sera un mal pour vous ; mais la rapidité de vos idées me répond que vous êtes pour jamais à l’abri des grands malheurs. Eh ! mon Dieu ! tant mieux, j’en bénis le ciel pour vous. (p. 92)

 

               Lettre 32, 1776

Ne venez pas demain matin : ma porte sera fermée jusqu’à quatre heures sans exception. Je ne suis plus maîtresse de mes maux ; ils ont pris possession de moi, et je leur cède. N’allez pas croire que je n’aie point envie de vous voir ; mais je meurs de regret à la manière triste dont vous passez la soirée auprès de moi, tandis que vous êtes entouré chez vous de tous les genres de plaisirs. Point de sacrifice, mon ami : les malades repoussent les efforts ; ils leur font si peu. (p. 94)

 

               Lettre 34, 1776

Mais, mon ami, je vous aime ; et si vous me répondez, j’aurai la force du martyr : je souffrirai, je préférerai mes maux au bonheur de tout ce qui existe. (p. 96)

 Ah ! mon ami, portez-vous bien, ne me tourmentez plus, ne me faites plus de mal ; mais aussi, n’allez pas à l’autre excès : ne me faites pas croire que ma vie vous est nécessaire ; je serais trop à plaindre, car je sens le besoin de mourir. (p. 97)

 

               Lettre 35, 1776

J’étais hier dans le néant : ce degré d’abattement ressemble à la mort, mais malheureusement ce ne l’est pas. J’ai pensé à six heures que vous étiez peut-être bien près de moi, mais aussi vous en étiez peut-être bien loin par la pensée : car, dans la même chambre, on est souvent bien peu ensemble. (p. 97-98)

 

               Lettre 36, 1776

Ordinairement votre présence suspend mes maux, détourne mes larmes. Aujourd’hui, je succombe, et je ne sais lequel, de mon âme ou de mon corps, me faisait le plus mal. Cette disposition est si profonde, que je viens de refuser les consolations de l’amitié, et que j’ai préféré d’être seule, de vous dire un mot, de me coucher, à la douceur et à la tristesse de me plaindre et de faire partager ma douleur. (p. 99)

Mon ami, soutenez-moi ; mais ne souffrez pas : car cela deviendrait mon mal le plus sensible. (p. 100)

 

               Lettre 38, 1776

Vous êtes trop bon, trop aimable, mon ami. Vous voudriez ranimer, soutenir une âme qui succombe enfin sous le poids et la durée de la douleur. Je sens tout le prix de votre sentiment ; mais je ne le mérite plus. […] Aujourd’hui, je ne veux plus que mourir. Il n’y a point de dédommagement, point d’adoucissement à la perte que j’ai fait : il n’y fallait pas survivre. Voilà, mon ami, le seul sentiment d’amertume que je trouve dans mon âme contre vous. Je voudrais bien savoir votre sort, je voudrais bien que vous fussiez heureux. […] J’attends de vos nouvelles ce soir. Adieu, mon ami. Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais encore à l’employer à vous aimer ; mais il n’y a plus de temps. (p. 101-102)

dimanche 23 juillet 2023

Les Rêveries du Promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau : vivre en harmonie avec une âme sensible soucieuse du bien.

[…] je n’ai guère agi par règle ou n’ai guère suivi d’autres règles en toute chose que les impulsions de mon naturel. (p. 106)

[…] la maxime de Solon est applicable à tous les âges, et il n’est jamais trop tard pour apprendre, même de ses ennemis, à être sage, vrai, modeste, et à moins présumer de soi. (p. 117)

Quel était donc ce bonheur et en quoi consistait sa jouissance ? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j’y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l’occupation délicieuse et nécessaire d’un homme qui s’est dévoué à l’oisiveté. (p. 121)

 

Les Rêveries du promeneur solitaire est, dans ce qui frappe surtout lors de sa lecture puis dans le souvenir que nous en gardons, un livre où Rousseau fait l’éloge du bonheur qu’il rencontre dans la solitude à laquelle ses ennemis l’ont contraint de vivre. Forcé de vivre retiré du monde, Rousseau y découvre, ou plutôt redécouvre (voir les épisodes antérieurs de sa vie avec Mme de Warens, puis à l’île Saint-Pierre, relatés respectivement dans les dixième et cinquième Promenades) les joies qu’une telle existence solitaire, retirée, peut lui procurer. Si la contemplation sereine de la nature joue un rôle prépondérant dans ce bonheur retrouvé, idée qui depuis est devenue le topos romantique par excellence, n’oublions cependant pas qu’une telle contemplation n’est possible que par l’entremise d’une âme qui y est sensible, et qui a également pris conscience de la vanité des ambitions terrestres. Cette prise de conscience n’a été possible, dans le cas de Rousseau, que grâce à l’acharnement continu de ses ennemis, qui l’ont progressivement détourné de sa poursuite de gloire littéraire et de sa confiance spontanée en la bonté humaine, au point de lui faire prendre en aversion même l’immense majorité des hommes, soit parce qu’ils le persécutent et le calomnient, soit parce qu’ils donnent du crédit, approuvent les ignominies dont il est l’objet.

Tout ce qui m’est extérieur m’est étranger désormais. Je n’ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serais tombé de celle que j’habitais. (p. 49-50)

[…] quand après avoir vainement cherché un homme il fallut éteindre enfin ma lanterne et m’écrier : Il n’y en a plus ; alors je commençai à me voir seul sur la terre, et je compris que mes contemporains n’étaient par rapport à moi que des êtres mécaniques qui n’agissaient que par impulsion et dont je ne pouvais calculer l’action que par les lois du mouvement. (p. 179)

Rousseau souligne d’ailleurs, en reprenant le titre d’un essai de Plutarque, « comment [il] tir[e] utilité de ses ennemis », que c’est ironiquement grâce à eux qu’il parvint enfin à mener une vie où il est, sinon heureux, du moins apaisé et en accord avec lui-même du point de vue moral. Car davantage qu’un simple éloge de la nature et de la sensibilité à cette dernière, ces Rêveries ont également une préoccupation éthique, car le bonheur, ou du moins la tranquillité d’esprit, ne saurait se réduire à une contemplation émerveillée de la nature nourrie par l’imagination (ou rêveries, pour reprendre le titre de l’œuvre), mais est aussi indissociable d’une dimension morale, Rousseau se questionnant sans cesse sur l’épineuse question du comment vivre pour un être soucieux du bien et du vrai, et ce jusqu’à ses derniers jours.

 

Pour commencer, attardons-nous, bien que cela soit sans doute l’aspect le plus connu et traité de ces Rêveries, sur les joies, l’apaisement, que Rousseau trouve dans la solitude, et ses différentes manières d’en jouir. Un tel rapport à la solitude n’est possible que dans des dispositions et circonstances particulières, et Rousseau lui-même reconnaît volontiers qu’il en a été incapable à certaines périodes de sa vie, en particulier celles durant lesquelles il poursuivait son ambition sociale et littéraire, et avait encore une confiance générale en la bonté, la bienveillance humaine.

Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités ces mêmes promenades solitaires qui me sont aujourd’hui si délicieuses m’étaient insipides et ennuyeuses. Quand j’étais chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice et de respirer le grand air me faisait souvent sortir seul, et m’échappant comme un voleur je m’allais promener dans le parc ou dans la campagne, mais loin d’y trouver le calme heureux que j’y goûte aujourd’hui, j’y portais l’agitation des vaines idées qui m’avoient occupé dans le salon ; le souvenir de la compagnie que j’y avais laissée m’y suivait. Dans la solitude, les vapeurs de l’amour-propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des bosquets et troublaient la paix de la retraite. J’avais beau fuir au fond des bois, une foule importune m’y suivait partout et voilait pour moi toute la nature. Ce n’est qu’après m’être détaché des passions sociales et de leur triste cortège que je l’ai retrouvée avec tous ses charmes. (p. 188)

Si son extrême sensibilité aura toujours été un aspect constant de la personnalité de Rousseau, et s’avère indispensable dans la jouissance de la solitude par l’imagination et les rêveries qu’elle suscite, elle peut néanmoins s’avérer néfaste tant qu’un certain recul par rapport au monde, par rapport aux hommes, n’a pas été atteint. C’est ainsi que durant les premières années de sa persécution, qui culminera par la censure d’une partie de son Émile en 1762 et les différents exils auxquels il se trouve forcé, Rousseau a longtemps cherché à se justifier et combattre les attaques de ses ennemis, espérant prouver sa bonne foi aux yeux du public. Cette sensibilité lui fait également voir, anticiper d’éventuelles souffrances futures avec une intensité bien plus importante que les souffrances réelles qu’il endurera, l’imagination étant sur cet aspect de la vie un véritable poison pour Rousseau et plus largement les personnes sensibles, rendant plus intenses à la fois les jouissances mais aussi les souffrances. Enfin, Rousseau ne peut s’empêcher d’être fréquemment blessé, heurté dans sa sensibilité par le moindre geste étrange, potentiellement hostile d’une quelconque personne, sensibilité exacerbée par sa paranoïa depuis les persécutions dont il fut l’objet.

Toujours trop affecté des objets sensibles et surtout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d’aversion, je me laisse entraîner par ces impressions extérieures sans pouvoir jamais m’y dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup d’œil d’un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m’entourent. (p. 206)

L’apaisement, bien que fragile, n’est enfin retrouvé que depuis peu de temps lorsqu’il commence à rédiger ses Rêveries : Rousseau nous explique dès le début de ces dernières qu’il s’est enfin résigné à son sort, qu’il a tant souffert que son imagination ne peut plus guère le faire souffrir davantage par la représentation d’éventuels nouveaux désastres, et qu’il ne se soucie guère plus de l’opinion publique, prenant conscience qu’une telle tâche l’épuise et lui procure mille tourments, avec bien peu voire aucune chance de succès. Une telle résignation n’est peut-être pas complète, car nous sentons que dans ses Rêveries Rousseau cherche, continue à se justifier des différentes attaques dont il est l’objet (sur lesquelles nous reviendrons plus tard), mais elle est cependant suffisamment forte et dominante pour procurer à Rousseau, à défaut de bonheur (notion à laquelle il ne croit guère), une certaine tranquillité d’esprit qu’il n’aura guère goûté durant ces années mondaines marquées de nombreuses attaques et persécutions.

Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrais que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ? (p. 128)

C’est en refusant donc de se laisser entraîner dans d’interminables querelles et justifications, en tournant le dos au monde et en considérant comme vaines la recherche d’une opinion publique favorable, que Rousseau parvient enfin à (re)trouver le bonheur qu’il n’a connu que par brefs épisodes durant ses années d’enfance puis durant la célèbre parenthèse enchantée avec Mme de Warens. La cinquième Promenade, qui revient longuement sur son court séjour dans l’île de Saint-Pierre au plus fort des persécutions dont il fut l’objet, est emblématique des jouissances que Rousseau trouve dans la solitude : promenades, contemplations libres et illimitées de la nature, mais surtout isolement par rapport au monde extérieur. Rousseau peut y laisser libre cours à son imagination, ses rêveries, et insiste en particulier sur l’aspect paresseux, non-intellectuel de ses activités, lui qui prend un soin particulier à ne pas se livrer à une quelconque activité intellectuelle, comme l’atteste sa ferme volonté de ne pas ouvrir un seul livre durant ce bref séjour.

[…] je ne pouvais longtemps attendre, et pendant qu’on était encore à table je m’esquivais et j’allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l’eau était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie. (p. 124)

Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. (p. 126)

Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée […] ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.

Il n’y faut ni un repos absolu ni trop d’agitation, mais un mouvement uniforme et modéré qui n’ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille, en nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d’au-dedans de nous pour nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune et des hommes et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort. Alors le secours d’une imagination riante est nécessaire et se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées sans agiter le fond de l’âme, ne font pour ainsi dire qu’en effleurer la surface, Il n’en faut qu’assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. (p. 130-131)

 

Cette imagination néanmoins n'est plus aussi vive avec l'âge, et c'est un aspect particulièrement émouvant de ces Rêveries que de constater les effets de l'âge sur Rousseau. À mesure qu’il vieillit, Rousseau remarque que son imagination se tarit, ne parvient plus aussi aisément et longuement à lui procurer les joies qu’il ressentit durant ses heures de solitude. C’est pourquoi Rousseau est repris, durant ses dernières années, de passion pour la botanique, qui lui permet de suppléer à cet affaiblissement de ses facultés imaginatives, en lui procurant des objets plus concrets de contemplation et d’émerveillement, tout en ne constituant pas une activité fatigante ou intellectuellement exigeante. Rousseau a bien conscience que l’oisiveté totale de l’esprit n’est pas souhaitable et que ce dernier a besoin d’une certaine activité, soit par l’imagination, soit par un supplétif (qui sera donc la botanique pour lui) pour profiter pleinement de sa solitude et éviter la prolifération de pensées plus négatives, plus noires qui rendraient une telle solitude funeste. Les Rêveries constituent donc une sorte de petit traité sinon de bonheur, du moins d’apaisement, pour une âme sensible, bonheur qui n’est cependant possible, rappelons-le, que dans la solitude et la réalisation de la vanité de la conception du bonheur commune à l’immense majorité des gens.

[…] je ne puis plus comme autrefois me jeter tête baissée dans ce vaste océan de la nature, parce que mes facultés affaiblies et relâchées ne trouvent plus d’objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée pour s’y attacher fortement et que je ne me sens plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. (p. 160)

Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n’imaginant plus, pensant encore moins, et cependant doué d’un tempérament vif qui m’éloigne de l’apathie languissante et mélancolique, je commençai de m’occuper, de tout ce qui m’entourait, et par un instinct fort naturel je donnai la préférence aux objets les plus agréables. (p. 161)

 

      Cependant, bien que Rousseau montre à de multiples reprises son mépris pour les choses intellectuelles (sous un aspect précis sur lequel nous reviendrons plus loin), et que son repli dans la solitude puisse être interprété comme une certaine forme d’individualisme égoïste, Les Rêveries présentent également une préoccupation éthique non négligeable. Car bien qu’ayant choisi et préféré mener une vie solitaire plus conforme à ses propres goûts et aspirations, après l’avoir subie dans un premier temps, Rousseau ne fut pas un vieil homme se repliant sur lui-même et se livrant à tous ses désirs sans restrictions, sans considérations morales. Toute sa vie, Rousseau fut préoccupé par le juste, le bien, le vrai, et s’est efforcé d’être aussi vertueux que possible. Et s’il s’est efforcé, par ses écrits, à rendre entre autres l’homme meilleur, il cherche également à mener lui-même une vie conforme à ses idéaux, une vie sinon héroïque, du moins exemplaire, dans la mesure de ses forces. Ainsi, s’il renonça pratiquement à toute écriture, et presque à toute lecture, durant ses dernières années, Rousseau n’en continue pas moins de s’observer, de s’examiner et de s’interroger sur son comportement et mode de vie, parfois avec une grande sévérité envers lui-même, jusqu’à ses derniers jours. Ce continuel examen de lui-même se retrouve dans de nombreux passages, voire occupe des Promenades entières de ses Rêveries, et peuvent être aussi lues comme un volonté de répondre à ses détracteurs qui s’ingénient à ternir son image auprès non seulement de ses contemporains, mais vis-à-vis de la postérité.

Pour revenir une énième fois sur le sujet de ses enfants abandonnés, j’avoue que son argument selon lequel ils auraient été dénaturés, mal élevés par sa femme et la famille de cette dernière s'il les avait gardés, et qu’ils avaient par conséquent plus de perspectives heureuses aux Enfants-Trouvés est peu convaincant. Sans l’excuser totalement, cette pratique était néanmoins courante à son époque et sans doute encouragée par la bonne réputation de ces hospices, au point qu’elle n’était guère jugée comme honteuse ou moralement réprouvable en privé. Si donc ce geste peut être moralement condamné, il m’apparaît cependant excessif d’en conclure que Rousseau détestait les enfants en général, qu’il eût fait un bien mauvais père pour cette dernière raison, ou que ce simple fait le disqualifie pour toute réflexion morale qu’il a écrite, en particulier sur l’éducation, considérée comme caduque par la vie de son auteur. Rousseau pêche sans doute davantage par faiblesse, lui qui eût été sans doute incapable d’être un bon éducateur pour ses enfants en les retirant d’une part de l’influence néfaste qu’eût pu avoir sa belle-famille (et en particulier sa belle-mère, avec qui il eut des querelles incessantes, relatées dans ses Confessions) et d’autre part en raison de son manque d’éloquence et de confiance, défauts qu'il reconnaît lui-même volontiers et qui eussent peut-être fait de lui, comme il le crut, un piètre éducateur auprès de ses enfants malgré sa bonne volonté.

Plusieurs autres griefs, défauts, sont reprochés à Rousseau, et sur lesquels il veut se justifier : sa solitude tournée en misanthropie, et en particulier vis-à-vis des enfants, extrapolant sur l’abandon de ses enfants ; son avarice qui serait à l’origine de son singulier manque de générosité ; enfin son hypocrisie puisque n’étant pas un homme bon au vu des deux premiers points soulevés, il serait bien mal placé pour dire qu’il est un homme bon et s’autoproclamer l’homme de la vérité, selon sa célèbre devise « Vitam impendere vero »  [sacrifier sa vie à la vérité], proclamation figurant sur son tombeau même. Néanmoins, et c’est ce qui fera aussi l’intérêt de ces passages, c’est qu’au-delà d’une justification personnelle, Rousseau se livre à une réflexion générale sur la vérité, la justice, la bonté, etc. tout en évitant de trop arides développements abstraits, théoriques, puisqu’il ne cesse de s’appuyer son expérience personnelle pour nourrir sa réflexion, ce qui évitera à cette dernière de tourner à vide et de se réduire à un verbiage certes peut-être virtuose, mais dépourvu d'une quelconque pratique, et donc vérité, dans la vie. C’est là une des forces de l’écriture, de la pensée de Rousseau, qui le différencie de certains philosophes dont le jargon peut paraître aride, sans lien avec la vie réelle : Rousseau revient sans cesse sur son expérience, sa sensibilité personnelles pour développer sa pensée, en cerner les forces mais aussi limites, et critique, attaque, toute pensée purement livresque, se complaisant dans un jargon abscons qui reflète souvent davantage un souci de briller qu’une réflexion profonde.

J’en ai beaucoup vu qui philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était pour ainsi dire étrangère. […] Ils étudiaient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connaître ; ils travaillaient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans. Plusieurs d’entre eux ne voulaient que faire un livre, n’importait quel, pourvu qu’il fût accueilli. […] Pour moi quand j’ai désiré d’apprendre, c’était pour savoir moi-même et non pas pour enseigner ; j’ai toujours cru qu’avant d’instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi, et de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il n’y en a guère que je n’eusse faite également seul dans une île déserte où j’aurais été confiné pour le reste de mes jours. (p. 72-73)

Revenons point par point sur les trois éléments relevés dans le paragraphe précédent. Le premier est relatif à la supposée misanthropie de Rousseau, qui s’étendrait particulièrement vis-à-vis des enfants. Rousseau explique cette dernière dans le déplaisir fréquent que manifeste en général les enfants au contact des personnes âgées. Si en son for intérieur, il apprécie leur compagnie, il remarque cependant avec chagrin que son visage vieilli effraie, ou du moins inspire un sentiment de rejet, dégoût, instinctif chez certains, et cela le pousse donc à ne pas imposer sa présence, sa compagnie, sa proximité aux enfants de manière générale. Cependant, Rousseau répond volontiers à des gestes spontanés de tendresse, rares, que lui prodiguent certains enfants, et son émotion est palpable d’autant plus qu’il souligne la rareté, et donc la préciosité, de tels moments. C’est cet aspect moins évident des Rêveries qui se révèle particulièrement poignant : c’est aussi le livre, le récit d’une vieillesse certes apaisée, mais qui a également son lot de souffrances, en premier lieu donc l’isolement, la rareté des contacts sociaux, amplifiés dans le cas de Rousseau par la mauvaise image publique qu’il a et qui selon lui le rend hostile même auprès de gens simples, tels les invalides (voir la neuvième Promenade). Rousseau se console néanmoins de cette rareté de contacts simples, chaleureux avec autrui, auxquels il ne se refuse pas quand le hasard le permet : c’est cette rareté qui les rend d’autant plus chers à ses yeux, que sa sensibilité lui permet de décupler dans son souvenir, et il est émouvant de constater que dans les anecdotes relatées par Rousseau, insignifiantes peut-être pour certains, ce dernier termine leur récit en évoquant la manière dont il retourne souvent mélancoliquement sur les lieux où de tels contacts ont pu avoir lieu, espérant rencontrer à nouveau ces personnes ou faire une rencontre similaire.

Il y a compensation à tout. Si mes plaisirs sont rares et courts, je les goûte aussi plus vivement quand ils viennent que s’ils m’étaient plus familiers ; je les rumine pour ainsi dire par de fréquents souvenirs, et quelque rares qu’ils soient, s’ils étaient purs et sans mélange je serais plus heureux peut-être que dans ma prospérité. Dans l’extrême misère on se trouve riche de peu. (p. 199)

La fête au reste ne fut pas ruineuse, pour trente sous qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de cent écus de contentement. Tant il est vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à la même place à la même heure, espérant d’y rencontrer encore la petite troupe, mais cela n’est plus arrivé. (p. 202)


Le deuxième point concerne le supposé manque de générosité, et donc de bonté, de Rousseau. Là encore, tout part de l’anecdote personnelle, au cours de laquelle Rousseau se rend compte qu’il évite certains passages durant ses promenades à Paris, et finit par prendre conscience qu’il évite en particulier un enfant à qui il a fait l’aumône à plusieurs reprises. Rousseau conçoit le don, l’aumône comme un acte qui doit fondamentalement être librement consenti. Hors, la contrainte implicite qui s’établit entre cet enfant et lui, voyant cette aumône comme un dû régulier, finit par empoisonner le plaisir du don initial et Rousseau depuis cet incident emblématique, préférera à l’avenir, dans la majorité des cas, s’abstenir de faire du bien, pour ne plus se retrouver dans une situation similaire. Rousseau est un être qui tient farouchement à sa liberté, mais celle-ci, nous l’avons vu avec l’anecdote dans le paragraphe précédent, se fait dans la limite de celle d’autrui également : il refuse son plaisir, son contentement si cela n’est pas réciproque, comme nous le démontre sa distance volontaire avec les enfants. Mais au fur et à mesure, Rousseau réalise que durant toute sa vie, il s’est efforcé de faire plaisir, de causer le moins d’ennuis possibles aux autres, et ce souvent à son propre préjudice :

En pesant avec tant de soin ce que je devais aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devais à moi-même ? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité. (p. 116)

La générosité donc apparaît sous la plume de Rousseau comme un sujet beaucoup plus complexe allant au-delà du simple don unilatéral, indifférencié, et il est passionnant de voir ce sujet, en apparence anodin et simple, prendre sous la plume de Rousseau une dimension beaucoup plus complexe, stimulante, appuyée en cela par une expérience personnelle qui confère à sa réflexion un aspect plus immédiat, vivant à cette réflexion.

La même chose se répète dans le traitement du vaste sujet de la vérité, longuement discuté dans la quatrième Promenade. Là encore, Rousseau s’appuie sur son expérience personnelle, les contradictions qu’il a pu observer chez lui, pour rendre ce sujet passionnant et vivant. Lui, l’homme ayant pour devise de tenir la vérité comme la plus haute valeur, comment en est-il parfois arrivé à mentir ? Sans en faire le long résumé (les citations ci-dessous seront plus parlantes d'elles-mêmes), retenons certains développements intéressants, notamment lorsque Rousseau associe l’exigence de vérité avec le préjudice/bénéfice qu’un propos donné peut susciter chez son destinataire ou son émetteur, et le jugement final qu’il porte sur lui-même, qui fut durant sa vie incapable de surmonter la faiblesse le poussant à mentir lorsqu’il se retrouve dans des situations embarrassantes ou honteuses en public, défaut qui le poussa au célèbre mensonge au sujet du ruban volé relaté dans les Confessions.

Les choses qu’il importe à un homme de savoir et dont la connaissance est nécessaire à son bonheur, ne sont peut-être pas en grand nombre, mais en quelque nombre qu’elles soient elles sont un bien qui lui appartient qu’il a droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu’elle est de ces biens communs à tous, dont la communication n’en prive point celui qui le donne. (p. 96)

Dire faux n’est mentir que par l’intention de tromper, et l’intention même de tromper loin d’être toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l’intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l’erreur dans laquelle on jette ceux à qui l’on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu’on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu’un mensonge soit parfaitement innocent. (p. 100)

[…] distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux où l’on peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge : car j’ai trouvé que de tels cas existaient réellement. Ce dont il s’agit est donc de chercher une règle sure pour les connaître et les bien déterminer. (p. 99)

L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes, la vérité qu’alors l’autre respecte si fort, le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d’amuser une compagnie par des faits controuvés, dont il ne résulte aucun jugement injuste, ni pour ni contre qui que ce soit vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais n’approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu’il se pique assez peu de l’être dans les conversations oiseuses. Il est vrai en ce qu’il ne cherche à tromper personne, qu’il est aussi fidèle à la vérité qui l’accuse, qu’à celle qui l’honore, et qu’il n’en impose jamais pour son avantage, ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu’il y a entre mon homme vrai, et l’autre, est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s’immoler pour elle. (p. 104)

Justice et vérité sont dans son esprit deux mots synonymes qu’il prend l’un pour l’autre indifféremment. La sainte vérité que son cœur adore ne consiste point en faits indifférents, et en noms inutiles, mais à rendre fidèlement à chacun ce qui lui est dû aux choses qui sont véritablement siennes, en imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d’honneur ou de blâme, de louange ou d’improbation. (p. 105)

 

          Enfin, revenons sur la conception morale du bonheur, et plus généralement de la manière de vivre de Rousseau, qui le place à rebours des autres philosophes des Lumières, en particulier Voltaire et Diderot. Rousseau s’élève dans un premier temps contre les plaisirs mondains, matériels, charnels dont il perçoit la vanité avec le recul et le souvenir de ses années dans le monde, miroir inverse de la paix, du bonheur relatif qu’il goûte dans sa solitude intérieure. Il se résigne également au final à son « destin » de persécuté, ne cherchant plus à combattre en vain les calomnies incessantes et renouvelées de ses adversaires, choix qui l’eût entraîné dans un interminable engrenage de haine et de ressentiment. Fortement croyant, Rousseau trouve une certaine consolation dans la résignation qu’il a choisie, car son innocence, la bonté de son cœur, que ses contemporains dans leur majorité ne lui reconnaissent guère, ne peuvent échapper selon lui à Dieu s’il se présente devant lui à sa mort. Mais au-delà de la question de la croyance ou non en Dieu, l'essentiel réside probablement dans le fait que sa conscience individuelle, aux yeux de Rousseau, est pure de toute mauvaise action intentionnelle, et s’il reconnaît lui-même des erreurs et fautes graves dont il a le remords, il s’est toujours efforcé d’agir en vue du bien et dans le vrai, sans intention mauvaise initiale.

Cette croyance religieuse, ravivée dans ces derniers jours, cette préoccupation morale constante, placèrent Rousseau en contrepoint de la plupart des autres philosophes des Lumières de son époque, épris de rationalisme, souvent athées et railleurs volontiers de toute croyance ne se basant pas sur la raison. À rebours des raisonnements subtils, sophistiqués, que Rousseau a en horreur, comme nous l’avons vu plus haut,  l’auteur des Rêveries a conscience, dans la tradition de la sagesse socratique, de la limite du savoir et de la connaissance, a fortiori dans sa vieillesse, où ses facultés intellectuelles s’affaiblissent de plus en plus. C’est la raison pour laquelle il s’est lui-même érigé un certain code de conduite à l’avance, en se basant d’abord et avant tout sur sa sensibilité et les instincts de son cœur, plutôt que sur des raisonnements abstraits. Prévoyant le déclin de ses facultés et sa potentielle vulnérabilité intellectuelle, il s'en tient à ce code qu’il s’est lui-même érigé, malgré les doutes qui l'assaillent et continueront de le faire, comme toute âme réellement soucieuse de vérité et ayant conscience du caractère non-absolu, non-dogmatique de cette dernière.

Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens : au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d’athéisme, et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère, que sur quelque point que ce pût être, on osât penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute, et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance, à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité. Ils ne m’avaient pas persuadé, mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé, sans m’avoir jamais convaincu… (p. 77-78)

Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi que quand je me décidai sur ces grandes questions ; je n’ignorais pas alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd’hui ; elles ne m’arrêtèrent pas, et s’il s’en présente quelques nouvelles dont on ne s’était pas encore avisé, ce sont les sophismes d’une subtile métaphysique qui ne sauraient balancer les vérités éternelles admises de tous les temps, par tous les Sages, reconnues par toutes les nations, et gravées dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je savais en méditant sur ces matières que l’entendement humain circonscrit par les sens, ne les pouvait embrasser dans toute leur étendue. (p. 87-88)

[…] je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumières utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état. C’est là qu’il serait temps d’enrichir et d’orner mon âme d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui l’offusque et l’aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connaissances dont nos faux savants sont si vains. Elle gémira des moments perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice impartiale, sont un bien qu’on emporte avec soi, et dont on peut s’enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrès sur moi-même j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré ! (p. 90-91)

 

             En résumé, Les Rêveries du Promeneur solitaire est certes un éloge vibrant des jouissances que peut procurer une vie retirée pour toute âme sensible comme celle de Rousseau, mais également un livre émouvant sur les dernières années de Rousseau, entre les plaisirs que sa passion pour la botanique lui procure, les souffrances diverses liées à sa vieillesse et les regrets sur sa vie passée. Mais c’est aussi un livre où son sens de l’observation, sa réflexion sur lui-même et la société révèlent, comme dans ses précédents écrits, un homme toujours soucieux du vrai, du bon et du juste. Et pour raisonner, mais surtout agir au quotidien conformément à ces principes, Rousseau se distingue de nombre de philosophes en affirmant l’importance primordiale de la sensibilité, de l’expérience personnelles, et en pointant du doigt les limites, voire les dangers, de la connaissance et du savoir abstrait, livresque, dans cette quête du vrai (indissociable chez Rousseau d’une dimension éthique) à laquelle Rousseau s’est sans cesse livrée tout au long de sa vie, tout en l'appliquant dans son comportement personnel, dans une quête perpétuelle de sagesse.

Donner l’avantage à qui ne doit pas l’avoir, c’est troubler l’ordre de la justice ; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d’où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c’est faire une chose injuste ; or, tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, est mensonge. (p. 102-103)

 

Ci-dessous, des morceaux choisis du présent livre :

               Première Promenade

Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. (p. 43)

Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. (p. 43)

Pouvais-je dans mon bon sens supposer qu’un jour, moi le même homme que j’étais, le même que je suis encore, je passerais, je serais tenu sans le moindre doute pour un monstre, un empoisonneur, un assassin, que je deviendrais l’horreur de la race humaine, le jouet de la canaille, que toute la salutation que me feraient les passants seraient de cracher sur moi ; qu’une génération toute entière s’amuserait d’un accord unanime à m’enterrer tout vivant ? (p. 44)

Sans adresse, sans art, sans dissimulation, sans prudence, franc, ouvert, impatient, emporté, je n’ai fait en me débattant que m’enlacer davantage, et leur donner incessamment de nouvelles prises qu’ils n’ont eu garde de négliger. Sentant enfin tous mes efforts inutiles et me tourmentant à pure perte, j’ai pris le seul parti qui me restait à prendre, celui de me soumettre à ma destinée sans plus regimber contre la nécessité. (p. 45)

[…] en ne me laissant rien ils [les ennemis de Rousseau] se sont tout ôté à eux-mêmes. (p. 46)

Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti sur ceux que j’éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m’est plus terrible que le coup. Sitôt qu’ils arrivent, l’événement leur ôtant tout ce qu’ils avaient d’imaginaire, les réduit à leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je ne me les étais figurés, et même au milieu de ma souffrance, je ne laisse pas de me sentir soulagé. (p. 47)

Les hommes auraient beau revenir à moi, ils ne me retrouveraient plus. Avec le dédain qu’ils m’ont inspiré, leur commerce me serait insipide et même à charge, et je suis cent fois plus heureux dans ma solitude, que je ne pourrais l’être en vivant avec eux. Ils ont arraché de mon cœur toutes les douceurs de la société. Elles n’y pourraient plus germer derechef à mon âge ; il est trop tard. Qu’ils me fassent désormais du bien ou du mal, tout m’est indifférent de leur part, et quoi qu’ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien pour moi. (p. 47-48)

Mais je comptais encore sur l’avenir, et j’espérais qu’une génération meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle-ci sur mon compte, et sa conduite avec moi, démêlerait aisément l’artifice de ceux qui la dirigent, et me verrait enfin tel que je suis. C’est cet espoir qui m’a fait écrire mes Dialogues, et qui m’a suggéré mille folles tentatives pour les faire passer à la postérité. (p. 48)

Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.

Tout ce qui m’est extérieur m’est étranger désormais. Je n’ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serais tombé de celle que j’habitais. (p. 49-50)

Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu’en moi la consolation, l’espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m’occuper que de moi. C’est dans cet état que je reprends la suite de l’examen sévère et sincère que j’appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours à m’étudier moi-même et à préparer d’avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme, puisqu’elle est la seule que les hommes ne puissent m’ôter. (p. 50)

Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance. J’oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu’avait mérité mon cœur.

Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de lui-même. (p. 51)

[…] il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des pensées, dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l’étrange état où je suis. (p. 51)

Qu’aurais-je encore à confesser quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je n’ai pas plus à me louer qu’à me blâmer : je suis nul désormais parmi les hommes, et c’est tout ce que je puis être, n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui, ou à moi-même, m’abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu’il est en moi. Mais dans ce désœuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. (p. 52)

Une situation si singulière mérite assurément d’être examinée et décrite, et c’est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès il y faudrait procéder avec ordre et méthode : mais je suis incapable de ce travail et même il m’écarterait de mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. (p. 52)

Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours, aux approches du départ, je reste, comme je l’espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je saurai goûter encore le charme de la société, et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrais avec un moins vieux ami. (p. 53)

Si on me les enlève de mon vivant, on ne m’enlèvera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit et dont la source ne peut ne s’éteindre qu’avec mon âme. (p. 54)

 

               Deuxième Promenade

Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée, où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu. (p. 55)

[…] il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu’elle produit désormais, un tiède alanguissement énerve toutes mes facultés, l’esprit de vie s’éteint en moi par degrés… (p. 55-56)

[…] perdant tout espoir ici-bas, et ne trouvant plus d’aliment pour mon cœur sur la terre, je m’accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance, et à chercher toute sa pâture au-dedans de moi. (p. 56)

L’habitude de rentrer en moi-même me fit perdre enfin le sentiment et presque le souvenir de mes maux, j’appris ainsi par ma propre expérience que la source du vrai bonheur est en nous, et qu’il ne dépend pas des hommes de rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux. (p. 56)

La campagne, encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l’image de la solitude et des approches de l’hiver. Il résultait de son aspect un mélange d’impression douce et triste, trop analogue à mon âge et à mon sort, pour que je ne m’en fisse pas l’application. Je me voyais au déclin d’une vie innocente et infortunée, l’âme encore pleine de sentiments vivaces et l’esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé je sentais venir le froid des premières glaces, et mon imagination tarissante ne peuplait plus ma solitude d’êtres formés selon mon cœur. (p. 58)

Je me disais en soupirant : qu’ai-je fait ici-bas ? J’étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n’a pas été ma faute, et je porterai à l’Auteur de mon être, sinon l’offrande des bonnes œuvres qu’on ne m’a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentiments sains, mais rendus sans effet, et d’une patience à l’épreuve des mépris des hommes. (p. 58-59)

La nuit s’avançait. J’aperçus le Ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais, ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang, comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus. (p. 60-61)

C’est ainsi que la droiture et la franchise en toute chose, sont des crimes affreux dans le monde, et je paraîtrais à mes contemporains méchant et féroce, quand je n’aurais à leurs yeux d’autre crime que de n’être pas faux et perfide comme eux. (p. 66)

C’est qu’on avait ouvert en même temps une souscription pour l’impression des manuscrits que l’on trouverait chez moi. Je compris par là qu’on tenait prêt un recueil d’écrits fabriqués tout exprès pour me les attribuer d’abord après ma mort (p. 67)

L’amas de tant de circonstances fortuites, l’élévation de tous mes plus cruels ennemis, affectée pour ainsi dire par la fortune, tous ceux qui gouvernent l’État, tous ceux qui dirigent l’opinion publique, tous les gens en place, tous les hommes en crédit triés comme sur le volet parmi ceux qui ont contre moi quelque animosité secrète, pour concourir au commun complot, cet accord universel est trop extraordinaire pour être purement fortuit. (p. 67-68)

Ma résignation vient d’une source moins désintéressée, il est vrai, mais non moins pure et plus digne à mon gré de l’Être parfait que j’adore.

Dieu est juste ; il veut que je souffre ; et il sait que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance ; mon cœur et ma raison me crient qu’elle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée ; apprenons à souffrir sans murmure ; tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard. (p. 68-69)

 

               Troisième Promenade

L’adversité sans doute est un grand maître ; mais ce maître fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. (p. 70)

L’expérience instruit toujours, je l’avoue ; mais elle ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi. (p. 70)

J’étais leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je me croyais aimé d’eux, et mon cœur jouissait de l’amitié qu’ils m’avaient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité que le temps et la raison m’ont dévoilée, en me faisant sentir mon malheur, m’a fait voir qu’il était sans remède et qu’il ne me restait qu’à m’y résigner. (p. 71)

Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carrière ? Il ne reste plus à penser alors que comment on en sortira. L’étude d’un vieillard, s’il lui en reste encore à faire, est uniquement l’apprendre à mourir, et c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge ; on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfants, et en sortent de plus mauvaise grâce que les jeunes gens. C’est que tous leurs travaux ayant été pour cette vie, ils voient à sa fin qu’ils ont perdu leurs peines. (p. 71-72)

Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, et que je n’y parviendrais jamais à l’état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n’y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l’espace de ma vie, à peine commencée […] Ce sentiment, nourri par l’éducation dès mon enfance et renforcé durant toute ma vie par ce long tissu de misères et d’infortunes qui l’a remplie, m’a fait chercher dans tous les temps à connaître la nature et la destination de mon être avec plus d’intérêt et de soin que je n’en ai trouvé dans aucun autre homme. (p. 72)

J’en ai beaucoup vu qui philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était pour ainsi dire étrangère. […] Ils étudiaient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connaître ; ils travaillaient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans. Plusieurs d’entre eux ne voulaient que faire un livre, n’importait quel, pourvu qu’il fût accueilli. […] Pour moi quand j’ai désiré d’apprendre, c’était pour savoir moi-même et non pas pour enseigner ; j’ai toujours cru qu’avant d’instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi, et de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il n’y en a guère que je n’eusse faite également seul dans une île déserte où j’aurais été confiné pour le reste de mes jours. (p. 72-73)

[…] j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. (p. 74)

La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcèrent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. (p. 74)

Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde, je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout, et jeta l’indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. (p. 74-75)

[…] je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher, je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir démêler l’objet. (p. 75)

En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie et au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. (p. 76)

[…] j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort. (p. 76)

Une grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes, dont sans prévoir encore combien j’en serais la victime, je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus elle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. (p. 76-77)

C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde, et ce goût vif pour la solitude, qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. […] Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien, que ne l’ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur et m’y suis borné sans peine, aussitôt que je l’ai pu, et quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même.  (p. 77)

Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens : au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d’athéisme, et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère, que sur quelque point que ce pût être, on osât penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute, et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance, à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité. Ils ne m’avaient pas persuadé, mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé, sans m’avoir jamais convaincu… (p. 77-78)

Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j’aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé. […] Je sentais vivement que le repos du reste de mes jours et mon sort total en dépendaient. (p. 79)

Après les recherches les plus ardentes et les plus sincères qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je me décidai pour toute ma vie sur tous les sentiments qu’il m’importait d’avoir, et si j’ai pu me tromper dans mes résultats, je suis sûr au moins que mon erreur ne peut m’être imputée à crime ; car j’ai fait tous mes efforts pour m’en garantir. Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l’enfance et les vœux secrets de mon cœur n’aient fait pencher la balance du côté le plus consolant pour moi. On se défend difficilement de croire ce qu’on désire avec tant d’ardeur, et qui peut douter que l’intérêt d’admettre ou rejeter les jugements de l’autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance ou leur crainte ? (p. 80)

Mais ce que j’avais le plus à redouter au monde dans la disposition où je me sentais, était d’exposer le sort éternel de mon âme pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m’ont jamais paru d’un grand prix. (p. 81)

[…] résolu de me décider enfin sur des matières où l’intelligence humaine a si peu de prise, et trouvant de toutes parts des mystères impénétrables et des objections insolubles, j’adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même, sans m’arrêter aux objections que je ne pouvais résoudre, mais qui se rétorquaient par d’autres objections non moins fortes dans le système opposé. Le ton dogmatique sur ces matières ne convient qu’à des charlatans ; mais il importe d’avoir un sentiment pour soi, et de le choisir avec toute la maturité de jugement qu’on y peut mettre. (p. 81)

Depuis lors, resté tranquille dans les principes que j’avais adoptés après une méditation si longue et si réfléchie, j’en ai fait la règle immuable de ma conduite et de ma foi, sans plus m’inquiéter ni des objections que je n’avais pu prévoir, et qui se présentaient nouvellement de tems à autre à mon esprit. Elles m’ont inquiété quelquefois, mais elles ne m’ont jamais ébranlé. Je me suis toujours dit : tout cela ne sont que des arguties et des subtilités métaphysiques, qui ne sont d’aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptés par ma raison, confirmés par mon cœur, et qui tous portent le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence des passions. […] Non, de vaines argumentations ne détruiront jamais la convenance que j’aperçois entre ma nature immortelle et la constitution de ce monde, et l’ordre physique que j’y vois régner. J’y trouve dans l’ordre moral correspondant et dont le système est le résultat de mes recherches, les appuis dont j’ai besoin pour supporter les misères de ma vie. Dans tout autre système je vivrais sans ressource, et je mourrais sans espoir. le serais la plus malheureuse des créatures. Tenons-nous en donc à celui qui seul suffit pour me rendre heureux en dépit de la fortune et des hommes.  (p. 82-83)

[…] je vis, en comparant mes maximes à ma situation, que je donnais aux insensés jugements des hommes, et aux petits événements de cette courte vie, beaucoup plus d’importance qu’ils n’en avoient. Que cette vie n’étant qu’un état d’épreuves, il importait peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu’il en résultât l’effet auquel elles étaient destinées, et que par conséquent plus les épreuves étaient grandes, fortes, multipliées, plus il était avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand et sûr ; et la certitude de ce dédommagement était le principal fruit que j’avais retiré de mes méditations précédentes. (p. 84)

Toute la génération présente ne voit qu’erreurs et préjugés dans les sentiments dont je me nourris seul ; elle trouve la vérité, l’évidence dans le système contraire au mien ; elle semble même ne pouvoir croire que je l’adopte de bonne foi, et moi-même en m’y livrant de toute ma volonté, j’y trouve des difficultés insurmontables qu’il m’est impossible de résoudre et qui ne m’empêchent pas d’y persister. Suis-je donc seul sage, seul éclairé parmi les mortels ? Pour croire que les choses sont ainsi suffit-il qu’elles me conviennent ? Puis-je prendre une confiance éclairée en des apparences qui n’ont rien de solide aux yeux du reste des hommes, et qui me sembleraient illusoires à moi-même si mon cœur ne soutenait pas ma raison ? (p. 85-86)

[…] je ne pouvais préférer par aucune raison solide, des opinions qui dans l’accablement du désespoir ne me tentaient que pour augmenter ma misère, à des sentiments adoptés dans la vigueur de l’âge, dans toute la maturité de l’esprit, après examen le plus réfléchi, et dans des temps où le calme de ma vie ne me laissait d’autre intérêt dominant que celui de connaître la vérité. (p. 87)

Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi que quand je me décidai sur ces grandes questions ; je n’ignorais pas alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd’hui ; elles ne m’arrêtèrent pas, et s’il s’en présente quelques nouvelles dont on ne s’était pas encore avisé, ce sont les sophismes d’une subtile métaphysique qui ne sauraient balancer les vérités éternelles admises de tous les temps, par tous les Sages, reconnues par toutes les nations, et gravées dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je savais en méditant sur ces matières que l’entendement humain circonscrit par les sens, ne les pouvait embrasser dans toute leur étendue. (p. 87-88)

En prenant la doctrine de mes persécuteurs, prendrais-je aussi leur morale ? Cette morale sans racine et sans fruit, qu’ils étalent pompeusement dans des livres ou dans quelque action d’éclat sur le théâtre, sans qu’il en pénètre jamais rien dans le cœur ni dans la raison… (p. 88)

Ma seule innocence me soutient dans les malheurs, et combien me rendrais-je plus malheureux encore, si m’ôtant cette unique mais puissante ressource, j’y substituais la méchanceté ? (p. 88)

Tombé dans la langueur et l’appesantissement d’esprit, j’ai oublié jusqu’aux raisonnements sur lesquels je fondais ma croyance et mes maximes ; mais je n’oublierai jamais les conclusions que j’en ai tirées avec l’approbation de ma conscience et de ma raison, et je m’y tiens désormais. (p. 89)

[…] je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumières utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état. C’est là qu’il serait temps d’enrichir et d’orner mon âme d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui l’offusque et l’aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connaissances dont nos faux savants sont si vains. Elle gémira des moments perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice impartiale, sont un bien qu’on emporte avec soi, et dont on peut s’enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrès sur moi-même j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré ! (p. 90-91)

 

               Quatrième Promenade

Avant-hier je lisais dans ses œuvres morales [de Plutarque]  le traité, comment on pourra tirer utilité de ses ennemis. Le même jour […] je tombai sur un des journaux de l’Abbé Rosier, au titre duquel il avait mis ces paroles : Vitam vero impendenti, Rosier. Trop au fait des tournures de ces messieurs pour prendre le change sur celle-là, je compris qu’il avait cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contre-vérité : mais sur quoi fondé ? Pourquoi ce sarcasme ? (p. 92)

Alors en m’épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiais ma sureté, mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connais nul autre exemple parmi les humains. (p. 94)

[…] par quelle bizarre inconséquence mentais-je ainsi de gaîté de cœur sans nécessité, sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n’en sentais-je pas le moindre regret, moi que le remords d’un mensonge n’a cessé d’affliger pendant cinquante ans ? (p. 94)

Je me souviens d’avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c’est cacher une vérité que l’on doit manifester. (p. 95)

Il se présente ici deux questions à examiner, très importantes l’une et l’autre. La première, quand et comment on doit à autrui la vérité, puisqu’on ne la doit pas toujours. La seconde, s’il est des cas où l’on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est très décidée, je le sais bien ; négativement dans les livres, où la plus austère morale ne coûte rien à l’auteur, affirmativement dans la société où la morale des livres passe pour un bavardage impossible à pratiquer. (p. 95)

Les choses qu’il importe à un homme de savoir et dont la connaissance est nécessaire à son bonheur, ne sont peut-être pas en grand nombre, mais en quelque nombre qu’elles soient elles sont un bien qui lui appartient qu’il a droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu’elle est de ces biens communs à tous, dont la communication n’en prive point celui qui le donne. (p. 96)

Quant aux vérités qui n’ont aucune sorte d’utilité, ni pour l’instruction ni dans la pratique, comment seraient-elles un bien dû, puisqu’elles ne sont pas même un bien… […] qu’un fait oiseux, indifférent à tous égards, et sans conséquence pour personne soit vrai ou faux, cela n’intéresse qui que ce soit. (p. 96)

[…] pour qu’une chose soit due il faut qu’elle soit, ou puisse être utile. Ainsi, la vérité due est celle qui intéresse la justice, et c’est profaner ce nom sacré de vérité que de l’appliquer aux choses vaines dont l’existence est indifférente à tous, et dont la connaissance est inutile à tout. (p. 97)

Comment pourrait-on être injuste en ne nuisant à personne, puisque l’injustice ne consiste que dans le tort fait à autrui ? (p. 98)

Car si l’obligation de dire la vérité n’est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de cette utilité ? (p. 98)

Que d’embarrassantes discussions dont il serait aisé de se tirer en se disant : Soyons toujours vrais au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses ; le mensonge est toujours iniquité, l’erreur est toujours imposture, quand on donne ce qui n’est pas pour la règle de ce qu’on doit faire ou croire ; et quelque effet qui résulte de la vérité on est toujours inculpable quand on l’a dite, parce qu’on n’y a rien mis du sien. (p. 99)

[…] distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux où l’on peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge : car j’ai trouvé que de tels cas existaient réellement. Ce dont il s’agit est donc de chercher une règle sure pour les connaître et les bien déterminer. (p. 99)

Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience, plutôt que par les lumières de ma raison. Jamais l’instinct moral ne m’a trompé… (p. 99)

Juger des discours des hommes par les effets qu’ils produisent, c’est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connaître, ils varient à l’infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus. (p. 100)

Dire faux n’est mentir que par l’intention de tromper, et l’intention même de tromper loin d’être toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l’intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l’erreur dans laquelle on jette ceux à qui l’on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu’on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu’un mensonge soit parfaitement innocent. (p. 100)

Les fictions qui ont un objet moral s’appellent apologues ou fables, et comme leur objet n’est ou ne doit être que d’envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s’attache guère à cacher le mensonge de fait qui n’est que l’habit de la vérité ; et celui qui ne débite une fable que pour une fable, ne ment en aucune façon. (p. 100-101)

S’il y a par exemple quelque objet moral dans Le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqué et gâté par les détails voluptueux et par les images lascives. Qu’a fait l’auteur pour couvrir cela d’un vernis de modestie ? Il a feint que son ouvrage était la traduction d’un manuscrit grec, et il a fait l’histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. (p. 101)

Donner l’avantage à qui ne doit pas l’avoir, c’est troubler l’ordre de la justice ; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d’où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c’est faire une chose injuste ; or, tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, est mensonge. (p. 102-103)

J’ai vu de ces gens qu’on appelle vrais dans le monde. Toute leur véracité s’épuise dans les conversations oiseuses à citer fidèlement, les lieux, les tems, les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à leur intérêt ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidélité. Mais s’agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près, toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux, et si le mensonge leur est utile et qu’ils s’abstiennent de le dire eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse, et font en sorte qu’on l’adopte sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence : adieu la véracité. (p. 103-104)

L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes, la vérité qu’alors l’autre respecte si fort, le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d’amuser une compagnie par des faits controuvés, dont il ne résulte aucun jugement injuste, ni pour ni contre qui que ce soit vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais n’approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu’il se pique assez peu de l’être dans les conversations oiseuses. Il est vrai en ce qu’il ne cherche à tromper personne, qu’il est aussi fidèle à la vérité qui l’accuse, qu’à celle qui l’honore, et qu’il n’en impose jamais pour son avantage, ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu’il y a entre mon homme vrai, et l’autre, est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s’immoler pour elle. (p. 104)

Justice et vérité sont dans son esprit deux mots synonymes qu’il prend l’un pour l’autre indifféremment. La sainte vérité que son cœur adore ne consiste point en faits indifférents, et en noms inutiles, mais à rendre fidèlement à chacun ce qui lui est dû aux choses qui sont véritablement siennes, en imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d’honneur ou de blâme, de louange ou d’improbation. (p. 105)

Il mentira donc quelquefois en choses indifférentes, sans scrupule et sans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d’autrui, ni de lui-même. (p. 105)

Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m’a laissé d’ineffaçables remords qui m’ont garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espèce, mais de tous ceux qui, de quelque façon que ce pût être, pouvaient toucher l’intérêt et la réputation d’autrui. (p. 106)

[…] je n’ai guère agi par règle ou n’ai guère suivi d’autres règles en toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prémédité n’approcha de ma pensée, jamais je n’ai menti pour mon intérêt, mais souvent j’ai menti par honte, pour me tirer d’embarras en choses indifférentes ou qui n’intéressaient tout au plus que moi seul, lorsqu’ayant à soutenir un entretien la lenteur de mes idées et l’aridité de ma conversation me forçaient de recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire. (p. 106)

C’est encore par cette première et irrésistible impulsion du tempérament que dans des moments imprévus et rapides la honte et la timidité m’arrachent souvent des mensonges auxquels ma volonté n’a point de part, mais qui la précèdent en quelque sorte par la nécessite de répondre a l’instant. (p. 108)

Mais loin d’avoir rien tu, rien dissimulé qui fût à ma charge, par un tour d’esprit que j’ai peine à m’expliquer et qui vient peut-être de l’éloignement pour toute imitation, je me sentais plutôt porté à mentir dans le sens contraire en n’accusant avec trop de sévérité qu’en m’excusant avec trop d’indulgence, et ma conscience m’assure qu’un jour je serai jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé moi-même. (p. 110)

J’écrivais mes Confessions déjà vieux, et dégoûté des vains plaisirs de la vie que j’avais tous effleurés et dont mon cœur avait bien senti le vide. (p. 111)

Je disais les choses que j’avais oubliées comme il me semblait qu’elles avoient dû être, comme elles avoient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais qu’elles avoient été. (p. 111)

J’ai décrit mes jeunes ans sans me vanter des heureuses qualités dont mon cœur était doué et même en supprimant les faits qui les mettaient trop en évidence. Je m’en rappelle ici deux de ma première enfance, qui tous deux sont bien venus à mon souvenir en écrivant, mais que j’ai rejetés l’un et l’autre par l’unique raison dont je viens de parler. (p. 112)

[…] plus de vingt ans après personne ne savait par quelle aventure j’avais deux de mes doigts cicatrisés ; car ils le sont demeurés toujours. (p. 113)

Magnanima menzôgna ! or quando è il vero

Si bello che si possa a te preporre ? [Magnanime mensonge ! Quelle vérité plus belle pourrait t’être comparée ? dans Le Tasse, Jérusalem délivrée, II, XXII]

[…] durant le combat il me donna sur la tête nue un coup de mail si bien appliqué que d’une main plus forte il m’eût fait sauter la cervelle. (p. 114)

Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j’y fais sont plus humiliants, plus pénibles à faire que ceux d’un mal plus grand mais moins honteux à dire, et que je n’ai pas dit parce que je ne l’ai pas fait. (p. 115)

Il suit de toutes ces réflexions que la profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d’équité que sur la réalité des choses, et que j’ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. J’ai souvent débité bien des fables, mais j’ai très rarement menti. En suivant ces principes j’ai donné sur moi beaucoup de prise aux autres, mais je n’ai fait tort à qui que ce fût, et je ne me suis point attribué à moi-même plus d’avantage qu’il ne m’en était dû. C’est uniquement par là, ce me semble, que la vérité est une vertu. À tout autre égard elle n’est pour nous qu’un être métaphysique dont il ne résulte ni bien ni mal. (p. 115-116)

En pesant avec tant de soin ce que je devais aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devais à moi-même ? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité. (p. 116)

Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j’avais choisie. Cette devise m’obligeait plus que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité, et il ne suffisait pas que je lui sacrifiasse partout mon intérêt et mes penchants, il fallait lui sacrifier aussi ma faiblesse et mon naturel timide. Il fallait avoir le courage et la force d’être vrai toujours en toute occasion et qu’il ne sortît jamais ni fictions ni fables d’une bouche et d’une plume qui s’étaient particulièrement consacrées à la vérité. Voilà ce que j’aurais dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j’osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de faiblesse mais cela m’excuse très mal. Avec une âme faible on peut tout au plus se garantir du vice, mais c’est être arrogant et téméraire d’oser professer de grandes vertus. (p. 116-117)

[…] la maxime de Solon est applicable à tous les âges, et il n’est jamais trop tard pour apprendre, même de ses ennemis, à être sage, vrai, modeste, et à moins présumer de soi. (p. 117) [référence à la citation de Solon ouvrant la Troisième Promenade, « Je deviens vieux en apprenant toujours. »]

 

               Cinquième Promenade

De toutes les habitations où j’ai demeuré (et j’en ai eu de charmantes,) aucune ne m’a rendu si véritablement heureux et ne m’a laissé de si tendres regrets que l’île de St. Pierre au milieu du Lac de Bienne. (p. 118)

[…] mais qu’il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! (p. 119)

C’est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant. (p. 119)

[…] j’aurais voulu qu’on m’eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu’on m’y eût confiné pour toute ma vie, et qu’en m’ôtant toute puissance et tout espoir d’en sortir on m’eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme de sorte qu’ignorant tout ce qui se faisait dans le monde j’en eusse oublié l’existence et qu’on y eût oublié la mienne aussi. (p. 120)

[…] tous étaient à la vérité de très bonnes gens et rien de plus, mais c’était précisément ce qu’il me fallait. (p. 121)

Quel était donc ce bonheur et en quoi consistait sa jouissance ? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j’y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l’occupation délicieuse et nécessaire d’un homme qui s’est dévoué à l’oisiveté. (p. 121)

Un de mes plus grands délices était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés et de n’avoir point d’écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçaient de prendre la plume pour y répondre, j’empruntais en murmurant l’écritoire du receveur, et je me hâtais de la rendre dans la vaine espérance de n’avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j’emplissais ma chambre de fleurs et de foin, car j’étais alors dans ma première ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d’Ivernois m’avait inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus d’œuvre de travail il m’en fallait une d’amusement qui me plût et qui ne me donnât de peine que celle qu’aime à prendre un paresseux. (p. 122)

Rien n’est plus singulier que les ravissements, les extases que j’éprouvais à chaque observation que je faisais sur la structure et l’organisation végétale et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le système était alors tout à fait nouveau pour moi. (p. 123)

[…] je ne pouvais longtemps attendre, et pendant qu’on était encore à table je m’esquivais et j’allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l’eau était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie. (p. 124)

Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.

Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. (p. 126)

[…] au bout de quinze ans il m’est impossible de songer à cette habitation chérie sans m’y sentir à chaque fois transporté encore par les élans du désir. (p. 127)

J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité. (p. 127-128)

Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrais que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ? (p. 128)

Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée […] ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.

De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. (p. 128-129)

[…] un infortuné qu’on a retranché de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter. (p. 130)

Il n’y faut ni un repos absolu ni trop d’agitation, mais un mouvement uniforme et modéré qui n’ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille, en nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d’au-dedans de nous pour nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune et des hommes et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort. Alors le secours d’une imagination riante est nécessaire et se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées sans agiter le fond de l’âme, ne font pour ainsi dire qu’en effleurer la surface, Il n’en faut qu’assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. (p. 130-131)

[…] rien ne me rappelait des souvenirs attristants où la société du petit nombre d’habitants était liante et douce sans être intéressante au point de m’occuper incessamment, où je pouvais enfin me livrer tout le jour sans obstacle et sans soins aux occupations de mon goût ou à la plus molle oisiveté. (p. 131)

Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps. (p. 132)

Leurs objets échappaient souvent à mes sens dans mes extases et maintenant plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d’eux, et plus agréablement encore, que quand j’y étais réellement. Le malheur est qu’à mesure que l’imagination s’attiédit, cela vient avec plus de peine et ne dure pas si longtemps. (p. 133)

 

               Sixième Promenade

Nous n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre cœur, si nous savions bien l’y chercher. (p. 134)

Ce plaisir devenu par degrés habitude se trouva, je ne sais comment, transformé dans une espèce de devoir dont je sentis bientôt la gêne… (p. 135)

Dès lors je passai par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement l’habitude de faire le plus souvent un détour quand j’approchais de cette traverse. (p. 135)

[…] les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. (p. 135)

Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter ; mais il y a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée […] Je sais cela ; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m’abstenir d’agir de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir. (p. 136)

[…] chaque fois que j’ai pu goûter ce plaisir je l’ai trouvé plus doux qu’aucun autre. Ce penchant fut vif, vrai, pur, et rien dans mon plus secret intérieur ne l’a jamais démenti. Cependant j’ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu’ils entraînaient à leur suite : alors le plaisir a disparu et je n’ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m’avoient d’abord charmé qu’une gêne presque insupportable. (p. 136)

Mais de ces premiers bienfaits versés avec effusion de cœur naissaient des chaînes d’engagements successifs que je n’avais pas prévus et dont je ne pouvais plus secouer le joug. Mes premiers services n’étaient aux yeux de ceux qui les recevaient que les arrhes de ceux qui les devaient suivre… (p. 137)

Mais quand une fois ma personne fut affichée par mes écrits, faute grave sans doute, mais plus qu’expiée par mes malheurs, dès lors je devins le bureau général d’adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, de tous les aventuriers qui cherchaient des dupes, de tous ceux qui sous prétexte du grand crédit qu’ils feignaient de m’attribuer voulaient s’emparer de moi de manière ou d’autre. C’est alors que j’eus lieu de connaître que tous les penchants de la nature sans en excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étaient utiles dans leur première direction. (p. 137-138)

Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt, les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m’apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu’il ne servait qu’à favoriser la méchanceté d’autrui.

Mais je n’ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu’elles m’ont procuré par la réflexion de nouvelles lumières sur la connaissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion. J’ai vu que pour bien faire avec plaisir il fallait que j’agisse librement, sans contrainte, et que pour m’ôter toute la douceur d’une bonne œuvre il suffisait qu’elle devînt un devoir pour moi. (p. 138)

Voilà ce qui modifie beaucoup l’opinion que j’eus longtemps de ma propre vertu, car il n’y en a point à suivre ses penchants et à se donner, quand ils nous y portent, le plaisir de bien faire. Mais elle consiste à les vaincre quand le devoir le commande, pour faire ce qu’il nous prescrit, et voilà ce que j’ai su moins faire qu’homme du monde. (p. 138-139)

Dès que mon devoir et mon cœur étaient en contradiction, le premier eut rarement la victoire, à moins qu’il ne fallût seulement que m’abstenir ; alors j’étais fort le plus souvent, mais agir contre mon penchant me fut toujours impossible. Que ce soient les hommes, le devoir ou même la nécessité qui commandent quand mon cœur se tait, ma volonté reste sourde, et je ne saurais obéir. Je vois le mal qui me menace et je le laisse arriver plutôt que de m’agiter pour le prévenir. Je commence quelquefois avec effort mais cet effort me lasse et m’épuise bien vite, je ne saurais continuer. En toute chose imaginable ce que je ne fais pas avec plaisir m’est bientôt impossible à faire. (p. 139)

La contrainte en désaccord avec mon désir suffit pour l’anéantir, et le changer en répugnance, en aversion même, pour peu qu’elle agisse trop fortement, et voilà ce qui me rend pénible la bonne œuvre qu’on exige et que je faisais de moi-même lorsqu’on ne l’exigeait pas. (p. 139-140)

Ce que je fais alors quand je cède est faiblesse et mauvaise honte, mais la bonne volonté n’y est plus, et loin que je m’en applaudisse en moi-même, je me reproche en ma conscience de bien faire à contre-cœur. (p. 140)

Après tant de tristes expériences j’ai appris à prévoir de loin les conséquences de mes premiers mouvements suivis, et je me suis souvent abstenu d’une bonne œuvre que j’avais le désir et le pouvoir de faire, effrayé de l’assujettissement auquel dans la suite je m’allais soumettre si je m’y livrais inconsidérément. (p. 141)

Eh comment pourrais-je garder les mêmes sentiments pour ceux en qui je trouve le contraire de ce qui les fit naître ? Je ne les hais point, parce que je ne saurais haïr ; mais je ne puis me défendre du mépris qu’ils méritent ni m’abstenir de le leur témoigner. (p. 142)

Convaincu par vingt ans d’expérience que tout ce que la nature a mis d’heureuses dispositions dans mon cœur est tourné par ma destinée et par ceux qui en disposent au préjudice de moi-même ou d’autrui, je ne puis plus regarder une bonne œuvre qu’on me présente à faire que comme un piège qu’on me tend et sous lequel est caché quelque mal. (p. 142)

Hors d’état de bien faire et pour moi-même et pour autrui, je m’abstiens d’agir ; et cet état, qui n’est innocent que parce qu’il est forcé, me fait trouver une sorte de douceur à me livrer pleinement sans reproche à mon penchant naturel. Je vais trop loin sans doute, puisque j’évite les occasions d’agir, même où je ne vois que du bien à faire. Mais certain qu’on ne me laisse pas voir les choses comme elles sont, je m’abstiens de juger sur les apparences qu’on leur donne… (p. 143)

Une fois convaincu qu’il n’y a que mensonge et fausseté dans les démonstrations grimacières qu’on me prodigue, j’ai passé rapidement à l’autre extrémité : car quand on est une fois sorti de son naturel, il n’y a plus de bornes qui nous retiennent. Dès lors je me suis dégoûté des hommes, et ma volonté concourant avec la leur cet égard me tient encore plus éloigné d’eux que font toutes leurs machines. (p. 144)

[…] chaque fois que je rentre en moi je les trouve toujours à craindre. L’orgueil peut-être se mêle encore à ces égarements, je me sens trop au-dessus d’eux pour les haïr. Ils peuvent m’intéresser tout au plus jusqu’au mépris, mais jamais jusqu’à la haine : enfin je m’aime trop moi-même pour pouvoir haïr qui que soit. Ce serait resserrer, comprimer mon existence, et je voudrais plutôt l’étendre sur tout l’univers. (p. 144)

[…] dans leurs rapports entre eux ils peuvent encore m’intéresser et m’émouvoir comme les personnages d’un drame que je verrais représenter. Il faudrait que mon être moral fût anéanti pour que la justice me devînt indifférente. Le spectacle de l’injustice et de la méchanceté me fait encore bouillir le sang de colère ; les actes de vertu où je ne vois ni forfanterie ni ostentation me font toujours tressaillir de joie et m’arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voie et les apprécie moi-même… (p. 145)

Si j’étais resté libre, obscur, isolé, comme j’étais fait pour l’être, je n’aurais fait que du bien : car je n’ai dans le cœur le germe d’aucune passion nuisible. Si j’eusse été invisible et tout-puissant comme Dieu, j’aurais été bienfaisant et bon comme lui. C’est la force et la liberté qui font les excellents hommes. La faiblesse et l’esclavage n’ont jamais fait que des méchants. (p. 146)

Il n’y a qu’un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m’eût pu faire chercher des tentations auxquelles j’aurais mal résisté, et une fois entré dans ces voies d’égarement, où n’eussé-je point été conduit par elles ? Ce serait bien mal connaître la nature et moi-même que de me flatter que ces facilités ne m’auraient point séduit, ou que la raison m’aurait arrêté dans cette fatale pente. Sûr de moi sur tout autre article, j’étais perdu par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l’homme doit être au-dessus des faiblesses de l’humanité, sans quoi cet excès de force ne servira qu’à le mettre en effet au-dessous des autres et de ce qu’il eût été lui-même s’il fût resté leur égal. (p. 147-148)

J’aurais donc tort de m’affecter de la façon dont ils me voient : je n’y dois prendre aucun intérêt véritable, car ce n’est pas moi qu’ils voient ainsi. (p. 148)

Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. Tant que j’agis librement je suis bon et je ne fais que du bien ; mais sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif, alors je suis nul. (p. 148)

Lorsqu’il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point, quoi qu’il arrive ; je ne fais pas non plus ma volonté, parce que je suis faible. Je m’abstiens d’agir : car toute ma faiblesse est pour l’action, toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d’omission, rarement de commission. Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours clamée, souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains. Car pour eux, actifs, remuants, ambitieux, détestant la liberté les uns des autres et n’en voulant point pour eux-mêmes pourvu qu’ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu’ils dominent celle d’autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne et n’omettent rien de servile pour commander. Leur tort n’a donc pas été de m’écarter de la cité comme un membre inutile, mais de m’en proscrire comme un membre pernicieux : car j’ai peu fait de bien, je l’avoue, mais pour du mal, il n’en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu’il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. (p. 149)

 

               Septième Promenade

[…] je n’ai plus d’autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. (p. 150)

[…] tous les jugements des hommes étant désormais nuls pour moi, la sagesse même veut qu’en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui me flatte, soit en public, soit à-part-moi, sans autre règle que ma fantaisie, et sans autre mesure que le peu de force qui m’est resté. (p. 150)

[…] me voilà repris de cette folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la première fois, me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par cœur tout le Regnum vegetabile de Murray et de connaître toutes les plantes connues sur la terre. (p. 151)

Je ne cherche pas à justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie, je la trouve très raisonnable, persuadé que dans la position où je suis, me livrer aux amusements qui me flattent est une grande sagesse, et même une grande vertu : c’est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de vengeance ou de haine… (p. 152)

Oui, sans doute la raison me permet, me prescrit même de me livrer à tout penchant qui m’attire et que rien ne m’empêche de suivre, mais elle ne m’apprend pas pourquoi ce penchant m’attire, et quel attrait je puis trouver à une vaine étude faite sans profit, sans progrès, et qui, vieux radoteur déjà caduc et pesant, sans facilité, sans mémoire me ramène aux exercices de la jeunesse et aux leçons d’un écolier. Or c’est une bizarrerie que je voudrais m’expliquer ; il me semble que, bien éclaircie, elle pourrait jeter quelque nouveau jour sur cette connaissance de moi-même à l’acquisition de laquelle j’ai consacré mes derniers loisirs. (p. 152-153)

J’ai pensé quelquefois assez profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et comme par force : la rêverie me délasse et m’amuse, la réflexion me fatigue et m’attriste ; penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie, et durant ces égarements mon âme erre et plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination dans des extases qui passent toute autre jouissance.

Tant que je goûtai celle-là dans toute sa pureté toute autre occupation me fut toujours insipide. Mais quand, une fois jeté dans la carrière littéraire par des impulsions étrangères, je sentis la fatigue du travail d’esprit et l’importunité d’une célébrité malheureuse, je sentis en même temps languir et s’attiédir mes douces rêveries, et bientôt forcé de m’occuper malgré moi de ma triste situation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces chères extases qui durant cinquante ans m’avaient tenu lieu de fortune et de gloire, et sans autre dépense que celle du temps m’avaient rendu dans l’oisiveté le plus heureux des mortels. (p. 153)

J’avais même à craindre dans mes rêveries que mon imagination effarouchée par mes malheurs ne tournât enfin de ce côté son activité, et que le continuel sentiment de mes peines, me resserrant le cœur par degrés, ne m’accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m’est naturel, me faisant fuir toute idée attristante, imposa silence à mon imagination et, fixant mon attention sur les objets qui m’environnaient me fit pour la première fois détailler le spectacle de la nature, que je n’avais guère contemplé jusqu’alors qu’en masse et dans son ensemble. (p. 153-154)

Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d’intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. (p. 154)

C’est ce qui m’arriva naturellement quand mon cœur resserré par la détresse rapprochait et concentrait tous ses mouvements autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prêt à s’évaporer et s’éteindre dans l’abattement où je tombais par degré. J’errais nonchalamment dans les bois et dans les montagnes, n’osant penser de peur d’attiser mes douleurs. Mon imagination qui se refuse aux objets de peine laissait mes sens se livrer aux impressions légères mais douces des objets environnants. […] Je pris goût à cette récréation des yeux, qui dans l’infortune repose, amuse, distrait l’esprit et suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion et la rend plus séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes semblent se disputer à l’envi le droit de fixer notre attention. (p. 155)

On ne conçoit pas que organisation végétale puisse par elle-même mériter quelque attention ; des gens qui passent leur vie arranger savamment des coquilles se moquent de la botanique comme d’une étude inutile quand on n’y joint pas, comme ils disent, celle des propriétés, c’est-à-dire quand on n’abandonne pas l’observation de la nature qui ne ment point et qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer uniquement à l’autorité des hommes qui sont menteurs et qui affirment beaucoup de choses qu’il faut croire sur une parole, fondée elle-même le plus souvent sur l’autorité d’autrui. (p. 156)

Ces idées médicinales ne sont assurément guère propres à rendre agréable l’étude de la botanique, elles flétrissent l’émail des prés, l’éclat des fleurs, dessèchent la fraîcheur des bocages, rendent la verdure et les ombrages insipides et dégoûtants ; toutes ces structures charmantes et gracieuses intéressent fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier, et l’on n’ira pas chercher des guirlandes pour les bergères parmi des herbes pour les lavements. (p. 157)

Ces tournures d’esprit qui rapportent toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher partout du profit ou des remèdes, et qui feraient regarder avec indifférence toute la nature si l’on se portait toujours bien, n’ont jamais été les miennes. Je me sens là-dessus tout à rebours des autres hommes : tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste et gâte mes pensées, et jamais je n’ai trouvé de vrai charme aux plaisirs de l’esprit qu’en perdant tout à fait de vue l’intérêt de mon corps. (p. 158-159)

D’ailleurs sans avoir eu jamais grande constance à la médecine, j’en ai eu beaucoup à des médecins que j’estimais, que j’aimais, et à qui je laissais gouverner ma carcasse avec pleine autorité. Quinze ans d’expérience m’ont instruit à mes dépens ; rentré maintenant sous les seules lois de la nature, j’ai repris par elle ma première santé. Quand les médecins n’auraient point contre moi d’autres griefs, qui pourrait s’étonner de leur haine ? Je suis la preuve vivante de la vanité de tout art et de l’inutilité de leurs soins. (p. 159)

[…] jamais l’idée d’un bonheur particulier n’a touché mon cœur que quand j’ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors, me réfugiant chez la mère commune, j’ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. (p. 159-160)

[…] je ne puis plus comme autrefois me jeter tête baissée dans ce vaste océan de la nature, parce que mes facultés affaiblies et relâchées ne trouvent plus d’objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée pour s’y attacher fortement et que je ne me sens plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. (p. 160)

Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n’imaginant plus, pensant encore moins, et cependant doué d’un tempérament vif qui m’éloigne de l’apathie languissante et mélancolique, je commençai de m’occuper, de tout ce qui m’entourait, et par un instinct fort naturel je donnai la préférence aux objets les plus agréables. (p. 161)

Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon âme morte à tous les grands mouvements ne peut plus s’affecter que par des objets sensibles ; je n’ai plus que des sensations, et ce n’est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m’atteindre ici-bas. Attiré par les riants objets qui m’entourent, je les considère, je les contemple, je les compare, j’apprends enfin à les classer et me voilà tout d’un coup aussi botaniste qu’a besoin de l’être celui qui ne veut étudier la nature que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de l’aimer. (p. 164)

Je ne cherche point à m’instruire : il est trop tard. D’ailleurs je n’ai jamais vu que tant de science contribuât au bonheur de la vie. Mais je cherche à me donner des amusements doux et simples que je puisse ajouter sans peine et qui me distraient de mes malheurs. (p. 164)

Les plantes semblent avoir été semées avec profusion sur la terre comme les étoiles dans le ciel, pour inviter l’homme par l’attrait du plaisir et de la curiosité à l’étude de la nature… (p. 165)

La botanique est l’étude d’un oisif et paresseux solitaire : une pointe et une loupe sont tout l’appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promène, il erre librement d’un objet à l’autre, il fait la revue de chaque fleur avec intérêt et curiosité, et sitôt qu’il commence à saisir les lois de leur structure il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s’il lui en coûtait beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu’on ne sent que dans le plein calme des passions mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce… (p. 165)

[…] mais sitôt qu’on y mêle un motif d’intérêt ou de vanité […] on ne veut plus savoir mais montrer qu’on sait, et dans les bois on n’est que sur le théâtre du monde, occupé du soin de s’y faire admirer […]. De là les haines, les jalousies, que la concurrence de célébrité excite chez les botanistes auteurs autant et plus que chez les autres savants. (p. 166)

Des dispositions bien différentes ont fait pour moi de cette étude une espèce de passion qui remplit le vide de toutes celles que je n’ai plus. Je gravis les rochers, les montagnes, je m’enfonce dans les vallons, dans les bois, pour me dérober autant qu’il est possible au souvenir des hommes et aux atteintes des méchants. Il me semble que sous les ombrages d’une forêt je suis oublié, libre et paisible comme si je n’avais plus d’ennemis ou que le feuillage des bois dût me garantir de leurs atteintes comme il les éloigne de mon souvenir, et je m’imagine dans ma bêtise qu’en ne pensant point à eux ils ne penseront point à moi. […] parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d’hommes, je respire plus à mon aise comme dans un asile où leur haine ne me poursuit plus. (p. 166-167)

Je me hâtai d’écarter cette triste idée et je finis par rire en moi-même et de ma vanité puérile et de la manière comique dont j’en avais été puni. (p. 169)

Il n’y que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l’industrie humaine. (p. 169)

[…] je soupai très-bien, dormis mieux, et me levai le matin en parfaite santé, après avoir avalé la veille quinze ou vingt grains de ce terrible Hippophœe, qui empoisonne à très-petite dose, à ce que tout le monde me dit à Grenoble le lendemain. Cette aventure me parut si plaisante que je ne me la rappelle jamais sans rire de la singulière discrétion de M. l’avocat Bovier. (p. 171)

[…] maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier et bientôt il m’y transporte. Les fragments des plantes que j’y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. (p. 172)

C’est la chaîne des idées accessoires qui m’attache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon imagination toutes les idées qui la flattent davantage. Les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos qu’on trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à ma mémoire. Elle me fait oublier les persécutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages, et tous les maux dont ils ont payé mon tendre et sincère attachement pour eux. Elle me transporte dans des habitations paisibles au milieu de gens simples et bons tels que ceux avec qui j’ai vécu jadis. Elle me rappelle et mon jeune âge et mes innocents plaisirs, elle m’en fait jouir derechef, et me rend heureux bien souvent encore au milieu du plus triste sort qu’ait subi jamais un mortel. (p. 172)

 

               Huitième Promenade

Les divers intervalles de mes courtes prospérités ne m’ont laissé presqu’aucun souvenir agréable de la manière intime et permanente dont elles m’ont affecté ; et au contraire dans toutes les misères de ma vie, je me sentais constamment rempli de sentiments tendres, touchants, délicieux, qui versant un baume salutaire sur les blessures de mon cœur navré, semblaient en convertir la douleur en volupté, et dont l’aimable souvenir me revient seul, dégagé de celui des maux que j’éprouvais en même temps. (p. 173)

[…] les objets de l’estime des hommes qui en méritent si peu par eux-mêmes, et qui font l’unique occupation des gens que l’on croit heureux. (p. 174)

[…] j’étais tout entier à ce qui m’était étranger et j’éprouvais dans la continuelle agitation de mon cœur toute la vicissitude des choses humaines. Cette vie orageuse ne me laissait ni paix au-dedans ni repos au-dehors. Heureux en apparence, je n’avais pas un sentiment qui pût soutenir l’épreuve de la réflexion et dans lequel je pusse vraiment me complaire. Jamais je n’étais parfaitement content ni d’autrui ni de moi-même. Le tumulte du monde m’étourdissait la solitude m’ennuyait, j’avais sans cesse besoin de changer de place et je n’étais bien nulle part. (p. 174)

[…] j’aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d’être aucun de ces gens-là dans toute leur prospérité. Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas et je me suffis à moi-même, quoique je rumine pour ainsi dire à vide et que mon imagination tarie et mes idées éteintes ne fournissent plus d’aliments à mon cœur. Mon âme offusquée, obstruée par mes organes, s’affaisse de jour en jour et sous le poids de ces lourdes masses n’a plus assez de vigueur pour s’élancer comme autrefois hors de sa vieille enveloppe. (p. 175)

C’est à ce retour sur nous-mêmes que nous force l’adversité, et c’est peut-être là ce qui la rend le plus insupportable à la plupart des hommes. (p. 175)

Cette découverte nouvelle me bouleversa. L’infamie et la trahison me surprirent au dépourvu. Quelle âme honnête est préparée à de tels genres de peines ? Il faudrait les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les pièges qu’on creusa sous mes pas, l’indignation, la fureur, le délire s’emparèrent de moi, je perdis la tramontane… (p. 176)

Comment vivre heureux et tranquille dans cet état affreux ? J’y suis pourtant encore et plus enfoncé que jamais, et j’y ai retrouvé le calme et la paix et j’y vis heureux et tranquille… (p. 176)

Comment s’est fait ce passage ? Naturellement insensiblement et sans peine. La première surprise fut épouvantable. […] Après m’être long-tems tourmenté sans succès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j’espérais toujours, je me disais : Un aveuglement si stupide, une si absurde prévention ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas le délire, il y a des âmes justes qui détestent la fourberie et les traîtres. [… ] J’ai cherché vainement, je ne l’ai point trouvé. (p. 177)

C’est dans cet état déplorable qu’après de longues angoisses, au lieu du désespoir qui semblait devoir être enfin mon, partage, j’ai retrouvé la sérénité, la tranquillité, la paix, le bonheur même… (p. 178)

D’où vient cette différence ? D’une seule chose ; c’est que j’ai appris à porter le joug de la nécessité sans murmure. […] Pressé de tous côtés je demeure en équilibre, parce que je ne m’attache plus à rien, je ne m’appuie que sur moi. (p. 178)

[…] souvent les jugements du public sont équitables, mais je ne voyais pas que cette équité même était l’effet du hasard, que les règles sur lesquelles les hommes fondent leurs opinions ne sont tirées que de leurs passions ou de leurs préjugés qui en sont l’ouvrage et que, lors même qu’ils jugent bien, souvent encore ces bons jugements naissent d’un mauvais principe, comme lorsqu’ils feignent d’honorer en quelque succès le mérite d’un homme, non par esprit de justice mais pour se donner un air impartial en calomniant tout à leur aise le même homme sur d’autres points. (p. 178-179)

[…] quand après avoir vainement cherché un homme il fallut éteindre enfin ma lanterne et m’écrier : Il n’y en a plus ; alors je commençai à me voir seul sur la terre, et je compris que mes contemporains n’étaient par rapport à moi que des êtres mécaniques qui n’agissaient que par impulsion et dont je ne pouvais calculer l’action que par les lois du mouvement. (p. 179)

Dans tous les maux qui nous arrivent, nous regardons plus à l’intention qu’à l’effet. (p. 180)

L’homme sage qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de l’aveugle nécessité n’a point ces agitations insensées ; il crie dans sa douleur mais sans emportement, sans colère ; il ne sent du mal dont il est la proie que l’atteinte matérielle, et les coups qu’il reçoit ont beau blesser sa personne, pas un n’arrive jusqu’à son cœur. (p. 180)

Que je devais regarder tous les détails de ma destinée comme autant d’actes d’une pure fatalité où je ne devais supposer ni direction, ni intention, ni cause morale, qu’il fallait m’y soumettre sans raisonner et sans regimber, parce que cela était inutile, que tout ce que j’avais à faire encore sur la terre étant de m’y regarder comme un être purement passif, je ne devais point user à résister inutilement à ma destinée la force qui me restait pour la supporter. Voilà ce que je me disais. (p. 181)

[…] un innocent persécuté prend longtemps pour un pur amour de la justice l’orgueil de son petit individu. Mais aussi la véritable source, une fois bien connue, est facile à tarir ou du moins à détourner. L’estime de soi-même est le plus grand mobile des âmes fières, l’amour-propre, fertile en illusions, se déguise et se fait prendre pour cette estime, mais quand la fraude enfin se découvre et que l’amour-propre ne peut plus se cacher, dès lors il n’est plus à craindre et quoiqu’on l’étouffe avec peine on le subjugue au moins aisément. (p. 181-182)

[…] il commença par se révolter contre l’injustice mais il a fini par la dédaigner. En se repliant sur mon âme, en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant, en renonçant aux comparaisons, aux préférences, il s’est contenté que je fusse bon pour moi ; alors, redevenant amour de moi-même il est rentré dans l’ordre de la nature et m’a délivré du joug de l’opinion. (p. 182)

De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauraient changer mon être, et malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu’ils fassent, d’être en dépit d’eux ce que je suis. (p. 183)

Ces maux sont grands, mais ils ont perdu sur moi toute leur force depuis que j’ai su les supporter sans m’en irriter. (p. 183)

Tous les autres vieillards s’inquiètent de tout, moi je ne m’inquiète de rien, quoi qu’il puisse arriver tout m’est indifférent, et cette indifférence n’est pas l’ouvrage de ma sagesse, elle est celui de mes ennemis et devient une compensation des maux qu’ils me font. En me rendant insensible à l’adversité ils m’ont fait plus de bien que s’ils m’eussent épargné ses atteintes. En ne l’éprouvant pas je pourrais toujours la craindre, au lieu qu’en la subjuguant je ne la crains plus. (p. 184)

Je passe les trois quarts de ma vie ou occupé d’objets instructifs et même agréables auxquels je livre avec délices mon esprit et mes sens, ou avec les enfants de mes fantaisies que j’ai créés selon mon cœur et dont le commerce en nourrit les sentiments, ou avec moi seul, content de moi-même et déjà plein du bonheur que je sens m’être dû. En tout ceci l’amour de moi-même fait toute l’œuvre, l’amour-propre n’y entre pour rien. (p. 185)

Dominé par mes sens quoi que je puisse faire, je n’ai jamais su résister à leurs impressions, et tant que l’objet agit sur eux mon cœur ne cesse d’en être affecté, mais ces affections passagères ne durent qu’autant que la sensation qui les cause. (p. 186)

Cette action de mes sens sur mon cœur fait le seul tourment de ma vie. Les jours où je ne vois personne, je ne pense plus à ma destinée, je ne la sens plus, je ne souffre plus, je suis heureux et content sans diversion sans obstacle. Mais j’échappe rarement à quelque atteinte sensible, et lorsque j’y pense le moins, un geste, un regard sinistre que j’aperçois, un mot envenimé que j’entends, un malveillant que je rencontre suffit pour me bouleverser. Tout ce que je puis faire en pareil cas est d’oublier bien vite et de fuir. Le trouble de mon cœur disparaît avec l’objet qui l’a causé et je rentre dans le calme aussitôt que je suis seul. (p. 187)

Je loge au milieu de Paris. En sortant de chez moi je soupire après la campagne et la solitude, mais il faut l’aller chercher si loin qu’avant de pouvoir respirer à mon aise je trouve en mon chemin mille objets qui me serrent le cœur, et la moitié de la journée se passe en angoisses avant que j’aie atteint l’asile que je vois chercher. (p. 187)

Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités ces mêmes promenades solitaires qui me sont aujourd’hui si délicieuses m’étaient insipides et ennuyeuses. Quand j’étais chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice et de respirer le grand air me faisait souvent sortir seul, et m’échappant comme un voleur je m’allais promener dans le parc ou dans la campagne, mais loin d’y trouver le calme heureux que j’y goûte aujourd’hui, j’y portais l’agitation des vaines idées qui m’avoient occupé dans le salon ; le souvenir de la compagnie que j’y avais laissée m’y suivait. Dans la solitude, les vapeurs de l’amour-propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des bosquets et troublaient la paix de la retraite. J’avais beau fuir au fond des bois, une foule importune m’y suivait partout et voilait pour moi toute la nature. Ce n’est qu’après m’être détaché des passions sociales et de leur triste cortège que je l’ai retrouvée avec tous ses charmes. (p. 188)

C’est mon naturel ardent qui m’agite, c’est mon naturel indolent qui m’apaise. Je cède à toutes les impulsions présentes, tout choc me donne un mouvement vif et court ; sitôt qu’il n’y a plus de choc, le mouvement cesse, rien de communiqué ne peut se prolonger en moi. Tous les événements de la fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prise sur un homme ainsi constitué. (p. 189)

Je suis ce qu’il plaît aux hommes tant qu’ils peuvent agir sur mes sens ; mais au premier instant de relâche, je redeviens ce que la nature a voulu, c’est là, quoi qu’on puisse faire mon état le plus constant et celui par lequel en dépit de la destinée je goûte un bonheur pour lequel je me sens constitué. (p. 190)

 

               Neuvième Promenade

Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes, et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. (p. 191)

[…] ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets là sont de pures folies. (p. 191)

Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure ; pour le connaître il faudrait lire dans le cœur de l’homme heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit. (p. 191-192)

L’article le plus long et le plus recherché de cette pièce roulait sur le plaisir que prenait madame Geoffrin à voir les enfants et à les faire causer. L’auteur tirait avec raison de cette disposition une preuve de bon naturel. Mais il ne s’arrêtait pas là et il accusait décidément de mauvais naturel et de méchanceté tous ceux qui n’avoient pas le même goût, au point de dire que si l’on interrogeait là-dessus ceux qu’on mène au gibet ou à la roue tous conviendraient qu’ils n’avoient pas aimé les enfants. (p. 192)

J’avais mis mes enfants aux Enfants-Trouvés, c’en était assez pour m’avoir travesti en père dénaturé, et de là, en étendant et caressant cette idée, on en avait peu-à-peu tiré la conséquence évidente que je haïssais les enfants. (p. 193)

Mais quand en vieillissant j’ai vu que ma figure caduque les inquiétait, je me suis abstenu de les importuner, et j’ai mieux aimé me priver d’un plaisir que de troubler leur joie et content alors de me satisfaire en regardant leurs jeux et tous leurs petits manèges, j’ai trouvé le dédommagement de mon sacrifice dans les lumières que ces observations m’ont fait acquérir sur les premiers et vrais mouvements de la nature auxquels tous nos savants ne connaissent rien. (p. 195)

Je n’eus jamais ni présence d’esprit ni facilité de parler ; mais depuis mes malheurs ma langue et ma tête se sont de plus en plus embarrassées. L’idée et le mot propre m’échappent également, et rien n’exige un meilleur discernement et un choix d’expression plus justes que les propos qu’on tient aux enfants. (p. 196)

Les enfants n’aiment pas la vieillesse, l’aspect de la nature défaillante est hideux à leurs yeux, leur répugnance que j’aperçois me navre et j’aime mieux m’abstenir de les caresser que de leur donner de la gêne ou du dégoût. Ce motif qui n’agit que sur des âmes vraiment aimantes est nul pour tous nos docteurs et doctoresses. (p. 196)

Mais pour moi ce plaisir est pis que nul, il est négatif quand il n’est pas partagé, et je ne suis plus dans la situation ni dans l’âge où je voyais le petit cœur d’un enfant s’épanouir avec le mien. (p. 196-197)

[…] si je pouvais voir encore dans quelques yeux la joie et le contentement d’être avec moi, de combien de maux et de peines ne me dédommageraient pas ces courts mais doux épanchements de mon cœur ? Ah ! je ne serais pas obligé de chercher parmi les animaux le regard de la bienveillance qui m’est désormais refusé parmi les humains. (p. 197)

Il y a compensation à tout. Si mes plaisirs sont rares et courts, je les goûte aussi plus vivement quand ils viennent que s’ils m’étaient plus familiers ; je les rumine pour ainsi dire par de fréquents souvenirs, et quelque rares qu’ils soient, s’ils étaient purs et sans mélange je serais plus heureux peut-être que dans ma prospérité. Dans l’extrême misère on se trouve riche de peu. (p. 199)

Tandis que la gouvernante hésitait et disputait, j’appelai l’oublieur et je lui dis : faites tirer toutes ces demoiselles chacune à son tour et je vous paierai le tout. Ce mot répandit dans toute la troupe une joie qui seule eût plus que payé ma bourse quand je l’aurais toute employée à cela. (p. 200)

Au moyen de cette prévoyance, il y eut tout près d’une centaine d’oublies distribués, quoique les jeunes filles ne tirassent chacune qu’une seule fois, car là-dessus je fus inexorable, ne voulant ni favoriser des abus ni marquer des préférences qui produiraient des mécontentements. Ma femme insinua à celles qui avoient de bons lots d’en faire part à leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque égal et la joie plus générale. (p. 201)

La fête au reste ne fut pas ruineuse, pour trente sous qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de cent écus de contentement. Tant il est vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à la même place à la même heure, espérant d’y rencontrer encore la petite troupe, mais cela n’est plus arrivé. (p. 202)

On vendait là des pains d’épice. Un jeune homme de la compagnie s’avisa d’en acheter pour les lancer l’un après l’autre au milieu de la foule, et l’on prit tant de plaisir à voir tous ces manants se précipiter, se battre, se renverser pour en avoir, que tout le monde voulut se donner le même plaisir. Et pains d’épice de voler à droite et à gauche, et filles et garçons de courir, de s’entasser et s’estropier, cela paraissait charmant à tout le monde. Je fis comme les autres par mauvaise honte, quoique en dedans je ne m’amusasse pas autant qu’eux. (p. 202-203)

J’aperçus entre autres cinq ou six Savoyards autour d’une petite fille qui avait encore sur son éventaire une douzaine de chétives pommes dont elle aurait bien voulu se débarrasser. Les Savoyards de leur côté auraient bien voulu l’en débarrasser, mais ils n’avoient que deux ou trois liards à eux tous et ce n’était pas de quoi faire une grande brèche aux pommes. Cet éventaire était pour eux le jardin des Hespérides, et la petite fille était le dragon qui les gardait. Cette comédie m’amusa longtemps ; j’en fis enfin le dénouement en payant les pommes à la petite fille et les lui faisant distribuer aux petits garçons. J’eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un cœur d’homme, celui de voir la joie unie avec l’innocence de l’âge se répandre tout autour de moi. (p. 204)

[…] je sentais avec satisfaction la différence qu’il y a des goûts sains et des plaisirs naturels à ceux que fait naître l’opulence, et qui ne sont guère que des plaisirs de moquerie et des goûts exclusifs engendrés par le mépris. Car quelle sorte de plaisir pouvait-on prendre à voir des troupeaux d’hommes avilis par la misère s’entasser, s’estropier brutalement pour s’arracher avidement quelques morceaux de pains d’épice foulés aux pieds et couverts de boue ? (p. 204)

[…] quand j’ai bien réfléchi sur l’espèce de volupté que je goûtais dans ces sortes d’occasions, j’ai trouvé qu’elle consistait moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages contents. (p. 204)

Mais à Genève et en Suisse, où le rire ne s’évapore pas sans cesse en folles malignités, tout respire le contentement et la gaieté dans les fêtes, la misère n’y porte point son hideux aspect. Le faste n’y montre pas non plus son insolence. Le bien-être, la fraternité, la concorde y disposent les cœurs à s’épanouir, et souvent dans les transports d’une innocente joie les inconnus s’accostent, s’embrassent et s’invitent à jouir de concert des plaisirs du jour. Pour jouir moi-même de ces aimables fêtes, je n’ai pas besoin d’en être, il me suffit de les voir ; en les voyant, je les partage ; et parmi tant de visages gais, je suis bien sûr qu’il n’y a pas un cœur plus gai que le mien. (p. 205)

La joie innocente est la seule dont les signes flattent mon cœur. Ceux de la cruelle et moqueuse joie le navrent et l’affligent quoiqu’elle n’ait nul rapport à moi. (p. 205)

Ceux de douleur et de peine me sont encore plus sensibles, au point qu’il m’est impossible de les soutenir sans être agité moi-même d’émotions peut-être encore plus vives que celles qu’ils représentent. L’imagination renforçant la sensation m’identifie avec l’être souffrant et me donne souvent plus d’angoisse qu’il n’en sent lui-même. (p. 206)

Toujours trop affecté des objets sensibles et surtout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d’aversion, je me laisse entraîner par ces impressions extérieures sans pouvoir jamais m’y dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup d’œil d’un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m’entourent. (p. 206)

[…]je ne puis mettre le pied dans la rue sans m’y voir entouré d’objets déchirants ; je me hâte de gagner à grands pas la campagne ; sitôt que je vois la verdure, je commence à respirer. Faut-il s’étonner si j’aime la solitude ? Je ne vois qu’animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours. (p. 207)

Depuis lors je me promène avec moins de plaisir du côté des Invalides, cependant, comme mes sentiments pour eux ne dépendent pas des leurs pour moi, je ne vois jamais sans respect et sans intérêt ces anciens défenseurs de leur patrie : mais il m’est bien dur de me voir si mal payé de leur part de la justice que je leur rends. (p. 209)

Je profitai de cet incognito pour converser quelques moments avec un homme et je sentis à la douceur que j’y trouvais combien la rareté des plaisirs les plus communs est capable d’en augmenter le prix. (p. 210)

Cette fois, après avoir quitté mon vieux invalide, je me consolai bientôt en pensant que j’aurais pour ainsi dire agi contre mes propres principes en mêlant aux choses honnêtes un prix d’argent qui dégrade leur noblesse et souille leur désintéressement. Il faut s’empresser de secourir ceux qui en ont besoin, mais dans le commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance naturelle et l’urbanité faire chacune leur œuvre, sans que jamais rien de vénal et de mercantile ose approcher d’une si pure source pour la corrompre ou pour l’altérer. (p. 210)

Les petites privations s’endurent sans peine, quand le cœur est mieux traité que le corps. (p. 211)

 

               Dixième Promenade

[…] dans la simplicité de mœurs que l’éducation m’avait donnée, je vis long-tems prolonger pour moi cet état délicieux mais rapide, où l’amour et l’innocence habitent le même cœur. (p. 213)

Quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble ! Nous en avons passés de tels, mais qu’ils ont été courts et rapides, et quel destin les a suivis ! Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange, et sans obstacle, et où je puis véritablement dire avoir vécu. (p. 213)

Mais durant ce petit nombre d’années, aimé d’une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais être, et par l’emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons et de son exemple, je sus donner à mon âme, encore simple et neuve, la forme qui lui convenait davantage, et qu’elle a gardée toujours. Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon cœur avec les sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les étouffent, le calme et la paix les raniment et les exaltent. J’ai besoin de me recueillir pour aimer. (p. 214)

J’engageai Maman à vivre à la campagne. Une maison isolée au penchant d’un vallon fut notre asile, et c’est là que dans l’espace de quatre ou cinq ans j’ai joui d’un siècle de vie, et d’un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce que mon sort présent a d’affreux. (p. 214)

Je ne pouvais souffrir l’assujettissement, j’étais parfaitement libre et mieux que libre, car assujetti par mes seuls attachements, je ne faisais que ce que je voulais faire. (p. 214)