[…] je n’ai guère agi par règle ou n’ai guère suivi d’autres règles en
toute chose que les impulsions de mon naturel. (p. 106)
[…] la maxime de Solon est
applicable à tous les âges, et il n’est
jamais trop tard pour apprendre, même de ses ennemis, à être sage, vrai,
modeste, et à moins présumer de soi. (p. 117)
Quel était donc ce bonheur et en
quoi consistait sa jouissance ? Je le donnerais à deviner à tous les
hommes de ce siècle sur la description de la vie que j’y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que
je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon
séjour ne fut en effet que l’occupation délicieuse et nécessaire d’un homme qui
s’est dévoué à l’oisiveté. (p. 121)
Les Rêveries du promeneur solitaire est, dans ce qui frappe surtout lors de sa
lecture puis dans le souvenir que nous en gardons, un livre où Rousseau fait
l’éloge du bonheur qu’il rencontre dans la solitude à laquelle ses ennemis
l’ont contraint de vivre. Forcé de vivre retiré du monde, Rousseau y découvre,
ou plutôt redécouvre (voir les épisodes antérieurs de sa vie avec Mme de
Warens, puis à l’île Saint-Pierre, relatés respectivement dans les dixième et cinquième Promenades) les joies qu’une telle existence solitaire, retirée, peut
lui procurer. Si la contemplation sereine de la nature joue un rôle
prépondérant dans ce bonheur retrouvé, idée qui depuis est devenue le topos
romantique par excellence, n’oublions cependant pas qu’une telle contemplation
n’est possible que par l’entremise d’une âme qui y est sensible, et qui a
également pris conscience de la vanité des ambitions terrestres. Cette prise de
conscience n’a été possible, dans le cas de Rousseau, que grâce à l’acharnement
continu de ses ennemis, qui l’ont progressivement détourné de sa poursuite de
gloire littéraire et de sa confiance spontanée en la bonté humaine, au point de
lui faire prendre en aversion même l’immense majorité des hommes, soit parce
qu’ils le persécutent et le calomnient, soit parce qu’ils donnent du crédit,
approuvent les ignominies dont il est l’objet.
Tout ce qui m’est extérieur m’est étranger désormais. Je n’ai plus en
ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans
une planète étrangère où je serais tombé de celle que j’habitais. (p. 49-50)
[…] quand après avoir vainement cherché un homme il fallut éteindre enfin
ma lanterne et m’écrier : Il n’y en a plus ; alors je commençai à me
voir seul sur la terre, et je compris que mes contemporains n’étaient par rapport à moi que des êtres mécaniques
qui n’agissaient que par impulsion et dont je ne pouvais calculer l’action
que par les lois du mouvement. (p. 179)
Rousseau souligne d’ailleurs, en
reprenant le titre d’un essai de Plutarque, « comment [il] tir[e] utilité
de ses ennemis », que c’est ironiquement grâce à eux qu’il parvint enfin à mener une vie où il est, sinon heureux, du moins apaisé et en
accord avec lui-même du point de vue moral. Car davantage qu’un simple éloge de la
nature et de la sensibilité à cette dernière, ces Rêveries ont également une préoccupation éthique, car le bonheur,
ou du moins la tranquillité d’esprit, ne saurait se réduire à une contemplation
émerveillée de la nature nourrie par l’imagination (ou rêveries, pour reprendre
le titre de l’œuvre), mais est aussi indissociable d’une dimension morale,
Rousseau se questionnant sans cesse sur l’épineuse question du comment vivre
pour un être soucieux du bien et du vrai, et ce jusqu’à ses derniers jours.
Pour
commencer, attardons-nous, bien que cela soit sans doute l’aspect le plus connu
et traité de ces Rêveries, sur les
joies, l’apaisement, que Rousseau trouve dans la solitude, et ses différentes
manières d’en jouir. Un tel rapport à la solitude n’est possible que dans des
dispositions et circonstances particulières, et Rousseau lui-même reconnaît
volontiers qu’il en a été incapable à certaines périodes de sa vie, en
particulier celles durant lesquelles il poursuivait son ambition sociale et
littéraire, et avait encore une confiance générale en la bonté, la
bienveillance humaine.
Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités ces mêmes promenades solitaires qui me sont
aujourd’hui si délicieuses m’étaient insipides et ennuyeuses. Quand j’étais
chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice et de respirer
le grand air me faisait souvent sortir seul, et m’échappant comme un voleur je
m’allais promener dans le parc ou dans la campagne, mais loin d’y trouver le
calme heureux que j’y goûte aujourd’hui,
j’y portais l’agitation des vaines idées qui m’avoient occupé dans le salon ;
le souvenir de la compagnie que j’y avais laissée m’y suivait. Dans la solitude, les vapeurs de
l’amour-propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des
bosquets et troublaient la paix de la retraite. J’avais beau fuir au fond
des bois, une foule importune m’y suivait partout et voilait pour moi toute la
nature. Ce n’est qu’après m’être détaché
des passions sociales et de leur triste cortège que je l’ai retrouvée avec tous
ses charmes. (p. 188)
Si son extrême
sensibilité aura toujours été un aspect constant de la personnalité de Rousseau,
et s’avère indispensable dans la jouissance de la solitude par l’imagination et
les rêveries qu’elle suscite, elle peut néanmoins s’avérer néfaste tant qu’un
certain recul par rapport au monde, par rapport aux hommes, n’a pas été
atteint. C’est ainsi que durant les premières années de sa persécution, qui
culminera par la censure d’une partie de son Émile en 1762 et les différents exils auxquels il se trouve forcé,
Rousseau a longtemps cherché à se justifier et combattre les attaques de ses
ennemis, espérant prouver sa bonne foi aux yeux du public. Cette sensibilité
lui fait également voir, anticiper d’éventuelles souffrances futures avec une intensité
bien plus importante que les souffrances réelles qu’il endurera, l’imagination étant
sur cet aspect de la vie un véritable poison pour Rousseau et plus largement les
personnes sensibles, rendant plus intenses à la fois les jouissances mais aussi
les souffrances. Enfin, Rousseau ne peut s’empêcher d’être fréquemment blessé,
heurté dans sa sensibilité par le moindre geste étrange, potentiellement hostile
d’une quelconque personne, sensibilité exacerbée par sa paranoïa depuis les persécutions
dont il fut l’objet.
Toujours trop affecté des objets
sensibles et surtout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de
bienveillance ou d’aversion, je me
laisse entraîner par ces impressions extérieures sans pouvoir jamais m’y
dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup d’œil d’un
inconnu suffit pour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines je ne suis à moi que quand je suis seul,
hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m’entourent. (p. 206)
L’apaisement, bien
que fragile, n’est enfin retrouvé que depuis peu de temps lorsqu’il commence à rédiger
ses Rêveries : Rousseau nous
explique dès le début de ces dernières qu’il s’est enfin résigné à son sort, qu’il
a tant souffert que son imagination ne peut plus guère le faire souffrir
davantage par la représentation d’éventuels nouveaux désastres, et qu’il ne se soucie
guère plus de l’opinion publique, prenant conscience qu’une telle tâche
l’épuise et lui procure mille tourments, avec bien peu voire aucune chance de
succès. Une telle résignation n’est peut-être pas complète, car nous sentons
que dans ses Rêveries Rousseau
cherche, continue à se justifier des différentes attaques dont il est l’objet
(sur lesquelles nous reviendrons plus tard), mais elle est cependant
suffisamment forte et dominante pour procurer à Rousseau, à défaut de bonheur (notion
à laquelle il ne croit guère), une certaine tranquillité d’esprit qu’il n’aura
guère goûté durant ces années mondaines marquées de nombreuses attaques et
persécutions.
Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde
une forme constante et arrêtée, et nos
affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent
nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles
rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit
point être : il n’y a rien là de
solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du
plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu.
À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse
véritablement nous dire : je voudrais que cet instant durât toujours.
Et comment peut-on appeler bonheur un
état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait
regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
(p. 128)
C’est en refusant
donc de se laisser entraîner dans d’interminables querelles et justifications,
en tournant le dos au monde et en considérant comme vaines la recherche d’une
opinion publique favorable, que Rousseau parvient enfin à (re)trouver le
bonheur qu’il n’a connu que par brefs épisodes durant ses années d’enfance puis
durant la célèbre parenthèse enchantée avec Mme de Warens. La cinquième Promenade,
qui revient longuement sur son court séjour dans l’île de Saint-Pierre au plus
fort des persécutions dont il fut l’objet, est emblématique des jouissances que
Rousseau trouve dans la solitude : promenades, contemplations libres et
illimitées de la nature, mais surtout isolement par rapport au monde extérieur.
Rousseau peut y laisser libre cours à son imagination, ses rêveries, et insiste
en particulier sur l’aspect paresseux, non-intellectuel de ses activités, lui
qui prend un soin particulier à ne pas se livrer à une quelconque activité
intellectuelle, comme l’atteste sa ferme volonté de ne pas ouvrir un seul livre
durant ce bref séjour.
[…] je ne pouvais longtemps
attendre, et pendant qu’on était encore à table je m’esquivais et j’allais me jeter seul dans un bateau que
je conduisais au milieu du lac quand l’eau était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau
les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré
de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans
avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que
j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie.
(p. 124)
Quand le soir approchait je
descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac
sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant
de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse
où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit
continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes
yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et
suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la
peine de penser. (p. 126)
Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour
s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin
de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans
néanmoins marquer sa durée […] ; tant que cet état dure celui qui
s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et
relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et
plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir.
Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes
rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré
de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une
belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
Il n’y faut ni un repos absolu ni
trop d’agitation, mais un mouvement uniforme et modéré qui n’ait ni secousses
ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement
est inégal ou trop fort, il réveille, en nous rappelant aux objets
environnants, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d’au-dedans
de nous pour nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune et des hommes
et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la
tristesse. Il offre une image de la mort. Alors
le secours d’une imagination riante est nécessaire et se présente assez
naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas
du dehors se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il est
vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées sans
agiter le fond de l’âme, ne font pour ainsi dire qu’en effleurer la surface, Il
n’en faut qu’assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. (p.
130-131)
Cette imagination néanmoins n'est plus aussi vive avec l'âge, et c'est un aspect particulièrement émouvant de ces Rêveries que de constater les effets de l'âge sur Rousseau. À mesure qu’il vieillit, Rousseau remarque que son
imagination se tarit, ne parvient plus aussi aisément et longuement à lui
procurer les joies qu’il ressentit durant ses heures de solitude. C’est
pourquoi Rousseau est repris, durant ses dernières années, de passion pour la
botanique, qui lui permet de suppléer à cet affaiblissement de ses facultés imaginatives,
en lui procurant des objets plus concrets de contemplation et d’émerveillement,
tout en ne constituant pas une activité fatigante ou intellectuellement
exigeante. Rousseau a bien conscience que l’oisiveté totale de l’esprit n’est
pas souhaitable et que ce dernier a besoin d’une certaine activité, soit par
l’imagination, soit par un supplétif (qui sera donc la botanique pour lui)
pour profiter pleinement de sa solitude et éviter la prolifération de pensées
plus négatives, plus noires qui rendraient une telle solitude funeste. Les Rêveries constituent donc une sorte de
petit traité sinon de bonheur, du moins d’apaisement, pour une âme sensible, bonheur
qui n’est cependant possible, rappelons-le, que dans la solitude et la réalisation de la
vanité de la conception du bonheur commune à l’immense majorité des gens.
[…] je ne puis plus comme autrefois me jeter tête baissée dans ce vaste
océan de la nature, parce que mes facultés affaiblies et relâchées ne trouvent
plus d’objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée pour s’y
attacher fortement et que je ne me sens
plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases.
(p. 160)
Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n’imaginant plus, pensant
encore moins, et cependant doué d’un tempérament vif qui m’éloigne de l’apathie
languissante et mélancolique, je commençai de m’occuper, de tout ce qui m’entourait, et par un
instinct fort naturel je donnai la préférence aux objets les plus agréables.
(p. 161)
Cependant,
bien que Rousseau montre à de multiples reprises son mépris pour les
choses intellectuelles (sous un aspect précis sur lequel nous reviendrons plus loin), et que son repli dans la solitude puisse être
interprété comme une certaine forme d’individualisme égoïste, Les Rêveries présentent également une
préoccupation éthique non négligeable. Car bien qu’ayant choisi et
préféré mener une vie solitaire plus conforme à ses propres goûts et
aspirations, après l’avoir subie dans un premier temps, Rousseau ne fut pas un vieil
homme se repliant sur lui-même et se livrant à tous ses désirs sans restrictions,
sans considérations morales. Toute sa vie, Rousseau fut préoccupé par le juste,
le bien, le vrai, et s’est efforcé d’être aussi vertueux que possible. Et s’il
s’est efforcé, par ses écrits, à rendre entre autres l’homme meilleur, il cherche
également à mener lui-même une vie conforme à ses idéaux, une vie sinon
héroïque, du moins exemplaire, dans la mesure de ses forces. Ainsi, s’il
renonça pratiquement à toute écriture, et presque à toute lecture, durant ses
dernières années, Rousseau n’en continue pas moins de s’observer, de s’examiner
et de s’interroger sur son comportement et mode de vie, parfois avec une grande
sévérité envers lui-même, jusqu’à ses derniers jours. Ce continuel examen de
lui-même se retrouve dans de nombreux passages, voire occupe des Promenades
entières de ses Rêveries, et peuvent
être aussi lues comme un volonté de répondre à ses détracteurs qui s’ingénient
à ternir son image auprès non seulement de ses contemporains, mais vis-à-vis de
la postérité.
Pour revenir une énième fois sur
le sujet de ses enfants abandonnés, j’avoue que son argument selon lequel ils
auraient été dénaturés, mal élevés par sa femme et la famille de cette dernière s'il les avait gardés,
et qu’ils avaient par conséquent plus de perspectives heureuses aux Enfants-Trouvés est peu convaincant. Sans l’excuser totalement, cette pratique était
néanmoins courante à son époque et sans doute encouragée par la bonne
réputation de ces hospices, au point qu’elle n’était guère jugée comme honteuse
ou moralement réprouvable en privé. Si donc ce geste peut être moralement
condamné, il m’apparaît cependant excessif d’en conclure que Rousseau détestait
les enfants en général, qu’il eût fait un bien mauvais père pour cette dernière raison, ou que ce simple
fait le disqualifie pour toute réflexion morale qu’il a écrite, en particulier
sur l’éducation, considérée comme caduque par la vie de son auteur. Rousseau
pêche sans doute davantage par faiblesse, lui qui eût été sans doute incapable
d’être un bon éducateur pour ses enfants en les retirant d’une part de
l’influence néfaste qu’eût pu avoir sa belle-famille (et en particulier sa
belle-mère, avec qui il eut des querelles incessantes, relatées dans ses Confessions) et d’autre part en raison
de son manque d’éloquence et de confiance, défauts qu'il reconnaît lui-même volontiers et qui eussent peut-être fait de lui, comme il le crut, un piètre éducateur auprès de ses enfants malgré sa bonne volonté.
Plusieurs autres griefs, défauts,
sont reprochés à Rousseau, et sur lesquels il veut se justifier : sa solitude
tournée en misanthropie, et en particulier vis-à-vis des enfants, extrapolant
sur l’abandon de ses enfants ; son avarice qui serait à l’origine de son
singulier manque de générosité ; enfin son hypocrisie puisque n’étant pas
un homme bon au vu des deux premiers points soulevés, il serait bien mal placé
pour dire qu’il est un homme bon et s’autoproclamer l’homme de la vérité, selon
sa célèbre devise « Vitam impendere vero » [sacrifier sa vie à la vérité],
proclamation figurant sur son tombeau même. Néanmoins, et c’est ce qui fera
aussi l’intérêt de ces passages, c’est qu’au-delà d’une justification
personnelle, Rousseau se livre à une réflexion générale sur la vérité, la
justice, la bonté, etc. tout en évitant de trop arides développements
abstraits, théoriques, puisqu’il ne cesse de s’appuyer son expérience
personnelle pour nourrir sa réflexion, ce qui évitera à cette dernière de
tourner à vide et de se réduire à un verbiage certes peut-être virtuose, mais
dépourvu d'une quelconque pratique, et donc vérité, dans la vie. C’est là une des forces de l’écriture, de la pensée de
Rousseau, qui le différencie de certains philosophes dont le jargon peut
paraître aride, sans lien avec la vie réelle : Rousseau revient sans cesse sur
son expérience, sa sensibilité personnelles pour développer sa pensée, en
cerner les forces mais aussi limites, et critique, attaque, toute pensée purement
livresque, se complaisant dans un jargon abscons qui reflète souvent davantage
un souci de briller qu’une réflexion profonde.
J’en ai beaucoup vu qui
philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était
pour ainsi dire étrangère. […] Ils
étudiaient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas
pour se connaître ; ils travaillaient
pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans.
Plusieurs d’entre eux ne voulaient que faire un livre, n’importait quel, pourvu
qu’il fût accueilli. […] Pour moi quand
j’ai désiré d’apprendre, c’était pour savoir moi-même et non pas pour
enseigner ; j’ai toujours cru
qu’avant d’instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi,
et de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes,
il n’y en a guère que je n’eusse faite également seul dans une île déserte où
j’aurais été confiné pour le reste de mes jours. (p. 72-73)
Revenons point par point sur les trois éléments relevés dans le
paragraphe précédent. Le premier est relatif à la supposée misanthropie de
Rousseau, qui s’étendrait particulièrement vis-à-vis des enfants. Rousseau
explique cette dernière dans le déplaisir fréquent que manifeste en général les enfants au contact des personnes âgées. Si en son for intérieur, il apprécie
leur compagnie, il remarque cependant avec chagrin que son visage vieilli effraie,
ou du moins inspire un sentiment de rejet, dégoût, instinctif chez certains, et
cela le pousse donc à ne pas imposer sa présence, sa compagnie, sa proximité
aux enfants de manière générale. Cependant, Rousseau répond volontiers à
des gestes spontanés de tendresse, rares, que lui prodiguent certains enfants,
et son émotion est palpable d’autant plus qu’il souligne la rareté, et donc la
préciosité, de tels moments. C’est cet aspect moins évident des Rêveries qui se révèle particulièrement
poignant : c’est aussi le livre, le récit d’une vieillesse certes apaisée, mais
qui a également son lot de souffrances, en premier lieu donc l’isolement, la
rareté des contacts sociaux, amplifiés dans le cas de Rousseau par la mauvaise
image publique qu’il a et qui selon lui le rend hostile même auprès de gens
simples, tels les invalides (voir la neuvième Promenade). Rousseau se console néanmoins de
cette rareté de contacts simples, chaleureux avec autrui, auxquels il ne se
refuse pas quand le hasard le permet : c’est cette rareté qui les rend d’autant
plus chers à ses yeux, que sa sensibilité lui permet de décupler dans son
souvenir, et il est émouvant de constater que dans les anecdotes relatées par
Rousseau, insignifiantes peut-être pour certains, ce dernier termine leur récit
en évoquant la manière dont il retourne souvent mélancoliquement sur les lieux
où de tels contacts ont pu avoir lieu, espérant rencontrer à nouveau ces
personnes ou faire une rencontre similaire.
Il y a compensation à tout. Si mes plaisirs sont rares et courts, je
les goûte aussi plus vivement quand ils viennent que s’ils m’étaient plus
familiers ; je les rumine pour ainsi dire par de fréquents souvenirs,
et quelque rares qu’ils soient, s’ils étaient purs et sans mélange je serais
plus heureux peut-être que dans ma prospérité. Dans l’extrême misère on se
trouve riche de peu. (p. 199)
La fête au reste ne fut pas
ruineuse, pour trente sous qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de
cent écus de contentement. Tant il est
vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est
plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à la même
place à la même heure, espérant d’y rencontrer encore la petite troupe, mais
cela n’est plus arrivé. (p. 202)
Le deuxième point concerne le supposé manque de générosité, et donc de
bonté, de Rousseau. Là encore, tout part de l’anecdote personnelle, au cours de
laquelle Rousseau se rend compte qu’il évite certains passages durant ses
promenades à Paris, et finit par prendre conscience qu’il évite en particulier
un enfant à qui il a fait l’aumône à plusieurs reprises. Rousseau conçoit le
don, l’aumône comme un acte qui doit fondamentalement être librement consenti.
Hors, la contrainte implicite qui s’établit entre cet enfant et lui, voyant
cette aumône comme un dû régulier, finit par empoisonner le plaisir du don
initial et Rousseau depuis cet incident emblématique, préférera à l’avenir,
dans la majorité des cas, s’abstenir de faire du bien, pour ne plus se
retrouver dans une situation similaire. Rousseau est un être qui tient
farouchement à sa liberté, mais celle-ci, nous l’avons vu avec l’anecdote dans
le paragraphe précédent, se fait dans la limite de celle d’autrui également :
il refuse son plaisir, son contentement si cela n’est pas réciproque, comme
nous le démontre sa distance volontaire avec les enfants. Mais au fur et à
mesure, Rousseau réalise que durant toute sa vie, il s’est efforcé de faire
plaisir, de causer le moins d’ennuis possibles aux autres, et ce souvent à son
propre préjudice :
En pesant avec tant de soin ce que je devais aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devais à
moi-même ? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi,
c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité. (p.
116)
La générosité donc
apparaît sous la plume de Rousseau comme un sujet beaucoup plus complexe allant
au-delà du simple don unilatéral, indifférencié, et il est passionnant de voir
ce sujet, en apparence anodin et simple, prendre sous la plume de Rousseau une
dimension beaucoup plus complexe, stimulante, appuyée en cela par une
expérience personnelle qui confère à sa réflexion un aspect plus immédiat,
vivant à cette réflexion.
La même chose se répète
dans le traitement du vaste sujet de la vérité, longuement discuté dans la
quatrième Promenade. Là encore, Rousseau s’appuie sur son expérience
personnelle, les contradictions qu’il a pu observer chez lui, pour rendre ce
sujet passionnant et vivant. Lui, l’homme ayant pour devise de tenir la vérité
comme la plus haute valeur, comment en est-il parfois arrivé à mentir ? Sans en
faire le long résumé (les citations ci-dessous seront plus parlantes d'elles-mêmes), retenons certains développements intéressants, notamment
lorsque Rousseau associe l’exigence de vérité avec le préjudice/bénéfice qu’un
propos donné peut susciter chez son destinataire ou son émetteur, et le
jugement final qu’il porte sur lui-même, qui fut durant sa vie incapable de
surmonter la faiblesse le poussant à mentir lorsqu’il se retrouve dans des
situations embarrassantes ou honteuses en public, défaut qui le poussa au
célèbre mensonge au sujet du ruban volé relaté dans les Confessions.
Les choses qu’il importe à un homme de savoir et dont la connaissance
est nécessaire à son bonheur, ne sont peut-être pas en grand nombre, mais
en quelque nombre qu’elles soient elles sont
un bien qui lui appartient qu’il a droit de réclamer partout où il le trouve, et
dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols,
puisqu’elle est de ces biens communs à tous, dont la communication n’en prive
point celui qui le donne. (p. 96)
Dire faux n’est mentir que par l’intention de tromper, et
l’intention même de tromper loin d’être toujours jointe avec celle de nuire, a
quelquefois un but tout contraire. Mais
pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l’intention de nuire ne
soit pas expresse, il faut de plus
la certitude que l’erreur dans laquelle on jette ceux à qui l’on parle ne peut
nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et
difficile qu’on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu’un mensonge soit parfaitement
innocent. (p. 100)
[…] distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux où l’on
peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge : car j’ai
trouvé que de tels cas existaient réellement. Ce dont il s’agit est donc de chercher une règle sure pour les connaître et les
bien déterminer. (p. 99)
L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement
indifférentes, la vérité qu’alors l’autre respecte si fort, le touche fort peu,
et il ne se fera guère de scrupule d’amuser une compagnie par des faits
controuvés, dont il ne résulte aucun jugement injuste, ni pour ni contre qui
que ce soit vivant ou mort. Mais tout
discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris,
louange ou blâme contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais
n’approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre
son intérêt, quoiqu’il se pique assez peu de l’être dans les conversations
oiseuses. Il est vrai en ce qu’il
ne cherche à tromper personne, qu’il est aussi fidèle à la vérité qui l’accuse,
qu’à celle qui l’honore, et qu’il n’en impose jamais pour son avantage, ni
pour nuire à son ennemi. La différence donc qu’il y a entre mon homme vrai,
et l’autre, est que celui du monde est
très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas
au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut
s’immoler pour elle. (p. 104)
Justice et vérité sont dans son
esprit deux mots synonymes qu’il prend l’un pour l’autre indifféremment. La sainte vérité que son cœur adore ne
consiste point en faits indifférents, et en noms inutiles, mais à rendre
fidèlement à chacun ce qui lui est dû aux choses qui sont véritablement
siennes, en imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d’honneur ou de
blâme, de louange ou d’improbation. (p. 105)
Enfin,
revenons sur la conception morale du bonheur, et plus généralement de la
manière de vivre de Rousseau, qui le place à rebours des autres philosophes des
Lumières, en particulier Voltaire et Diderot. Rousseau s’élève dans un premier
temps contre les plaisirs mondains, matériels, charnels dont il perçoit la
vanité avec le recul et le souvenir de ses années dans le monde, miroir inverse
de la paix, du bonheur relatif qu’il goûte dans sa solitude intérieure. Il se
résigne également au final à son « destin » de persécuté, ne
cherchant plus à combattre en vain les calomnies incessantes et renouvelées de
ses adversaires, choix qui l’eût entraîné dans un interminable engrenage de
haine et de ressentiment. Fortement croyant, Rousseau trouve une certaine
consolation dans la résignation qu’il a choisie, car son innocence, la bonté de
son cœur, que ses contemporains dans leur majorité ne lui reconnaissent guère, ne
peuvent échapper selon lui à Dieu s’il se présente devant lui à sa mort. Mais au-delà de la question de la croyance ou non en Dieu, l'essentiel réside probablement dans le fait que sa
conscience individuelle, aux yeux de Rousseau, est pure de toute mauvaise action
intentionnelle, et s’il reconnaît lui-même des erreurs et fautes graves dont il
a le remords, il s’est toujours efforcé d’agir en vue du bien et dans le vrai, sans intention mauvaise initiale.
Cette croyance religieuse,
ravivée dans ces derniers jours, cette préoccupation morale constante, placèrent
Rousseau en contrepoint de la plupart des autres philosophes des Lumières de
son époque, épris de rationalisme, souvent athées et railleurs volontiers de
toute croyance ne se basant pas sur la raison. À rebours des raisonnements
subtils, sophistiqués, que Rousseau a en horreur, comme nous l’avons vu plus
haut, l’auteur des Rêveries a conscience, dans la tradition de la sagesse socratique,
de la limite du savoir et de la connaissance, a fortiori dans sa vieillesse, où ses facultés intellectuelles s’affaiblissent de plus en plus. C’est la raison pour laquelle il s’est
lui-même érigé un certain code de conduite à l’avance, en se basant d’abord et
avant tout sur sa sensibilité et les instincts de son cœur, plutôt que sur des
raisonnements abstraits. Prévoyant le déclin de ses facultés et sa potentielle
vulnérabilité intellectuelle, il s'en tient à ce code qu’il s’est lui-même érigé, malgré les
doutes qui l'assaillent et continueront de le faire, comme toute âme réellement soucieuse de vérité et ayant conscience
du caractère non-absolu, non-dogmatique de cette dernière.
Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne
ressemblaient guère aux anciens : au lieu de lever mes doutes et de fixer
mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais
avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d’athéisme, et très
impérieux dogmatiques, ils
n’enduraient point sans colère, que sur quelque point que ce pût être, on osât
penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine
pour la dispute, et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je
n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance, à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne
fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité. Ils ne m’avaient
pas persuadé, mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé,
sans m’avoir jamais convaincu… (p. 77-78)
Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi
que quand je me décidai sur ces grandes questions ; je n’ignorais pas
alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd’hui ; elles ne
m’arrêtèrent pas, et s’il s’en présente quelques nouvelles dont on ne s’était
pas encore avisé, ce sont les sophismes
d’une subtile métaphysique qui ne sauraient balancer les vérités éternelles
admises de tous les temps, par tous les Sages, reconnues par toutes les
nations, et gravées dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je savais en méditant sur ces matières que
l’entendement humain circonscrit par les sens, ne les pouvait embrasser dans
toute leur étendue. (p. 87-88)
[…] je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre
ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumières
utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus
nécessaires à mon état. C’est là qu’il serait temps d’enrichir et d’orner
mon âme d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce
corps qui l’offusque et l’aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces
connaissances dont nos faux savants sont si vains. Elle gémira des moments
perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice
impartiale, sont un bien qu’on emporte avec soi, et dont on peut s’enrichir
sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est
à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse.
Heureux si par mes progrès sur moi-même j’apprends à sortir de la vie, non
meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis
entré ! (p. 90-91)
En
résumé, Les Rêveries du Promeneur
solitaire est certes un éloge vibrant des jouissances que peut procurer une
vie retirée pour toute âme sensible comme celle de Rousseau, mais également un
livre émouvant sur les dernières années de Rousseau, entre les plaisirs que sa
passion pour la botanique lui procure, les souffrances diverses liées à sa vieillesse et les regrets
sur sa vie passée. Mais c’est aussi un livre où son sens de l’observation, sa
réflexion sur lui-même et la société révèlent, comme dans ses précédents
écrits, un homme toujours soucieux du vrai, du bon et du juste. Et pour
raisonner, mais surtout agir au quotidien conformément à ces principes, Rousseau
se distingue de nombre de philosophes en affirmant l’importance primordiale de
la sensibilité, de l’expérience personnelles, et en pointant du doigt les
limites, voire les dangers, de la connaissance et du savoir abstrait, livresque, dans cette quête du
vrai (indissociable chez Rousseau d’une dimension éthique) à laquelle Rousseau
s’est sans cesse livrée tout au long de sa vie, tout en l'appliquant dans son comportement personnel, dans une quête perpétuelle de sagesse.
Donner l’avantage à qui ne doit pas l’avoir, c’est troubler l’ordre de
la justice ; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d’où
peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c’est faire une
chose injuste ; or, tout ce qui,
contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, est
mensonge. (p. 102-103)
Ci-dessous, des morceaux choisis
du présent livre :
Première
Promenade
Me voici
donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société
que moi-même. (p. 43)
Mais moi, détaché d’eux et de
tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. (p. 43)
Pouvais-je dans mon bon sens
supposer qu’un jour, moi le même homme que j’étais, le même que je suis encore,
je passerais, je serais tenu sans le moindre doute pour un monstre, un
empoisonneur, un assassin, que je deviendrais l’horreur de la race humaine, le
jouet de la canaille, que toute la salutation que me feraient les passants
seraient de cracher sur moi ; qu’une génération toute entière s’amuserait
d’un accord unanime à m’enterrer tout vivant ? (p. 44)
Sans adresse, sans art, sans
dissimulation, sans prudence, franc, ouvert, impatient, emporté, je n’ai fait
en me débattant que m’enlacer davantage, et leur donner incessamment de
nouvelles prises qu’ils n’ont eu garde de négliger. Sentant enfin tous mes
efforts inutiles et me tourmentant à pure perte, j’ai pris le seul parti qui me
restait à prendre, celui de me soumettre à ma destinée sans plus regimber
contre la nécessité. (p. 45)
[…] en ne me laissant rien ils
[les ennemis de Rousseau] se sont tout ôté à eux-mêmes. (p. 46)
Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon
parti sur ceux que j’éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon
imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente.
Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m’est
plus terrible que le coup. Sitôt qu’ils
arrivent, l’événement leur ôtant tout ce qu’ils avaient d’imaginaire, les
réduit à leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je ne me
les étais figurés, et même au milieu de ma souffrance, je ne laisse pas de
me sentir soulagé. (p. 47)
Les hommes auraient beau revenir
à moi, ils ne me retrouveraient plus. Avec le dédain qu’ils m’ont inspiré, leur
commerce me serait insipide et même à charge, et je suis cent fois plus heureux dans ma solitude, que je ne pourrais
l’être en vivant avec eux. Ils ont arraché de mon cœur toutes les douceurs
de la société. Elles n’y pourraient plus germer derechef à mon âge ; il
est trop tard. Qu’ils me fassent désormais du bien ou du mal, tout m’est indifférent
de leur part, et quoi qu’ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien
pour moi. (p. 47-48)
Mais je comptais encore sur l’avenir, et j’espérais qu’une génération
meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle-ci sur mon
compte, et sa conduite avec moi, démêlerait aisément l’artifice de ceux qui la
dirigent, et me verrait enfin tel que je suis. C’est cet espoir qui m’a fait
écrire mes Dialogues, et qui m’a
suggéré mille folles tentatives pour les faire passer à la postérité. (p. 48)
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni
bien ni mal. Il ne me reste plus rien à
espérer ni à craindre en ce monde, et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme,
pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.
Tout ce qui m’est extérieur m’est étranger désormais. Je n’ai plus en
ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans
une planète étrangère où je serais tombé de celle que j’habitais. (p. 49-50)
Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu’en moi la
consolation, l’espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m’occuper que
de moi. C’est dans cet état que je reprends la suite de l’examen sévère et
sincère que j’appelai jadis mes Confessions.
Je consacre mes derniers jours à m’étudier moi-même et à préparer d’avance le
compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme,
puisqu’elle est la seule que les hommes ne puissent m’ôter. (p. 50)
Les loisirs de mes promenades journalières
ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir
perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir
encore ; chaque fois que je les
relirai m’en rendra la jouissance. J’oublierai mes malheurs, mes
persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu’avait mérité mon cœur.
Ces feuilles ne seront proprement
qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi,
parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de
lui-même. (p. 51)
[…] il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de
mon humeur par celle des sentiments et des pensées, dont mon esprit fait sa
pâture journalière dans l’étrange état où je suis. (p. 51)
Qu’aurais-je encore à confesser
quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je n’ai pas
plus à me louer qu’à me blâmer : je
suis nul désormais parmi les hommes, et c’est tout ce que je puis être, n’ayant
plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus
faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui,
ou à moi-même, m’abstenir est devenu mon
unique devoir, et je le remplis autant qu’il est en moi. Mais dans ce
désœuvrement du corps mon âme est encore
active, elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore
s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. (p. 52)
Une situation si singulière
mérite assurément d’être examinée et décrite, et c’est à cet examen que je
consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès il y faudrait procéder avec ordre et méthode : mais je suis
incapable de ce travail et même il m’écarterait de mon but qui est de me rendre
compte des modifications de mon âme et de leurs successions. (p. 52)
Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à
les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec
un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour
moi. Si dans mes plus vieux jours, aux approches du départ, je reste, comme je
l’espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et
faisant renaître ainsi pour moi le temps
passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je
saurai goûter encore le charme de la société, et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrais avec un
moins vieux ami. (p. 53)
Si on me les enlève de mon
vivant, on ne m’enlèvera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de
leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit et dont la
source ne peut ne s’éteindre qu’avec mon âme. (p. 54)
Deuxième
Promenade
Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée,
où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je
puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu. (p. 55)
[…] il y a plus de réminiscence
que de création dans ce qu’elle produit désormais, un tiède alanguissement
énerve toutes mes facultés, l’esprit de vie s’éteint en moi par degrés… (p.
55-56)
[…] perdant tout espoir ici-bas, et
ne trouvant plus d’aliment pour mon cœur sur la terre, je m’accoutumais peu à
peu à le nourrir de sa propre substance, et à chercher toute sa pâture
au-dedans de moi. (p. 56)
L’habitude de rentrer en moi-même me fit perdre enfin le sentiment et
presque le souvenir de mes maux, j’appris ainsi par ma propre expérience que la
source du vrai bonheur est en nous, et qu’il ne dépend pas des hommes de
rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux. (p. 56)
La campagne, encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà
presque déserte, offrait partout l’image de la solitude et des approches de l’hiver.
Il résultait de son aspect un mélange d’impression douce et triste, trop
analogue à mon âge et à mon sort, pour que je ne m’en fisse pas l’application. Je me voyais au déclin d’une vie innocente et
infortunée, l’âme encore pleine de sentiments vivaces et l’esprit encore orné
de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis.
Seul et délaissé je sentais venir le
froid des premières glaces, et mon imagination tarissante ne peuplait plus
ma solitude d’êtres formés selon mon cœur. (p. 58)
Je me disais en soupirant : qu’ai-je fait ici-bas ? J’étais
fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n’a pas été ma faute,
et je porterai à l’Auteur de mon être,
sinon l’offrande des bonnes œuvres qu’on ne m’a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions
frustrées, de sentiments sains, mais rendus sans effet, et d’une patience à
l’épreuve des mépris des hommes. (p. 58-59)
La nuit s’avançait. J’aperçus le
Ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un
moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet
instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence
tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais
de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la
moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais,
ni où j’étais ; je ne sentais ni
mal, ni crainte, ni inquiétude. Je
voyais couler mon sang, comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer
seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon
être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle je ne
trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus. (p. 60-61)
C’est ainsi que la droiture et la franchise en toute chose,
sont des crimes affreux dans le monde, et je paraîtrais à mes contemporains
méchant et féroce, quand je n’aurais à leurs yeux d’autre crime que de n’être
pas faux et perfide comme eux. (p. 66)
C’est qu’on avait ouvert en même temps
une souscription pour l’impression des manuscrits que l’on trouverait chez moi.
Je compris par là qu’on tenait prêt un recueil d’écrits fabriqués tout exprès
pour me les attribuer d’abord après ma mort (p. 67)
L’amas de tant de circonstances
fortuites, l’élévation de tous mes plus cruels ennemis, affectée pour ainsi
dire par la fortune, tous ceux qui gouvernent l’État, tous ceux qui dirigent
l’opinion publique, tous les gens en place, tous les hommes en crédit triés
comme sur le volet parmi ceux qui ont contre moi quelque animosité secrète,
pour concourir au commun complot, cet accord universel est trop extraordinaire
pour être purement fortuit. (p. 67-68)
Ma résignation vient d’une source
moins désintéressée, il est vrai, mais non moins pure et plus digne à mon gré
de l’Être parfait que j’adore.
Dieu est juste ; il veut que je souffre ; et il sait que je
suis innocent. Voilà le motif de ma confiance ; mon cœur et ma raison
me crient qu’elle ne me trompera pas. Laissons
donc faire les hommes et la destinée ; apprenons à souffrir sans
murmure ; tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra
tôt ou tard. (p. 68-69)
Troisième
Promenade
L’adversité sans doute est un grand maître ; mais ce maître fait
payer cher ses leçons, et souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix
qu’elles ont coûté. (p. 70)
L’expérience instruit toujours,
je l’avoue ; mais elle ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi.
(p. 70)
J’étais leur dupe et leur
victime, il est vrai, mais je me croyais aimé d’eux, et mon cœur jouissait de
l’amitié qu’ils m’avaient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces
douces illusions sont détruites. La triste vérité que le temps et la raison
m’ont dévoilée, en me faisant sentir mon
malheur, m’a fait voir qu’il était
sans remède et qu’il ne me restait qu’à m’y résigner. (p. 71)
Nous entrons en lice à notre
naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son
char quand on est au bout de la carrière ? Il ne reste plus à penser alors
que comment on en sortira. L’étude d’un
vieillard, s’il lui en reste encore à faire, est uniquement l’apprendre à
mourir, et c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge ; on
y pense à tout, hormis à cela. Tous les
vieillards tiennent plus à la vie que les enfants, et en sortent de plus
mauvaise grâce que les jeunes gens. C’est que tous leurs travaux ayant été
pour cette vie, ils voient à sa fin qu’ils ont perdu leurs peines. (p. 71-72)
Jeté dès mon enfance dans le
tourbillon du monde, j’appris de bonne
heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, et que je n’y
parviendrais jamais à l’état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de
chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n’y pouvoir trouver, mon
ardente imagination sautait déjà par-dessus l’espace de ma vie, à peine
commencée […] Ce sentiment, nourri
par l’éducation dès mon enfance et renforcé durant toute ma vie par ce long
tissu de misères et d’infortunes qui l’a remplie, m’a fait chercher dans tous les temps à connaître la nature et la
destination de mon être avec plus d’intérêt et de soin que je n’en ai
trouvé dans aucun autre homme. (p. 72)
J’en ai beaucoup vu qui
philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était
pour ainsi dire étrangère. […] Ils
étudiaient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas
pour se connaître ; ils
travaillaient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans.
Plusieurs d’entre eux ne voulaient que faire un livre, n’importait quel, pourvu
qu’il fût accueilli. […] Pour moi quand
j’ai désiré d’apprendre, c’était pour savoir moi-même et non pas pour
enseigner ; j’ai toujours cru
qu’avant d’instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi,
et de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes,
il n’y en a guère que je n’eusse faite également seul dans une île déserte où
j’aurais été confiné pour le reste de mes jours. (p. 72-73)
[…] j’avais reçu dès ma plus tendre
enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés, qui ne
m’ont jamais tout à fait abandonné. (p. 74)
La solitude champêtre où j’ai
passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai
tout entier, renforcèrent auprès d’elle mes
dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot
presque à la manière de Fénelon.
(p. 74)
Lorsque ma destinée me rejeta
dans le torrent du monde, je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment
mon cœur. Le regret de mes doux loisirs
me suivit partout, et jeta l’indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait
se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. (p.
74-75)
[…] je sentis dans des lueurs
même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher,
je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir
démêler l’objet. (p. 75)
En me délivrant de tous ces
leurres, de toutes ces vaines espérances, je
me livrai pleinement à l’incurie et au repos d’esprit qui fit toujours mon goût
le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et
ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d’épée, plus de montre, plus de
bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros
habit de drap, et mieux que tout cela,
je déracinai de mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à
tout ce que je quittais. (p. 76)
[…] j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât
pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort. (p. 76)
Une grande révolution qui venait
de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les
insensés jugements des hommes, dont sans prévoir encore combien j’en serais la
victime, je commençais à sentir
l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole
littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté,
le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins
incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus elle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue
dont je sentais depuis longtemps le besoin. (p. 76-77)
C’est de cette époque que je puis
dater mon entier renoncement au monde, et ce
goût vif pour la solitude, qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. […]
Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite
je me trouvai si bien, que ne l’ayant interrompue depuis lors que par force et
pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur et m’y suis borné sans
peine, aussitôt que je l’ai pu, et quand
ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant
pour me rendre misérable, ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n’avais
su faire moi-même. (p. 77)
Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne
ressemblaient guère aux anciens : au lieu de lever mes doutes et de fixer
mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais
avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d’athéisme, et très impérieux
dogmatiques, ils n’enduraient point
sans colère, que sur quelque point que ce pût être, on osât penser autrement
qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute,
et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur
désolante doctrine, et cette résistance, à des
hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une
des moindres causes qui attisèrent leur animosité. Ils ne m’avaient pas
persuadé, mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé, sans
m’avoir jamais convaincu… (p. 77-78)
Fixons une bonne fois mes
opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j’aurai
trouvé devoir être après y avoir bien pensé. […] Je sentais vivement que le
repos du reste de mes jours et mon sort total en dépendaient. (p. 79)
Après les recherches les plus
ardentes et les plus sincères qui jamais peut-être aient été faites par aucun
mortel, je me décidai pour toute ma vie sur tous les sentiments qu’il
m’importait d’avoir, et si j’ai pu me tromper dans mes résultats, je suis sûr au moins que mon erreur ne peut
m’être imputée à crime ; car j’ai fait tous mes efforts pour m’en garantir.
Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l’enfance et les vœux
secrets de mon cœur n’aient fait pencher la balance du côté le plus consolant
pour moi. On se défend difficilement de croire ce qu’on désire avec tant
d’ardeur, et qui peut douter que l’intérêt d’admettre ou rejeter les jugements
de l’autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance
ou leur crainte ? (p. 80)
Mais ce que j’avais le plus à redouter au monde dans la disposition où je me
sentais, était d’exposer le sort éternel de mon âme pour la jouissance des
biens de ce monde, qui ne m’ont jamais paru d’un grand prix. (p. 81)
[…] résolu de me décider enfin
sur des matières où l’intelligence humaine a si peu de prise, et trouvant de
toutes parts des mystères impénétrables et des objections insolubles, j’adoptai dans chaque question le sentiment
qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même,
sans m’arrêter aux objections que je ne pouvais résoudre, mais qui se
rétorquaient par d’autres objections non moins fortes dans le système opposé.
Le ton dogmatique sur ces matières ne convient qu’à des charlatans ; mais il importe d’avoir un sentiment pour
soi, et de le choisir avec toute la maturité de jugement qu’on y peut mettre.
(p. 81)
Depuis lors, resté tranquille
dans les principes que j’avais adoptés après une méditation si longue et si
réfléchie, j’en ai fait la règle immuable de ma conduite et de ma foi, sans
plus m’inquiéter ni des objections que je n’avais pu prévoir, et qui se
présentaient nouvellement de tems à autre à mon esprit. Elles m’ont inquiété
quelquefois, mais elles ne m’ont jamais ébranlé. Je me suis toujours dit :
tout cela ne sont que des arguties et
des subtilités métaphysiques, qui ne sont d’aucun poids auprès des principes
fondamentaux adoptés par ma raison, confirmés par mon cœur, et qui tous portent le sceau de l’assentiment intérieur
dans le silence des passions. […] Non, de vaines argumentations ne détruiront
jamais la convenance que j’aperçois entre ma nature immortelle et la
constitution de ce monde, et l’ordre physique que j’y vois régner. J’y trouve dans l’ordre moral correspondant et
dont le système est le résultat de mes recherches, les appuis dont j’ai besoin
pour supporter les misères de ma vie. Dans
tout autre système je vivrais sans ressource, et je mourrais sans espoir.
le serais la plus malheureuse des créatures. Tenons-nous en donc à celui qui seul suffit pour me rendre heureux en
dépit de la fortune et des hommes. (p. 82-83)
[…] je vis, en comparant mes
maximes à ma situation, que je donnais aux insensés jugements des hommes, et
aux petits événements de cette courte vie, beaucoup plus d’importance qu’ils
n’en avoient. Que cette vie n’étant qu’un état d’épreuves, il importait peu que
ces épreuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu’il en résultât l’effet
auquel elles étaient destinées, et que par conséquent plus les épreuves étaient grandes, fortes, multipliées, plus il était
avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent
leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand et sûr ; et la
certitude de ce dédommagement était le principal fruit que j’avais retiré de
mes méditations précédentes. (p. 84)
Toute la génération présente ne
voit qu’erreurs et préjugés dans les sentiments dont je me nourris seul ;
elle trouve la vérité, l’évidence dans le système contraire au mien ; elle
semble même ne pouvoir croire que je l’adopte de bonne foi, et moi-même en m’y
livrant de toute ma volonté, j’y trouve des difficultés insurmontables qu’il
m’est impossible de résoudre et qui ne m’empêchent pas d’y persister. Suis-je
donc seul sage, seul éclairé parmi les mortels ? Pour croire que les
choses sont ainsi suffit-il qu’elles me conviennent ? Puis-je prendre une
confiance éclairée en des apparences qui n’ont rien de solide aux yeux du reste
des hommes, et qui me sembleraient illusoires à moi-même si mon cœur ne soutenait
pas ma raison ? (p. 85-86)
[…] je ne pouvais préférer par
aucune raison solide, des opinions qui dans l’accablement du désespoir ne me
tentaient que pour augmenter ma misère, à des sentiments adoptés dans la
vigueur de l’âge, dans toute la maturité de l’esprit, après examen le plus
réfléchi, et dans des temps où le calme de ma vie ne me laissait d’autre
intérêt dominant que celui de connaître la vérité. (p. 87)
Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi
que quand je me décidai sur ces grandes questions ; je n’ignorais pas
alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd’hui ; elles ne
m’arrêtèrent pas, et s’il s’en présente quelques nouvelles dont on ne s’était
pas encore avisé, ce sont les sophismes
d’une subtile métaphysique qui ne sauraient balancer les vérités éternelles
admises de tous les temps, par tous les Sages, reconnues par toutes les
nations, et gravées dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je savais en méditant sur ces matières que
l’entendement humain circonscrit par les sens, ne les pouvait embrasser dans
toute leur étendue. (p. 87-88)
En prenant la doctrine de mes
persécuteurs, prendrais-je aussi leur morale ? Cette morale sans racine et
sans fruit, qu’ils étalent pompeusement dans des livres ou dans quelque action
d’éclat sur le théâtre, sans qu’il en pénètre jamais rien dans le cœur ni dans
la raison… (p. 88)
Ma seule innocence me soutient dans les malheurs, et combien me rendrais-je
plus malheureux encore, si m’ôtant cette unique mais puissante ressource, j’y substituais
la méchanceté ? (p. 88)
Tombé dans la langueur et
l’appesantissement d’esprit, j’ai oublié jusqu’aux raisonnements sur lesquels je
fondais ma croyance et mes maximes ; mais je n’oublierai jamais les
conclusions que j’en ai tirées avec l’approbation de ma conscience et de ma
raison, et je m’y tiens désormais. (p. 89)
[…] je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre
ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumières
utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus
nécessaires à mon état. C’est là qu’il serait temps d’enrichir et d’orner
mon âme d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce
corps qui l’offusque et l’aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connaissances
dont nos faux savants sont si vains. Elle gémira des moments perdus en
cette vie à les vouloir acquérir. Mais
la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice impartiale,
sont un bien qu’on emporte avec soi, et dont on peut s’enrichir sans cesse,
sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est à cette
unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si
par mes progrès sur moi-même j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car
cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré ! (p.
90-91)
Quatrième
Promenade
Avant-hier je lisais dans ses
œuvres morales [de Plutarque] le traité,
comment on pourra tirer utilité de ses ennemis. Le même jour […] je tombai sur un
des journaux de l’Abbé Rosier, au titre duquel il avait mis ces paroles : Vitam
vero impendenti, Rosier.
Trop au fait des tournures de ces messieurs pour prendre le change sur
celle-là, je compris qu’il avait cru sous cet air de politesse me dire une
cruelle contre-vérité : mais sur quoi fondé ? Pourquoi ce
sarcasme ? (p. 92)
Alors en m’épluchant avec plus de
soin, je fus bien surpris du nombre de
choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le
même temps où, fier en moi-même de
mon amour pour la vérité, je lui sacrifiais ma sureté, mes intérêts, ma
personne, avec une impartialité dont je ne connais nul autre exemple parmi
les humains. (p. 94)
[…] par quelle bizarre
inconséquence mentais-je ainsi de gaîté de cœur sans nécessité, sans profit, et
par quelle inconcevable contradiction n’en sentais-je pas le moindre regret,
moi que le remords d’un mensonge n’a cessé d’affliger pendant cinquante
ans ? (p. 94)
Je me souviens d’avoir lu dans un
livre de philosophie que mentir c’est cacher une vérité que l’on doit
manifester. (p. 95)
Il se présente ici deux questions
à examiner, très importantes l’une et l’autre. La première, quand et comment on doit à autrui la vérité, puisqu’on
ne la doit pas toujours. La seconde,
s’il est des cas où l’on puisse tromper innocemment. Cette seconde question
est très décidée, je le sais bien ; négativement
dans les livres, où la plus austère morale ne coûte rien à l’auteur,
affirmativement dans la société où la morale des livres passe pour un bavardage
impossible à pratiquer. (p. 95)
Les choses qu’il importe à un homme de savoir et dont la connaissance
est nécessaire à son bonheur, ne sont peut-être pas en grand nombre, mais
en quelque nombre qu’elles soient elles sont
un bien qui lui appartient qu’il a droit de réclamer partout où il le trouve, et
dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols,
puisqu’elle est de ces biens communs à tous, dont la communication n’en prive
point celui qui le donne. (p. 96)
Quant aux vérités qui n’ont
aucune sorte d’utilité, ni pour l’instruction ni dans la pratique, comment
seraient-elles un bien dû, puisqu’elles ne sont pas même un bien… […] qu’un
fait oiseux, indifférent à tous égards, et sans conséquence pour personne soit
vrai ou faux, cela n’intéresse qui que ce soit. (p. 96)
[…] pour qu’une chose soit due il
faut qu’elle soit, ou puisse être utile. Ainsi, la vérité due est celle qui
intéresse la justice, et c’est profaner ce nom sacré de vérité que de
l’appliquer aux choses vaines dont l’existence est indifférente à tous, et dont
la connaissance est inutile à tout. (p. 97)
Comment pourrait-on être injuste
en ne nuisant à personne, puisque l’injustice ne consiste que dans le tort fait
à autrui ? (p. 98)
Car si l’obligation de dire la
vérité n’est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de
cette utilité ? (p. 98)
Que d’embarrassantes discussions
dont il serait aisé de se tirer en se disant : Soyons toujours vrais au
risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité
des choses ; le mensonge est toujours iniquité, l’erreur est toujours
imposture, quand on donne ce qui n’est pas pour la règle de ce qu’on doit faire
ou croire ; et quelque effet qui résulte de la vérité on est toujours
inculpable quand on l’a dite, parce qu’on n’y a rien mis du sien. (p. 99)
[…] distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux où l’on
peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge : car j’ai
trouvé que de tels cas existaient réellement. Ce dont il s’agit est donc de chercher une règle sure pour les connaître et les
bien déterminer. (p. 99)
Dans toutes les questions de
morale difficiles comme celle-ci, je me
suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience,
plutôt que par les lumières de ma raison. Jamais l’instinct moral ne m’a
trompé… (p. 99)
Juger des discours des hommes par
les effets qu’ils produisent, c’est souvent mal les apprécier. Outre que ces
effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connaître, ils varient à
l’infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus. (p.
100)
Dire faux n’est mentir que par l’intention de tromper, et
l’intention même de tromper loin d’être toujours jointe avec celle de nuire, a
quelquefois un but tout contraire. Mais
pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l’intention de nuire ne
soit pas expresse, il faut de plus
la certitude que l’erreur dans laquelle on jette ceux à qui l’on parle ne peut
nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et
difficile qu’on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu’un mensonge soit parfaitement
innocent. (p. 100)
Les fictions qui ont un objet
moral s’appellent apologues ou fables, et comme leur objet n’est ou ne doit
être que d’envelopper des vérités utiles
sous des formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s’attache guère à
cacher le mensonge de fait qui n’est que l’habit de la vérité ; et
celui qui ne débite une fable que pour une fable, ne ment en aucune façon. (p.
100-101)
S’il y a par exemple quelque
objet moral dans Le Temple de Gnide,
cet objet est bien offusqué et gâté par les détails voluptueux et par les
images lascives. Qu’a fait l’auteur pour couvrir cela d’un vernis de
modestie ? Il a feint que son ouvrage était la traduction d’un manuscrit grec,
et il a fait l’histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus
propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. (p. 101)
Donner l’avantage à qui ne doit pas l’avoir, c’est troubler l’ordre de
la justice ; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d’où
peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c’est faire une
chose injuste ; or, tout ce qui,
contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, est
mensonge. (p. 102-103)
J’ai vu de ces gens qu’on appelle
vrais dans le monde. Toute leur véracité s’épuise dans les conversations
oiseuses à citer fidèlement, les lieux, les tems, les personnes, à ne se
permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer.
En tout ce qui ne touche point à leur intérêt ils sont dans leurs narrations de
la plus inviolable fidélité. Mais s’agit-il de traiter quelque affaire qui les
regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près, toutes les couleurs
sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus
avantageux, et si le mensonge leur est utile et qu’ils s’abstiennent de le dire
eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse, et font en sorte qu’on l’adopte sans
le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence : adieu la véracité.
(p. 103-104)
L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses
parfaitement indifférentes, la vérité qu’alors l’autre respecte si fort, le
touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d’amuser une compagnie
par des faits controuvés, dont il ne résulte aucun jugement injuste, ni pour ni
contre qui que ce soit vivant ou mort. Mais
tout discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris,
louange ou blâme contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais
n’approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre
son intérêt, quoiqu’il se pique assez peu de l’être dans les conversations
oiseuses. Il est vrai en ce qu’il
ne cherche à tromper personne, qu’il est aussi fidèle à la vérité qui l’accuse,
qu’à celle qui l’honore, et qu’il n’en impose jamais pour son avantage, ni
pour nuire à son ennemi. La différence donc qu’il y a entre mon homme vrai,
et l’autre, est que celui du monde est très
rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et
que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s’immoler pour
elle. (p. 104)
Justice et vérité sont dans son
esprit deux mots synonymes qu’il prend l’un pour l’autre indifféremment. La sainte vérité que son cœur adore ne
consiste point en faits indifférents, et en noms inutiles, mais à rendre fidèlement
à chacun ce qui lui est dû aux choses qui sont véritablement siennes, en
imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d’honneur ou de blâme, de
louange ou d’improbation. (p. 105)
Il mentira donc quelquefois en
choses indifférentes, sans scrupule et sans croire mentir, jamais pour le
dommage ou le profit d’autrui, ni de lui-même. (p. 105)
Le criminel mensonge dont la
pauvre Marion fut la victime m’a laissé d’ineffaçables remords qui m’ont
garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espèce,
mais de tous ceux qui, de quelque façon que ce pût être, pouvaient toucher
l’intérêt et la réputation d’autrui. (p. 106)
[…] je n’ai guère agi par règle ou n’ai guère suivi d’autres règles en
toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prémédité
n’approcha de ma pensée, jamais je n’ai menti pour mon intérêt, mais souvent j’ai menti par honte, pour me
tirer d’embarras en choses indifférentes ou qui n’intéressaient tout au plus
que moi seul, lorsqu’ayant à soutenir un entretien la lenteur de mes idées et
l’aridité de ma conversation me forçaient de recourir aux fictions pour avoir
quelque chose à dire. (p. 106)
C’est encore par cette première et
irrésistible impulsion du tempérament que dans des moments imprévus et rapides la honte et la timidité m’arrachent souvent
des mensonges auxquels ma volonté n’a point de part, mais qui la précèdent
en quelque sorte par la nécessite de répondre a l’instant. (p. 108)
Mais loin d’avoir rien tu, rien
dissimulé qui fût à ma charge, par un tour d’esprit que j’ai peine à
m’expliquer et qui vient peut-être de l’éloignement pour toute imitation, je me
sentais plutôt porté à mentir dans le sens contraire en n’accusant avec trop de
sévérité qu’en m’excusant avec trop d’indulgence, et ma conscience m’assure
qu’un jour je serai jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé moi-même. (p.
110)
J’écrivais mes Confessions déjà vieux, et dégoûté des
vains plaisirs de la vie que j’avais tous effleurés et dont mon cœur avait bien
senti le vide. (p. 111)
Je disais les choses que j’avais
oubliées comme il me semblait qu’elles avoient dû être, comme elles avoient été
peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais qu’elles
avoient été. (p. 111)
J’ai décrit mes jeunes ans sans
me vanter des heureuses qualités dont mon cœur était doué et même en supprimant
les faits qui les mettaient trop en évidence. Je m’en rappelle ici deux de ma
première enfance, qui tous deux sont bien venus à mon souvenir en écrivant,
mais que j’ai rejetés l’un et l’autre par l’unique raison dont je viens de
parler. (p. 112)
[…] plus de vingt ans après
personne ne savait par quelle aventure j’avais deux de mes doigts
cicatrisés ; car ils le sont demeurés toujours. (p. 113)
Magnanima menzôgna ! or quando è il vero
Si bello che si possa a te preporre ?
[Magnanime mensonge ! Quelle vérité plus belle pourrait t’être
comparée ? dans Le Tasse, Jérusalem
délivrée, II, XXII]
[…] durant le combat il me donna
sur la tête nue un coup de mail si bien appliqué que d’une main plus forte il
m’eût fait sauter la cervelle. (p. 114)
Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais
cela arrive, sentira que les aveux que j’y fais sont plus humiliants, plus
pénibles à faire que ceux d’un mal plus grand mais moins honteux à dire, et que
je n’ai pas dit parce que je ne l’ai pas fait. (p. 115)
Il suit de toutes ces réflexions
que la profession de véracité que je me
suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d’équité que
sur la réalité des choses, et que
j’ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que
les notions abstraites du vrai et du faux. J’ai souvent débité bien des
fables, mais j’ai très rarement menti. En suivant ces principes j’ai donné sur
moi beaucoup de prise aux autres, mais je n’ai fait tort à qui que ce fût, et
je ne me suis point attribué à moi-même plus d’avantage qu’il ne m’en était dû.
C’est uniquement par là, ce me semble,
que la vérité est une vertu. À tout autre égard elle n’est pour nous qu’un être
métaphysique dont il ne résulte ni bien ni mal. (p. 115-116)
En pesant avec tant de soin ce que je devais aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devais à
moi-même ? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi,
c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité. (p.
116)
Mais ce qui me rend plus
inexcusable est la devise que j’avais choisie. Cette devise m’obligeait plus
que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité, et il ne suffisait pas que je lui
sacrifiasse partout mon intérêt et mes penchants, il fallait lui sacrifier
aussi ma faiblesse et mon naturel timide. Il fallait avoir le courage et la force d’être vrai toujours en toute
occasion et qu’il ne sortît jamais ni fictions ni fables d’une bouche et d’une
plume qui s’étaient particulièrement consacrées à la vérité. Voilà ce que
j’aurais dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse
tant que j’osai la porter. Jamais la
fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de faiblesse mais cela
m’excuse très mal. Avec une âme faible on peut tout au plus se garantir du
vice, mais c’est être arrogant et
téméraire d’oser professer de grandes vertus. (p. 116-117)
[…] la maxime de Solon est
applicable à tous les âges, et il
n’est jamais trop tard pour apprendre, même de ses ennemis, à être sage, vrai,
modeste, et à moins présumer de soi. (p. 117) [référence à la citation
de Solon ouvrant la Troisième Promenade, « Je deviens vieux en apprenant
toujours. »]
Cinquième
Promenade
De toutes
les habitations où j’ai demeuré (et j’en ai eu de charmantes,) aucune ne m’a
rendu si véritablement heureux et ne m’a laissé de si tendres regrets que l’île
de St. Pierre au milieu du Lac de Bienne. (p. 118)
[…] mais qu’il est intéressant
pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes
de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre
bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le
roulement des torrents qui tombent de la montagne ! (p. 119)
C’est ainsi que la substance du
faible est toujours employée au profit du puissant. (p. 119)
[…] j’aurais voulu qu’on m’eût
fait de cet asile une prison perpétuelle, qu’on m’y eût confiné pour toute ma
vie, et qu’en m’ôtant toute puissance et tout espoir d’en sortir on m’eût
interdit toute espèce de communication avec la terre ferme de sorte qu’ignorant
tout ce qui se faisait dans le monde j’en eusse oublié l’existence et qu’on y
eût oublié la mienne aussi. (p. 120)
[…] tous étaient à la vérité de
très bonnes gens et rien de plus, mais c’était précisément ce qu’il me fallait.
(p. 121)
Quel était donc ce bonheur et en
quoi consistait sa jouissance ? Je le donnerais à deviner à tous les
hommes de ce siècle sur la description de la vie que j’y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que
je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon
séjour ne fut en effet que l’occupation délicieuse et nécessaire d’un homme qui
s’est dévoué à l’oisiveté. (p. 121)
Un de mes plus grands délices
était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés et de n’avoir point
d’écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçaient de prendre la plume
pour y répondre, j’empruntais en murmurant l’écritoire du receveur, et je me
hâtais de la rendre dans la vaine espérance de n’avoir plus besoin de la
remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie,
j’emplissais ma chambre de fleurs et de foin, car j’étais alors dans ma
première ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d’Ivernois m’avait
inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus d’œuvre de travail il m’en fallait une d’amusement qui
me plût et qui ne me donnât de peine que celle qu’aime à prendre un paresseux.
(p. 122)
Rien n’est plus singulier que les
ravissements, les extases que j’éprouvais à chaque observation que je faisais
sur la structure et l’organisation végétale et sur le jeu des parties sexuelles
dans la fructification, dont le système était alors tout à fait nouveau pour
moi. (p. 123)
[…] je ne pouvais longtemps
attendre, et pendant qu’on était encore à table je m’esquivais et j’allais me jeter seul dans un bateau que
je conduisais au milieu du lac quand l’eau était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau
les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré
de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans
avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que
j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie.
(p. 124)
Quand le lac agité ne me
permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en
herborisant à droite et à gauche m’asseyant
tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à
mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le
superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté
par des montagnes prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles
plaines, dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus
éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait je
descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac
sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant
de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse
où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit
continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux,
suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et
suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la
peine de penser. (p. 126)
[…] au bout de quinze ans il
m’est impossible de songer à cette habitation chérie sans m’y sentir à chaque
fois transporté encore par les élans du désir. (p. 127)
J’ai remarqué dans les
vicissitudes d’une longue vie que les
époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont
pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces
courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être, ne
sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans
la ligne de la vie. Ils sont trop rares et
trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est
point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a
rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y
trouver enfin la suprême félicité. (p. 127-128)
Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde
une forme constante et arrêtée, et nos
affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent
nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles
rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit
point être : il n’y a rien là de
solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du
plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu.
À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse
véritablement nous dire : je voudrais que cet instant durât toujours.
Et comment peut-on appeler bonheur un
état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait
regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
(p. 128)
Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour
s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin
de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans
néanmoins marquer sa durée […] ; tant que cet état dure celui qui
s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et
relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et
plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir.
Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes
rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré
de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une
belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une
pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et
de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même, comme
Dieu. Le sentiment de l’existence
dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de
contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence
chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et
terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la
douceur. (p. 128-129)
[…] un infortuné qu’on a retranché
de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile et de bon
pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités
humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter.
(p. 130)
Il n’y faut ni un repos absolu ni
trop d’agitation, mais un mouvement uniforme et modéré qui n’ait ni secousses
ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement
est inégal ou trop fort, il réveille, en nous rappelant aux objets environnants,
il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d’au-dedans de nous pour
nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune et des hommes et nous
rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il
offre une image de la mort. Alors le
secours d’une imagination riante est nécessaire et se présente assez
naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas
du dehors se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il est
vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées sans
agiter le fond de l’âme, ne font pour ainsi dire qu’en effleurer la surface, Il
n’en faut qu’assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. (p.
130-131)
[…] rien ne me rappelait des
souvenirs attristants où la société du petit nombre d’habitants était liante et
douce sans être intéressante au point de m’occuper incessamment, où je pouvais enfin me livrer tout le jour
sans obstacle et sans soins aux occupations de mon goût ou à la plus molle
oisiveté. (p. 131)
Délivré de toutes les passions
terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élancerait
fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d’avance avec les
intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de
temps. (p. 132)
Leurs objets échappaient souvent
à mes sens dans mes extases et maintenant plus ma rêverie est profonde plus
elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d’eux, et plus
agréablement encore, que quand j’y étais réellement. Le malheur est qu’à mesure
que l’imagination s’attiédit, cela vient avec plus de peine et ne dure pas si
longtemps. (p. 133)
Sixième
Promenade
Nous
n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans
notre cœur, si nous savions bien l’y chercher. (p. 134)
Ce plaisir devenu par degrés
habitude se trouva, je ne sais comment, transformé dans une espèce de devoir
dont je sentis bientôt la gêne… (p. 135)
Dès lors je passai par là moins
volontiers, et enfin je pris machinalement l’habitude de faire le plus souvent
un détour quand j’approchais de cette traverse. (p. 135)
[…] les vrais et premiers motifs
de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me
l’étais longtemps figuré. (p. 135)
Je sais et je sens que faire du
bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter ; mais il y
a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée […] Je sais cela ;
je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m’abstenir
d’agir de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir. (p. 136)
[…] chaque fois que j’ai pu
goûter ce plaisir je l’ai trouvé plus doux qu’aucun autre. Ce penchant fut vif,
vrai, pur, et rien dans mon plus secret intérieur ne l’a jamais démenti.
Cependant j’ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne
des devoirs qu’ils entraînaient à leur suite : alors le plaisir a disparu et
je n’ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m’avoient d’abord
charmé qu’une gêne presque insupportable. (p. 136)
Mais de ces premiers bienfaits
versés avec effusion de cœur naissaient des chaînes d’engagements successifs
que je n’avais pas prévus et dont je ne pouvais plus secouer le joug. Mes
premiers services n’étaient aux yeux de ceux qui les recevaient que les arrhes
de ceux qui les devaient suivre… (p. 137)
Mais quand une fois ma personne
fut affichée par mes écrits, faute grave sans doute, mais plus qu’expiée par
mes malheurs, dès lors je devins le bureau général d’adresse de tous les
souffreteux ou soi-disant tels, de tous les aventuriers qui cherchaient des
dupes, de tous ceux qui sous prétexte du grand crédit qu’ils feignaient de
m’attribuer voulaient s’emparer de moi de manière ou d’autre. C’est alors que
j’eus lieu de connaître que tous les penchants de la nature sans en excepter la
bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans
choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étaient
utiles dans leur première direction. (p. 137-138)
Tant de cruelles expériences
changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt, les renfermant
enfin dans leurs véritables bornes, elles m’apprirent à suivre moins
aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu’il ne servait qu’à favoriser la
méchanceté d’autrui.
Mais je n’ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu’elles m’ont
procuré par la réflexion de nouvelles lumières sur la connaissance de moi-même
et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je
me suis si souvent fait illusion. J’ai
vu que pour bien faire avec plaisir il fallait que j’agisse librement, sans
contrainte, et que pour m’ôter toute la douceur d’une bonne œuvre il
suffisait qu’elle devînt un devoir pour moi. (p. 138)
Voilà ce qui modifie beaucoup
l’opinion que j’eus longtemps de ma propre vertu, car il n’y en a point à
suivre ses penchants et à se donner, quand ils nous y portent, le plaisir de
bien faire. Mais elle consiste à les
vaincre quand le devoir le commande, pour faire ce qu’il nous prescrit, et
voilà ce que j’ai su moins faire qu’homme du monde. (p. 138-139)
Dès que mon devoir et mon cœur
étaient en contradiction, le premier eut rarement la victoire, à moins qu’il ne
fallût seulement que m’abstenir ; alors j’étais fort le plus souvent, mais
agir contre mon penchant me fut toujours impossible. Que ce soient les hommes, le devoir ou même la nécessité qui commandent
quand mon cœur se tait, ma volonté reste sourde, et je ne saurais obéir. Je
vois le mal qui me menace et je le laisse arriver plutôt que de m’agiter pour
le prévenir. Je commence quelquefois avec effort mais cet effort me lasse et
m’épuise bien vite, je ne saurais continuer. En toute chose imaginable ce que je ne fais pas avec plaisir m’est
bientôt impossible à faire. (p. 139)
La contrainte en désaccord avec
mon désir suffit pour l’anéantir, et le changer en répugnance, en aversion
même, pour peu qu’elle agisse trop fortement, et voilà ce qui me rend pénible
la bonne œuvre qu’on exige et que je faisais de moi-même lorsqu’on ne
l’exigeait pas. (p. 139-140)
Ce que je fais alors quand je
cède est faiblesse et mauvaise honte, mais la bonne volonté n’y est plus, et
loin que je m’en applaudisse en moi-même, je me reproche en ma conscience de
bien faire à contre-cœur. (p. 140)
Après tant de tristes expériences
j’ai appris à prévoir de loin les conséquences de mes premiers mouvements
suivis, et je me suis souvent abstenu d’une bonne œuvre que j’avais le désir et
le pouvoir de faire, effrayé de l’assujettissement auquel dans la suite je
m’allais soumettre si je m’y livrais inconsidérément. (p. 141)
Eh comment pourrais-je garder les
mêmes sentiments pour ceux en qui je trouve le contraire de ce qui les fit
naître ? Je ne les hais point, parce que je ne saurais haïr ; mais je
ne puis me défendre du mépris qu’ils méritent ni m’abstenir de le leur
témoigner. (p. 142)
Convaincu par vingt ans
d’expérience que tout ce que la nature a mis d’heureuses dispositions dans mon
cœur est tourné par ma destinée et par ceux qui en disposent au préjudice de
moi-même ou d’autrui, je ne puis plus regarder une bonne œuvre qu’on me
présente à faire que comme un piège qu’on me tend et sous lequel est caché
quelque mal. (p. 142)
Hors d’état de bien faire et pour
moi-même et pour autrui, je m’abstiens d’agir ; et cet état, qui n’est
innocent que parce qu’il est forcé, me fait trouver une sorte de douceur à me
livrer pleinement sans reproche à mon penchant naturel. Je vais trop loin sans
doute, puisque j’évite les occasions d’agir, même où je ne vois que du bien à
faire. Mais certain qu’on ne me laisse pas voir les choses comme elles sont, je
m’abstiens de juger sur les apparences qu’on leur donne… (p. 143)
Une fois convaincu qu’il n’y a
que mensonge et fausseté dans les démonstrations grimacières qu’on me prodigue,
j’ai passé rapidement à l’autre extrémité : car quand on est une fois
sorti de son naturel, il n’y a plus de bornes qui nous retiennent. Dès lors je
me suis dégoûté des hommes, et ma volonté concourant avec la leur cet égard me
tient encore plus éloigné d’eux que font toutes leurs machines. (p. 144)
[…] chaque fois que je rentre en
moi je les trouve toujours à craindre.
L’orgueil peut-être se mêle encore à ces égarements, je me sens trop
au-dessus d’eux pour les haïr. Ils peuvent m’intéresser tout au plus jusqu’au
mépris, mais jamais jusqu’à la haine : enfin je m’aime trop moi-même pour
pouvoir haïr qui que soit. Ce serait resserrer, comprimer mon existence, et je
voudrais plutôt l’étendre sur tout l’univers. (p. 144)
[…] dans leurs rapports entre eux
ils peuvent encore m’intéresser et m’émouvoir comme les personnages d’un drame
que je verrais représenter. Il faudrait que mon être moral fût anéanti pour que
la justice me devînt indifférente. Le spectacle de l’injustice et de la
méchanceté me fait encore bouillir le sang de colère ; les actes de vertu
où je ne vois ni forfanterie ni ostentation me font toujours tressaillir de
joie et m’arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voie et
les apprécie moi-même… (p. 145)
Si j’étais resté libre, obscur,
isolé, comme j’étais fait pour l’être, je n’aurais fait que du bien : car
je n’ai dans le cœur le germe d’aucune passion nuisible. Si j’eusse été
invisible et tout-puissant comme Dieu, j’aurais été bienfaisant et bon comme
lui. C’est la force et la liberté qui
font les excellents hommes. La faiblesse et l’esclavage n’ont jamais fait que
des méchants. (p. 146)
Il n’y a qu’un seul point sur
lequel la faculté de pénétrer partout invisible m’eût pu faire chercher des
tentations auxquelles j’aurais mal résisté, et une fois entré dans ces voies
d’égarement, où n’eussé-je point été conduit par elles ? Ce serait bien mal connaître la nature et
moi-même que de me flatter que ces facilités ne m’auraient point séduit, ou que
la raison m’aurait arrêté dans cette fatale pente. Sûr de moi sur tout
autre article, j’étais perdu par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l’homme doit être au-dessus des
faiblesses de l’humanité, sans quoi cet excès de force ne servira qu’à le
mettre en effet au-dessous des autres et de ce qu’il eût été lui-même s’il fût
resté leur égal. (p. 147-148)
J’aurais donc tort de m’affecter
de la façon dont ils me voient : je n’y dois prendre aucun intérêt
véritable, car ce n’est pas moi qu’ils voient ainsi. (p. 148)
Le résultat que je puis tirer de
toutes ces réflexions est que je n’ai
jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation,
devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des
assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. Tant que
j’agis librement je suis bon et je ne fais que du bien ; mais sitôt que je sens le joug, soit de la
nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif, alors je suis
nul. (p. 148)
Lorsqu’il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point,
quoi qu’il arrive ; je ne fais pas non plus ma volonté, parce que je suis
faible. Je m’abstiens d’agir : car toute ma faiblesse est pour
l’action, toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d’omission,
rarement de commission. Je n’ai jamais
cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne
jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours clamée,
souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains.
Car pour eux, actifs, remuants,
ambitieux, détestant la liberté les uns des autres et n’en voulant point pour
eux-mêmes pourvu qu’ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu’ils
dominent celle d’autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur
répugne et n’omettent rien de servile
pour commander. Leur tort n’a donc pas été de m’écarter de la cité comme un
membre inutile, mais de m’en proscrire comme un membre pernicieux : car
j’ai peu fait de bien, je l’avoue, mais pour du mal, il n’en est entré dans ma
volonté de ma vie, et je doute qu’il y ait aucun homme au monde qui en ait
réellement moins fait que moi. (p. 149)
Septième
Promenade
[…] je n’ai plus d’autre règle de
conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. (p. 150)
[…] tous les jugements des hommes
étant désormais nuls pour moi, la sagesse même veut qu’en ce qui reste à ma
portée je fasse tout ce qui me flatte, soit en public, soit à-part-moi, sans
autre règle que ma fantaisie, et sans autre mesure que le peu de force qui
m’est resté. (p. 150)
[…] me voilà repris de cette
folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la
première fois, me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par cœur
tout le Regnum vegetabile de Murray et
de connaître toutes les plantes connues sur la terre. (p. 151)
Je ne cherche pas à justifier le
parti que je prends de suivre cette fantaisie, je la trouve très raisonnable,
persuadé que dans la position où je suis,
me livrer aux amusements qui me flattent est une grande sagesse, et même une
grande vertu : c’est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun
levain de vengeance ou de haine… (p. 152)
Oui, sans doute la raison me
permet, me prescrit même de me livrer à tout penchant qui m’attire et que rien
ne m’empêche de suivre, mais elle ne m’apprend pas pourquoi ce penchant
m’attire, et quel attrait je puis trouver à une vaine étude faite sans profit,
sans progrès, et qui, vieux radoteur déjà caduc et pesant, sans facilité, sans
mémoire me ramène aux exercices de la jeunesse et aux leçons d’un écolier. Or c’est une bizarrerie que je voudrais
m’expliquer ; il me semble que, bien éclaircie, elle pourrait jeter
quelque nouveau jour sur cette connaissance de moi-même à l’acquisition de
laquelle j’ai consacré mes derniers loisirs. (p. 152-153)
J’ai pensé quelquefois assez
profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et
comme par force : la rêverie me
délasse et m’amuse, la réflexion me fatigue et m’attriste ; penser fut
toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. Quelquefois mes
rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations
finissent par la rêverie, et durant ces
égarements mon âme erre et plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination
dans des extases qui passent toute autre jouissance.
Tant que je goûtai celle-là dans
toute sa pureté toute autre occupation me fut toujours insipide. Mais quand,
une fois jeté dans la carrière littéraire par des impulsions étrangères, je
sentis la fatigue du travail d’esprit et l’importunité d’une célébrité
malheureuse, je sentis en même temps languir et s’attiédir mes douces rêveries,
et bientôt forcé de m’occuper malgré moi
de ma triste situation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces chères extases qui durant cinquante ans
m’avaient tenu lieu de fortune et de gloire, et sans autre dépense que celle du
temps m’avaient rendu dans l’oisiveté le plus heureux des mortels. (p. 153)
J’avais même à craindre dans mes rêveries que mon
imagination effarouchée par mes malheurs ne tournât enfin de ce côté son
activité, et que le continuel sentiment de mes peines, me resserrant le
cœur par degrés, ne m’accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m’est naturel, me faisant
fuir toute idée attristante, imposa silence à mon imagination et, fixant mon attention sur les objets qui
m’environnaient me fit pour la première fois détailler le spectacle de la
nature, que je n’avais guère contemplé jusqu’alors qu’en masse et dans son
ensemble. (p. 153-154)
Mais vivifiée par la nature et
revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des
oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle
plein de vie, d’intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux
et son cœur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus
il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord. Une rêverie douce et
profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse
dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. (p. 154)
C’est ce qui m’arriva
naturellement quand mon cœur resserré par la détresse rapprochait et
concentrait tous ses mouvements autour de lui pour conserver ce reste de
chaleur prêt à s’évaporer et s’éteindre dans l’abattement où je tombais par
degré. J’errais nonchalamment dans les bois et dans les montagnes, n’osant
penser de peur d’attiser mes douleurs. Mon imagination qui se refuse aux objets
de peine laissait mes sens se livrer aux impressions légères mais douces des
objets environnants. […] Je pris goût à cette récréation des yeux, qui dans
l’infortune repose, amuse, distrait l’esprit et suspend le sentiment des
peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion et la rend plus
séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes
semblent se disputer à l’envi le droit de fixer notre attention. (p. 155)
On ne conçoit pas que organisation végétale puisse par elle-même
mériter quelque attention ; des gens qui passent leur vie arranger
savamment des coquilles se moquent de la botanique comme d’une étude inutile
quand on n’y joint pas, comme ils disent, celle des propriétés, c’est-à-dire
quand on n’abandonne pas l’observation de la nature qui ne ment point et qui ne
nous dit rien de tout cela, pour se livrer uniquement à l’autorité des hommes qui sont menteurs et qui affirment beaucoup de
choses qu’il faut croire sur une parole, fondée elle-même le plus souvent sur
l’autorité d’autrui. (p. 156)
Ces idées médicinales ne sont
assurément guère propres à rendre agréable l’étude de la botanique, elles
flétrissent l’émail des prés, l’éclat des fleurs, dessèchent la fraîcheur des
bocages, rendent la verdure et les ombrages insipides et dégoûtants ;
toutes ces structures charmantes et gracieuses intéressent fort peu quiconque
ne veut que piler tout cela dans un mortier, et l’on n’ira pas chercher des
guirlandes pour les bergères parmi des herbes pour les lavements. (p. 157)
Ces tournures d’esprit qui rapportent toujours tout à notre intérêt
matériel, qui font chercher partout du profit ou des remèdes, et qui
feraient regarder avec indifférence toute la nature si l’on se portait toujours
bien, n’ont jamais été les miennes. Je
me sens là-dessus tout à rebours des autres hommes : tout ce qui tient au
sentiment de mes besoins attriste et gâte mes pensées, et jamais je n’ai
trouvé de vrai charme aux plaisirs de l’esprit qu’en perdant tout à fait de vue
l’intérêt de mon corps. (p. 158-159)
D’ailleurs sans avoir eu jamais
grande constance à la médecine, j’en ai eu beaucoup à des médecins que
j’estimais, que j’aimais, et à qui je laissais gouverner ma carcasse avec
pleine autorité. Quinze ans d’expérience m’ont instruit à mes dépens ; rentré maintenant sous les seules lois de
la nature, j’ai repris par elle ma première santé. Quand les médecins
n’auraient point contre moi d’autres griefs, qui pourrait s’étonner de leur
haine ? Je suis la preuve vivante
de la vanité de tout art et de l’inutilité de leurs soins. (p. 159)
[…] jamais l’idée d’un bonheur particulier
n’a touché mon cœur que quand j’ai vu mes frères ne chercher le leur que dans
ma misère. Alors pour ne les pas haïr il
a bien fallu les fuir ; alors, me réfugiant chez la mère commune, j’ai
cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou comme ils
disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît
préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et
de haine. (p. 159-160)
[…] je ne puis plus comme autrefois me jeter tête baissée dans ce vaste
océan de la nature, parce que mes facultés affaiblies et relâchées ne trouvent
plus d’objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée pour s’y
attacher fortement et que je ne me sens
plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases.
(p. 160)
Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n’imaginant plus, pensant
encore moins, et cependant doué d’un tempérament vif qui m’éloigne de l’apathie
languissante et mélancolique, je commençai de m’occuper, de tout ce qui m’entourait, et par un
instinct fort naturel je donnai la préférence aux objets les plus agréables.
(p. 161)
Brillantes fleurs, émail des
prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure venez purifier mon
imagination salie par tous ces hideux objets. Mon âme morte à tous les grands mouvements ne peut plus s’affecter
que par des objets sensibles ; je n’ai plus que des sensations, et ce
n’est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m’atteindre ici-bas.
Attiré par les riants objets qui m’entourent, je les considère, je les
contemple, je les compare, j’apprends enfin à les classer et me voilà tout d’un
coup aussi botaniste qu’a besoin de l’être celui qui ne veut étudier la nature
que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de l’aimer. (p. 164)
Je ne cherche point à m’instruire : il est trop tard. D’ailleurs
je n’ai jamais vu que tant de science contribuât au bonheur de la vie. Mais je
cherche à me donner des amusements doux et simples que je puisse ajouter
sans peine et qui me distraient de mes
malheurs. (p. 164)
Les plantes semblent avoir été
semées avec profusion sur la terre comme les étoiles dans le ciel, pour inviter
l’homme par l’attrait du plaisir et de la curiosité à l’étude de la nature… (p.
165)
La botanique est l’étude d’un oisif et paresseux solitaire :
une pointe et une loupe sont tout l’appareil dont il a besoin pour les
observer. Il se promène, il erre
librement d’un objet à l’autre, il fait la revue de chaque fleur avec
intérêt et curiosité, et sitôt qu’il commence à saisir les lois de leur
structure il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s’il lui
en coûtait beaucoup. Il y a dans cette
oiseuse occupation un charme qu’on ne sent que dans le plein calme des passions
mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce… (p. 165)
[…] mais sitôt qu’on y mêle un
motif d’intérêt ou de vanité […] on ne veut plus savoir mais montrer qu’on
sait, et dans les bois on n’est que sur le théâtre du monde, occupé du soin de
s’y faire admirer […]. De là les haines, les jalousies, que la concurrence de
célébrité excite chez les botanistes auteurs autant et plus que chez les autres
savants. (p. 166)
Des dispositions bien différentes ont fait pour moi de cette étude une
espèce de passion qui remplit le vide de toutes celles que je n’ai plus. Je
gravis les rochers, les montagnes, je m’enfonce dans les vallons, dans les
bois, pour me dérober autant qu’il est
possible au souvenir des hommes et aux atteintes des méchants. Il me semble que sous les ombrages d’une
forêt je suis oublié, libre et paisible comme si je n’avais plus d’ennemis
ou que le feuillage des bois dût me garantir de leurs atteintes comme il les
éloigne de mon souvenir, et je m’imagine dans ma bêtise qu’en ne pensant point
à eux ils ne penseront point à moi. […] parvenu dans des lieux où je ne vois
nulles traces d’hommes, je respire plus à mon aise comme dans un asile où leur
haine ne me poursuit plus. (p. 166-167)
Je me hâtai d’écarter cette
triste idée et je finis par rire en moi-même et de ma vanité puérile et de la manière
comique dont j’en avais été puni. (p. 169)
Il n’y que la Suisse au monde qui
présente ce mélange de la nature sauvage et de l’industrie humaine. (p. 169)
[…] je soupai très-bien, dormis
mieux, et me levai le matin en parfaite santé, après avoir avalé la veille
quinze ou vingt grains de ce terrible Hippophœe,
qui empoisonne à très-petite dose, à ce que tout le monde me dit à Grenoble le
lendemain. Cette aventure me parut si plaisante que je ne me la rappelle jamais
sans rire de la singulière discrétion de M. l’avocat Bovier. (p. 171)
[…] maintenant que je ne peux
plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier et bientôt
il m’y transporte. Les fragments des plantes que j’y ai cueillies suffisent pour
me rappeler tout ce magnifique spectacle. (p. 172)
C’est la chaîne des idées
accessoires qui m’attache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon
imagination toutes les idées qui la flattent davantage. Les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos
qu’on trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à ma
mémoire. Elle me fait oublier les persécutions des hommes, leur haine, leur
mépris, leurs outrages, et tous les maux dont ils ont payé mon tendre et sincère
attachement pour eux. Elle me transporte
dans des habitations paisibles au milieu de gens simples et bons tels que ceux
avec qui j’ai vécu jadis. Elle me
rappelle et mon jeune âge et mes innocents plaisirs, elle m’en fait jouir
derechef, et me rend heureux bien souvent encore au milieu du plus triste sort
qu’ait subi jamais un mortel. (p. 172)
Huitième
Promenade
Les divers intervalles de mes
courtes prospérités ne m’ont laissé presqu’aucun souvenir agréable de la
manière intime et permanente dont elles m’ont affecté ; et au contraire
dans toutes les misères de ma vie, je me sentais constamment rempli de
sentiments tendres, touchants, délicieux, qui versant un baume salutaire sur
les blessures de mon cœur navré, semblaient en convertir la douleur en volupté,
et dont l’aimable souvenir me revient seul, dégagé de celui des maux que
j’éprouvais en même temps. (p. 173)
[…] les objets de l’estime des
hommes qui en méritent si peu par eux-mêmes, et qui font l’unique occupation
des gens que l’on croit heureux. (p. 174)
[…] j’étais tout entier à ce qui
m’était étranger et j’éprouvais dans la continuelle agitation de mon cœur toute
la vicissitude des choses humaines. Cette vie orageuse ne me laissait ni paix
au-dedans ni repos au-dehors. Heureux en apparence, je n’avais pas un sentiment
qui pût soutenir l’épreuve de la réflexion et dans lequel je pusse vraiment me
complaire. Jamais je n’étais parfaitement content ni d’autrui ni de moi-même.
Le tumulte du monde m’étourdissait la solitude m’ennuyait, j’avais sans cesse
besoin de changer de place et je n’étais bien nulle part. (p. 174)
[…] j’aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d’être aucun
de ces gens-là dans toute leur prospérité. Réduit à moi seul, je me
nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas et je
me suffis à moi-même, quoique je rumine pour ainsi dire à vide et que mon
imagination tarie et mes idées éteintes ne fournissent plus d’aliments à mon
cœur. Mon âme offusquée, obstruée par mes organes, s’affaisse de jour en jour et
sous le poids de ces lourdes masses n’a plus assez de vigueur pour s’élancer
comme autrefois hors de sa vieille enveloppe. (p. 175)
C’est à ce retour sur nous-mêmes
que nous force l’adversité, et c’est peut-être là ce qui la rend le plus
insupportable à la plupart des hommes. (p. 175)
Cette découverte nouvelle me
bouleversa. L’infamie et la trahison me surprirent au dépourvu. Quelle âme
honnête est préparée à de tels genres de peines ? Il faudrait les mériter
pour les prévoir. Je tombai dans tous les pièges qu’on creusa sous mes pas,
l’indignation, la fureur, le délire s’emparèrent de moi, je perdis la
tramontane… (p. 176)
Comment vivre heureux et
tranquille dans cet état affreux ? J’y suis pourtant encore et plus
enfoncé que jamais, et j’y ai retrouvé le calme et la paix et j’y vis heureux et
tranquille… (p. 176)
Comment s’est fait ce
passage ? Naturellement insensiblement et sans peine. La première surprise
fut épouvantable. […] Après m’être long-tems tourmenté sans succès, il fallut
bien prendre haleine. Cependant j’espérais toujours, je me disais : Un aveuglement si stupide, une si absurde
prévention ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens
qui ne partagent pas le délire, il y a des âmes justes qui détestent la
fourberie et les traîtres. [… ] J’ai
cherché vainement, je ne l’ai point trouvé. (p. 177)
C’est dans cet état déplorable
qu’après de longues angoisses, au lieu du désespoir qui semblait devoir être
enfin mon, partage, j’ai retrouvé la sérénité, la tranquillité, la paix, le
bonheur même… (p. 178)
D’où vient cette
différence ? D’une seule chose ; c’est que j’ai appris à porter le joug de la nécessité sans murmure. […]
Pressé de tous côtés je demeure en équilibre, parce que je ne m’attache plus à
rien, je ne m’appuie que sur moi. (p. 178)
[…] souvent les jugements du public sont équitables, mais je ne voyais pas
que cette équité même était l’effet du hasard, que les règles sur
lesquelles les hommes fondent leurs opinions ne sont tirées que de leurs passions ou de leurs préjugés qui en sont
l’ouvrage et que, lors même qu’ils
jugent bien, souvent encore ces bons jugements naissent d’un mauvais principe,
comme lorsqu’ils feignent d’honorer en quelque succès le mérite d’un homme, non
par esprit de justice mais pour se donner un air impartial en calomniant tout à
leur aise le même homme sur d’autres points. (p. 178-179)
[…] quand après avoir vainement cherché un homme il fallut éteindre
enfin ma lanterne et m’écrier : Il n’y en a plus ; alors je commençai
à me voir seul sur la terre, et je compris que mes contemporains n’étaient par rapport à moi que des êtres mécaniques
qui n’agissaient que par impulsion et dont je ne pouvais calculer l’action
que par les lois du mouvement. (p. 179)
Dans tous les maux qui nous
arrivent, nous regardons plus à l’intention qu’à l’effet. (p. 180)
L’homme sage qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que
les coups de l’aveugle nécessité n’a point ces agitations insensées ; il
crie dans sa douleur mais sans emportement, sans colère ; il ne sent
du mal dont il est la proie que l’atteinte matérielle, et les coups qu’il
reçoit ont beau blesser sa personne, pas un n’arrive jusqu’à son cœur. (p. 180)
Que je devais regarder tous les
détails de ma destinée comme autant d’actes d’une pure fatalité où je ne devais
supposer ni direction, ni intention, ni cause morale, qu’il fallait m’y
soumettre sans raisonner et sans regimber, parce que cela était inutile, que
tout ce que j’avais à faire encore sur la terre étant de m’y regarder comme un
être purement passif, je ne devais point user à résister inutilement à ma
destinée la force qui me restait pour la supporter. Voilà ce que je me disais.
(p. 181)
[…] un innocent persécuté prend longtemps pour un pur amour de la justice
l’orgueil de son petit individu. Mais aussi la véritable source, une fois
bien connue, est facile à tarir ou du moins à détourner. L’estime de soi-même est le plus grand mobile des âmes fières,
l’amour-propre, fertile en illusions, se déguise et se fait prendre pour cette
estime, mais quand la fraude enfin se découvre et que l’amour-propre ne
peut plus se cacher, dès lors il n’est plus à craindre et quoiqu’on l’étouffe
avec peine on le subjugue au moins aisément. (p. 181-182)
[…] il commença par se révolter
contre l’injustice mais il a fini par la dédaigner. En se repliant sur mon âme,
en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant, en renonçant aux
comparaisons, aux préférences, il s’est contenté que je fusse bon pour
moi ; alors, redevenant amour de
moi-même il est rentré dans l’ordre de la nature et m’a délivré du joug de
l’opinion. (p. 182)
De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauraient
changer mon être, et malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes
intrigues, je continuerai, quoi qu’ils
fassent, d’être en dépit d’eux ce que je suis. (p. 183)
Ces maux sont grands, mais ils
ont perdu sur moi toute leur force depuis que j’ai su les supporter sans m’en
irriter. (p. 183)
Tous les autres vieillards
s’inquiètent de tout, moi je ne m’inquiète de rien, quoi qu’il puisse arriver tout m’est indifférent, et cette indifférence
n’est pas l’ouvrage de ma sagesse, elle est celui de mes ennemis et devient
une compensation des maux qu’ils me font. En
me rendant insensible à l’adversité ils m’ont fait plus de bien que s’ils
m’eussent épargné ses atteintes. En ne l’éprouvant pas je pourrais toujours la
craindre, au lieu qu’en la subjuguant je ne la crains plus. (p. 184)
Je passe les trois quarts de ma
vie ou occupé d’objets instructifs et même agréables auxquels je livre avec
délices mon esprit et mes sens, ou avec les enfants de mes fantaisies que j’ai
créés selon mon cœur et dont le commerce en nourrit les sentiments, ou avec moi
seul, content de moi-même et déjà plein du bonheur que je sens m’être dû. En
tout ceci l’amour de moi-même fait toute l’œuvre, l’amour-propre n’y entre pour
rien. (p. 185)
Dominé par mes sens quoi que je
puisse faire, je n’ai jamais su résister à leurs impressions, et tant que
l’objet agit sur eux mon cœur ne cesse d’en être affecté, mais ces affections
passagères ne durent qu’autant que la sensation qui les cause. (p. 186)
Cette action de mes sens sur mon cœur fait le seul tourment de ma vie.
Les jours où je ne vois personne, je
ne pense plus à ma destinée, je ne la sens plus, je ne souffre plus, je suis heureux et content sans diversion sans obstacle.
Mais j’échappe rarement à quelque atteinte sensible, et lorsque j’y pense le moins, un geste, un regard sinistre que
j’aperçois, un mot envenimé que j’entends, un malveillant que je rencontre suffit
pour me bouleverser. Tout ce que je puis faire en pareil cas est d’oublier
bien vite et de fuir. Le trouble de mon
cœur disparaît avec l’objet qui l’a causé et je rentre dans le calme aussitôt
que je suis seul. (p. 187)
Je loge au milieu de Paris. En
sortant de chez moi je soupire après la campagne et la solitude, mais il faut
l’aller chercher si loin qu’avant de pouvoir respirer à mon aise je trouve en
mon chemin mille objets qui me serrent le cœur, et la moitié de la journée se
passe en angoisses avant que j’aie atteint l’asile que je vois chercher. (p.
187)
Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités ces mêmes promenades solitaires qui me sont
aujourd’hui si délicieuses m’étaient insipides et ennuyeuses. Quand j’étais
chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice et de respirer
le grand air me faisait souvent sortir seul, et m’échappant comme un voleur je
m’allais promener dans le parc ou dans la campagne, mais loin d’y trouver le
calme heureux que j’y goûte aujourd’hui,
j’y portais l’agitation des vaines idées qui m’avoient occupé dans le salon ;
le souvenir de la compagnie que j’y avais laissée m’y suivait. Dans la solitude, les vapeurs de
l’amour-propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des
bosquets et troublaient la paix de la retraite. J’avais beau fuir au fond
des bois, une foule importune m’y suivait partout et voilait pour moi toute la
nature. Ce n’est qu’après m’être détaché
des passions sociales et de leur triste cortège que je l’ai retrouvée avec tous
ses charmes. (p. 188)
C’est mon naturel ardent qui m’agite, c’est mon naturel indolent qui
m’apaise. Je cède à toutes les impulsions présentes, tout choc me donne un
mouvement vif et court ; sitôt qu’il n’y a plus de choc, le mouvement
cesse, rien de communiqué ne peut se prolonger en moi. Tous les événements de
la fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prise sur un homme ainsi
constitué. (p. 189)
Je suis ce qu’il plaît aux hommes
tant qu’ils peuvent agir sur mes sens ; mais au premier instant de relâche, je redeviens ce que la nature a voulu,
c’est là, quoi qu’on puisse faire mon état le plus constant et celui par
lequel en dépit de la destinée je goûte
un bonheur pour lequel je me sens constitué. (p. 190)
Neuvième
Promenade
Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour
l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien
d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes, et nul ne peut
s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets
de félicité pour cette vie sont des chimères. (p. 191)
[…] ne faisons pas des projets
pour l’enchaîner, car ces projets là sont de pures folies. (p. 191)
Le bonheur n’a point d’enseigne
extérieure ; pour le connaître il faudrait lire dans le cœur de l’homme
heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien,
dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui
l’aperçoit. (p. 191-192)
L’article le plus long et le plus
recherché de cette pièce roulait sur le plaisir que prenait madame Geoffrin à
voir les enfants et à les faire causer. L’auteur tirait avec raison de cette
disposition une preuve de bon naturel. Mais il ne s’arrêtait pas là et il accusait
décidément de mauvais naturel et de méchanceté tous ceux qui n’avoient pas le
même goût, au point de dire que si l’on interrogeait là-dessus ceux qu’on mène
au gibet ou à la roue tous conviendraient qu’ils n’avoient pas aimé les enfants.
(p. 192)
J’avais mis mes enfants aux
Enfants-Trouvés, c’en était assez pour m’avoir travesti en père dénaturé, et de
là, en étendant et caressant cette idée, on en avait peu-à-peu tiré la
conséquence évidente que je haïssais les enfants. (p. 193)
Mais quand en vieillissant j’ai
vu que ma figure caduque les inquiétait, je me suis abstenu de les importuner, et
j’ai mieux aimé me priver d’un plaisir que de troubler leur joie et content
alors de me satisfaire en regardant leurs jeux et tous leurs petits manèges,
j’ai trouvé le dédommagement de mon sacrifice dans les lumières que ces
observations m’ont fait acquérir sur les premiers et vrais mouvements de la nature auxquels tous nos savants ne connaissent
rien. (p. 195)
Je n’eus jamais ni présence
d’esprit ni facilité de parler ; mais depuis mes malheurs ma langue et ma
tête se sont de plus en plus embarrassées. L’idée et le mot propre m’échappent
également, et rien n’exige un meilleur discernement et un choix d’expression
plus justes que les propos qu’on tient aux enfants. (p. 196)
Les enfants n’aiment pas la
vieillesse, l’aspect de la nature défaillante est hideux à leurs yeux, leur
répugnance que j’aperçois me navre et j’aime mieux m’abstenir de les caresser
que de leur donner de la gêne ou du dégoût. Ce motif qui n’agit que sur des
âmes vraiment aimantes est nul pour tous nos docteurs et doctoresses. (p. 196)
Mais pour moi ce plaisir est pis
que nul, il est négatif quand il n’est pas partagé, et je ne suis plus dans la
situation ni dans l’âge où je voyais le petit cœur d’un enfant s’épanouir avec
le mien. (p. 196-197)
[…] si je pouvais voir encore
dans quelques yeux la joie et le contentement d’être avec moi, de combien de
maux et de peines ne me dédommageraient pas ces courts mais doux épanchements
de mon cœur ? Ah ! je ne serais pas obligé de chercher parmi les
animaux le regard de la bienveillance qui m’est désormais refusé parmi les
humains. (p. 197)
Il y a compensation à tout. Si mes plaisirs sont rares et courts, je
les goûte aussi plus vivement quand ils viennent que s’ils m’étaient plus
familiers ; je les rumine pour ainsi dire par de fréquents souvenirs, et
quelque rares qu’ils soient, s’ils étaient purs et sans mélange je serais plus
heureux peut-être que dans ma prospérité. Dans l’extrême misère on se trouve
riche de peu. (p. 199)
Tandis que la gouvernante
hésitait et disputait, j’appelai l’oublieur et je lui dis : faites tirer
toutes ces demoiselles chacune à son tour et je vous paierai le tout. Ce mot
répandit dans toute la troupe une joie qui seule eût plus que payé ma bourse
quand je l’aurais toute employée à cela. (p. 200)
Au moyen de cette prévoyance, il
y eut tout près d’une centaine d’oublies distribués, quoique les jeunes filles
ne tirassent chacune qu’une seule fois, car là-dessus je fus inexorable, ne
voulant ni favoriser des abus ni marquer des préférences qui produiraient des
mécontentements. Ma femme insinua à celles qui avoient de bons lots d’en faire
part à leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque égal et la
joie plus générale. (p. 201)
La fête au reste ne fut pas
ruineuse, pour trente sous qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de
cent écus de contentement. Tant il est
vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est
plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à la même
place à la même heure, espérant d’y rencontrer encore la petite troupe, mais
cela n’est plus arrivé. (p. 202)
On vendait là des pains d’épice.
Un jeune homme de la compagnie s’avisa d’en acheter pour les lancer l’un après
l’autre au milieu de la foule, et l’on prit tant de plaisir à voir tous ces
manants se précipiter, se battre, se renverser pour en avoir, que tout le monde
voulut se donner le même plaisir. Et pains d’épice de voler à droite et à
gauche, et filles et garçons de courir, de s’entasser et s’estropier, cela
paraissait charmant à tout le monde. Je fis comme les autres par mauvaise
honte, quoique en dedans je ne m’amusasse pas autant qu’eux. (p. 202-203)
J’aperçus entre autres cinq ou
six Savoyards autour d’une petite fille qui avait encore sur son éventaire une
douzaine de chétives pommes dont elle aurait bien voulu se débarrasser. Les
Savoyards de leur côté auraient bien voulu l’en débarrasser, mais ils n’avoient
que deux ou trois liards à eux tous et ce n’était pas de quoi faire une grande
brèche aux pommes. Cet éventaire était pour eux le jardin des Hespérides, et la
petite fille était le dragon qui les gardait. Cette comédie m’amusa
longtemps ; j’en fis enfin le dénouement en payant les pommes à la petite
fille et les lui faisant distribuer aux petits garçons. J’eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un cœur
d’homme, celui de voir la joie unie avec l’innocence de l’âge se répandre tout
autour de moi. (p. 204)
[…] je sentais avec satisfaction
la différence qu’il y a des goûts sains et des plaisirs naturels à ceux que
fait naître l’opulence, et qui ne sont guère
que des plaisirs de moquerie et des goûts exclusifs engendrés par le mépris.
Car quelle sorte de plaisir pouvait-on
prendre à voir des troupeaux d’hommes avilis par la misère s’entasser, s’estropier brutalement pour s’arracher
avidement quelques morceaux de pains d’épice foulés aux pieds et couverts
de boue ? (p. 204)
[…] quand j’ai bien réfléchi sur
l’espèce de volupté que je goûtais dans ces sortes d’occasions, j’ai trouvé
qu’elle consistait moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir
de voir des visages contents. (p. 204)
Mais à Genève et en Suisse, où le
rire ne s’évapore pas sans cesse en folles malignités, tout respire le
contentement et la gaieté dans les fêtes, la misère n’y porte point son hideux
aspect. Le faste n’y montre pas non plus son insolence. Le bien-être, la
fraternité, la concorde y disposent les cœurs à s’épanouir, et souvent dans les
transports d’une innocente joie les inconnus s’accostent, s’embrassent et
s’invitent à jouir de concert des plaisirs du jour. Pour jouir moi-même de ces aimables fêtes, je n’ai pas besoin d’en
être, il me suffit de les voir ; en les voyant, je les partage ; et
parmi tant de visages gais, je suis bien
sûr qu’il n’y a pas un cœur plus gai que le mien. (p. 205)
La joie innocente est la seule
dont les signes flattent mon cœur. Ceux de la cruelle et moqueuse joie le navrent
et l’affligent quoiqu’elle n’ait nul rapport à moi. (p. 205)
Ceux de douleur et de peine me
sont encore plus sensibles, au point qu’il m’est impossible de les soutenir
sans être agité moi-même d’émotions peut-être encore plus vives que celles
qu’ils représentent. L’imagination renforçant la sensation m’identifie avec
l’être souffrant et me donne souvent plus d’angoisse qu’il n’en sent lui-même.
(p. 206)
Toujours trop affecté des objets
sensibles et surtout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de
bienveillance ou d’aversion, je me laisse entraîner par ces impressions
extérieures sans pouvoir jamais m’y dérober autrement que par la fuite. Un
signe, un geste, un coup d’œil d’un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs
ou calmer mes peines je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de là je
suis le jouet de tous ceux qui m’entourent. (p. 206)
[…]je ne puis mettre le pied dans
la rue sans m’y voir entouré d’objets déchirants ; je me hâte de gagner à
grands pas la campagne ; sitôt que je vois la verdure, je commence à
respirer. Faut-il s’étonner si j’aime la solitude ? Je ne vois
qu’animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours. (p. 207)
Depuis lors je me promène avec
moins de plaisir du côté des Invalides, cependant, comme mes sentiments pour
eux ne dépendent pas des leurs pour moi, je ne vois jamais sans respect et sans
intérêt ces anciens défenseurs de leur patrie : mais il m’est bien dur de
me voir si mal payé de leur part de la justice que je leur rends. (p. 209)
Je profitai de cet incognito pour
converser quelques moments avec un homme et je sentis à la douceur que j’y
trouvais combien la rareté des plaisirs les plus communs est capable d’en
augmenter le prix. (p. 210)
Cette fois, après avoir quitté
mon vieux invalide, je me consolai bientôt en pensant que j’aurais pour ainsi
dire agi contre mes propres principes en
mêlant aux choses honnêtes un prix d’argent qui dégrade leur noblesse et
souille leur désintéressement. Il faut s’empresser de secourir ceux qui en
ont besoin, mais dans le commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance naturelle et l’urbanité faire chacune leur
œuvre, sans que jamais rien de vénal et de mercantile ose approcher d’une
si pure source pour la corrompre ou pour l’altérer. (p. 210)
Les petites privations s’endurent sans peine, quand le cœur est mieux
traité que le corps. (p. 211)
Dixième
Promenade
[…] dans la simplicité de mœurs
que l’éducation m’avait donnée, je vis long-tems prolonger pour moi cet état
délicieux mais rapide, où l’amour et l’innocence habitent le même cœur. (p.
213)
Quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble !
Nous en avons passés de tels, mais
qu’ils ont été courts et rapides, et quel destin les a suivis ! Il n’y
a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je
fus moi pleinement, sans mélange, et sans obstacle, et où je puis véritablement dire avoir vécu. (p. 213)
Mais durant ce petit nombre
d’années, aimé d’une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce
que je voulais être, et par l’emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses
leçons et de son exemple, je sus donner
à mon âme, encore simple et neuve, la forme qui lui convenait davantage, et
qu’elle a gardée toujours. Le goût de la solitude et de la contemplation naquit
dans mon cœur avec les sentiments expansifs et tendres faits pour être son
aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les étouffent, le calme et la
paix les raniment et les exaltent. J’ai
besoin de me recueillir pour aimer. (p. 214)
J’engageai Maman à vivre à la
campagne. Une maison isolée au penchant d’un vallon fut notre asile, et c’est
là que dans l’espace de quatre ou cinq ans j’ai joui d’un siècle de vie, et
d’un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce que mon sort présent
a d’affreux. (p. 214)
Je ne pouvais souffrir
l’assujettissement, j’étais parfaitement libre et mieux que libre, car
assujetti par mes seuls attachements, je ne faisais que ce que je voulais
faire. (p. 214)