« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 15 juillet 2023

À l'ombre des jeunes filles en fleurs, de Marcel Proust : la vraie vie par l’approfondissement solitaire du souvenir.

[…] il a au contraire dans mon souvenir, ce salon composite, une cohésion, une unité, un charme individuel que n’ont jamais même les ensembles les plus intacts que le passé nous a légués, ni les plus vivants où se marque l’empreinte d’une personne ; car nous seuls pouvons, par la croyance qu’elles ont une existence à elles, donner à certaines choses que nous voyons une âme qu’elles gardent ensuite et qu’elles développent en nous. (I, p. 531)

Tout cela avait causé pour moi du plaisir, mais ce plaisir m’était resté caché ; il était de ces visiteurs qui attendent, pour nous faire savoir qu’ils sont là, que les autres nous aient quitté, que nous soyons seuls. Alors nous les apercevons, nous pouvons leur dire : je suis tout à vous, et les écouter. Quelquefois entre le moment où ces plaisirs sont entrés en nous et le moment où nous pouvons y rentrer nous-même, il s’est écoulé tant d’heures, nous avons vu tant de gens dans l’intervalle que nous craignons qu’ils ne nous aient pas attendus. Mais ils sont patients, ils ne se lassent pas et dès que tout le monde est parti nous les trouvons en face de nous. Quelquefois c’est nous alors qui sommes si fatigués qu’il nous semble que nous n’aurons plus dans notre pensée défaillante assez de force pour retenir ces souvenirs, ces impressions, pour qui notre moi fragile est le seul lieu habitable, l’unique mode de réalisation. Et nous le regretterions, car l’existence n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident de la vie devient un ressort romanesque. Tout un promontoire du monde inaccessible surgit alors de l’éclairage du songe et entre dans notre vie,… (II, p. 220)

Pour le plaisir, je ne le connus naturellement qu’un peu plus tard, quand, rentré à l’hôtel, resté seul, je fus redevenu moi-même. Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est « condamnée » tant qu’on voit du monde. (p. 226-227)


1/ L’angoisse que le narrateur passe lors sa première nuit au Grand-Hôtel de Balbec, au début de la deuxième partie, fait écho à celle, si célèbre, qui l’étreint au début de Du côté de chez Swann, alors qu’il attend avec anxiété le baiser de sa mère, retenue tard dans la soirée par la présence de Swann. Si d’aucuns trouvent parfois ridicule, exagéré, quelque peu puéril, le développement si étendu que Proust lui consacre au début de son grand-œuvre, et le tournent quelque peu en dérision, la démarche de Proust est manifestement plus compréhensible et explicite dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs lorsque cette angoisse nocturne se répète sous une autre forme, ici l’angoisse de coucher dans une chambre inconnue. Le narrateur, dans sa constante investigation de la vérité, finit par émettre une intéressante hypothèse qui apporte un autre éclairage à ces deux épisodes que l’on pourrait hâtivement considérer comme puérils : c’est d’abord et avant tout son angoisse face à la mort, et en particulier celle de sa mère et sa grand-mère que Proust a tant aimées, et déjà mortes lorsque Proust écrivit ces pages. Lors de son départ de Paris pour Balbec qui marque sa première véritable séparation avec sa mère, cette idée de la mort est également sous-jacente, puisque l’absence de sa mère, et la progressive accoutumance à cette absence, sont pour lui assimilables à sa mort future, événement qu’il redoute par-dessus tout.

Pour la première fois je sentais qu’il était possible que ma mère vécût sans moi, autrement que pour moi, d’une autre vie. Elle allait habiter de son côté avec mon père à qui peut-être elle trouvait que ma mauvaise santé, ma nervosité, rendaient l’existence un peu compliquée et triste. Cette séparation me désolait davantage parce que je me disais qu’elle était probablement pour ma mère le terme des déceptions successives que je lui avais causées, qu’elle m’avait tues et après lesquelles elle avait compris la difficulté de vacances communes ; et peut-être aussi le premier essai d’une existence à laquelle elle commençait à se résigner pour l’avenir, au fur et à mesure que les années viendraient pour mon père et pour elle, d’une existence où je la verrais moins, où, ce qui même dans mes cauchemars ne m’était jamais apparu, elle serait déjà pour moi un peu étrangère, une dame qu’on verrait rentrer seule dans une maison où je ne serais pas, demandant au concierge s’il n’y avait pas de lettres de moi. (II, p. 9)

Peut-être cet effroi que j’avais — qu’ont tant d’autres — de coucher dans une chambre inconnue, peut-être cet effroi n’est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré qu’opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d’un avenir où elles ne figurent pas ; refus qui était au fond de l’horreur que m’avait fait si souvent éprouver la pensée que mes parents mourraient un jour, que les nécessités de la vie pourraient m’obliger à vivre loin de Gilberte, ou simplement à me fixer définitivement dans un pays où je ne reverrais plus jamais mes amis ; refus qui était encore au fond de la difficulté que j’avais à penser à ma propre mort ou à une survie comme celle que Bergotte promettait aux hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se résignaient pas à l’idée de ne plus être et ne voulaient pour moi ni du néant, ni d’une éternité où ils ne seraient plus. (p. 30-31)

Car ma raison savait que l’habitude — l’habitude qui allait assumer maintenant l’entreprise de me faire aimer ce logis inconnu, de changer de place la glace, la nuance des rideaux, d’arrêter la pendule — se charge aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui nous avaient déplu d’abord, de donner une autre forme aux visages, de rendre sympathique le son d’une voix, de modifier l’inclination des cœurs. Certes ces amitiés nouvelles pour des lieux et des gens ont pour trame l’oubli des anciennes ; mais justement ma raison pensait que je pouvais envisager sans terreur la perspective d’une vie où je serais à jamais séparé d’êtres dont je perdrais le souvenir, et c’est comme une consolation qu’elle offrait à mon cœur une promesse d’oubli qui ne faisait au contraire qu’affoler son désespoir. Ce n’est pas que notre cœur ne doive éprouver lui aussi, quand la séparation sera consommée, les effets analgésiques de l’habitude ; mais jusque-là il continuera de souffrir. Et la crainte d’un avenir où nous serons enlevés la vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s’accroît si à la douleur d’une telle privation nous pensons que s’ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indifférent ; car alors notre moi serait changé, ce ne serait plus seulement le charme de nos parents, de notre maîtresse, de nos amis, qui ne serait plus autour de nous, mais notre affection pour eux ; elle aurait été si parfaitement arrachée de notre cœur dont elle est aujourd’hui une notable part, que nous pourrions nous plaire à cette vie séparée d’eux dont la pensée nous fait horreur aujourd’hui ; ce serait donc une vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent et jusqu’à l’amour duquel ne peuvent s’élever les parties de l’ancien moi condamnées à mourir. Ce sont elles — même les plus chétives, comme les obscurs attachements aux dimensions, à l’atmosphère d’une chambre — qui s’effarent et refusent, en des rébellions où il faut voir un mode secret, partiel, tangible et vrai de la résistance à la mort, de la longue résistance désespérée et quotidienne à la mort fragmentaire et successive telle qu’elle s’insère dans toute la durée de notre vie, détachant de nous à chaque moment des lambeaux de nous-même sur la mortification desquels des cellules nouvelles multiplieront. (p. 31-32)

[…] l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur œuvre double) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible. (p. 32)

 

2/ La Recherche est, cela est bien connu, une œuvre dans laquelle Proust, entre autres, mais peut-être d’abord et avant tout, cherche à vaincre la mort en immortalisant sa vie, mais surtout celles de cette mère et grand-mère pour qui il a éprouvé un si grand amour, dont il redoute tant la mort au moment du récit, et dont il ressent sans doute le chagrin, le manque lié à leur perte lors de l’écriture. Une conversation entre le baron de Charlus et Mme de Villeparisis, à propos des relations entre Mme de Sévigné et sa fille, semble révéler en creux l’amour, le manque poignant que ressentit peut-être Proust en les écrivant, de ces personnes qui lui furent si chères et dont il est séparé à jamais par la mort.

À Mme de Villeparisis qui le priait de décrire pour ma grand-mère un château où avait séjourné Mme de Sévigné, ajoutant qu’elle voyait un peu de littérature dans ce désespoir d’être séparée de cette ennuyeuse Mme de Grignan :

« Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C’était de reste une époque où ces sentiments-là étaient bien compris. L’habitant du Monomopata de La Fontaine, courant chez son ami qui lui est apparu un peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus grand des maux est l’absence de l’autre pigeon, vous semblent peut-être, ma tante, aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant pas attendre le moment où elle sera seule avec sa fille. C’est si beau ce qu’elle dit quand elle la quitte : Cette séparation me fait une douleur à l’âme que je sens comme un mal du corps. Dans l’absence on est libéral des heures. On avance dans un temps auquel on aspire” ».

Ma grand-mère était ravie d’entendre parler de ces Lettres exactement de la façon qu’elle eût fait. Elle s’étonnait qu’un homme pût les comprendre si bien. Elle trouvait à M. de Charlus des délicatesses, une sensibilité féminines. Nous nous dîmes plus tard, quand nous fûmes seuls et parlâmes tous les deux de lui, qu’il avait dû subir l’influence profonde d’une femme, sa mère, ou plus tard sa fille s’il avait des enfants. Moi je pensai : « Une maîtresse » en me reportant à l’influence que celle de Saint-Loup me semblait avoir eue sur lui et qui me permettait de me rendre compte à quel point les femmes avec lesquelles ils vivent affinent les hommes.

« Une fois près de sa fille elle n’avait probablement rien à lui dire, répondit Mme de Villeparisis.

— Certainement si ; fût-ce de ce qu’elle appelait “choses si légères qu’il n’y a que vous et moi qui les remarquions”. Et en tous cas, elle était près d’elle. Et La Bruyère nous dit que c’est tout : “Être près des gens qu’on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est égal”. Il a raison ; c’est le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d’une voix mélancolique ; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée qu’on le goûte bien rarement ; Mme de Sévigné a été en somme moins à plaindre que d’autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de celle qu’elle aimait.

— Tu oublies que ce n’était pas de l’amour, c’était de sa fille qu’il s’agissait.

— Mais l’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime », reprit-il d’un ton compétent, péremptoire et presque tranchant, « c’est d’aimer. Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup plus justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans Phèdre, que les banales relations que le jeune Sévigné avait avec ses maîtresses. De même l’amour de tel mystique pour Dieu. Les démarcations trop étroites que nous traçons autour de l’amour viennent seulement de notre grande ignorance de la vie. (p. 121-122)

 

Le personnage de la grand-mère du narrateur, si présent dans la deuxième partie de ce deuxième volume de La Recherche, n’est bien sûr pas à confondre entièrement avec celle de son auteur, qui y a mêlé des éléments tenant à la fois de ses propres mère et grand-mère. Difficile néanmoins de ne pas s’attendrir, de ne pas ressentir l’affection communicative que Proust ressent envers elle à travers les descriptions qu’il lui consacre, où se font jour sa bonté, sa patience, son amour pour son petit-fils. Ces qualités se manifestent notamment dans sa manière de calmer, d’atténuer avec patience et une tendre ironie les angoisses nocturnes du narrateur à Balbec que nous avions évoquées plus haut, et renvoient à celles de sa mère dans Du côté de chez Swann.

Des détails qui semblent a priori anecdotiques auront par ailleurs leur importance capitale lors de leur résurgence dans les volumes suivants, suivant le célèbre schéma de la mémoire involontaire immortalisé par la madeleine : l’acte de se déchausser à Balbec, associé à sa grand-mère lui venant en aide lors de sa première nuit en cette ville, réveillera de manière déchirante le chagrin du narrateur dans Le Côté de Guermantes ; la serviette empesée de l’hôtel réapparaîtra de nouveau dans la soirée décisive dans Le Temps retrouvé. Et c’est finalement à travers son grand roman que Proust parvient à accomplir « l’éternité des âmes et leur future réunion » (II, p. 87) et à vaincre d’une certaine manière la mort qui a emporté les deux êtres qui lui furent le plus chers.

j’en étais inquiet à cause de la tristesse de ma grand-mère que je craignais beaucoup plus que ma souffrance. Mais en même temps mon corps, soit qu’il fût trop faible pour garder seul le secret de celle-ci, soit qu’il redoutât que dans l’ignorance du mal imminent on exigeât de moi quelque effort qui lui eût été impossible ou dangereux, me donnait le besoin d’avertir ma grand-mère de mes malaises avec une exactitude où je finissais par mettre une sorte de scrupule physiologique. Apercevais-je en moi un symptôme fâcheux que je n’avais pas encore discerné, mon corps était en détresse tant que je ne l’avais pas communiqué à ma grand-mère. Feignait-elle de n’y prêter aucune attention, il me demandait d’insister. Parfois j’allais trop loin ; et le visage aimé, qui n’était plus toujours aussi maître de ses émotions qu’autrefois, laissait paraître une expression de pitié, une contraction douloureuse. Alors mon cœur était torturé par la vue de la peine qu’elle avait ; comme si mes baisers eussent dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à ma grand-mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais dans ses bras. (I, p. 487)

Je regardais ensuite sans me lasser son grand visage découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la tendresse. Et tout ce qui recevait encore, si faiblement que ce fût, un peu de ses sensations, tout ce qui pouvait ainsi être dit encore à elle, en était aussitôt si spiritualisé, si sanctifié que de mes paumes je lissais ses beaux cheveux à peine gris avec autant de respect, de précaution et de douceur que si j’y avais caressé sa bonté. Elle trouvait un tel plaisir dans toute peine qui m’en épargnait une, et dans un moment d’immobilité et de calme pour mes membres fatigués quelque chose de si délicieux, que quand, ayant vu qu’elle voulait m’aider à me coucher et me déchausser, je fis le geste de l’en empêcher et de commencer à me déshabiller moi-même, elle arrêta d’un regard suppliant mes mains qui touchaient aux premiers boutons de ma veste et de mes bottines.

— Oh, je t’en prie, me dit-elle. C’est une telle joie pour ta grand-mère. Et surtout ne manque pas de frapper au mur si tu as besoin de quelque chose cette nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison est très mince. D’ici un moment quand tu seras couché fais-le, pour voir si nous nous comprenons bien. (II, p. 29)

[…] quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques, comme dans les hublots d’une cabine de navire, la mer nue, sans ombrages et pourtant à l’ombre sur une moitié de son étendue que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui s’élançaient l’un après l’autre comme des sauteurs sur un tremplin. À tous moments, tenant à la main la serviette raide et empesée où était écrit le nom de l’hôtel et avec laquelle je faisais d’inutiles efforts pour me sécher, je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d’émeraude çà et là polie et translucide, lesquelles avec une placide violence et un froncement léonin laissaient s’accomplir et dévaler l’écoulement de leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage. Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin comme au carreau d’une diligence dans laquelle on a dormi, pour voir si pendant la nuit s’est rapprochée ou éloignée une chaîne désirée… (p. 33)

Une fois je lui dis : « Sans toi je ne pourrais pas vivre. — Mais il ne faut pas, me répondit-elle d’une voix troublée. Il faut nous faire un cœur plus dur que ça. Sans cela que deviendrais-tu si je partais en voyage ? J’espère au contraire que tu serais très raisonnable et très heureux. — Je saurais être raisonnable si tu partais pour quelques jours, mais je compterais les heures. — Mais si je partais pour des mois… (à cette seule idée mon cœur se serrait), pour des années… pour… »

Nous nous taisions tous les deux. Nous n’osions pas nous regarder. Pourtant je souffrais plus de son angoisse que de la mienne. Aussi je m’approchai de la fenêtre et distinctement je lui dis en détournant les yeux : « Tu sais comme je suis un être d’habitudes. Les premiers jours où je viens d’être séparé des gens que j’aime le plus, je suis malheureux. Mais tout en les aimant toujours autant, je m’accoutume, ma vie devient calme, douce ; je supporterais d’être séparé d’eux, des mois, des années… »

Je dus me taire et regarder tout à fait par la fenêtre. Ma grand-mère sortit un instant de la chambre. Mais le lendemain je me mis à parler de philosophie, sur le ton le plus indifférent, en m’arrangeant cependant pour que ma grand-mère fît attention à mes paroles, je dis que c’était curieux qu’après les dernières découvertes de la science le matérialisme semblait ruiné, et que le plus probable était encore l’éternité des âmes et leur future réunion.  (p. 87)


3/ La grand-mère du narrateur, en sus de sa bonté et tendresse pour son petit-fils que nous venons de développer, dispose également d’autres qualités : son absence de snobisme, son désintérêt pour la mondanité, sa sensibilité culturelle qu’elle transmet à son petit-fils (en particulier son amour pour Madame de Sévigné), son indulgence envers autrui… Le narrateur, si habile pour discerner les ridicules et vices inavoués de tant de personnages, met ici son sens de l’observation pour au contraire révéler l’étendue des qualités, parfois cachées, dissimulées, de cette parente si aimée.

Mais ma grand-mère qui était venue à celle-ci [Mme de Sévigné] par le dedans, par l’amour pour les siens, pour la nature, m’avait appris à en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres. (II, p. 14)

Elle portait une robe de chambre de percale qu’elle revêtait à la maison chaque fois que l’un de nous était malade (parce qu’elle s’y sentait plus à l’aise, disait-elle, attribuant toujours à ce qu’elle faisait des mobiles égoïstes), et qui était pour nous soigner, pour nous veiller, sa blouse de servante et de garde, son habit de religieuse. Mais tandis que les soins de celles-là, la bonté qu’elles ont, le mérite qu’on leur trouve et la reconnaissance qu’on leur doit augmentent encore l’impression qu’on a d’être, pour elles, un autre, de se sentir seul, gardant pour soi la charge de ses pensées, de son propre désir de vivre, je savais, quand j’étais avec ma grand-mère, si grand chagrin qu’il y eût en moi, qu’il serait reçu dans une pitié plus vaste encore ; que tout ce qui était mien, mes soucis, mon vouloir, serait, en ma grand-mère, étayé sur un désir de conservation et d’accroissement de ma propre vie autrement fort que celui que j’avais de moi-même. (p. 28)

D’ailleurs dès qu’il commençait à s’attendrir et désirait qu’on s’attendrît sur un fait faux, il disait : « Je te le jure », plus encore pour la volupté hystérique de mentir que dans l’intérêt de faire croire qu’il disait la vérité. Je ne croyais pas ce qu’il me disait, mais je ne lui en voulais pas, car je tenais de ma mère et de ma grand-mère d’être incapable de rancune, même contre de bien plus grands coupables, et de ne jamais condamner personne. (p. 105)

Malgré ce portrait élogieux, Proust moque toutefois à l’occasion, avec tendresse et ironie, cette grand-mère si aimée. Il fait référence à de nombreuses reprises à sa manie de donner un côté culturel et artistique aux présents qu’elle lui fait (dans Du côté de chez Swann) ou lors des préparatifs du voyage au début de la deuxième partie du présent volume. C’est le cas également lors de l’épisode des retrouvailles maladroites entre sa grand-mère et Mme de Villeparisis. Mais un passage d’une poignante émotion surtout retient notre attention, lorsque le narrateur se rendra coupable d’une certaine cruauté égoïste envers elle, alors que sa grand-mère veut se faire photographier : la description du chagrin ressenti par celle-ci est d’autant plus poignant qu’il est discret et davantage suggéré qu’explicité, à rebours de ce que l’on attendrait de Proust, lui si prolixe habituellement. Geste cruel que Proust semble à l’évidence regretter, dans une attitude caractéristique de celui qui, ayant perdu un proche aimé, se remémore et se reproche a posteriori les moments où il lui a causé du chagrin et des souffrances pour des motifs qui avec le recul apparaissent dérisoires. Ce sentiment de culpabilité du narrateur, bien après les événements et lors de l’écriture, qui dénonce la puérilité de son attitude passée, confère à ce passage un côté extraordinairement poignant, et Proust sans doute a voulu mettre en évidence ce passage, qui peut sembler anodin de prime abord, en le séparant nettement de la suite de son récit (via une étoile noire et un important saut de ligne)

À la fin nous aussi, nous fîmes une relation, malgré mais par ma grand-mère, car elle et Mme de Villeparisis tombèrent un matin l’une sur l’autre dans une porte et furent obligées de s’aborder non sans échanger au préalable des gestes de surprise, d’hésitation, exécuter des mouvements de recul, de doute et enfin des protestations de politesse et de joie comme dans certaines pièces de Molière où deux acteurs monologuant depuis longtemps chacun de son côté à quelques pas l’un de l’autre, sont censés ne pas s’être vus encore, et tout à coup s’aperçoivent, n’en peuvent croire leurs yeux, entrecoupent leurs propos, finalement parlent ensemble, le cœur ayant suivi le dialogue, et se jettent dans les bras l’un de l’autre. (p. 54) 

Quand quelques jours après le dîner chez les Bloch, ma grand-mère me dit d’un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant qu’il quittât Balbec elle ne voulait pas qu’il la photographiât, et quand je vis qu’elle avait mis pour cela sa plus belle toilette et hésitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu irrité de cet enfantillage qui m’étonnait tellement de sa part. J’en arrivais même à me demander si je ne m’étais pas trompé sur ma grand-mère, si je ne la plaçais pas trop haut, si elle était aussi détachée que j’avais toujours cru de ce qui concernait sa personne, si elle n’avait pas ce que je croyais lui être le plus étranger, de la coquetterie.

Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le projet de séance photographique et surtout la satisfaction que ma grand-mère paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour que Françoise le remarquât et s’empressât involontairement de l’accroître en me tenant un discours sentimental et attendri auquel je ne voulus pas avoir l’air d’adhérer.

« Oh ! Monsieur, cette pauvre madame qui sera si heureuse qu’on tire son portrait, et qu’elle va même mettre le chapeau que sa vieille Françoise, elle lui a arrangé, il faut la laisser faire, Monsieur. »

Je me convainquis que je n’étais pas cruel de me moquer de la sensibilité de Françoise, en me rappelant que ma mère et ma grand’mère, mes modèles en tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grand-mère, s’apercevant que j’avais l’air ennuyé, me dit que si cette séance de pose pouvait me contrarier elle y renoncerait. Je ne le voulus pas, je l’assurai que je n’y voyais aucun inconvénient et la laissai se faire belle, mais je crus faire preuve de pénétration et de force en lui disant quelques paroles ironiques et blessantes destinées à neutraliser le plaisir qu’elle semblait trouver à être photographiée, de sorte que si je fus contraint de voir le magnifique chapeau de ma grand-mère, je réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d’un travers mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce que cette semaine-là ma grand-mère avait paru me fuir, et que je n’avais pu l’avoir un instant à moi, pas plus le jour que le soir. Quand je rentrais dans l’après-midi pour être un peu seul avec elle, on me disait qu’elle n’était pas là ; ou bien elle s’enfermait avec Françoise pour de longs conciliabules qu’il ne m’était pas permis de troubler. Et quand ayant passé la soirée dehors avec Saint-Loup, je songeais pendant le trajet du retour au moment où j’allais pouvoir retrouver et embrasser ma grand-mère, j’avais beau attendre qu’elle frappât contre la cloison ces petits coups qui me diraient d’entrer lui dire bonsoir, je n’entendais rien ; je finissais par me coucher, lui en voulant un peu de ce qu’elle me privât, avec une indifférence si nouvelle de sa part, d’une joie sur laquelle j’avais compté tant, je restais encore, le cœur palpitant comme dans mon enfance, à écouter le mur qui restait muet et je m’endormais dans les larmes. (p. 144-145)


4/ L’angoisse de la mort, le combat de Proust pour préserver l’amour qu’il porte envers les personnes qui lui furent le plus chères dans sa vie, ont pour miroir inverse l’oubli, l’indifférence, autre forme au final de la mort. La première partie d’À l'ombre des jeunes filles en fleurs relate l’amour puis l’oubli progressif du narrateur envers Gilberte, écho de celui de Swann envers Odette dans le premier volume (dont nous reproduisons ci-dessous un extrait remarquable, où Proust utilise l’image d’un voyage nocturne en train), puis de celui entre le narrateur et Albertine dans les volumes suivants, amour dont les prémices sont décrites dans le dernier quart du présent livre. La souffrance ressentie en l’absence de l’être aimé atteste de la force de l’amour pour ce dernier, et le narrateur s’alarme moins de l’intensité de cette souffrance, dont il décrit les moindres méandres, fluctuations et intermittences (pour reprendre le terme-clé d’un titre envisagé pour le grand ensemble que sera La Recherche) que de son stade final, à savoir l’oubli, l’indifférence, abolissant tout à la fois l’amour et la souffrance. L’être humain est sans cesse changeant, et le « moi » futur qui cesse de souffrir cesse également d’aimer, condamnant à une certaine mort donc l’être qui en est l’objet. Le narrateur en a déjà conscience lorsque, croyant Gilberte fâchée contre lui puis la croyant infidèle, il décide de ne plus la voir pour lui « prouver » qu’il ne l’aime plus, qu’il peut se passer d’elle, alors qu’il n’aura de cesse, durant les mois qui précèdent sa future indifférence, d’attendre anxieusement d’elle une lettre d’amour, d’excuses ou du moins de demande d’explications. Trop fier, trop orgueilleux, le narrateur s’obstine dans son éloignement qui, contraint et source de souffrances dans un premier temps, deviendra volontaire lorsque son amour cessera. Il est intéressant de voir que cet orgueil, cette fierté du narrateur se répètent dans ses relations avec Albertine : il fera là encore semblant de ne pas s’intéresser à elle dans un premier temps, tentera même de faire croire qu’il lui préfère son amie Andrée. Si Proust est célèbre pour ses portraits dévoilant, révélant la comédie sociale jouée par tant de personnages (le baron de Charlus occupera en particulier dans ce volume une place importante dans cette comédie, lui que le lecteur familier avec Proust sait que cela est dû à son inversion, mais que Proust ne dévoilera explicitement que dans les volumes suivants), il ne s’épargne pas lui-même en tant que narrateur, et les autres personnages ne sont d’ailleurs guère dupes face à ses stratagèmes : Andrée semble le percer à jour dans son indifférence jouée vis-à-vis d’Albertine et de son indifférence à être présenté à Mme Bontemps, la tante d’Albertine, tout comme le diplomate, M. de Norpois, perce son envie pressante d’être présenté à Mme Swann, envie motivée par son amour envers Gilberte.

Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant et, dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on n’est plus. […] le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester du moins, pour en avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il s’apercevait qu’il ne pouvait déjà plus ; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de quitter ; mais il est si difficile d’être double et de se donner le spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder que bientôt, l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres ; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait avec l’incuriosité, dans l’engourdissement du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays où il a si longtemps vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant, et regretta n‘avoir pas été averti du moment où il le quittait pour toujours. (Du côté de chez Swann, I, p. 371-372)

 […] c’est le moment où un homme sain d’esprit qui cause avec un fou ne s’est pas encore aperçu que c’est un fou. M. de Norpois savait qu’il n’y a rien que de naturel dans le plaisir de regarder les jolies femmes, qu’il est de bonne compagnie, dès que quelqu’un nous parle avec chaleur de l’une d’elles, de faire semblant de croire qu’il en est amoureux, de l’en plaisanter, et de lui promettre de seconder ses desseins. Mais en disant qu’il parlerait de moi à Gilberte et à sa mère (ce qui me permettrait, comme une divinité de l’Olympe qui a pris la fluidité d’un souffle ou plutôt l’aspect du vieillard dont Minerve emprunte les traits, de pénétrer moi-même, invisible, dans le salon de Mme Swann, d’attirer son attention, d’occuper sa pensée, d’exciter sa reconnaissance pour mon admiration, de lui apparaître comme l’ami d’un homme important, de lui sembler à l’avenir digne d’être invité par elle et d’entrer dans l’intimité de sa famille), cet homme important qui allait user en ma faveur du grand prestige qu’il devait avoir aux yeux de Mme Swann m’inspira subitement une tendresse si grande que j’eus peine à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées, qui avaient l’air d’être restées trop longtemps dans l’eau. J’en ébauchai presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué. Il est difficile en effet à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui ; par peur de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s’étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. (I, p. 468-469)

Autrefois pendant qu’il souffrait tant, il s’était juré que, dès qu’il n’aimerait plus Odette et ne craindrait plus de la fâcher ou de lui faire croire qu’il l’aimait trop, il se donnerait la satisfaction d’élucider avec elle, par simple amour de la vérité et comme un point d’histoire, si oui ou non Forcheville était couché avec elle le jour où il avait sonné et frappé au carreau sans qu’on lui ouvrît, et où elle avait écrit à Forcheville que c’était un oncle à elle qui était venu. Mais le problème si intéressant qu’il attendait seulement la fin de sa jalousie pour tirer au clair avait précisément perdu tout intérêt aux yeux de Swann, quand il avait cessé d’être jaloux. (p. 514)

Quand mieux qu’avec des paroles, par des actions indéfiniment répétées, je lui aurais prouvé que je n’avais pas de goût à la voir, peut-être en retrouverait-elle pour moi. Hélas ! ce serait en vain : chercher en ne la voyant plus à ranimer en elle ce goût de me voir, c’était la perdre pour toujours ; d’abord, parce que quand il commencerait à renaître, si je voulais qu’il durât, il ne faudrait pas y céder tout de suite ; d’ailleurs, les heures les plus cruelles seraient passées ; c’était en ce moment qu’elle m’était indispensable et j’aurais voulu pouvoir l’avertir que bientôt elle ne calmerait, en me revoyant, qu’une douleur tellement diminuée qu’elle ne serait plus, comme elle eût été encore en ce moment même, et pour y mettre fin, un motif de capitulation, de se réconcilier, de se revoir. Et enfin plus tard quand je pourrais enfin avouer sans péril à Gilberte, tant son goût pour moi aurait repris de force, le mien pour elle, celui-ci n’aurait pu résister à une si longue absence et n’existerait plus ; Gilberte me serait devenue indifférente. (p. 579-580)

 

5/ L’émotion qui se dégage de ce volume tient également au narrateur qui écrit dans un temps lointain par rapport aux événements narrés, et l’on sent poindre çà et là sa nostalgie de ce temps passé, depuis longtemps vécu et disparu. Les remarques à caractère moraliste sur les illusions, les erreurs naïves de la jeunesse, sur l’intensité des premiers émois amoureux et leur disparition, sont le produit manifeste d’un homme vieilli, portant un regard mélancolique pour ce qu’il était et n’est plus. Là réside sans doute le charme de la lecture, et surtout de la relecture de La Recherche à mesure que nous vieillissons en tant que lecteurs : des passages nous touchent probablement davantage à mesure que nous ressentons au plus profond de nous la vérité des sentiments que Proust décrit. Le thème du souvenir, des mécanismes si variables de la mémoire humaine, occupent également une place centrale du présent volume et ne manqueront pas de toucher le lecteur sensible qui y reconnaîtra sans doute certaines expériences personnelles. Des passages marquants jalonnent le présent volume : pour n'en citer qu'un, retenons en particulier la souffrance et culpabilité que ressent le narrateur d’avoir revendu négligemment à une maison close les meubles de sa tante Léonie, porteurs de tant de souvenirs précieux (I, p. 567-568).

[…] j’eus la sensation et le pressentiment que le jour de l’an n’était pas un jour différent des autres, qu’il n’était pas le premier d’un monde nouveau où j’aurais pu, avec une chance encore intacte, refaire la connaissance de Gilberte comme au temps de la Création, comme s’il n’existait pas encore de passé… (I, p. 478)

J’avais beau dédier celle-ci à Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de la nature essayer d’imprimer au jour de l’an l’idée particulière que je m’étais faite de lui, c’était en vain ; je sentais qu’il ne savait pas qu’on l’appelât le jour de l’an, qu’il finissait dans le crépuscule d’une façon qui ne m’était pas nouvelle : dans le vent doux qui soufflait autour de la colonne d’affiches, j’avais reconnu, j’avais senti reparaître la matière éternelle et commune, l’humidité familière, l’ignorante fluidité des anciens jours. Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu’on ne leur donne plus d’étrennes, mais parce qu’ils ne croient plus au nouvel an. Des étrennes j’en avais reçu, mais non pas les seules qui m’eussent fait plaisir, et qui eussent été un mot de Gilberte. J’étais pourtant jeune encore tout de même puisque j’avais pu lui en écrire un par lequel j’espérais, en lui disant les rêves lointains de ma tendresse, en éveiller de pareils en elle. La tristesse des hommes qui ont vieilli c’est de ne pas même songer à écrire de telles lettres dont ils ont appris l’inefficacité. (p. 479)

Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que, désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns — notamment un grand canapé — que j’avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais, car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la chambre de ma tante à Combray m’apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrées sans défense ! J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage. Je ne retournai plus chez l’entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D’ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre, et qui m’avait donné le conseil dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée. (p. 567-568)

À ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux opposés où elle tient tout entière. Dans l’un, il y a notre désir de ne pas déplaire, de ne pas paraître trop humble à l’être que nous aimons sans parvenir à le comprendre, mais que nous trouvons plus habile de laisser un peu de côté pour qu’il n’ait pas ce sentiment de se croire indispensable qui le détournerait de nous ; de l’autre côté, il y a une souffrance — non pas une souffrance localisée et partielle — qui ne pourrait au contraire être apaisée que si, renonçant à plaire à cette femme et à lui faire croire que nous ne pouvons nous passer d’elle, nous allions la retrouver. Quand on retire du plateau où est la fierté une petite quantité de volonté qu’on a eu la faiblesse de laisser s’user avec l’âge, qu’on ajoute dans le plateau où est le chagrin une souffrance physique acquise et à qui on a permis de s’aggraver, et au lieu de la solution courageuse qui l’aurait emporté à vingt ans, c’est l’autre, devenue trop lourde et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante. (p. 575)

Comme à une telle entrevue on préfère le souvenir docile qu’on complète à son gré de rêveries où celle qui, dans la réalité, ne vous aime pas vous fait au contraire des déclarations, quand vous êtes tout seul ; ce souvenir qu’on peut arriver, en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu’on désire, à rendre aussi doux qu’on veut, comme on le préfère à l’entretien ajourné où on aurait affaire à un être à qui on ne dicterait plus à son gré les paroles qu’on désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs, les violences inattendues. Nous savons tous, quand nous n’aimons plus, que l’oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances que l’amour malheureux. C’est d’un tel oubli anticipé que je préférais, sans me l’avouer, la reposante douceur. (p. 611)

Et, comme la durée moyenne de la vie — la longévité relative — est beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j’avais alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire, les minutes qu’il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d’un berceau de glycines. (p. 629-630)

Or, les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. (II, p. 4)

À Combray, comme nous étions connus de tout le monde, je ne me souciais de personne. Dans la vie de bains de mer on ne connaît que ses voisins. Je n’étais pas encore assez âgé et j’étais resté trop sensible pour avoir renoncé au désir de plaire aux êtres et de les posséder. Je n’avais pas l’indifférence plus noble qu’aurait éprouvée un homme du monde à l’égard des personnes qui déjeunaient dans la salle à manger, ni des jeunes gens et des jeunes filles passant sur la digue… (p. 35)

Et par là — tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons d’équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés comme Alexandre de Macédoine — les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand-mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer. (p. 84)

Mon intelligence aurait pu me dire le contraire. Mais la caractéristique de l’âge ridicule que je traversais — âge nullement ingrat, très fécond — est qu’on n’y consulte pas l’intelligence et que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme. Il n’y a presque pas un des gestes qu’on a faits alors qu’on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu’on devrait regretter au contraire, c’est de ne plus posséder la spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les choses d’une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste de la société, mais l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose. (p. 89-90)

J’étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d’un amour particulier, vacantes, où partout — comme un amoureux la femme dont il est épris — on désire, on cherche, on voit la Beauté. Qu’un seul trait réel — le peu qu’on distingue d’une femme vue de loin, ou de dos — nous permette de projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l’avoir reconnue, notre cœur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi persuadés que c’était elle, pourvu que la femme ait disparu : ce n’est que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur. (p. 145)

Tout à coup je m’endormais, je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour à la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la désincarnation, la transmigration des âmes, l’évocation des morts, les illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie presque toujours que nous y sommes nous-même un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude ; nous n’y offrons au contraire, au spectacle de la vie, qu’une vision douteuse et à chaque minute anéantie par l’oubli, la réalité précédente s’évanouissant devant celle qui lui succède comme une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a changé le verre), tous ces mystères que nous croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes les nuits ainsi qu’à l’autre grand mystère de l’anéantissement et de la résurrection. (p. 176-177)

Tout à coup je me rappelai la jeune blonde à l’air triste que j’avais vue à Rivebelle et qui m’avait regardé un instant. Pendant toute la soirée, bien d’autres m’avaient semblé agréables, maintenant elle venait seule de s’élever du fond de mon souvenir. Il me semblait qu’elle m’avait remarqué, je m’attendais à ce qu’un des garçons de Rivebelle vînt me dire un mot de sa part. Saint-Loup ne la connaissait pas et croyait qu’elle était comme il faut. Il serait bien difficile de la voir, de la voir sans cesse. Mais j’étais prêt à tout pour cela, je ne pensais plus qu’à elle. La philosophie parle souvent d’actes libres et d’actes nécessaires. Peut-être n’en est-il pas de plus complètement subi par nous, que celui qui en vertu d’une force ascensionnelle comprimée pendant l’action, fait jusque-là, une fois notre pensée au repos, remonter ainsi un souvenir nivelé avec les autres par la force oppressive de la distraction, et s’élancer parce qu’à notre insu il contenait plus que les autres un charme dont nous ne nous apercevons que vingt-quatre heures après. Et peut-être n’y a-t-il pas non plus d’acte aussi libre, car il est encore dépourvu de l’habitude, de cette sorte de manie mentale qui, dans l’amour, favorise la renaissance exclusive de l’image d’une certaine personne. (p. 179)

Quand j’arrivai chez Elstir, un peu plus tard, je crus d’abord que Mlle Simonet n’était pas dans l’atelier. Il y avait bien une jeune fille assise, en robe de soie, nu-tête, mais de laquelle je ne connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce teint, et où je ne retrouvais pas l’entité que j’avais extraite d’une jeune cycliste se promenant coiffée d’un polo, le long de la mer. C’était pourtant Albertine. Mais même quand je le sus, je ne m’occupai pas d’elle. En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on meurt à soi-même, on devient un homme différent, tout salon étant un nouvel univers où, subissant la loi d’une autre perspective morale, on darde son attention, comme si elles devaient nous importer à jamais, sur des personnes, des danses, des parties de cartes, que l’on aura oubliées le lendemain. (p. 225-226)

[…] ma présentation à Mlle Simonet, présentation qui n’était plus que l’un d’entre eux et que j’avais entièrement oublié d’avoir été, quelques minutes auparavant, le but unique de ma venue. D’ailleurs n’en est-il pas ainsi, dans la vie active, de nos vrais bonheurs, de nos grands malheurs ? Au milieu d’autres personnes, nous recevons de celle que nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous attendions depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées s’ajoutent les unes aux autres, développant une surface sous laquelle c’est à peine si de temps à autre vient sourdement affleurer le souvenir autrement profond, mais fort étroit, que le malheur est venu pour nous. Si, au lieu du malheur, c’est le bonheur, il peut arriver que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons que le plus grand événement de notre vie sentimentale s’est produit, sans que nous eussions le temps de lui accorder une longue attention, presque d’en prendre conscience, dans une réunion mondaine par exemple, et où nous ne nous étions rendus que dans l’attente de cet événement. (p. 226)

Et puis comme la mémoire commence tout de suite à prendre des clichés indépendants les uns des autres, supprime tout lien, tout progrès, entre les scènes qui y sont figurées, dans la collection de ceux qu’elle expose, le dernier ne détruit pas forcément les précédents. En face de la médiocre et touchante Albertine à qui j’avais parlé, je voyais la mystérieuse Albertine en face de la mer. C’étaient maintenant des souvenirs, c’est-à-dire des tableaux dont l’un ne me semblait pas plus vrai que l’autre. (p. 230)

Notre mémoire ressemble à ces magasins, qui, à leurs devantures, exposent d’une certaine personne, une fois une photographie, une fois une autre. Et d’habitude la plus récente reste quelque temps seule en vue. (p. 244)

Mes amies préféraient les sandwiches et s’étonnaient de me voir manger seulement un gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou une tarte à l’abricot. C’est qu’avec les sandwiches au chester et à la salade, nourriture ignorante et nouvelle, je n’avais rien à dire. Mais les gâteaux étaient instruits, les tartes étaient bavardes. Il y avait dans les premiers des fadeurs de crème et dans les secondes des fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur Combray, sur Gilberte, non seulement la Gilberte de Combray mais celle de Paris aux goûters de qui je les avais retrouvés. (p. 257)

[…] l’aurore de jeunesse dont s’empourprait encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et, comme la fluide peinture de certains primitifs, faisait se détacher les détails les plus insignifiants de leur vie, sur un fond d’or. Pour la plupart, les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette rougeur confuse de l’aurore d’où les véritables traits n’avaient pas encore jailli. On ne voyait qu’une couleur charmante sous laquelle ce que devait être dans quelques années le profil n’était pas discernable. Celui d’aujourd’hui n’avait rien de définitif et pouvait n’être qu’une ressemblance momentanée avec quelque membre défunt de la famille auquel la nature avait fait cette politesse commémorative. Il vient si vite, le moment où l’on n’a plus rien à attendre, où le corps est figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, où l’on perd toute espérance en voyant, comme aux arbres en plein été des feuilles déjà mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux qui tombent ou blanchissent, il est si court, ce matin radieux, qu’on en vient à n’aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la chair comme une pâte précieuse travaille encore. Elles ne sont qu’un flot de matière ductile pétrie à tout moment par l’impression passagère qui les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette de la gaieté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l’étonnement, modelée par une expression franche, complète, mais fugitive. Cette plasticité donne beaucoup de variété et de charme aux gentils égards que nous montre une jeune fille. (p. 259)

Mais ces gentillesses elles-mêmes, à partir d’un certain âge, n’amènent plus de molles fluctuations sur un visage que les luttes de l’existence ont durci, rendu à jamais militant ou extatique. L’un — par la force continue de l’obéissance qui soumet l’épouse à son époux — semble, plutôt que d’une femme, le visage d’un soldat ; l’autre, sculpté par les sacrifices qu’a consentis chaque jour la mère pour ses enfants, est d’un apôtre. Un autre encore est, après des années de traverses et d’orages, le visage d’un vieux loup de mer, chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe. […] Mais l’adolescence est antérieure à la solidification complète et de là vient qu’on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, de jouer en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle recréation des éléments primordiaux de la nature qu’on contemple devant la mer. (p. 259)

[…] aussitôt que nous ne sommes plus auprès de la personne, dans la simplicité arbitraire de notre souvenir, comme la mémoire a choisi telle particularité qui nous a frappés, l’a isolée, l’a exagérée, faisant d’une femme qui nous a paru grande une étude où la longueur de sa taille est démesurée, ou d’une femme qui nous a semblé rose et blonde une pure « Harmonie en rose et or », au moment où de nouveau cette femme est près de nous, toutes les autres qualités oubliées qui font équilibre à celle-là nous assaillent, dans leur complexité confuse, diminuant la hauteur, noyant le rose, et substituant à ce que nous sommes venus exclusivement chercher d’autres particularités que nous nous rappelons avoir remarquées la première fois et dont nous ne comprenons pas que nous ayons pu si peu nous attendre à les revoir. Nous nous souvenons, nous allons au-devant d’un paon et nous trouvons une pivoine. Et cet étonnement inévitable n’est pas le seul ; car à côté de celui-là il y en a un autre né de la différence, non plus entre les stylisations du souvenir et la réalité, mais entre l’être que nous avons vu la dernière fois, et celui qui nous apparaît aujourd’hui sous un autre angle, nous montrant un nouvel aspect. Le visage humain est vraiment comme celui du Dieu d’une théogonie orientale, toute une grappe de visages juxtaposés dans des plans différents et qu’on ne voit pas à la fois. (p. 269-270)

Il nous faudrait un si grand effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n’est pas nous — fût-ce le goût d’un fruit — qu’à peine l’impression reçue, nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en rendre compte, en très peu de temps, nous sommes très loin de ce que nous avons senti. De sorte que chaque entrevue est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. Nous ne nous en souvenions plus déjà tant ce qu’on appelle se rappeler un être c’est en réalité l’oublier. Mais aussi longtemps que nous savons encore voir, au moment où le trait oublié nous apparaît, nous le reconnaissons, nous sommes obligés de rectifier la ligne déviée, et ainsi la perpétuelle et féconde surprise qui rendait si salutaires et assouplissants pour moi ces rendez-vous quotidiens avec les belles jeunes filles du bord de la mer était faite, tout autant que de découvertes, de réminiscence. (p. 270)

Chaque être est détruit quand nous cessons de le voir ; puis son apparition suivante est une création nouvelle, différente de celle qui l’a immédiatement précédée, sinon de toutes. Car le minimum de variété qui puisse régner dans ces créations est de deux. Nous souvenant d’un coup d’œil énergique, d’un air hardi, c’est inévitablement la fois suivante par un profil quasi languide, par une sorte de douceur rêveuse, choses négligées par nous dans le précédent souvenir, que nous serons, à la prochaine rencontre, étonnés, c’est-à-dire presque uniquement frappés. Dans la confrontation de notre souvenir à la nouvelle réalité, c’est cela qui marquera notre déception ou notre surprise, nous apparaîtra comme la retouche de la réalité en nous avertissant que nous nous étions mal rappelés. À son tour l’aspect, la dernière fois négligé, du visage, et à cause de cela même le plus saisissant cette fois-ci, le plus réel, le plus rectificatif, deviendra matière à rêverie, à souvenirs. […] Si bien que les rectifications qu’à chaque rencontre nouvelle j’étais obligé de faire, pour le retour à la parfaite justesse, étaient aussi bien d’un accordeur ou d’un maître de chant que d’un dessinateur.  (p. 270-271)

Tout d’un coup dans le petit chemin creux, je m’arrêtai touché au cœur par un doux souvenir d’enfance : je venais de reconnaître, aux feuilles découpées et brillantes qui s’avançaient sur le seuil, un buisson d’aubépines défleuries, hélas, depuis la fin du printemps. Autour de moi flottait une atmosphère d’anciens mois de Marie, d’après-midi du dimanche, de croyances, d’erreurs oubliées. J’aurais voulu la saisir. Je m’arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l’arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l’aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses. « Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps », me disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que pour le grand ami d’elles que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné sur leurs habitudes. Un grand ami, mais qui ne les avait pas revues depuis tant d’années malgré ses promesses. Et pourtant, comme Gilberte avait été mon premier amour pour une jeune fille, elles avaient été mon premier amour pour une fleur. (p. 274-275)

j’amenai tout le monde, par des considérations secondaires d’heure, de chemin et de manteaux, à décider comme contre mon gré que le plus pratique était que je prisse avec moi Albertine, à la compagnie de laquelle je feignis de me résigner tant bien que mal. Malheureusement l’amour tendant à l’assimilation complète d’un être, comme aucun n’est comestible par la seule conversation, Albertine eut beau être aussi gentille que possible pendant ce retour, quand je l’eus déposée chez elle, elle me laissa heureux, mais plus affamé d’elle encore que je n’étais au départ, et ne comptant les moments que nous venions de passer ensemble que comme un prélude, sans grande importance par lui-même, à ceux qui suivraient. Il avait pourtant ce premier charme qu’on ne retrouve pas. Je n’avais encore rien demandé à Albertine. Elle pouvait imaginer ce que je désirais, mais n’en étant pas sûre, supposer que je ne tendais qu’à des relations sans but précis auxquelles mon amie devait trouver ce vague délicieux, riche de surprises attendues, qui est le romanesque. (p. 279)

[…] de nos souvenirs relatifs à une personne, l’intelligence élimine tout ce qui ne concourt pas à l’utilité immédiate de nos relations quotidiennes (même et surtout si ces relations sont imprégnées d’amour, lequel, toujours insatisfait, vit dans le moment qui va venir). Elle laisse filer la chaîne des jours passés, n’en garde fortement que le dernier bout souvent d’un tout autre métal que les chaînons disparus dans la nuit, et dans le voyage que nous faisons à travers la vie, ne tient pour réel que le pays où nous sommes présentement. (p. 301)

 

6/ Ci-dessous sont relevés quelques portraits satiriques savoureux de ce volume, en particulier ceux de M. de Norpois, Mme Cottard, Octave, ou encore Bloch. Néanmoins, il est aussi intéressant de voir à quel point le narrateur se méprend sur le caractère d’autres personnages en se basant sur la première impression qu’il en a, en particulier vis-à-vis de Robert de Saint-Loup (qu’il croit froid) et Andrée (qu’il croit sportive), ou encore la manière dont sa vision de Mme de Villeparisis se trouve changée lorsqu’il apprend qu’elle fréquente les Guermantes : c’est que dans la vision de Proust, que nous développerons davantage plus bas, il est souvent difficile de capter l’essence d’un être donné, a fortiori dans le moment présent des sensations, et ce n’est que par la réflexion, le recul, que nous pouvons finalement l'approcher, mieux la cerner.

M. de Norpois, pendant qu’on lui exposait quelque chose, gardait une immobilité de visage aussi absolue que si vous aviez parlé devant quelque buste antique — et sourd — dans une glyptothèque. Tout à coup, tombant comme le marteau du commissaire-priseur, ou comme un oracle de Delphes, la voix de l’Ambassadeur qui vous répondait vous impressionnait d’autant plus que rien dans sa face ne vous avait laissé soupçonner le genre d’impression que vous aviez produit sur lui, ni l’avis qu’il allait émettre. (I, p. 444)

Ma mère, elle, au contraire, comprenait très bien ; elle savait qu’une grande partie des plaisirs qu’une femme trouve à pénétrer dans un milieu différent de celui où elle vivait autrefois lui manquerait si elle ne pouvait informer ses anciennes relations de celles, relativement plus brillantes, par lesquelles elle les a remplacées. Pour cela il faut un témoin qu’on laisse pénétrer dans ce monde nouveau et délicieux, comme dans une fleur un insecte bourdonnant et volage, qui ensuite, au hasard de ses visites, répandra, on l’espère du moins, la nouvelle, le germe dérobé d’envie et d’admiration. Mme Cottard toute trouvée pour remplir ce rôle rentrait dans cette catégorie spéciale d’invités que maman, qui avait certains côtés de la tournure d’esprit de son père, appelait des : « Étranger, va dire à Sparte ! » D’ailleurs — en dehors d’une autre raison qu’on ne sut que bien des années après — Mme Swann, en conviant cette amie bienveillante, réservée et modeste, n’avait pas craint d’introduire chez soi, à ses « jours » brillants, un traître ou une concurrente. Elle savait le nombre énorme de calices bourgeois que pouvait, quand elle était armée de l’aigrette et du porte-cartes, visiter en un seul après-midi cette active ouvrière. Elle en connaissait le pouvoir de dissémination et, en se basant sur le calcul des probabilités, était fondée à penser que, très vraisemblablement, tel habitué des Verdurin apprendrait dès le surlendemain que le gouverneur de Paris avait mis des cartes chez elle, ou que M. Verdurin lui-même entendrait raconter que M. Le Hault de Pressagny, président du Concours hippique, les avait emmenés, elle et Swann, au gala du roi Théodose… (p. 506-507)

Il faudra que je pense une fois à lui demander si je me trompe et si elle n’a pas quelque parenté avec les Guermantes, me dit ma grand-mère qui excita par là mon indignation. Comment aurais-je pu croire à une communauté d’origine entre deux noms qui étaient entrés en moi l’un par la porte basse et honteuse de l’expérience, l’autre par la porte d’or de l’imagination ? (II, p. 58)

Il sembla ne pas entendre qu’on lui nommait quelqu’un, aucun muscle de son visage ne bougea ; ses yeux, où ne brilla pas la plus faible lueur de sympathie humaine, montrèrent seulement dans l’insensibilité, dans l’inanité du regard, une exagération à défaut de laquelle rien ne les eût différenciés de miroirs sans vie. Puis fixant sur moi ces yeux durs comme s’il eût voulu se renseigner sur moi, avant de me rendre mon salut, par un brusque déclenchement qui sembla plutôt dû à un réflexe musculaire qu’à un acte de volonté, mettant entre lui et moi le plus grand intervalle possible, allongea le bras dans toute sa longueur, et me tendit la main, à distance. Je crus qu’il s’agissait au moins d’un duel, quand le lendemain il me fit passer sa carte. Mais il ne me parla que de littérature, déclara après une longue causerie qu’il avait une envie extrême de me voir plusieurs heures chaque jour. Il n’avait pas, durant cette visite, fait preuve seulement d’un goût très ardent pour les choses de l’esprit, il m’avait témoigné une sympathie qui allait fort peu avec le salut de la veille. Quand je le lui eu vu refaire chaque fois qu’on lui présentait quelqu’un, je compris que c’est une simple habitude mondaine particulière à une certaine partie de sa famille et à laquelle sa mère, qui tenait à ce qu’il fût admirablement bien élevé, avait plié son corps ; il faisait ces saluts-là sans y penser plus qu’à ses beaux vêtements, à ses beaux cheveux ; c’était une chose dénuée de la signification morale que je lui avais donnée d’abord, une chose purement apprise, comme cette autre habitude qu’il avait aussi de se faire présenter immédiatement aux parents de quelqu’un qu’il connaissait, et qui était devenue chez lui si instinctive que, me voyant le lendemain de notre rencontre, il fonça sur moi et, sans me dire bonjour, me demanda de le nommer à ma grand-mère qui était auprès de moi, avec la même rapidité fébrile que si cette requête eût été due à quelque instinct défensif, comme le geste de parer un coup ou de fermer les yeux devant un jet d’eau bouillante et sans le préservatif de laquelle il y eût péril à demeurer une seconde de plus.

Les premiers rites d’exorcismes une fois accomplis, comme une fée hargneuse dépouille sa première apparence et se pare de grâces enchanteresses, je vis cet être dédaigneux devenir le plus aimable, le plus prévenant jeune homme que j’eusse jamais rencontré. (p. 91)

Un jeune homme aux traits réguliers, qui tenait à la main des raquettes, s’approcha de nous. C’était le joueur de baccarat dont les folies indignaient tant la femme du premier président. D’un air froid, impassible, en lequel il se figurait évidemment que consistait la distinction suprême, il dit bonjour à Albertine. « Vous venez du golf, Octave ? lui demanda-t-elle. Ça a-t-il bien marché ? étiez-vous en forme ? — Oh ! ça me dégoûte, je suis dans les choux, répondit-il. — Est-ce qu’Andrée y était ? — Oui, elle a fait soixante-dix-sept. — Oh ! mais c’est un record. — J’avais fait quatre-vingt-deux hier. » Il était le fils d’un très riche industriel qui devait jouer un rôle assez important dans l’organisation de la prochaine Exposition Universelle. Je fus frappé à quel point chez ce jeune homme et les autres très rares amis masculins de ces jeunes filles la connaissance de tout ce qui était vêtements, manière de les porter, cigares, boissons anglaises, cheveux, — et qu’il possédait jusque dans ses moindres détails avec une infaillibilité orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant — s’était développée isolément sans être accompagnée de la moindre culture intellectuelle. Il n’avait aucune hésitation sur l’opportunité du smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on peut ou non employer tel mot, même des règles les plus simples du français. Cette disparité entre les deux cultures devait être la même chez son père, président du Syndicat des propriétaires de Balbec, car dans une lettre ouverte aux électeurs, qu’il venait de faire afficher sur tous les murs, il disait : « J’ai voulu voir le maire pour lui en causer, il n’a pas voulu écouter mes justes griefs. » Octave obtenait, au Casino, des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui ferait faire s’il le voulait un joli mariage dans ce milieu des « bains de mer », où ce n’est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles épousent leur « danseur ». Il alluma un cigare en disant à Albertine : « Vous permettez », comme on demande l’autorisation de terminer tout en causant un travail pressé. Car il ne pouvait jamais « rester sans rien faire » quoiqu’il ne fît d’ailleurs jamais rien. Et comme l’inactivité complète finit par avoir les mêmes effets que le travail exagéré, aussi bien dans le domaine moral que dans la vie du corps et des muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le front songeur d’Octave avait fini par lui donner, malgré son air calme, d’inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit l’empêchaient de dormir, comme il aurait pu arriver à un métaphysicien surmené. (p. 233-234)

Cette Andrée qui m’avait paru la plus froide le premier jour était infiniment plus délicate, plus affectueuse, plus fine qu’Albertine à qui elle montrait une tendresse caressante et douce de grande sœur. Elle venait au Casino s’asseoir à côté de moi et savait — au contraire d’Albertine — refuser un tour de valse ou même si j’étais fatigué renoncer à aller au Casino pour venir à l’hôtel. Elle exprimait son amitié pour moi, pour Albertine, avec des nuances qui prouvaient la plus délicieuse intelligence des choses du cœur, laquelle était peut-être due en partie à son état maladif. Elle avait toujours un sourire gai pour excuser l’enfantillage d’Albertine qui exprimait avec une violence naïve la tentation irrésistible qu’offraient pour elle des parties de plaisir auxquelles elle ne savait pas, comme Andrée, préférer résolument de causer avec moi… (p. 247)

Parmi les hommes qui m’ont paru pratiquer avec le plus de suite le système des fins multiples se trouve M. de Norpois. Il acceptait quelquefois de s’entremettre entre deux amis brouillés, et cela faisait qu’on l’appelait le plus obligeant des hommes. Mais il ne lui suffisait pas d’avoir l’air de rendre service à celui qui était venu le solliciter, il présentait à l’autre la démarche qu’il faisait auprès de lui comme entreprise non à la requête du premier, mais dans l’intérêt du second, ce qu’il persuadait facilement à un interlocuteur suggestionné d’avance par l’idée qu’il avait devant lui « le plus serviable des hommes ». De cette façon, jouant sur les deux tableaux, faisant ce qu’on appelle en termes de coulisse de la contre-partie, il ne laissait jamais courir aucun risque à son influence, et les services qu’il rendait ne constituaient pas une aliénation, mais une fructification d’une partie de son crédit. (p. 291-292)

[…] on prend suffisamment l’aspect, les façons de ce qu’on n’est pas mais qu’on voudrait être, pour faire illusion au premier abord. À l’apparence extérieure, l’affectation, l’imitation, le désir d’être admiré, soit des bons, soit des méchants, ajoutent les faux semblants des paroles, des gestes. Il y a des cynismes, des cruautés qui ne résistent pas plus à l’épreuve que certaines bontés, certaines générosités. De même qu’on découvre souvent un avare vaniteux dans un homme connu pour ses charités, sa forfanterie de vice nous fait supposer une Messaline dans une honnête fille pleine de préjugés. J’avais cru trouver en Andrée une créature saine et primitive, alors qu’elle n’était qu’un être cherchant la santé, comme étaient peut-être beaucoup de ceux en qui elle avait cru la trouver et qui n’en avaient pas plus la réalité qu’un gros arthritique à figure rouge et en veste de flanelle blanche n’est forcément un Hercule. (p. 295)


Sur un plan peut-être plus surprenant, pour ceux accoutumés à apprécier chez Proust sa verve satirique minutieuse, précise et ironique, certains passages viennent nuancer cet aspect quelque peu unidimensionnel : ainsi les portraits que Proust fait d’Odette, puis de la maîtresse de Saint-Loup, Rachel, apportent un contrepoint plus positif sur ces femmes que l’on est parfois tenté de réduire à la cruauté dont elles font preuve envers leurs amants respectifs. Ainsi, Odette présente une facette plus affectueuse envers Swann après leur mariage sur certains points, et est même sublimée dans sa toilette à la fin de la première partie du roman ; Rachel de son côté est créditée d’une influence positive, en développant la sensibilité de Saint-Loup, avant les tourments qu’elle lui inflige, influencée par les médisances de son entourage.

[…] il est indéniable qu’elle semble avoir de l’affection pour lui. Je ne dis pas qu’elle ne soit pas volage, et Swann lui-même ne se fait pas faute de l’être, à en croire les bonnes langues qui, vous pouvez le penser, vont leur train. Mais elle lui est reconnaissante de ce qu’il a fait pour elle, et, contrairement aux craintes éprouvées par tout le monde, elle paraît devenue d’une douceur d’ange. (I, p. 458)

[…] de Swann, elle connaissait à fond ces traits du caractère que le reste du monde ignore ou ridiculise et dont seule une maîtresse, une sœur, possèdent l’image ressemblante et aimée ; et nous tenons tellement à eux, même à ceux que nous voudrions le plus corriger, que c’est parce qu’une femme finit par en prendre une habitude indulgente et amicalement railleuse, pareille à l’habitude que nous en avons nous-mêmes et qu’en ont nos parents, que les vieilles liaisons ont quelque chose de la douceur et de la force des affections de famille. Les liens qui nous unissent à un être se trouvent sanctifiés quand il se place au même point de vue que nous pour juger une de nos tares. Et parmi ces traits particuliers, il y en avait aussi qui appartenaient autant à l’intelligence de Swann qu’à son caractère, et que pourtant, en raison de la racine qu’ils avaient malgré tout en celui-ci, Odette avait plus facilement discernés. Elle se plaignait que quand Swann faisait métier d’écrivain, quand il publiait des études, on ne reconnût pas ces traits-là autant que dans les lettres ou dans sa conversation où ils abondaient. (p. 460)

« Madame Swann, n’est-ce pas, c’est toute une époque ? » Comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois une tendance aussitôt réprimée au « saute en barque », et jusqu’à une allusion lointaine et vague au « suivez-moi jeune homme », faisaient circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d’autres plus anciennes qu’on n’aurait pu y trouver effectivement réalisées par la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse, et enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble — peut-être parce que l’inutilité même de ces atours faisait qu’ils semblaient répondre à un but plus qu’utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des années passées, ou encore d’une sorte d’individualité vestimentaire, particulière à cette femme et qui donnait à ses mises les plus différentes un même air de famille. On sentait qu’elle ne s’habillait pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps ; elle était entourée de sa toilette comme de l’appareil délicat et spiritualisé d’une civilisation. (p. 608-609)

Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite l’environnait ; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou qu’elle avait rencontrés : et leur noire ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque mécaniques d’un cadre inerte autour d’Odette, donnait l’air à cette femme, qui seule avait de l’intensité dans les yeux, de regarder devant elle, d’entre tous ces hommes, comme d’une fenêtre dont elle se fût approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs, comme l’apparition d’un être d’une espèce différente, d’une race inconnue, et d’une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte. (p. 624-625)

D’autant plus que déjà persuadé qu’en vertu de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Swann était profondément versée, sa toilette était unie à la saison et à l’heure par un lien nécessaire, unique, les fleurs de son inflexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore que les fleurs des jardins et des bois ; et pour connaître le trouble nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que son ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus proche, rond, clément, mobile et bleu. (p. 626)

Elle ne se rendait pas compte que pour bien des jeunes gens du monde, lesquels sans cela resteraient incultes d’esprit, rudes dans leurs amitiés, sans douceur et sans goût, c’est bien souvent leur maîtresse qui est leur vrai maître et les liaisons de ce genre la seule école morale où ils soient initiés à une culture supérieure, où ils apprennent le prix des connaissances désintéressées. Même dans le bas peuple (qui au point de vue de la grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d’art que, ne les comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait le plus désirable à l’homme, l’argent, la situation. Or, qu’il s’agisse de la maîtresse d’un jeune clubman comme Saint-Loup ou d’un jeune ouvrier (les électriciens par exemple comptent aujourd’hui dans les rangs de la Chevalerie véritable), son amant a pour elle trop d’admiration et de respect pour ne pas les étendre à ce qu’elle-même respecte et admire ; et pour lui l’échelle des valeurs s’en trouve renversée. (II, p. 139)

La maîtresse de Saint-Loup — comme les premiers moines du moyen âge à la chrétienté — lui avait enseigné la pitié envers les animaux, car elle en avait la passion, ne se déplaçant jamais sans son chien, ses serins, ses perroquets ; Saint-Loup veillait sur eux avec des soins maternels et traitait de brutes les gens qui ne sont pas bons avec les bêtes. D’autre part, une actrice, ou soi-disant telle, comme celle qui vivait avec lui — qu’elle fût intelligente ou non, ce que j’ignorais — en lui faisant trouver ennuyeuse la société des femmes du monde et considérer comme une corvée l’obligation d’aller dans une soirée, l’avait préservé du snobisme et guéri de la frivolité. (p. 140)

Avec son instinct de femme et appréciant plus chez les hommes certaines qualités de sensibilité que son amant eût peut-être sans elle méconnues ou plaisantées, elle avait toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis de Saint-Loup qui avait pour lui une affection vraie, et de le préférer. Elle savait le forcer à éprouver pour celui-là de la reconnaissance, à la lui témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient plaisir, celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt Saint-Loup, sans plus avoir besoin qu’elle l’avertît, commença à se soucier de tout cela et à Balbec où elle n’était pas, pour moi qu’elle n’avait jamais vu et dont il ne lui avait même peut-être pas encore parlé dans ses lettres, de lui-même il fermait la fenêtre d’une voiture où j’étais, emportait les fleurs qui me faisaient mal, et quand il eut à dire au revoir à la fois à plusieurs personnes, à son départ, s’arrangea à les quitter un peu plus tôt afin de rester seul et en dernier avec moi, de mettre cette différence entre elles et moi, de me traiter autrement que les autres. Sa maîtresse avait ouvert son esprit à l’invisible, elle avait mis du sérieux dans sa vie, des délicatesses dans son cœur, mais tout cela échappait à la famille en larmes qui répétait : « Cette gueuse le tuera, et en attendant elle le déshonore. » Il est vrai qu’il avait fini de tirer d’elle tout le bien qu’elle pouvait lui faire ; et maintenant elle était cause seulement qu’il souffrait sans cesse, car elle l’avait pris en horreur et le torturait. Elle avait commencé un beau jour à le trouver bête et ridicule parce que les amis qu’elle avait parmi les jeunes auteurs et acteurs lui avaient assuré qu’il l’était, et elle répétait à son tour ce qu’ils avaient dit avec cette passion, cette absence de réserve qu’on montre chaque fois qu’on reçoit du dehors et qu’on adopte des opinions ou des usages qu’on ignorait entièrement. (p. 140-141)

 

7/ À cette lucidité vis-à-vis des innombrables personnages qui peuplent La Recherche, il est intéressant de constater qu’à l’inverse, le narrateur est incapable de l’être vis-à-vis de l’être aimé, et ce même avec le recul du temps : le narrateur ainsi ne comprend pas bien la mauvaise humeur soudaine que Gilberte un jour manifeste à son égard, et pensant que ce soudain dédain est lié à un désamour, ou du moins une certaine lassitude à son égard, le narrateur décide de lui-même de s’éloigner de Gilberte, davantage par orgueil pour lui montrer qu’il peut lui aussi se passer d’elle, espérant via ce stratagème raviver, faire renaître l’affection de Gilberte. C’est cet éloignement volontaire qui au final va provoquer la véritable rupture entre le narrateur et Gilberte, par l’indifférence, l’oubli croissants qu’il va susciter.

Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et pourtant j’aurais eu besoin de la voir, je ne me rappelais même pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l’espoir d’un rendez-vous pour le lendemain, et, jusqu’à ce que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l’être aimé trop tremblante pour qu’elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois, et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au delà d’eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d’habitude, quand nous n’aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge ; on n’en a jamais que des photographies manquées. Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte, sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. (I, p. 480-481)

Ce jour-là, peut-être par rancune contre moi, cause involontaire qu’elle n’allât pas s’amuser, peut-être aussi parce que la devinant fâchée j’étais préventivement plus froid que d’habitude, le visage de Gilberte, dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla tout l’après-midi vouer un regret mélancolique au pas-de-quatre que ma présence l’empêchait d’aller danser, et défier toutes les créatures, à commencer par moi, de comprendre les raisons subtiles qui avaient déterminé chez elle une inclination sentimentale pour le boston. Elle se borna à échanger, par moments, avec moi, sur le temps qu’il faisait, la recrudescence de la pluie, l’avance de la pendule, une conversation ponctuée de silences et de monosyllabes où je m’entêtais moi-même, avec une sorte de rage désespérée, à détruire les instants que nous aurions pu donner à l’amitié et au bonheur. Et à tous nos propos une sorte de dureté suprême était conférée par le paroxysme de leur insignifiance paradoxale, lequel me consolait pourtant, car il empêchait Gilberte d’être dupe de la banalité de mes réflexions et de l’indifférence de mon accent. (p. 573)

[…] lui annonçant alors une de ces séparations définitives qui nous sont si parfaitement égales dans la vie quand il s’agit d’êtres dont nous ne sommes pas épris. Mais puisque nous sommes incapables tandis que nous aimons d’agir en dignes prédécesseurs de l’être prochain que nous serons et qui n’aimera plus, comment pourrions-nous tout à fait imaginer l’état d’esprit d’une femme à qui, même si nous savions que nous lui sommes indifférents, nous avons perpétuellement fait tenir dans nos rêveries, pour nous bercer d’un beau songe ou nous consoler d’un gros chagrin, les mêmes propos que si elle nous aimait. Devant les pensées, les actions d’une femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés que le pouvaient être devant les phénomènes de la nature, les premiers physiciens (avant que la science fût constituée et eût mis un peu de lumière dans l’inconnu). (p. 576)

Je me promis, quand je rencontrerais Albertine, d’être plus hardi avec elle, et je m’étais tracé d’avance le plan de tout ce que je lui dirais et même (maintenant que j’avais tout à fait l’impression qu’elle devait être légère) de tous les plaisirs que je lui demanderais. Mais l’esprit est influençable comme la plante, comme la cellule, comme les éléments chimiques, et le milieu qui le modifie si on l’y plonge, ce sont des circonstances, un cadre nouveau. Devenu différent par le fait de sa présence même, quand je me trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose que ce que j’avais projeté. Puis me souvenant de la tempe enflammée je me demandais si Albertine n’appréciait pas davantage une gentillesse qu’elle saurait être désintéressée. Enfin j’étais embarrassé devant certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier mœurs faciles, mais aussi gaieté un peu bête d’une jeune fille sémillante mais ayant un fond d’honnêteté. Une même expression, de figure comme de langage, pouvait comporter diverses acceptions ; j’étais hésitant comme un élève devant les difficultés d’une version grecque. (II, p. 236-237)

Si, en ce goût du divertissement, Albertine avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c’est qu’une certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament parce que c’est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c’est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre cœur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre tempérament, une image, une projection renversée, un « négatif » de notre sensibilité. De sorte qu’un romancier pourrait, au cours de la vie de son héros, peindre presque exactement semblables ses successives amours et donner par là l’impression non de s’imiter lui-même mais de créer, puisqu’il y a moins de force dans une innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer une vérité neuve. […] Et peut-être exprimerait-il encore une vérité de plus si, peignant pour ses autres personnages des caractères, il s’abstenait d’en donner aucun à la femme aimée. Nous connaissons le caractère des indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d’un être qui se confond avec notre vie, que bientôt nous ne séparerons plus de nous-même, sur les mobiles duquel nous ne cessons de faire d’anxieuses hypothèses, perpétuellement remaniées. S’élançant d’au delà de l’intelligence, notre curiosité de la femme que nous aimons dépasse dans sa course le caractère de cette femme, nous pourrions nous y arrêter que sans doute nous ne le voudrions pas. L’objet de notre inquiète investigation est plus essentiel que ces particularités de caractère, pareilles à ces petits losanges d’épiderme dont les combinaisons variées font l’originalité fleurie de la chair. (p. 248-249)

 

Il insistera par ailleurs sur la part d’imagination, de rêverie qui entre dans l’amour d’un être donné, et que c’est cela surtout que nous aimons, bien davantage que l’être lui-même. Proust développe ainsi toute une théorie qui explique la fascination, le regret que l’homme éprouve pour les passantes (topos poétique par excellence), puisqu’elles nous restent inconnues et donc peuvent être remplies à notre gré de toutes nos projections, de tous nos idéaux, de tous nos fantasmes. Le décalage entre imagination et réalité est souligné à maintes reprises, s’appliquant non seulement à l’être aimé mais aussi à d’autres formes de désirs (tels un voyage, la contemplation d’une œuvre artistique), et engendre souvent une déception plus ou moins grande, la réalité se montrant souvent en deçà de ce qu’on a de prime abord imaginé.

Presque tout le monde s’étonna de ce mariage, et cela même est étonnant. Sans doute peu de personnes comprennent le caractère purement subjectif du phénomène qu’est l’amour, et la sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes. Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n’est pas le même que celui qu’ils voient. (I, p. 459-460)

Était-ce parce que je ne l’avais qu’entr’aperçue que je l’avais trouvée si belle ? Peut-être. D’abord l’impossibilité de s’arrêter auprès d’une femme, le risque de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme qu’à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu’aux jours si ternes qui nous restent à vivre le combat où nous succomberons sans doute. De sorte que, s’il n’y avait pas l’habitude, la vie devrait paraître délicieuse à ces êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir — c’est-à-dire à tous les hommes. Puis si l’imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons posséder, son essor n’est pas limité par une réalité complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n’y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre cœur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret. (p. 72)

Le bonheur de connaître ces jeunes filles était-il donc irréalisable ? Certes ce n’eût pas été le premier de ce genre auquel j’eusse renoncé. Je n’avais qu’à me rappeler, tant d’inconnues que, même à Balbec, la voiture s’éloignant à toute vitesse m’avait fait à jamais abandonner. Et même le plaisir que me donnait la petite bande noble comme si elle était composée de vierges helléniques, venait de ce qu’elle avait quelque chose de la fuite des passantes sur la route. Cette fugacité des êtres qui ne sont pas connus de nous, qui nous forcent à démarrer de la vie habituelle où les femmes que nous fréquentons finissent par dévoiler leurs tares, nous met dans cet état de poursuite où rien n’arrête plus l’imagination. Or dépouiller d’elle nos plaisirs, c’est les réduire à eux-mêmes, à rien. Offertes chez une de ces entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne méprisais pas, retirées de l’élément qui leur donnait tant de nuances et de vague, ces jeunes filles m’eussent moins enchanté. Il faut que l’imagination, éveillée par l’incertitude de pouvoir atteindre son objet, crée un but qui nous cache l’autre, et en substituant au plaisir sensuel l’idée de pénétrer dans une vie, nous empêche de reconnaître ce plaisir, d’éprouver son goût véritable, de le restreindre à sa portée. Il faut qu’entre nous et le poisson qui si nous le voyions pour la première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir les mille ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui, s’interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d’une chair, l’indécision d’une forme, dans la fluidité d’un transparent et mobile azur. (p. 153-154)

Ni parmi les actrices, ou les paysannes, ou les demoiselles du pensionnat religieux, je n’avais rien vu d’aussi beau, imprégné d’autant d’inconnu, aussi inestimablement précieux, aussi vraisemblablement inaccessible. Elles étaient, du bonheur inconnu et possible de la vie, un exemplaire si délicieux et en si parfait état, que c’était presque pour des raisons intellectuelles que j’étais désespéré, de peur de ne pas pouvoir faire dans des conditions uniques, ne laissant aucune place à l’erreur possible, l’expérience de ce que nous offre de plus mystérieux la beauté qu’on désire et qu’on se console de ne posséder jamais, en demandant du plaisir — comme Swann avait toujours refusé de faire, avant Odette — à des femmes qu’on n’a pas désirées, si bien qu’on meurt sans avoir jamais su ce qu’était cet autre plaisir. Sans doute, il se pouvait qu’il ne fût pas en réalité un plaisir inconnu, que de près son mystère se dissipât, qu’il ne fût qu’une projection, qu’un mirage du désir. Mais, dans ce cas, je ne pourrais m’en prendre qu’à la nécessité d’une loi de la nature — qui, si elle s’appliquait à ces jeunes filles, s’appliquerait à toutes — et non à la défectuosité de l’objet. Car il était celui que j’eusse choisi entre tous, me rendant bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu’il n’était pas possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie… (p. 155-156)

Ce ne fut pas sans un léger choc au cœur qu’à la première page de la liste des étrangers, j’aperçus les mots : « Simonet et famille ». J’avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où toute la tendresse qui était dans mon cœur, mais qui éprouvée par lui ne s’en distinguait pas, m’était apportée par un être aussi différent que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais en utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l’harmonie qui régnait entre les jeunes corps que j’avais vus se déployer sur la plage, en une procession sportive, digne de l’antique et de Giotto. (p. 164)

On peut avoir du goût pour une personne. Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l’irréparable, ces angoisses, qui préparent l’amour, il faut — et il est peut-être ainsi, plutôt que ne l’est une personne, l’objet même que cherche anxieusement à étreindre la passion — le risque d’une impossibilité. (p. 188)

Je n’en aimais aucune les aimant toutes, et pourtant leur rencontre possible était pour mes journées le seul élément délicieux, faisait seule naître en moi de ces espoirs où on briserait tous les obstacles, espoirs souvent suivis de rage, si je ne les avais pas vues. En ce moment, ces jeunes filles éclipsaient pour moi ma grand-mère ; un voyage m’eût tout de suite souri si ç’avait été pour aller dans un lieu où elles dussent se trouver. C’était à elles que ma pensée s’était agréablement suspendue quand je croyais penser à autre chose ou à rien. Mais quand, même ne le sachant pas, je pensais à elles, plus inconsciemment encore, elles, c’était pour moi les ondulations montueuses et bleues de la mer, le profil d’un défilé devant la mer. C’était la mer que j’espérais retrouver, si j’allais dans quelque ville où elles seraient. L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose. (p. 189)

Ma grand-mère me témoignait, parce que maintenant je m’intéressais extrêmement au golf et au tennis et laissais échapper l’occasion de regarder travailler et entendre discourir un artiste qu’elle savait des plus grands, un mépris qui me semblait procéder de vues un peu étroites. J’avais autrefois entrevu aux Champs-Élysées et je m’étais rendu mieux compte depuis qu’en étant amoureux d’une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l’important n’est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l’état ; et que les émotions qu’une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d’un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres. (p. 189-190)

Malgré cela, tandis que les innombrables images que m’a présentées dans la suite la brune joueuse de golf, si différentes qu’elles soient les unes des autres, se superposent (parce que je sais qu’elles lui appartiennent toutes), et que si je remonte le fil de mes souvenirs, je peux, sous le couvert de cette identité et comme dans un chemin de communication intérieure, repasser par toutes ces images sans sortir d’une même personne, en revanche, si je veux remonter jusqu’à la jeune fille que je croisai le jour où j’étais avec ma grand-mère, il me faut ressortir à l’air libre. Je suis persuadé que c’est Albertine que je retrouve, la même que celle qui s’arrêtait souvent, au milieu de ses amies, dans sa promenade, dépassant l’horizon de la mer ; mais toutes ces images restent séparées de cette autre parce que je ne peux pas lui conférer rétrospectivement une identité qu’elle n’avait pas pour moi au moment où elle a frappé mes yeux ; quoi que puisse m’assurer le calcul des probabilités, cette jeune fille aux grosses joues qui me regarda si hardiment au coin de la petite rue et de la plage et par qui je crois que j’aurais pu être aimé, au sens strict du mot revoir, je ne l’ai jamais revue. (p. 201-202)

Désormais inévitable, le plaisir de les connaître fut comprimé, réduit, me parut plus petit que celui de causer avec Saint-Loup, de dîner avec ma grand-mère, de faire dans les environs des excursions que je regretterais d’être probablement, par le fait de relations avec des personnes qui devaient peu s’intéresser aux monuments historiques, contraint de négliger. […] Ce qui allait avoir lieu, c’était un autre événement auquel je n’étais pas préparé. Je ne reconnaissais ni mon désir, ni son objet ; je regrettais presque d’être sorti avec Elstir. Mais, surtout, la contraction du plaisir que j’avais auparavant cru avoir était due à la certitude que rien ne pouvait plus me l’enlever. Et il reprit, comme en vertu d’une force élastique, toute sa hauteur, quand il cessa de subir l’étreinte de cette certitude, au moment où m’étant décidé à tourner la tête, je vis Elstir, arrêté quelques pas plus loin avec les jeunes filles, leur dire au revoir. (p. 211)

Certes, à Combray déjà j’avais vu diminuer ou grandir selon les heures, selon que j’entrais dans l’un ou l’autre des deux grands modes qui se partageaient ma sensibilité, le chagrin de n’être pas près de ma mère, aussi imperceptible tout l’après-midi que la lumière de la lune tant que brille le soleil et, la nuit venue, régnant seul dans mon âme anxieuse à la place de souvenirs effacés et récents. Mais ce jour-là, en voyant qu’Elstir quittait les jeunes filles sans m’avoir appelé, j’appris que les variations de l’importance qu’ont à nos yeux un plaisir ou un chagrin peuvent ne pas tenir seulement à cette alternance de deux états, mais au déplacement de croyances invisibles, lesquelles par exemple nous font paraître indifférente la mort parce qu’elles répandent sur celle-ci une lumière d’irréalité, et nous permettent ainsi d’attacher de l’importance à nous rendre à une soirée musicale qui perdrait de son charme si, à l’annonce que nous allons être guillotinés, la croyance qui baigne cette soirée se dissipait tout à coup ; ce rôle des croyances, il est vrai que quelque chose en moi le savait, c’était la volonté, mais elle le sait en vain si l’intelligence, la sensibilité continuent à l’ignorer ; celles-ci sont de bonne foi quand elles croient que nous avons envie de quitter une maîtresse à laquelle seule notre volonté sait que nous tenons. C’est qu’elles sont obscurcies par la croyance que nous la retrouverons dans un instant. Mais que cette croyance se dissipe, qu’elles apprennent tout d’un coup que cette maîtresse est partie pour toujours, alors l’intelligence et la sensibilité ayant perdu leur mise au point sont comme folles, le plaisir infime s’agrandit à l’infini.

Variation d’une croyance, néant de l’amour aussi, lequel, préexistant et mobile, s’arrête à l’image d’une femme simplement parce que cette femme sera presque impossible à atteindre. Dès lors on pense moins à la femme, qu’on se représente difficilement, qu’aux moyens de la connaître. Tout un processus d’angoisses se développe et suffit pour fixer notre amour sur celle qui en est l’objet à peine connu de nous. L’amour devient immense, nous ne songeons pas combien la femme réelle y tient peu de place. Et si tout d’un coup, comme au moment où j’avais vu Elstir s’arrêter avec les jeunes filles, nous cessons d’être inquiets, d’avoir de l’angoisse, comme c’est elle qui est tout notre amour, il semble brusquement qu’il se soit évanoui au moment où nous tenons enfin la proie à la valeur de laquelle nous n’avons pas assez pensé. (p. 212-213)

Que connaissais-je d’Albertine ? Un ou deux profils sur la mer, moins beaux assurément que ceux des femmes de Véronèse que j’aurais dû, si j’avais obéi à des raisons purement esthétiques, lui préférer. Or, est-ce à d’autres raisons que je pouvais obéir, puisque, l’anxiété tombée, je ne pouvais retrouver que ces profils muets, je ne possédais rien d’autre ? Depuis que j’avais vu Albertine, j’avais fait chaque jour à son sujet des milliers de réflexions, j’avais poursuivi, avec ce que j’appelais elle, tout un entretien intérieur, où je la faisais questionner, répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie d’Albertines imaginées qui se succédaient en moi heure par heure, l’Albertine réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu’en tête, comme la créatrice d’un rôle, l’étoile, ne paraît, dans une longue série de représentations, que dans toutes les premières. Cette Albertine-là n’était guère qu’une silhouette, tout ce qui était superposé était de mon cru, tant dans l’amour les apports qui viennent de nous l’emportent — à ne se placer même qu’au point de vue quantité — sur ceux qui nous viennent de l’être aimé. Et cela est vrai des amours les plus effectifs. (p. 213-214)

Mais, aussi agiles que ces ciroplastes qui font un buste devant nous en cinq minutes, les quelques mots que l’inconnue va nous dire préciseront cette forme et lui donneront quelque chose de définitif qui exclura toutes les hypothèses auxquelles se livraient la veille notre désir et notre imagination. Sans doute, même avant de venir à cette matinée, Albertine n’était plus tout à fait pour moi ce seul fantôme digne de hanter notre vie que reste une passante dont nous ne savons rien, que nous avons à peine discernée. Sa parenté avec Mme Bontemps avait déjà restreint ces hypothèses merveilleuses, en aveuglant une des voies par lesquelles elles pouvaient se répandre. Au fur et à mesure que je me rapprochais de la jeune fille, et la connaissais davantage, cette connaissance se faisait par soustraction, chaque partie d’imagination et de désir étant remplacée par une notion qui valait infiniment moins, notion à laquelle il est vrai que venait s’ajouter une sorte d’équivalent, dans le domaine de la vie, de ce que les Sociétés financières donnent après le remboursement de l’action primitive, et qu’elles appellent action de jouissance. Son nom, ses parentés avaient été une première limite apportée à mes suppositions. Son amabilité, tandis que tout près d’elle je retrouvais son petit grain de beauté sur la joue au-dessous de l’œil, fut une autre borne ; enfin je fus étonné de l’entendre se servir de l’adverbe « parfaitement » au lieu de « tout à fait », en parlant de deux personnes, disant de l’une « elle est parfaitement folle, mais très gentille tout de même » et de l’autre « c’est un monsieur parfaitement commun et parfaitement ennuyeux ». Si peu plaisant que soit cet emploi de « parfaitement », il indique un degré de civilisation et de culture auquel je n’aurais pu imaginer qu’atteignait la bacchante à bicyclette, la muse orgiaque du golf. Il n’empêche d’ailleurs qu’après cette première métamorphose, Albertine devait changer encore bien des fois pour moi. (p. 227-228)

Ainsi ce n’est qu’après avoir reconnu non sans tâtonnements les erreurs d’optique du début qu’on pourrait arriver à la connaissance exacte d’un être si cette connaissance était possible. Mais elle ne l’est pas ; car tandis que se rectifie la vision que nous avons de lui, lui-même qui n’est pas un objectif inerte change pour son compte, nous pensons le rattraper, il se déplace, et, croyant le voir enfin plus clairement, ce n’est que les images anciennes que nous en avions prises que nous avons réussi à éclaircir, mais qui ne le représentent plus.

Pourtant, quelques déceptions inévitables qu’elle doive apporter, cette démarche vers ce qu’on n’a qu’entrevu, ce qu’on a eu le loisir d’imaginer, cette démarche est la seule qui soit saine pour les sens, qui y entretienne l’appétit. De quel morne ennui est empreinte la vie des gens qui, par paresse ou timidité, se rendent directement en voiture chez des amis qu’ils ont connus sans avoir d’abord rêvé d’eux, sans jamais oser sur le parcours s’arrêter auprès de ce qu’ils désirent ! (p. 229)

Dès ce premier jour, quand en entrant je pus voir le souvenir que je rapportais, je compris quel tour de muscade avait été parfaitement exécuté, et comment j’avais causé un moment avec une personne qui, grâce à l’habileté du prestidigitateur, sans avoir rien de celle que j’avais suivie si longtemps au bord de la mer, lui avait été substituée. J’aurais du reste pu le deviner d’avance, puisque la jeune fille de la plage avait été fabriquée par moi. Malgré cela, comme je l’avais, dans mes conversations avec Elstir, identifiée à Albertine, je me sentais envers celle-ci l’obligation morale de tenir les promesses d’amour faites à l’Albertine imaginaire. On se fiance par procuration, et on se croit obligé d’épouser ensuite la personne interposée. (p. 229-230)

Tel pour moi cet état amoureux divisé simultanément entre plusieurs jeunes filles. Divisé ou plutôt indivisé, car le plus souvent ce qui m’était délicieux, différent du reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que l’espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma vie, c’était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans l’ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures éventées, sur cette bande d’herbe où étaient posées ces figures, si excitantes pour mon imagination, d’Albertine, de Rosemonde, d’Andrée ; et cela, sans que j’eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si précieux, laquelle j’avais le plus envie d’aimer. Au commencement d’un amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à l’objet de cet amour, mais plutôt le désir d’aimer dont il va procéder (et plus tard le souvenir qu’il laisse) erre voluptueusement dans une zone de charmes interchangeables — charmes parfois simplement de nature, de gourmandise, d’habitation — assez harmoniques entre eux pour qu’il ne se sente, auprès d’aucun, dépaysé. D’ailleurs comme, devant elles, je n’étais pas encore blasé par l’habitude, j’avais la faculté de les voir, autant dire d’éprouver un étonnement profond chaque fois que je me retrouvais en leur présence. (p. 268-269)

C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertines à laquelle je pensais : un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés, non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force de la croyance interposée pour un même souvenir, par la façon différente dont je l’appréciais. Car c’est toujours à cela qu’il fallait revenir, à ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu, mais qui ont pourtant plus d’importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons, car c’est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l’être regardé. Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertines qui apparaissaient par moi, jamais la même, comme — appelées simplement par moi pour plus de commodité la mer — ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait. (p. 299)

 

8/ Mais si l’œuvre de Proust contient il est vrai une grande part de désenchantement lié à une réalité décevante par rapport à ce qu’on en attendait, notamment en amour comme développé dans le précédent point, c’est pour mieux nous faire comprendre que l’essentiel ne réside pas dans la réalité extérieure, dont on pourrait attendre un hypothétique, mais chimérique, bonheur, que donc ce « bonheur » que tout être humain attend, espère, n’est pas donné ou lié à des événements, des personnes extérieurs ; mais que la « vraie vie » (pour reprendre une célèbre formule dans Le Temps retrouvé) réside dans une perception plus sensible des choses, nécessitant un effort intérieur mais surtout solitaire, qu’il s’agira ensuite, pour celui possédant un don artistique, de transmuer en une œuvre d’art. C’est tout le sens des passages relatifs aux différentes expériences décevantes du narrateur (le jeu de la Berma, des paysages, églises de Balbec), déception liée moins aux expériences en elles-mêmes que par le manque de maturité et de profondeur du regard du narrateur.

Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé ; j’avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des raisons qu’elle me donnerait de l’admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l’écoutais comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. (I, p. 440)

Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité ; mais j’éprouvais le besoin de lui trouver des explications ; de plus, il s’était porté avec une intensité égale, pendant que la Berma jouait, sur tout ce qu’elle offrait, dans l’indivisibilité de la vie, à mes yeux, à mes oreilles ; il n’avait rien séparé et distingué ; aussi fut-il heureux de se découvrir une cause raisonnable dans ces éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l’artiste, il les attirait à lui par son pouvoir d’absorption, s’emparait d’eux comme l’optimisme d’un homme ivre des actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison d’attendrissement. « C’est vrai, me disais-je, quelle belle voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence d’avoir été choisir Phèdre ! Non, je n’ai pas été déçu. » (p. 449)

Sans doute, les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons souvent une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imaginé, le monde visible (qui d’ailleurs n’est pas le monde vrai, nos sens ne possédant pas beaucoup plus le don de la ressemblance que l’imagination, si bien que les dessins enfin approximatifs qu’on peut obtenir de la réalité sont au moins aussi différents du monde vu que celui-ci l’était du monde imaginé). (p. 538)

Comme un jeune homme, un jour d’examen ou de duel, trouve le fait sur lequel on l’a interrogé, la balle qu’il a tirée, bien peu de chose quand il pense aux réserves de science et de courage qu’il possède et dont il aurait voulu faire preuve, de même mon esprit qui avait dressé la Vierge du Porche hors des reproductions que j’en avais eues sous les yeux, inaccessible aux vicissitudes qui pouvaient menacer celles-ci, intacte si on les détruisait, idéale, ayant une valeur universelle, s’étonnait de voir la statue qu’il avait mille fois sculptée réduite maintenant à sa propre apparence de pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place où elle avait pour rivales une affiche électorale et la pointe de ma canne, enchaînée à la Place… (II, p. 20)

[…] c’était elle enfin, l’œuvre d’art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais, métamorphosée ainsi que l’église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides. (p. 21)

 

Le peintre Elstir jouera un rôle déterminant pour « éduquer » le regard du narrateur, lui permettant de voir la beauté là où il ne la voyait pas de prime abord : on pense par exemple aux choses banales du quotidien telles qu’une table désordonnée (écho en particulier à la peinture de Chardin, sur lequel Proust a écrit et qu’il admirait) ; à la beauté de Mme Elstir, que son mari continue à trouver belle malgré l’âge ; aux toilettes féminines dont Elstir connaît les plus secrets détails et charmes etc. Dans un certain sens, Elstir ouvre les yeux au narrateur sur les multiples facettes que peuvent prendre la beauté, son aspect « moderne » pour reprendre l’expression et la définition de Baudelaire, alors que le narrateur, naïf, la concevait seulement immémoriale et donc détachée de tout élément contingent. Là réside aussi une conception essentielle chez Proust, qui sera explicitée plus nettement dans le dernier volume, pour qui c’est le regard qui compte, et que la fonction principale de l’art (et de la littérature donc, puisqu’elle en est une des formes) est de faire voir les choses autrement, de manière neuve et inattendue, et ainsi nous faire sortir concomitamment de l’habitude, de la torpeur, de la monotonie de notre quotidien, où notre regard blasé s’ennuie et ne voit rien de nouveau. C’est pourquoi, suivant les préceptes d’Elstir, qui confond sans cesse mer et ciel, l’écriture de Proust abonde en comparaisons, en métaphores de toutes sortes (et en particulier de rapprochements avec de grands tableaux) : chaque situation, chaque sentiment, chaque observation en est accompagné, même les plus banals, participant de cette volonté constante chez Proust de sublimer, de nous faire voir les choses autrement. Le narrateur l’appliquera, entre autres, dans une remarquable scène au restaurant de Rivebelle (II, p. 167-168) durant laquelle il file longuement une métaphore stellaire/planétaire.

De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie, si médiocre d’ailleurs qu’elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s’y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. (I, p. 545)

Toute cette activité vertigineuse se fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes, dont l’assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d’autrefois. D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les tables où ils n’étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel, ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l’incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des hors-d’œuvre, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, occupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes occupées à prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la science du moyen âge. Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils dînaient avec telle ou telle personne, que le repas coûterait à peu près tant et qu’ils recommenceraient le lendemain. (II, p. 167-168)

Naturellement, ce qu’il avait dans son atelier, ce n’était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. (II, p. 191)

[…] il m’était arrivé, grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. […] Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l’œuvre d’Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C’était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile, qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de l’enthousiasme qu’excitait chez certains amateurs la peinture d’Elstir. (p. 191-192)

Bien qu’on dise avec raison qu’il n’y a pas de progrès, pas de découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que chaque artiste recommençant pour son compte un effort individuel ne peut y être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il faut pourtant reconnaître que dans la mesure où l’art met en lumière certaines lois, une fois qu’une industrie les a vulgarisées, l’art antérieur perd rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts d’Elstir, nous avons connu ce qu’on appelle « d’admirables » photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra qu’elle s’applique d’ordinaire à quelque image singulière d’une chose connue, image différente de celles que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en nous rappelant une impression. […] Or, l’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l’avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l’art était le premier à les dévoiler. (p. 194)

Plus tard, quand je connus la peinture mythologique d’Elstir, Mme Elstir prit pour moi aussi de la beauté. Je compris qu’à certain type idéal résumé en certaines lignes, en certaines arabesques qui se retrouvaient sans cesse dans son œuvre, à un certain canon, il avait attribué en fait un caractère presque divin, puisque tout son temps, tout l’effort de pensée dont il était capable, en un mot toute sa vie, il l’avait consacrée à la tâche de distinguer mieux ces lignes, de les reproduire plus fidèlement. Ce qu’un tel idéal inspirait à Elstir, c’était vraiment un culte si grave, si exigeant, qu’il ne lui permettait jamais d’être content, c’était la partie la plus intime de lui-même, aussi n’avait-il pu le considérer avec détachement, en tirer des émotions, jusqu’au jour où il le rencontra, réalisé au dehors, dans le corps d’une femme, le corps de celle qui était par la suite devenue Mme Elstir et chez qui il avait pu — comme cela ne nous est possible que pour ce qui n’est pas nous-même — le trouver méritoire, attendrissant, divin. Quel repos, d’ailleurs, de poser ses lèvres sur ce Beau que jusqu’ici il fallait avec tant de peine extraire de soi, et qui maintenant mystérieusement incarné, s’offrait à lui pour une suite de communions efficaces ! Elstir à cette époque n’était plus dans la première jeunesse où l’on attend que de la puissance de la pensée la réalisation de son idéal. Il approchait de l’âge où l’on compte sur les satisfactions du corps pour stimuler la force de l’esprit, où la fatigue de celui-ci, en nous inclinant au matérialisme, et la diminution de l’activité à la possibilité d’influences passivement reçues, commencent à nous faire admettre qu’il y a peut-être bien certains corps, certains métiers, certains rythmes privilégiés, réalisant si naturellement notre idéal, que même sans génie, rien qu’en copiant le mouvement d’une épaule, la tension d’un cou, nous ferions un chef-d’œuvre ; c’est l’âge où nous aimons à caresser la Beauté du regard, hors de nous, près de nous, dans une tapisserie, dans une belle esquisse de Titien découverte chez un brocanteur, dans une maîtresse aussi belle que l’esquisse de Titien. Quand j’eus compris cela, je ne pus plus voir sans plaisir Mme Elstir, et son corps perdit de sa lourdeur, car je le remplis d’une idée, l’idée qu’elle était une créature immatérielle, un portrait d’Elstir. Elle en était un pour moi et pour lui aussi sans doute. Les données de la vie ne comptent pas pour l’artiste, elles ne sont pour lui qu’une occasion de mettre à nu son génie. (p. 206-207)

Mais d’ailleurs le portrait eût-il été, non pas antérieur, comme la photographie préférée de Swann, à la systématisation des traits d’Odette en un type nouveau, majestueux et charmant, mais postérieur, qu’il eût suffi de la vision d’Elstir pour désorganiser ce type. Le génie artistique agit à la façon de ces températures extrêmement élevées qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d’atomes et de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à un autre type. Toute cette harmonie factice que la femme a imposée à ses traits et dont chaque jour avant de sortir elle surveille la persistance dans sa glace, changeant l’inclinaison du chapeau, le lissage des cheveux, l’enjouement du regard, afin d’en assurer la continuité, cette harmonie, le coup d’œil du grand peintre la détruit en une seconde, et à sa place il fait un regroupement des traits de la femme, de manière à donner satisfaction à un certain idéal féminin et pictural qu’il porte en lui. (p. 216)

Je restais maintenant volontiers à table pendant qu’on desservait, et si ce n’était pas un moment où les jeunes filles de la petite bande pouvaient passer, ce n’était plus uniquement du côté de la mer que je regardais. Depuis que j’en avais vu dans des aquarelles d’Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j’aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d’une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes, et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l’éclairage, l’altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l’or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s’installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d’eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre ; j’essayais de trouver la beauté là où je ne m’étais jamais figuré qu’elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des « natures mortes ». (p. 224)

Les robes de Mme Elstir passaient inaperçues aux yeux de quelqu’un qui n’avait pas le goût sûr et sobre des choses de la toilette. Il me faisait défaut. Elstir le possédait au suprême degré, à ce que me dit Albertine. […] C’est qu’en réalité, bien que cela ne se vît guère encore, elle était très intelligente et dans les choses qu’elle disait, la bêtise n’était pas sienne, mais celle de son milieu et de son âge. Elstir avait eu sur elle une influence heureuse mais partielle. Toutes les formes de l’intelligence n’étaient pas arrivées chez Albertine au même degré de développement. Le goût de la peinture avait presque rattrapé celui de la toilette et de toutes les formes de l’élégance, mais n’avait pas été suivi par le goût de la musique qui restait fort en arrière. (p. 239-240)

Autrefois j’eusse préféré que cette promenade eût lieu par le mauvais temps. Alors je cherchais à retrouver dans Balbec « le pays des Cimmériens », et de belles journées étaient une chose qui n’aurait pas dû exister là, une intrusion du vulgaire été des baigneurs dans cette antique région voilée par les brumes. Mais maintenant, tout ce que j’avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets de soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l’eusse recherché avec passion pour la même raison qu’autrefois je n’aurais voulu que des mers tempétueuses, et qui était qu’elles se rattachaient, les unes comme autrefois les autres, à une idée esthétique. C’est qu’avec mes amies nous étions quelquefois allés voir Elstir, et les jours où les jeunes filles étaient là, ce qu’il avait montré de préférence, c’était quelques croquis d’après de jolies yachtswomen ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de Balbec. (p. 251)

Puis il s’extasia plus encore sur les réunions du yachting que sur les courses de chevaux, et je compris que des régates, que des meetings sportifs où des femmes bien habillées baignent dans la glauque lumière d’un hippodrome marin, pouvaient être pour un artiste moderne motifs aussi intéressants que les fêtes qu’ils aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio. (p. 252)

Le plus grand charme d’un yacht, de l’ameublement d’un yacht, des toilettes de yachting, est leur simplicité de choses de la mer, et j’aime tant la mer ! Je vous avoue que je préfère les modes d’aujourd’hui aux modes du temps de Véronèse et même de Carpaccio. Ce qu’il y a de joli dans nos yachts — et dans les yachts moyens surtout, je n’aime pas les énormes, trop navires, c’est comme pour les chapeaux, il y a une mesure à garder — c’est la chose unie, simple, claire, grise, qui par les temps voilés, bleuâtres, prend un flou crémeux. Il faut que la pièce où l’on se tient ait l’air d’un petit café. Les toilettes des femmes sur un yacht c’est la même chose ; ce qui est gracieux, ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de la mer font un blanc aussi éclatant qu’une voile blanche. Il y a très peu de femmes du reste qui s’habillent bien, quelques-unes pourtant sont merveilleuses. (p. 253)

Surtout moi qui, parti pour voir le royaume des tempêtes, ne trouvais jamais dans mes promenades avec Mme de Villeparisis où souvent nous ne l’apercevions que de loin, peint dans l’écartement des arbres, l’océan assez réel, assez liquide, assez vivant, donnant assez l’impression de lancer ses masses d’eau, et qui n’aurais aimé le voir immobile que sous un linceul hivernal de brume, je n’eusse guère pu croire que je rêverais maintenant d’une mer qui n’était plus qu’une vapeur blanchâtre ayant perdu la consistance et la couleur. Mais cette mer, Elstir, comme ceux qui rêvaient dans ces barques engourdies par la chaleur, en avait, jusqu’à une telle profondeur, goûté l’enchantement qu’il avait su rapporter, fixer sur sa toile, l’imperceptible reflux de l’eau, la pulsation d’une minute heureuse ; et on était soudain devenu si amoureux, en voyant ce portrait magique, qu’on ne pensait plus qu’à courir le monde pour retrouver la journée enfuie, dans sa grâce instantanée et dormante. (p. 255)

[…] je m’étais toujours efforcé, devant la mer, d’expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage, tout ce qui m’empêchait de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine, et jusqu’aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l’aspect banal de l’universel été de cette côte de brumes et de tempêtes, y marquer un simple temps d’arrêt, l’équivalent de ce qu’on appelle en musique une mesure pour rien ; maintenant c’était le mauvais temps qui me paraissait devenir quelque accident funeste, ne pouvant plus trouver de place dans le monde de la beauté ; je désirais vivement aller retrouver dans la réalité ce qui m’exaltait si fort et j’espérais que le temps serait assez favorable pour voir du haut de la falaise les mêmes ombres bleues que dans le tableau d’Elstir. (p. 255-256)

 

9/ Cependant, la perception de cette beauté (mais ajoutons-y aussi la vérité, quête également essentielle chez Proust) et son approfondissement n’est possible selon Proust qu’à travers l’introspection et la solitude. C’est par l’approfondissement de ses sensations, nécessitant un effort, un travail acharnés, que l’homme vit véritablement, se dégage des contingences qui le trompent ou l’ennuient, et peut créer son œuvre s’il est artiste. C’est une voie difficile, solitaire, et Proust n’en est que trop conscient en pointant les errements du narrateur encore jeune et naïf qui espère encore que le bonheur repose dans ce qui l’attend, dans les sensations purement physiques (l’épisode de la nuit d’ivresse à Rivebelle en démontre les impasses, et surtout l’inconscience), les dangers auxquels l’artiste peut lui-même se laisser entraîner avec le temps, les entraves que sont les mondanités et même l’amitié.

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et, à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin. […]

Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. […] même quand j’eus écouté la Sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette Sonate, je ne la possédai jamais tout entière : elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur. Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte ; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu — comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate — pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. (I, p. 520 à 522)

Enfin la qualité toujours rare et neuve de ce qu’il écrivait se traduisait dans sa conversation par une façon si subtile d’aborder une question, en négligeant tous ses aspects déjà connus, qu’il avait l’air de la prendre par un petit côté, d’être dans le faux, de faire du paradoxe, et qu’ainsi ses idées semblaient le plus souvent confuses, chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres. D’ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l’élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures auxquelles nous ne sommes pas accoutumés, le causeur nous paraît ne parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l’impression d’un manque de vérité. (p. 542)

il faut croire, puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est d’aggraver la tendance qu’à partir d’un certain âge on a à trouver agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour d’esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer ; cet âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies originaux celle d’élèves qui n’ont en commun avec lui que la lettre de sa doctrine et par qui il est encensé, écouté… (p. 595)

Mais, hélas ! elle serait toujours absente de l’autre vie vers laquelle je m’en allais de plus en plus vite et que je ne me résignais à accepter qu’en combinant des plans qui me permettraient un jour de reprendre ce même train et de m’arrêter à cette même gare, projet qui avait aussi l’avantage de fournir un aliment à la disposition intéressée, active, pratique, machinale, paresseuse, centrifuge qui est celle de notre esprit car il se détourne volontiers de l’effort qu’il faut pour approfondir en soi-même, d’une façon générale et désintéressée, une impression agréable que nous avons eue. Et comme d’autre part nous voulons continuer à penser à elle, il préfère l’imaginer dans l’avenir, préparer habilement les circonstances qui pourront la faire renaître, ce qui ne nous apprend rien sur son essence, mais nous évite la fatigue de la recréer en nous-même et nous permet d’espérer la recevoir de nouveau du dehors. (II, p. 18-19)

C’est que, pas plus que ce n’est le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux, qui nous permet de produire une œuvre, ce n’est l’allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà arrivant à Rivebelle, j’avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles une qualité, un charme, qui n’avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre ; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ; j’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu’elle. De sorte que, par une contradiction qui n’était qu’apparente, c’est au moment où j’éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux plus de prix, c’est à ce moment que, délivré des soucis qu’elle avait pu m’inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d’un accident. Je ne faisais, du reste, en somme, que concentrer dans une soirée l’incurie qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane ou en automobile, quand les attend à la maison l’être que leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu’un était venu dans l’intention de me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j’adhérais tout entier à l’odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d’hôtel, au contour de la valse qu’on jouait, que j’étais collé à la sensation présente, n’ayant pas plus d’extension qu’elle ni d’autre but que de ne pas en être séparé, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n’a plus le souci de préserver sa ruche. (p. 172-173)

Seulement, après cette marée montante du génie qui recouvre la vie, quand le cerveau se fatigue, peu à peu l’équilibre se rompt et comme un fleuve qui reprend son cours après le contreflux d’une grande marée, c’est la vie qui reprend le dessus. […] Un jour viendra où, par l’usure de son cerveau, il n’aura plus, devant ces matériaux dont se servait son génie, la force de faire l’effort intellectuel qui seul peut produire son œuvre, et continuera pourtant à les rechercher, heureux de se trouver près d’eux à cause du plaisir spirituel, amorce du travail, qu’ils éveillent en lui ; et les entourant d’ailleurs d’une sorte de superstition comme s’ils étaient supérieurs à autre chose, si en eux résidait déjà une bonne part de l’œuvre d’art qu’ils porteraient en quelque sorte toute faite, il n’ira pas plus loin que la fréquentation, l’adoration des modèles. […] Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de signification, stade situé en deçà de l’art et auquel j’avais vu s’arrêter Swann, était celui où par ralentissement du génie créateur, idolâtrie des formes qui l’avaient favorisé, désir du moindre effort, devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir. (p. 207)

Mais ce ne fut pas ainsi qu’Elstir agit avec moi ; en vrai maître — et c’était peut-être au point de vue de la création pure son seul défaut d’en être un, dans ce sens du mot maître, car un artiste pour être tout à fait dans la vérité de la vie spirituelle doit être seul, et ne pas prodiguer de son moi, même à des disciples, — de toute circonstance, qu’elle fût relative à lui ou à d’autres, il cherchait à extraire pour le meilleur enseignement des jeunes gens la part de vérité qu’elle contenait. Il préféra donc aux paroles qui auraient pu venger son amour-propre celles qui pouvaient m’instruire. « Il n'y a pas d'homme si sage qu'il soit, me dit [Elstir], qui n'ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu'il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu'il ne peut être assuré d'être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s'il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. Je sais qu'il y a des jeunes gens, fils et petit-fils d'hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont enseigné la noblesse de l'esprit et l'élégance morale dès le collège. Ils n'ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer tout ce qu'ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n'ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d'elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends que l'image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c'est selon les lois de la vie et de l'esprit que nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers, des coteries artistiques s'il s'agit d'un peintre, extrait quelque chose qui les dépasse. » (p. 218-219)

Pour le plaisir, je ne le connus naturellement qu’un peu plus tard, quand, rentré à l’hôtel, resté seul, je fus redevenu moi-même. Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est « condamnée » tant qu’on voit du monde. (p. 226-227)

Et pourtant je n’avais peut-être pas tort de sacrifier les plaisirs non seulement de la mondanité, mais de l’amitié, à celui de passer tout le jour dans ce jardin. Les êtres qui en ont la possibilité — il est vrai que ce sont les artistes et j’étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais — ont aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien faire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l’impression d’ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c’est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs, ceux d’entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d’ennui, l’amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport, alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage supérieur de leur frondaison. (p. 260)

Je me mentais à moi-même, j’interrompais la croissance dans le sens selon lequel je pouvais en effet véritablement grandir et être heureux, quand je me félicitais d’être aimé, admiré, par un être aussi bon, aussi intelligent, aussi recherché que Saint-Loup, quand j’adaptais mon intelligence, non à mes propres obscures impressions que c’eût été mon devoir de démêler, mais aux paroles de mon ami à qui en me les redisant — en me les faisant redire, par cet autre que soi-même qui vit en nous et sur qui on est toujours si content de se décharger du fardeau de penser — je m’efforçais de trouver une beauté, bien différente de celle que je poursuivais silencieusement quand j’étais vraiment seul, mais qui donnerait plus de mérite à Robert, à moi-même, à ma vie. Dans celle qu’un tel ami me faisait, je m’apparaissais comme douillettement préservé de la solitude, noblement désireux de me sacrifier moi-même pour lui, en somme incapable de me réaliser. Près de ces jeunes filles au contraire si le plaisir que je goûtais était égoïste, du moins n’était-il pas basé sur le mensonge qui cherche à nous faire croire que nous ne sommes pas irrémédiablement seuls et qui, quand nous causons avec un autre, nous empêche de nous avouer que ce n’est plus nous qui parlons, que nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d’un moi qui diffère d’eux. Les paroles qui s’échangeaient entre les jeunes filles de la petite bande et moi étaient peu intéressantes, rares d’ailleurs, coupées de ma part de longs silences. Cela ne m’empêchait pas de prendre à les écouter quand elles me parlaient autant de plaisir qu’à les regarder, à découvrir dans la voix de chacune d’elles un tableau vivement coloré. C’est avec délices que j’écoutais leur pépiement. Aimer aide à discerner, à différencier. Dans un bois l’amateur d’oiseaux distingue aussitôt ces gazouillis particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire confond. L’amateur de jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus variées. Chacune possède plus de notes que le plus riche instrument. Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi inépuisables que l’infinie variété des personnalités. […] il y avait dans le gazouillis de ces jeunes filles des notes que les femmes n’ont plus. Et de cet instrument plus varié, elles jouaient avec leurs lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient cet accent de conviction enthousiaste qui donnait du charme aux choses les plus simples (p. 261-262)

 

10/ Le narrateur de La Recherche, loin de l’image de snob intellectuel que l’on prête souvent à Proust, accorde davantage d’importance aux choses sensibles qu’aux choses intellectuelles, dénigrant au passage volontiers les prétentions de certains intellectuels (tels Bloch) ou au contraire percevant l’intelligence d’êtres n’ayant pourtant pas reçu d’éducation (comme Françoise). À Bergotte l’assurant de son talent et son penchant pour ces dernières, le narrateur confesse surtout sa curiosité et sa nette préférence pour les plaisirs futurs qu’il se promet. À la compagnie de Saint-Loup, à qui il avait promis de rendre visite, et avec qui il eût pu avoir des discussions intellectuelles, il préfère la compagnie des « jeunes filles en fleurs », qui lui offre un plaisir des sens sans cesse stimulant et renouvelé.

On n’aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d’atteindre directement. Le monde immense des idées n’existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s’il n’y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d’esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d’esprit, privés de lumière, mais qui pourtant, plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d’élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels — comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien — il n’a manqué, pour avoir du talent, que du savoir. (II, p. 10-11)

M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance de ses œuvres, à l’aide de jugements d’apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu près, où l’on salue dans le vide, où l’on juge dans le faux. L’inexactitude, l’incompétence, n’y diminuent pas l’assurance, au contraire. C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que, peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. (p. 129)

Du reste, Bloch devait dans la suite irriter Albertine d’autre façon. Comme beaucoup d’intellectuels, il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour chacune d’elles un qualificatif précieux, puis généralisait. (p. 235)

Et pour ce qui était de moi, si je trouvais Saint-Loup un peu sérieux, lui ne comprenait pas que je ne le fusse pas davantage. Ne jugeant chaque chose qu’au poids de l’intelligence qu’elle contient, ne percevant pas les enchantements d’imagination que me donnaient certaines œuvres qu’il jugeait frivoles, il s’étonnait que moi — moi à qui il s’imaginait être tellement inférieur — je pusse m’y intéresser. (p. 93)

L’effort qu’Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence était d’autant plus admirable que cet homme qui, avant de peindre, se faisait ignorant, oubliait tout par probité, car ce qu’on sait n’est pas à soi, avait justement une intelligence exceptionnellement cultivée. (p. 196)

 

C’est d’ailleurs un leitmotiv de l’œuvre, à chaque expérience de mémoire involontaire que le narrateur connaît : il ne cesse d’affirmer que la vérité, la beauté, l’essence de la vie se manifestent à nous via nos sens, nos sensations corporelles, à notre insu et donc hors de tout effort intellectuel rationnel. La Recherche regorge de ces moments comme hors du temps, qui surviennent fortuitement et s’imposent au narrateur de manière sensible, et lors desquels le narrateur voit sa conscience comme élargie, ressentant une joie intense (différente toutefois de toute sensation ordinaire) dont il ne comprend pas toujours au final la raison… L’épisode de la madeleine est bien sûr le plus célèbre de l’œuvre de Proust, car il parvient à identifier l’origine de cette sensation dans son passé, mais cela ne sera pas le cas dans bien d’autres épisodes (comme celui des clochers de Martainville, ou ci-dessous à Hudimesnil), qui resteront non élucidés, laissant un profond regret au narrateur. L’épisode de la première nuit avec Albertine offre également un instant de conscience élargie qui se distingue toutefois dans ces circonstances des épisodes précédemment mentionnés : il n’a comme source que l’anticipation de la possession d’Albertine, mais se rapproche des épisodes précédents par la sensation d’éternité (avec comme corollaire l’indifférence à la mort) ressentie par le narrateur.

Les murs humides et anciens de l’entrée, où je restai à attendre Françoise, dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui, m’allégeant aussitôt des soucis que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann rapportées par Gilberte, me pénétra d’un plaisir non pas de la même espèce que les autres, lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder, mais au contraire d’un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et certaine. J’aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m’avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait non de jouir du plaisir qu’elle ne me donnait que par surcroît, mais de descendre dans la réalité qu’elle ne m’avait pas dévoilée. (I, p. 483)

Hélas ! ce qu’il disait là, combien je sentais que c’était peu vrai pour moi que tout raisonnement, si élevé qu’il fût, laissait froid, qui n’étais heureux que dans des moments de simple flânerie, quand j’éprouvais du bien-être ; je sentais combien ce que je désirais dans la vie était purement matériel, et avec quelle facilité je me serais passé de l’intelligence. Comme je ne distinguais pas entre les plaisirs ceux qui me venaient de sources différentes, plus ou moins profondes et durables, je pensai, au moment de lui répondre, que j’aurais aimé une existence où j’aurais été lié avec la duchesse de Guermantes, et où j’aurais souvent senti comme dans l’ancien bureau d’octroi des Champs-Élysées une fraîcheur qui m’eût rappelé Combray. Or, dans cet idéal de vie que je n’osais lui confier, les plaisirs de l’intelligence ne tenaient aucune place. (I, p. 559)

Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martainville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi ils n’avaient pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents ! Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s’ouvrît ainsi. Le site qu’ils me rappelaient il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand-mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je le pressentais, comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu m’avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente, mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux, comme tels arbres, telle touffe d’herbe que j’avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain, de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace ? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de route, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie. Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis me demandait pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu. (II, p. 77 à 79)

[…] le réveil des souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une part assez grande de réalité évoquée, songée, insaisissable, pour me donner, au milieu de ces régions où je passais, plus qu’un sentiment esthétique, un désir fugitif mais exalté, d’y vivre désormais pour toujours. Que de fois, pour avoir simplement senti une odeur de feuillée, être assis sur un strapontin en face de Mme de Villeparisis, croiser la princesse de Luxembourg qui lui envoyait des bonjours de sa voiture, rentrer dîner au Grand-Hôtel, ne m’est-il pas apparu comme un de ces bonheurs ineffables que ni le présent ni l’avenir ne peuvent nous rendre et qu’on ne goûte qu’une fois dans la vie ! (p. 80)

Et tout ce que la nature eût pu m’apporter de vie m’eût semblé bien mince, les souffles de la mer m’eussent paru bien courts pour l’immense aspiration qui soulevait ma poitrine. La mort eût dû me frapper en ce moment que cela m’eût paru indifférent ou plutôt impossible, car la vie n’était pas hors de moi, elle était en moi ; j’aurais souri de pitié si un philosophe eût émis l’idée qu’un jour même éloigné, j’aurais à mourir, que les forces éternelles de la nature me survivraient, les forces de cette nature sous les pieds divins de qui je n’étais qu’un grain de poussière ; qu’après moi il y aurait encore ces falaises arrondies et bombées, cette mer, ce clair de lune, ce ciel ! Comment cela eût-il été possible, comment le monde eût-il pu durer plus que moi, puisque je n’étais pas perdu en lui, puisque c’était lui qui était enclos en moi, en moi qu’il était bien loin de remplir, en moi, où, en sentant la place d’y entasser tant d’autres trésors, je jetais dédaigneusement dans un coin ciel, mer et falaises ? (p. 285-286)

 

 

Ci-dessous, des passages choisis du livre, référencés à partir des deux premiers volumes de la Pléaide :

        Première partie : Autour de Mme Swann (Pléaide I)

Mais la principale raison, et celle-là applicable à l’humanité en général, était que nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de quoi nous gardions la disponibilité permanente ; elles finissent par s’associer si étroitement dans notre esprit avec les actions à l’occasion desquelles nous nous sommes fait un devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activité d’un autre ordre, elle nous prend au dépourvu et sans que nous ayons seulement l’idée qu’elle pourrait comporter la mise en œuvre de ces mêmes vertus. (p. 424)

[…] l’idée qu’on s’est faite longtemps d’une personne bouche les yeux et les oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus le fard qu’une de ses nièces se mettait aux lèvres que s’il eût été invisiblement entièrement dissous dans un liquide ; jusqu’au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque autre cause amena le phénomène appelé sursaturation ; tout le fard non aperçu cristallisa, et ma mère, devant cette débauche soudaine de couleurs déclara, comme on eût fait à Combray, que c’était une honte, et cessa presque toute relation avec sa nièce) (p. 425)

[…] remarquons que la nature que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre vie n’est pas toujours, si elle l’est souvent, notre nature première développée ou flétrie, grossie ou atténuée ; elle est quelquefois une nature inverse, un véritable vêtement retourné. Sauf chez les Verdurin qui s’étaient engoués de lui, l’air hésitant de Cottard, sa timidité, son amabilité excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu de perpétuels brocards. Quel ami charitable lui conseilla l’air glacial ? L’importance de sa situation lui rendit plus aisé de le prendre. Partout, sinon chez les Verdurin où il redevenait instinctivement lui-même, il se rendit froid, volontiers silencieux, péremptoire quand il fallait parler, n’oubliant pas de dire des choses désagréables. (p. 426)

M. de Norpois […] s’était imbu de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit « esprit de gouvernement » et qui est, en effet, celui de tous les gouvernements et, en particulier, sous tous les gouvernements, l’esprit des chancelleries. Il avait puisé dans la carrière l’aversion, la crainte et le mépris de ces procédés plus ou moins révolutionnaires, et à tout le moins incorrects, que sont les procédés des oppositions. Sauf chez quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits. (p. 427)

[…] la vie ne m’apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux. (p. 435)

Mais qu’on songe plutôt à tant d’écrivains qui, mécontents du morceau qu’ils viennent d’écrire, s’ils lisent un éloge du génie de Chateaubriand, ou évoquant tel grand artiste dont ils ont souhaité d’être l’égal, fredonnant par exemple en eux-mêmes telle phrase de Beethoven de laquelle ils comparent la tristesse à celle qu’ils ont voulu mettre dans leur prose, se remplissent tellement de cette idée de génie qu’ils l’ajoutent à leurs propres productions en repensant à elles, ne les voient plus telles qu’elles leur étaient apparues d’abord, et risquant un acte de foi dans la valeur de leur œuvre se disent : « Après tout ! » sans se rendre compte que, dans le total qui détermine leur satisfaction finale, ils font entrer le souvenir de merveilleuses pages de Chateaubriand qu’ils assimilent aux leurs, mais enfin qu’ils n’ont point écrites ; qu’on se rappelle tant d’hommes qui croient en l’amour d’une maîtresse de qui ils ne connaissent que les trahisons ; tous ceux aussi qui espèrent alternativement soit une survie incompréhensible dès qu’ils pensent, maris inconsolables, à une femme qu’ils ont perdue et qu’ils aiment encore, artistes, à la gloire future de laquelle ils pourront jouir, soit un néant rassurant quand leur intelligence se reporte au contraire aux fautes que sans lui ils auraient à expier après leur mort ; qu’on pense encore aux touristes qu’exalte la beauté d’ensemble d’un voyage dont jour par jour ils n’ont éprouvé que de l’ennui, et qu’on dise, si dans la vie en commun que mènent les idées au sein de notre esprit, il est une seule de celles qui nous rendent le plus heureux qui n’ait été d’abord en véritable parasite demander à une idée étrangère et voisine le meilleur de la force qui lui manquait. (p. 472-473)

Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le premier, c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui allait en suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon, qui n’était à vrai dire qu’une autre forme du premier, c’est que je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages de roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse quand je lisais leur vie, à Combray, au fond de ma guérite d’osier. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l’aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. […] En disant de moi : « Ce n’est plus un enfant, ses goûts ne changeront plus, etc. », mon père venait tout d’un coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps, et me causait le même genre de tristesse que si j’avais été non pas encore l’hospitalisé ramolli, mais ces héros dont l’auteur, sur un ton indifférent qui est particulièrement cruel, nous dit à la fin d’un livre : « Il quitte de moins en moins la campagne. Il a fini par s’y fixer définitivement, etc. » (p. 473-474)

Les névropathes sont peut-être, malgré l’expression consacrée, ceux qui « s’écoutent » le moins : ils entendent en eux tant de choses dont ils se rendent compte ensuite qu’ils avaient eu tort de s’alarmer, qu’ils finissent par ne plus faire attention à aucune. Leur système nerveux leur a si souvent crié : « Au secours ! » comme pour une grave maladie, quand tout simplement il allait tomber de la neige ou qu’on allait changer d’appartement, qu’ils prennent l’habitude de ne pas plus tenir compte de ces avertissements qu’un soldat, lequel, dans l’ardeur de l’action, les perçoit si peu qu’il est capable, étant mourant, de continuer encore quelques jours à mener la vie d’un homme en bonne santé. (p. 486)

La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment. Il est possible que celui-ci eût été provoqué artificiellement par ma mère qui, voyant que depuis quelque temps j’avais perdu tout cœur à vivre, avait peut-être fait demander à Gilberte de m’écrire, comme, au temps de mes premiers bains de mer, pour me donner du plaisir à plonger, ce que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux. D’ailleurs, pour tous les événements qui, dans la vie et ses situations contrastées, se rapportent à l’amour, le mieux est de ne pas essayer de comprendre, puisque dans ce qu’ils ont d’inexorable, comme d’inespéré, ils semblent régis par des lois plutôt magiques que rationnelles. (p. 491-492)

Les nattes de Gilberte dans ces moments-là touchaient ma joue. Elles me semblaient, en la finesse de leur gramen à la fois naturel et surnaturel, et la puissance de leurs rinceaux d’art, un ouvrage unique pour lequel on avait utilisé le gazon même du Paradis. À une section même infime d’elles, quel herbier céleste n’eussé-je pas donné comme châsse. Mais n’espérant point obtenir un morceau vrai de ces nattes, si au moins j’avais pu en posséder la photographie, combien plus précieuse que celle de fleurettes dessinées par le Vinci ! Pour en avoir une je fis auprès d’amis des Swann et même de photographes, des bassesses qui ne me procurèrent pas ce que je voulais, mais me lièrent pour toujours avec des gens très ennuyeux. (p. 494)

Je me rappelais cette lettre si complète, si persuasive, que j’avais naguère écrite à Swann et à laquelle il n’avait même pas daigné répondre. J’admirais l’impuissance de l’esprit, du raisonnement et du cœur à opérer la moindre conversion, à résoudre une seule de ces difficultés, qu’ensuite la vie, sans qu’on sache seulement comment elle s’y est prise, dénoue si aisément. (p. 500)

Les expressions que nous avons récemment empruntées aux autres étant celles, au moins pendant un temps, dont nous aimons le plus à nous servir, Mme Swann choisissait tantôt celles qu’elle avait apprises de gens distingués que son mari n’avait pu éviter de lui faire connaître (c’est d’eux qu’elle tenait le maniérisme qui consiste à supprimer l’article ou le pronom démonstratif devant un adjectif qualifiant une personne), tantôt de plus vulgaires (par exemple : « C’est un rien ! » mot favori d’une de ses amies) et cherchait à les placer dans toutes les histoires que, selon une habitude prise dans le « petit clan », elle aimait à raconter. Elle disait volontiers ensuite : « J’aime beaucoup cette histoire », « ah ! avouez, c’est une bien belle histoire ! » ; ce qui lui venait, par son mari, des Guermantes qu’elle ne connaissait pas. (p. 501)

Les Swann participaient à ce travers des gens chez qui peu de monde va ; la visite, l’invitation, une simple parole aimable de personnes un peu marquantes étaient pour eux un événement auquel ils souhaitaient de donner de la publicité. (p. 504)

La faculté de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l’avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l’égard des gens qu’il recevait. Il s’efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l’examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats ; il mettait en valeur les mérites de Mme Bontemps comme autrefois ceux de la princesse de Parme, laquelle eût dû être exclue du milieu Guermantes, s’il n’y avait pas eu entrée de faveur pour certaines Altesses et si même quand il s’agissait d’elles on n’eût vraiment considéré que l’esprit et un certain charme. (p. 505)

Quand, dans une famille, un des membres émigre dans la haute société — ce qui lui semble à lui un phénomène unique, mais ce qu’à dix ans de distance il constate avoir été accompli d’une autre façon et pour des raisons différentes par plus d’un jeune homme avec qui il avait été élevé — il décrit autour de lui une zone d’ombre, une terra incognita, fort visible en ses moindres nuances pour tous ceux qui l’habitent, mais qui n’est que nuit et pur néant pour ceux qui n’y pénètrent pas et la côtoient sans en soupçonner, tout près d’eux, l’existence. Aucune Agence Havas n’ayant renseigné les cousines de Swann sur les gens qu’il fréquentait, c’est (avant son horrible mariage, bien entendu) avec des sourires de condescendance qu’on se racontait dans les dîners de famille qu’on avait « vertueusement » employé son dimanche à aller voir le « cousin Charles » que, le croyant un peu envieux et parent pauvre, on appelait spirituellement, en jouant sur le titre du roman de Balzac : « Le Cousin Bête ». (p. 508-509)

Swann était du reste aveugle, en ce qui concernait Odette, non seulement devant ces lacunes de son éducation, mais aussi devant la médiocrité de son intelligence. Bien plus, chaque fois qu’Odette racontait une histoire bête, Swann écoutait sa femme avec une complaisance, une gaieté, presque une admiration où il devait entrer des restes de volupté ; tandis que, dans la même conversation, ce que lui-même pouvait dire de fin, même de profond, était écouté par Odette, habituellement sans intérêt, assez vite, avec impatience et quelquefois contredit avec sévérité. Et on conclura que cet asservissement de l’élite à la vulgarité est de règle dans bien des ménages, si l’on pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui se laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs plus délicates paroles, tandis qu’elles s’extasient, avec l’indulgence infinie de la tendresse, devant ses facéties les plus plates. (p. 510)

Cette manie qu’avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la peinture était défendable, car même ce que nous appelons l’expression individuelle est comme on s’en rend compte avec tant de tristesse quand on aime et qu’on voudrait croire à la réalité unique de l’individu — quelque chose de général, et a pu se rencontrer à différentes époques. (p. 525)

La vraie variété est dans cette plénitude d’éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s’élance, contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que l’imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner de même pour toutes les autres qualités du style) n’est que vide et uniformité, c’est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne peut chez les imitateurs en donner l’illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l’a pas comprise chez les maîtres. (p. 541)

Pourtant, on ne retrouvait pas dans le langage de Bergotte certain éclairage qui dans ses livres comme dans ceux de quelques autres auteurs modifie souvent dans la phrase écrite l’apparence des mots. C’est sans doute qu’il vient de grandes profondeurs et n’amène pas ses rayons jusqu’à nos paroles dans les heures où, ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même. À cet égard il y avait plus d’intonations, plus d’accent, dans ses livres que dans ses propos ; accent indépendant de la beauté du style, que l’auteur lui-même n’a pas perçu sans doute, car il n’est pas séparable de sa personnalité la plus intime. C’est cet accent qui, aux moments où, dans ses livres, Bergotte était entièrement naturel, rythmait les mots souvent alors fort insignifiants qu’il écrivait. Cet accent n’est pas noté dans le texte, rien ne l’y indique et pourtant il s’ajoute de lui-même aux phrases, on ne peut pas les dire autrement, il est ce qu’il y avait de plus éphémère et pourtant de plus profond chez l’écrivain, et c’est cela qui portera témoignage sur sa nature, qui dira si malgré toutes les duretés qu’il a exprimées il était doux, malgré toutes les sensualités, sentimental. (p. 543)

Il disait aussi, avec un sourire timide, des pages de lui pour lesquelles on lui déclarait son admiration : « Je crois que c’est assez vrai, c’est assez exact, cela peut être utile », mais simplement par modestie, comme une femme à qui on dit que sa robe, ou sa fille, est ravissante, répond, pour la première : « Elle est commode », pour la seconde : « Elle a un bon caractère. » Mais l’instinct du constructeur était trop profond chez Bergotte pour qu’il ignorât que la seule preuve qu’il avait bâti utilement et selon la vérité résidait dans la joie que son œuvre lui avait donnée, à lui d’abord, et aux autres ensuite. (p. 546)

Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie ; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l’œuvre des deux personnes qui discutaient. C’est aux idées qui ne sont pas, à proprement parler, des idées, aux idées qui, ne tenant à rien, ne trouvent aucun point d’appui, aucun rameau fraternel dans l’esprit de l’adversaire, que celui-ci, aux prises avec le pur vide, ne trouve rien à répondre. Les arguments de M. de Norpois (en matière d’art) étaient sans réplique parce qu’ils étaient sans réalité. (p. 552)

Cependant le danger de ce genre d’amours est que la sujétion de la femme calme un moment la jalousie de l’homme mais la rend aussi plus exigeante. Il arrive à faire vivre sa maîtresse comme ces prisonniers qui sont jour et nuit éclairés pour être mieux gardés. Et cela finit généralement par des drames. (p. 553)

Swann était un de ces hommes qui, ayant vécu longtemps dans les illusions de l’amour, ont vu le bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort. Quand il n’y aurait plus de Charles Swann, il y aurait encore une Mlle Swann, ou une Mme X., née Swann, qui continuerait à aimer le père disparu. (p. 556-557)

De même que les prêtres, ayant la plus grande expérience du cœur, peuvent le mieux pardonner aux péchés qu’ils ne commettent pas, de même le génie, ayant la plus grande expérience de l’intelligence, peut le mieux comprendre les idées qui sont le plus opposées à celles qui forment le fond de ses propres œuvres. J’aurais dû me dire tout cela (qui d’ailleurs n’a rien de très agréable, car la bienveillance des hauts esprits a pour corollaire l’incompréhension et l’hostilité des médiocres ; or, on est beaucoup moins heureux de l’amabilité d’un grand écrivain qu’on trouve à la rigueur dans ses livres, qu’on ne souffre de l’hostilité d’une femme qu’on n’a pas choisie pour son intelligence, mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer). (p. 558-559)

Certes, une personne comme ma grand-tante, par exemple, eût été incapable, avec aucun de nous, de ces gentillesses que j’avais entendu Bergotte prodiguer à Swann. Même aux gens qu’elle aimait, elle se plaisait à dire des choses désagréables. Mais hors de leur présence elle n’aurait pas prononcé une parole qu’ils n’eussent pu entendre. Rien, moins que notre société de Combray, ne ressemblait au monde. Celle des Swann était déjà un acheminement vers lui, vers ses flots versatiles. Ce n’était pas encore la grande mer, c’était déjà la lagune. « Tout ceci de vous à moi », me dit Bergotte en me quittant devant ma porte. Quelques années plus tard, je lui aurais répondu : « Je ne répète jamais rien. » C’est la phrase rituelle des gens du monde, par laquelle chaque fois le médisant est faussement rassuré. C’est celle que j’aurais déjà ce jour-là adressée à Bergotte car on n’invente pas tout ce qu’on dit, surtout dans les moments où on agit comme personnage social. Mais je ne la connaissais pas encore. D’autre part, celle de ma grand-tante dans une occasion semblable eût été : « Si vous ne voulez pas que ce soit répété, pourquoi le dites-vous ? » C’est la réponse des gens insociables, des « mauvaises têtes ». Je ne l’étais pas : je m’inclinai en silence. (p. 561-562)

Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma conception du monde, ouvrit pour moi des possibilités nouvelles de bonheur (qui devaient du reste se changer plus tard en possibilités de souffrances), en m’assurant que, contrairement à ce que je croyais au temps de mes promenades du côté de Méséglise, les femmes ne demandaient jamais mieux que de faire l’amour. Il compléta ce service en m’en rendant un second que je ne devais apprécier que beaucoup plus tard : ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe. (p. 565)

Ce n’est jamais qu’à cause d’un état d’esprit qui n’est pas destiné à durer qu’on prend des résolutions définitives. (p. 568)

Si j’avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail, j’aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu’avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n’y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j’étais mal disposé pour un début auquel les jours suivants, hélas ! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j’étais raisonnable. De la part de qui avait attendu des années, il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. Certain que le surlendemain j’aurais déjà écrit quelques pages, je ne disais plus un seul mot à mes parents de ma décision ; j’aimais mieux patienter quelques heures, et apporter à ma grand-mère consolée et convaincue, de l’ouvrage en train. Malheureusement le lendemain n’était pas cette journée extérieure et vaste que j’avais attendue dans la fièvre. Quand il était fini, ma paresse et ma lutte pénible contre certains obstacles internes avaient simplement duré vingt-quatre heures de plus. Et au bout de quelques jours, mes plans n’ayant pas été réalisés, je n’avais plus le même espoir qu’ils le seraient immédiatement, partant, plus autant de courage pour subordonner tout à cette réalisation : je recommençais à veiller, n’ayant plus pour m’obliger à me coucher de bonne heure un soir, la vision certaine de voir l’œuvre commencée le lendemain matin. Il me fallait avant de reprendre mon élan quelques jours de détente, et la seule fois où ma grand-mère osa d’un ton doux et désenchanté formuler ce reproche : « Hé bien, ce travail, on n’en parle même plus ? » je lui en voulus, persuadé que, n’ayant pas su que mon parti était irrévocablement pris, elle venait d’en ajourner encore et pour longtemps peut-être l’exécution, par l’énervement que son déni de justice me causait et sous l’empire duquel je ne voudrais pas commencer mon œuvre. Elle sentit que son scepticisme venait de heurter à l’aveugle une volonté. Elle s’en excusa, me dit en m’embrassant : « Pardon, je ne dirai plus rien. » Et pour que je ne me décourageasse pas, m’assura que du jour où je serais bien portant, le travail viendrait tout seul par surcroît. (p. 569-570)

Mais enfin j’étais heureux et aucune menace ne s’élevait plus contre mon bonheur. Il allait en venir hélas, d’un côté où je n’avais jamais aperçu aucun péril, du côté de Gilberte et de moi-même. J’aurais pourtant dû être tourmenté par ce qui, au contraire, me rassurait, par ce que je croyais du bonheur. C’est, dans l’amour, un état anormal, capable de donner tout de suite, à l’accident le plus simple en apparence et qui peut toujours survenir, une gravité que par lui-même cet accident ne comporterait pas. Ce qui rend si heureux, c’est la présence dans le cœur de quelque chose d’instable, qu’on s’arrange perpétuellement à maintenir et dont on ne s’aperçoit presque plus tant qu’il n’est pas déplacé. En réalité, dans l’amour il y a une souffrance permanente, que la joie neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir ce qu’elle serait depuis longtemps si l’on n’avait pas obtenu ce qu’on souhaitait, atroce. (p. 571-572)

Je tâchais même d’être « objectif » et pour cela de bien tenir compte de la disproportion qui existait entre l’importance qu’avait pour moi Gilberte et celle non seulement que j’avais pour elle, mais qu’elle-même avait pour les autres êtres que moi, disproportion qui, si je l’eusse omise, eût risqué de me faire prendre une simple amabilité de mon amie pour un aveu passionné, une démarche grotesque et avilissante de ma part pour le simple et gracieux mouvement qui vous dirige vers de beaux yeux. Mais je craignais aussi de tomber dans l’excès contraire, où j’aurais vu dans l’arrivée inexacte de Gilberte à un rendez-vous un mouvement de mauvaise humeur, une hostilité irrémédiable. (p. 576-577)

Malgré cela, je ne retournerais pas tout de suite la voir, afin de lui prouver que je pouvais vivre sans elle. D’ailleurs, une fois que j’aurais reçu sa lettre, fréquenter Gilberte serait une chose dont je pourrais plus aisément me priver pendant quelque temps, parce que je serais sûr de la retrouver dès que je le voudrais. Ce qu’il me fallait pour supporter moins tristement l’absence volontaire, c’était sentir mon cœur débarrassé de la terrible incertitude de savoir si nous n’étions pas brouillés pour toujours, si elle n’était pas fiancée, partie, enlevée. (p. 578)

Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d’entretenir en nous quelques petites folies. (p. 581)

Je suis sûre que je vous scandalise parce que vous êtes bonne, moi j’avoue que rien ne m’amuse comme les petites méchancetés. Sans cela la vie serait bien monotone. (p. 588)

Cependant Mme Bontemps, qui avait dit cent fois qu’elle ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d’être invitée aux mercredis, était en train de calculer comment elle pourrait s’y rendre le plus de fois possible. Elle ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu’on n’en manquât aucun ; d’autre part, elle était de ces personnes peu recherchées, qui quand elles sont conviées à des « séries » par une maîtresse de maison, ne vont pas chez elle, comme ceux qui savent toujours faire plaisir, quand ils ont un moment et le désir de sortir ; elles, au contraire, se privent par exemple de la première soirée et de la troisième, s’imaginant que leur absence sera remarquée, et se réservent pour la deuxième et la quatrième ; à moins que, leurs informations leur ayant appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne suivent un ordre inverse, alléguant que « malheureusement la dernière fois elles n’étaient pas libres ». (p. 592-593)

Si indifférent qu’on sache que l’on est à celle qu’on aime encore, on lui prête une série de pensées — fussent-elles d’indifférence — une intention de les manifester, une complication de vie intérieure, où l’on est l’objet peut-être d’une antipathie, mais aussi d’une attention permanentes. Pour imaginer au contraire ce qui se passait en Gilberte, il eût fallu que je pusse tout simplement anticiper dès ce Ier janvier-là ce que j’eusse ressenti celui d’une des années suivantes, et où l’attention, ou le silence, ou la tendresse, ou la froideur de Gilberte eussent passé à peu près inaperçus à mes yeux et où je n’eusse pas songé, pas même pu songer à chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de se poser pour moi. Quand on aime, l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, le force à revenir vers son point de départ ; et c’est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre et qui nous charme plus qu’à l’aller, parce que nous ne connaissons pas qu’elle vient de nous. (p. 598)

La seule chose à laquelle je tinsse, mes relations avec Gilberte, c’est moi qui travaillais à les rendre impossibles en créant peu à peu, par la séparation prolongée d’avec mon amie, non pas son indifférence, mais ce qui reviendrait finalement au même, la mienne. C’était à un long et cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte que je m’acharnais avec continuité, avec la clairvoyance non seulement de ce que je faisais dans le présent, mais de ce qui en résulterait pour l’avenir ; je savais non pas seulement que dans un certain temps je n’aimerais plus Gilberte, mais encore qu’elle même le regretterait, et que les tentatives qu’elle ferait alors pour me voir seraient aussi vaines que celles d’aujourd’hui, non plus parce que je l’aimerais trop mais parce que j’aimerais certainement une autre femme que je resterais à désirer, à attendre, pendant des heures dont je n’oserais pas distraire une parcelle pour Gilberte qui ne me serait plus rien. (p. 600)

j’avais déjà perdu Gilberte, et l’aimais davantage, je sentais tout ce qu’elle était pour moi, mieux que l’année précédente, quand passant tous mes après-midi avec elle, selon que je voulais, je croyais que rien ne menaçait notre amitié, sans doute en ce moment l’idée que j’éprouverais un jour les mêmes sentiments pour une autre m’était odieuse, car cette idée m’enlevait, outre Gilberte, mon amour et ma souffrance. Mon amour, ma souffrance, où en pleurant j’essayais de saisir justement ce qu’était Gilberte, et desquels il me fallait reconnaître qu’ils ne lui appartenaient pas spécialement et seraient, tôt ou tard, le lot de telle ou telle femme. De sorte — c’était du moins alors ma manière de penser — qu’on est toujours détaché des êtres ; quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans l’avenir renaître, aurait pu, même dans le passé, naître pour une autre et non pour celle-là. Et dans le temps où l’on n’aime pas, si l’on prend philosophiquement son parti de ce qu’il y a de contradictoire dans l’amour, c’est que cet amour dont on parle à son aise, on ne l’éprouve pas alors, donc on ne le connaît pas, la connaissance en ces matières étant intermittente et ne survivant pas à la présence effective du sentiment. (p. 600-601)

Nous nous imaginons toujours, quand nous parlons, que ce sont nos oreilles, notre esprit qui écoutent. Mes paroles ne seraient parvenues à Gilberte que déviées, comme si elles avaient eu à traverser le rideau mouvant d’une cataracte avant d’arriver à mon amie, méconnaissables, rendant un son ridicule, n’ayant plus aucune espèce de sens. La vérité qu’on met dans les mots ne se fraye pas son chemin directement, n’est pas douée d’une évidence irrésistible. Il faut qu’assez de temps passe pour qu’une vérité de même ordre ait pu se former en eux. Alors l’adversaire politique qui, malgré tous les raisonnements et toutes les preuves, tenait le sectateur de la doctrine opposée pour un traître, partage lui-même la conviction détestée à laquelle celui qui cherchait inutilement à la répandre ne tient plus. Alors le chef-d’œuvre qui pour les admirateurs qui le lisaient haut semblait montrer en soi les preuves de son excellence et n’offrait à ceux qui écoutaient qu’une image insane ou médiocre, sera par eux proclamé chef-d’œuvre trop tard pour que l’auteur puisse l’apprendre. Pareillement en amour les barrières, quoi qu’on fasse, ne peuvent être brisées du dehors par celui qu’elles désespèrent ; et c’est quand il ne se souciera plus d’elles que, tout à coup, par l’effet du travail venu d’un autre côté, accompli à l’intérieur de celle qui n’aimait pas, ces barrières, attaquées jadis sans succès, tomberont sans utilité. (p. 601-602)

Car le regret comme le désir ne cherche pas à s’analyser, mais à se satisfaire ; quand on commence d’aimer, on passe le temps non à savoir ce qu’est son amour, mais à préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause l’expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les choses qu’on éprouve le besoin de dire et que l’autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même. (p. 603)

On désire une joie, et le moyen matériel de l’atteindre fait défaut. « Il est triste, a dit La Bruyère, d’aimer sans une grande fortune. » Il ne reste plus qu’à essayer d’anéantir peu à peu le désir de cette joie. Pour moi, au contraire, le moyen matériel avait été obtenu, mais, au même moment, sinon par un effet logique, du moins par une conséquence fortuite de cette réussite première, la joie avait été dérobée. Il semble, d’ailleurs, qu’elle doive nous l’être toujours. D’ordinaire, il est vrai, pas dans la même soirée où nous avons acquis ce qui la rend possible. Le plus souvent nous continuons de nous évertuer et d’espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être surmontées, la nature transporte la lutte du dehors au dedans et fait peu à peu changer assez notre cœur pour qu’il désire autre chose que ce qu’il va posséder. Et si la péripétie a été si rapide que notre cœur n’a pas eu le temps de changer, la nature ne désespère pas pour cela de nous vaincre, d’une manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi efficace. C’est alors à la dernière seconde que la possession du bonheur nous est enlevée, ou plutôt c’est cette possession même que par une ruse diabolique la nature charge de détruire le bonheur. Ayant échoué dans tout ce qui était du domaine des faits et de la vie, c’est une impossibilité dernière, l’impossibilité psychologique du bonheur que la nature crée. Le phénomène du bonheur ne se produit pas ou donne lieu aux réactions les plus amères. (p. 613-614)

Quant à chercher à faire un plaisir quelconque à Gilberte, je ne le souhaitais plus ; maintenant retourner dans la maison de Gilberte n’eût pu que me faire souffrir. Même revoir Gilberte qui m’eût été si délicieux la veille ne m’eût plus suffi. Car j’aurais été inquiet tout le temps où je n’aurais pas été près d’elle. C’est ce qui fait qu’une femme par toute nouvelle souffrance qu’elle nous inflige, souvent sans le savoir, augmente son pouvoir sur nous, mais aussi nos exigences envers elle. Par ce mal qu’elle nous a fait la femme nous cerne de plus en plus, redouble nos chaînes, mais aussi celles dont il nous aurait jusque-là semblé suffisant de la garrotter pour que nous nous sentions tranquilles. La veille encore, si je n’avais pas cru ennuyer Gilberte, je me serais contenté de réclamer de rares entrevues, lesquelles maintenant ne m’eussent plus contenté et que j’eusse remplacées par bien d’autres conditions. Car en amour, au contraire de ce qui se passe après les combats, on les fait plus dures, on ne cesse de les aggraver, plus on est vaincu, si toutefois on est en situation de les imposer. (p. 614)

Les différentes périodes de notre vie se chevauchent ainsi l’une l’autre. On refuse dédaigneusement, à cause de ce qu’on aime et qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal aujourd’hui, qu’on aimera demain, qu’on aurait peut-être pu, si on avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos souffrances actuelles, pour les remplacer, il est vrai, par d’autres. (p. 615)

Pendant ces périodes où, tout en s’affaiblissant, persiste le chagrin, il faut distinguer entre celui que nous cause la pensée constante de la personne elle-même, et celui que raniment certains souvenirs, telle phrase méchante dite, tel verbe employé dans une lettre qu’on a reçue. En réservant de décrire à l’occasion d’un amour ultérieur les formes diverses du chagrin, disons que de ces deux-là la première est infiniment moins cruelle que la seconde. Cela tient à ce que notre notion de la personne, vivant toujours en nous, y est embellie de l’auréole que nous ne tardons pas à lui rendre, et s’empreint sinon des douceurs fréquentes de l’espoir, tout au moins du calme d’une tristesse permanente. […] Mais si l’idée de la personne que nous aimons reçoit le reflet d’une intelligence généralement optimiste, il n’en est pas de même de ces souvenirs particuliers, de ces propos méchants, de cette lettre hostile (je n’en reçus qu’une seule qui le fût, de Gilberte), on dirait que la personne elle-même réside dans ces fragments pourtant si restreints, et portée à une puissance qu’elle est bien loin d’avoir dans l’idée habituelle que nous nous formons d’elle tout entière. C’est que la lettre nous ne l’avons pas, comme l’image de l’être aimé, contemplée dans le calme mélancolique du regret ; nous l’avons lue, dévorée, dans l’angoisse affreuse dont nous étreignait un malheur inattendu. La formation de cette sorte de chagrins est autre ; ils nous viennent du dehors, et c’est par le chemin de la plus cruelle souffrance qu’ils sont allés jusqu’à notre cœur. L’image de notre amie, que nous croyons ancienne, authentique, a été en réalité refaite par nous bien des fois. Le souvenir cruel, lui, n’est pas contemporain de cette image restaurée, il est d’un autre âge, il est un des rares témoins d’un monstrueux passé. Mais comme ce passé continue à exister, sauf en nous à qui il a plu de lui substituer un merveilleux âge d’or, un paradis où tout le monde sera réconcilié, ces souvenirs, ces lettres, sont un rappel à la réalité et devraient nous faire sentir par le brusque mal qu’ils nous font combien nous nous sommes éloignés d’elle dans les folles espérances de notre attente quotidienne. (p. 616-617)

il n’est pas certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en jouir, quand on n’aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule personne pourrait en décider, notre moi d’alors ; il n’est plus là ; et sans doute suffirait-il qu’il revînt pour que, identique ou non, le bonheur s’évanouît. (p. 618)

Car tant que notre cœur enferme d’une façon permanente l’image d’un autre être, ce n’est pas seulement notre bonheur qui peut à tout moment être détruit ; quand ce bonheur est évanoui, quand nous avons souffert, puis que nous avons réussi à endormir notre souffrance, ce qui est aussi trompeur et précaire qu’avait été le bonheur même, c’est le calme. Le mien finit par revenir, car ce qui, modifiant notre état moral, nos désirs, est entré, à la faveur d’un rêve, dans notre esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la permanence et la durée ne sont promises à rien, pas même à la douleur. D’ailleurs, ceux qui souffrent par l’amour sont, comme on dit de certains malades, leur propre médecin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de l’être qui cause leur douleur et que cette douleur est une émanation de lui, c’est en elle qu’ils finissent par trouver un remède. (p. 619-620)

La possession d’un peu plus de la femme que nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce que nous ne possédons pas, et qui resterait, malgré tout, nos besoins naissant de nos satisfactions, quelque chose d’irréductible. (p. 620)

La distraction ne m’eût été utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que la présence de Gilberte n’alimentait plus, des pensées, des intérêts, des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces états de conscience auxquels l’être qu’on aime reste étranger occupent alors une place qui, si petite qu’elle soit d’abord, est autant de retranché à l’amour qui occupait l’âme tout entière. Il faut chercher à nourrir, à faire croître ces pensées, cependant que décline le sentiment qui n’est plus qu’un souvenir, de façon que les éléments nouveaux introduits dans l’esprit lui disputent, lui arrachent une part de plus en plus grande de l’âme, et finalement la lui dérobent toute. Je me rendais compte que c’était la seule manière de tuer un amour, et j’étais encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre de le faire, pour assumer la plus cruelle des douleurs qui naît de la certitude que, quelque temps qu’on doive y mettre, on réussira. (p. 621)

Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais dans une lettre que j’avais appris la mort de notre vieille marchande de sucre d’orge des Champs-Élysées, comme je venais d’écrire ces mots : « J’ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a remué bien des souvenirs », je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en voyant que je parlais au passé, et comme s’il s’agissait d’un mort déjà presque oublié, de cet amour auquel malgré moi je n’avais jamais cessé de penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se voir. (p. 622)

On construit sa vie pour une personne et, quand enfin on peut l’y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour vous et on vit prisonnier dans ce qui n’était destiné qu’à elle. (p. 623)

D’autant plus que déjà persuadé qu’en vertu de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Swann était profondément versée, sa toilette était unie à la saison et à l’heure par un lien nécessaire, unique, les fleurs de son inflexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore que les fleurs des jardins et des bois ; et pour connaître le trouble nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que son ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus proche, rond, clément, mobile et bleu. (p. 626)

[…] mais la richesse devenue ductile, obéissant à une destination, à une pensée artistiques, l’argent malléable, poétiquement ciselé et qui sait sourire, peut-être cette classe, du moins avec le même caractère et le même charme, n’existe-t-elle plus. (p. 628)

 

 

        Deuxième partie : Noms de pays : le pays. (Pléiade II)

Mais ma grand-mère qui était venue à celle-ci [Mme de Sévigné] par le dedans, par l’amour pour les siens, pour la nature, m’avait appris à en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres. (p. 14)

Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en chemin de fer, comme les œufs durs, les journaux illustrés, les jeux de cartes, les rivières où des barques s’évertuent sans avancer. À un moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou non de dormir (et où l’incertitude même qui me faisait me poser la question était en train de me fournir une réponse affirmative), dans le carreau de la fenêtre, au-dessus d’un petit bois noir, je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d’un rose fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les plumes de l’aile qui l’a assimilé ou le pastel sur lequel l’a déposé la fantaisie du peintre. Mais je sentais qu’au contraire cette couleur n’était ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie. Bientôt s’amoncelèrent derrière elle des réserves de lumière. Elle s’aviva, le ciel devint d’un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux voir, car je le sentais en rapport avec l’existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna […] et je me désolais d’avoir perdu ma bande de ciel rose quand je l’aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenêtre d’en face qu’elle abandonna à un deuxième coude de la voie ferrée ; si bien que je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu. (p. 15-16)

Si un être peut être le produit d’un sol dont on goûte en lui le charme particulier, plus encore que la paysanne que j’avais tant désiré voir apparaître quand j’errais seul du côté de Méséglise, dans les bois de Roussainville, ce devait être la grande fille que je vis sortir de cette maison et, sur le sentier qu’illuminait obliquement le soleil levant, venir vers la gare en portant une jarre de lait. Dans la vallée à qui ces hauteurs cachaient le reste du monde, elle ne devait jamais voir personne que dans ces trains qui ne s’arrêtaient qu’un instant. Elle longea les wagons, offrant du café au lait à quelques voyageurs réveillés. Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. Nous oublions toujours qu’ils sont individuels et, leur substituant dans notre esprit un type de convention que nous formons en faisant une sorte de moyenne entre les différents visages qui nous ont plu, entre les plaisirs que nous avons connus, nous n’avons que des images abstraites qui sont languissantes et fades parce qu’il leur manque précisément ce caractère d’une chose nouvelle, différente de ce que nous avons connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au bonheur. Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que nous supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne de compte le bonheur et la beauté quand nous les avons omis et remplacés par des synthèses où d’eux il n’y a pas un seul atome. (p. 16)

[…] un beau livre est particulier, imprévisible, et n’est pas fait de la somme de tous les chefs-d’œuvre précédents mais de quelque chose que s’être parfaitement assimilé cette somme ne suffit nullement à faire trouver, car c’est justement en dehors d’elle. […] Telle, étrangère aux modèles de beauté que dessinait ma pensée quand je me trouvais seul, la belle fille me donna aussitôt le goût d’un certain bonheur (seule forme, toujours particulière, sous laquelle nous puissions connaître le goût du bonheur), d’un bonheur qui se réaliserait en vivant auprès d’elle. (p. 17)

C’est d’ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons, la plupart de nos facultés restent endormies parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin d’elles. Mais par ce matin de voyage l’interruption de la routine de mon existence, le changement de lieu et d’heure avaient rendu leur présence indispensable. Mon habitude qui était sédentaire et n’était pas matinale faisait défaut, et toutes mes facultés étaient accourues pour la remplacer, rivalisant entre elles de zèle — s’élevant toutes, comme des vagues, à un même niveau inaccoutumé — de la plus basse à la plus noble, de la respiration, de l’appétit, et de la circulation sanguine à la sensibilité et à l’imagination. (p. 17)

Je me souciais de l’opinion que pouvaient avoir de moi toutes ces notabilités momentanées ou locales que ma disposition à me mettre à la place des gens et à recréer leur état d’esprit me faisait situer non à leur rang réel, à celui qu’ils auraient occupé à Paris par exemple et qui eût été fort bas, mais à celui qu’ils devaient croire le leur, et qui l’était à vrai dire à Balbec où l’absence de commune mesure leur donnait une sorte de supériorité relative et d’intérêt singulier. Hélas, d’aucune de ces personnes le mépris ne m’était aussi pénible que celui de M. de Stermaria. (p. 44)

Esthétiquement, le nombre des types humains est trop restreint pour qu’on n’ait pas bien souvent, dans quelque endroit qu’on aille, la joie de revoir des gens de connaissance, même sans les chercher dans les tableaux des vieux maîtres, comme faisait Swann. C’est ainsi que dès les premiers jours de notre séjour à Balbec, il m’était arrivé de rencontrer Legrandin, le concierge de Swann, et Mme Swann elle-même, devenus, le premier, garçon de café, le second un étranger de passage que je ne revis pas, et la dernière un maître baigneur. (p. 45)

— Nos amis communs, les de Cambremer, voulaient justement nous réunir, nos jours n’ont pas coïncidé, enfin je ne sais plus, dit le bâtonnier, qui comme beaucoup de menteurs s’imaginent qu’on ne cherchera pas à élucider un détail insignifiant qui suffit pourtant (si le hasard vous met en possession de l’humble réalité qui est en contradiction avec lui) pour dénoncer un caractère et inspirer à jamais la méfiance. (p. 48)

[…] maintenant depuis qu’elle était amie d’une personnalité de la cuisine, ce qui nous avait paru de bon augure pour notre commodité, si ma grand-mère ou moi nous avions froid aux pieds, Françoise, fût-il une heure tout à fait normale, n’osait pas sonner ; elle assurait que ce serait mal vu parce que cela obligerait à rallumer les fourneaux, ou gênerait le dîner des domestiques qui seraient mécontents. Et elle finissait par une locution qui, malgré la façon incertaine dont elle la prononçait, n’en était pas moins claire et nous donnait nettement tort : « Le fait est… » Nous n’insistions pas, de peur de nous en faire infliger une, bien plus grave : « C’est quelque chose !… » De sorte qu’en somme nous ne pouvions plus avoir d’eau chaude parce que Françoise était devenue l’amie de celui qui la faisait chauffer. (p. 53) 

Ma grand-mère trouva la discussion inutile et pour éviter d’avoir à parler des choses qu’elle aimait devant quelqu’un qui ne pouvait les comprendre, elle cacha, en posant son sac sur eux, les Mémoires de Mme de Beausergent. (p. 57)

Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand-mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu’on ajoute au sourire quand celui-ci s’adresse à un bébé avec sa nounou. Même dans son désir de ne pas avoir l’air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s’imprégnèrent d’une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d’Acclimatation. (p. 59)

Si par hasard un homme du grand monde est en rapports avec la petite bourgeoisie parce qu’il se trouve, étant extrêmement riche, avoir la présidence des plus importantes sociétés financières, la bourgeoisie qui voit enfin un noble digne d’être grand bourgeois jurerait qu’il ne fraye pas avec le marquis joueur et ruiné qu’elle croit d’autant plus dénué de relations qu’il est plus aimable. Et elle n’en revient pas quand le duc, président du conseil d’administration de la colossale Affaire, donne pour femme à son fils la fille du marquis joueur, mais dont le nom est le plus ancien de France, de même qu’un souverain fera plutôt épouser à son fils la fille d’un roi détrôné que d’un président de la république en fonctions. C’est dire que les deux mondes ont l’un de l’autre une vue aussi chimérique que les habitants d’une plage située à une des extrémités de la baie de Balbec ont de la plage située à l’autre extrémité : de Rivebelle on voit un peu Marcouville l’Orgueilleuse ; mais cela même trompe, car on croit qu’on est vu de Marcouville d’où au contraire les splendeurs de Rivebelle sont en grande partie invisibles. (p. 63)

Et dussé-je, maintenant que j’étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir faire l’amour avec elles, j’étais tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou dans un hôpital et qui, ayant cru longtemps que l’organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des médicaments, a appris tout d’un coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la campagne, mais des aliments délicieux et assimilables. Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur et l’existence plus clémente. Car un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu’en dehors de nous la réalité s’y conforme, même si pour nous il n’est pas réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie où, à condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnellement de le faire, nous pouvons nous imaginer l’assouvissant. Pour les belles filles qui passaient, du jour où j’avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j’étais devenu curieux de leur âme. Et l’univers m’avait paru plus intéressant. (p. 71-72)

[…] comme la beauté des êtres n’est pas comme celle des choses, et que nous sentons qu’elle est celle d’une créature unique, consciente et volontaire — dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais complète, au fond de son regard distrait, aussitôt, mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais saillir en moi l’embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne pas laisser passer cette fille sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j’empêchasse ses désirs d’aller à quelqu’un d’autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son cœur. (p. 72)

Mais quand j’eus prononcé les mots de « marquise » et « deux chevaux », soudain j’éprouvai un grand apaisement. Je sentis que la pêcheuse se souviendrait de moi et se dissiper, avec mon effroi de ne pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère autant que fait la possession physique. (p. 76)

C’est qu’en effet dans ces moments-là elle n’était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu’elle est heureuse de se trouver avec eux, qu’elle est sans morgue. Et le seul manque de véritable politesse qu’il y eût en elle était dans l’excès de ses politesses ; car on y reconnaissait ce pli professionnel d’une dame du faubourg Saint-Germain, laquelle, voyant toujours dans certains bourgeois les mécontents qu’elle est destinée à faire certains jours, profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans le livre de comptes de son amabilité avec eux, de prendre l’avance d’un solde créditeur, qui lui permettra prochainement d’inscrire à son débit le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. (p. 83)

Dès les premiers jours Saint-Loup fit la conquête de ma grand-mère, non seulement par la bonté incessante qu’il s’ingéniait à nous témoigner à tous deux, mais par le naturel qu’il y mettait comme en toutes choses. Or, le naturel — sans doute parce que, sous l’art de l’homme, il laisse sentir la nature — était la qualité que ma grand-mère préférait à toutes […] Elle prisait davantage encore ce jeune homme riche dans la façon négligente et libre qu’il avait de vivre dans le luxe sans « sentir l’argent », sans airs importants ; elle retrouvait même le charme de ce naturel dans l’incapacité que Saint-Loup avait gardée — et qui généralement disparaît avec l’enfance en même temps que certaines particularités physiologiques de cet âge — d’empêcher son visage de refléter une émotion. (p. 93-94)

[…] je n’éprouvais à me trouver, à causer avec lui — et sans doute c’eût été de même avec tout autre — rien de ce bonheur qu’il m’était au contraire possible de ressentir quand j’étais sans compagnon. Seul, quelquefois, je sentais affluer du fond de moi quelqu’une de ces impressions qui me donnaient un bien-être délicieux. Mais dès que j’étais avec quelqu’un, dès que je parlais à un ami, mon esprit faisait volte-face, c’était vers cet interlocuteur et non vers moi-même qu’il dirigeait ses pensées, et quand elles suivaient ce sens inverse, elles ne me procuraient aucun plaisir. Une fois que j’avais quitté Saint-Loup, je mettais, à l’aide de mots, une sorte d’ordre dans les minutes confuses que j’avais passées avec lui ; je me disais que j’avais un bon ami, qu’un bon ami est une chose rare et je goûtais, à me sentir entouré de biens difficiles à acquérir, ce qui était justement l’opposé du plaisir qui m’était naturel, l’opposé du plaisir d’avoir extrait de moi-même et amené à la lumière quelque chose qui y était caché dans la pénombre. Si j’avais passé deux ou trois heures à causer avec Robert de Saint-Loup et qu’il eût admiré ce que je lui avais dit, j’éprouvais une sorte de remords, de regret, de fatigue de ne pas être resté seul et prêt enfin à travailler. Mais je me disais qu’on n’est pas intelligent que pour soi-même, que les plus grands ont désiré d’être appréciés, que je ne pouvais pas considérer comme perdues des heures où j’avais bâti une haute idée de moi dans l’esprit de mon ami, je me persuadais facilement que je devais en être heureux et je souhaitais d’autant plus vivement que ce bonheur ne me fût jamais enlevé, que je ne l’avais pas ressenti. On craint plus que de tous les autres la disparition des biens restés en dehors de nous parce que notre cœur ne s’en est pas emparé. Je me sentais capable d’exercer les vertus de l’amitié mieux que beaucoup (parce que je ferais toujours passer le bien de mes amis avant ces intérêts personnels auxquels d’autres sont attachés et qui ne comptaient pas pour moi), mais non pas de connaître la joie par un sentiment qui, au lieu d’accroître les différences qu’il y avait entre mon âme et celles des autres — comme il y en a entre les âmes de chacun de nous — les effacerait. (p. 95-96)

En revanche par moments ma pensée démêlait en Saint-Loup un être plus général que lui-même, le « noble », et qui comme un esprit intérieur mouvait ses membres, ordonnait ses gestes et ses actions ; alors, à ces moments-là, quoique près de lui, j’étais seul comme je l’eusse été devant un paysage dont j’aurais compris l’harmonie. Il n’était plus qu’un objet que ma rêverie cherchait à approfondir. À retrouver toujours en lui cet être antérieur, séculaire, cet aristocrate que Robert aspirait justement à ne pas être, j’éprouvais une vive joie, mais d’intelligence, non d’amitié. […] dans son adresse à sauter du siège quand il avait peur que j’eusse froid, pour jeter son propre manteau sur mes épaules, je ne sentais pas seulement la souplesse héréditaire des grands chasseurs qu’avaient été depuis des générations les ancêtres de ce jeune homme qui ne prétendait qu’à l’intellectualité, leur dédain de la richesse qui, subsistant chez lui à côté du goût qu’il avait d’elle rien que pour pouvoir mieux fêter ses amis, lui faisait mettre si négligemment son luxe à leurs pieds ; j’y sentais surtout la certitude ou l’illusion qu’avaient eu ces grands seigneurs d’être « plus que les autres », grâce à quoi ils n’avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer qu’on est « autant que les autres », cette peur de paraître trop empressé qui lui était en effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de laideur et de gaucherie la plus sincère amabilité plébéienne. Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une œuvre d’art, c’est-à-dire à regarder le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale à laquelle elles étaient suspendues mais qu’il ne connaissait pas… (p. 96)

« Ah ! on dit lift. » Et d’un ton sec et hautain : « Cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance ». Phrase analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont de l’amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes ; dénonçant alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à celui qui la déclare sans importance ; phrase tragique parfois qui la première de toutes s’échappe, si navrante alors, des lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d’enlever la dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service : « Ah ! bien, cela n’a aucune espèce d’importance, je m’arrangerai autrement » ; l’autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce d’importance d’être rejeté étant quelquefois le suicide. (p. 99)

Mais ce qu’on appelle en un français assez incorrect « la mauvaise éducation » était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s’apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans l’humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n’est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute ce n’est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c’est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s’émerveille de la voir fleurir d’elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n’a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire. Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d’un roman ou d’un journal, elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts n’est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a tellement les siens que pour continuer à l’aimer, nous sommes obligés de n’en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en rage. (p. 100)

Et ce n’est pas seulement quand nous parlons de nous que nous croyons les autres aveugles ; nous agissons comme s’ils l’étaient. Pour chacun de nous, un Dieu spécial est là qui lui cache ou lui promet l’invisibilité de son défaut, de même qu’il ferme les yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas, sur la raie de crasse qu’ils portent aux oreilles et l’odeur de transpiration qu’ils gardent au creux des bras, et les persuade qu’ils peuvent impunément promener l’une et l’autre dans le monde qui ne s’apercevra de rien. Et ceux qui portent ou donnent en présent de fausses perles s’imaginent qu’on les prendra pour des vraies. (p. 103)

depuis que la race de Combray, la race d’où sortaient des êtres absolument intacts comme ma grand’mère et ma mère, semble presque éteinte, comme je n’ai plus guère le choix qu’entre d’honnêtes brutes, insensibles et loyales et chez qui le simple son de la voix montre bien vite qu’ils ne se soucient en rien de votre vie — et une autre espèce d’hommes qui tant qu’ils sont auprès de vous vous comprennent, vous chérissent, s’attendrissent jusqu’à pleurer, prennent leur revanche quelques heures plus tard en faisant une cruelle plaisanterie sur vous, mais vous reviennent, toujours aussi compréhensifs, aussi charmants, aussi momentanément assimilés à vous-même, je crois que c’est cette dernière sorte d’hommes dont je préfère, sinon la valeur morale, du moins la société. (p. 105)

Ce genre de fraudes qui consiste à avoir l’audace de proclamer la vérité, mais en y mêlant, pour une bonne part, des mensonges qui la falsifient, est plus répandu qu’on ne pense et même, chez ceux qui ne le pratiquent pas habituellement, certaines crises dans la vie, notamment celles où une liaison amoureuse est en jeu, leur donnent l’occasion de s’y livrer. (p. 106)

Saint-Loup me dit que même dans la société aristocratique la plus fermée son oncle Palamède se distinguait encore comme particulièrement difficile d’accès, dédaigneux, entiché de sa noblesse, formant avec la femme de son frère et quelques autres personnes choisies ce qu’on appelait le cercle des Phénix. (p. 108)

Peut-être aussi moins idéologue que Saint-Loup, se payant moins de mots, plus réaliste observateur des hommes, ne voulait-il pas négliger un élément essentiel de prestige à leurs yeux et qui, s’il donnait à son imagination des jouissances désintéressées, pouvait être souvent pour son activité utilitaire un adjuvant puissamment efficace. Le débat reste ouvert entre les hommes de cette sorte et ceux qui obéissent à l’idéal intérieur qui les pousse à se défaire de ces avantages pour chercher uniquement à le réaliser, semblables en cela aux peintres, aux écrivains qui renoncent à leur virtuosité, aux peuples artistes qui se modernisent, aux peuples guerriers prenant l’initiative du désarmement universel, aux gouvernements absolus qui se font démocratiques et abrogent de dures lois, bien souvent sans que la réalité récompense leur noble effort ; car les uns perdent leur talent, les autres leur prédominance séculaire ; le pacifisme multiplie quelquefois les guerres et l’indulgence la criminalité. (p. 116)

Chacune de ces femmes à côté d’une jolie bourgeoise était pour lui ce que sont à une toile contemporaine représentant une route ou une noce, ces tableaux anciens dont on sait l’histoire, depuis le Pape ou le Roi qui les commandèrent, en passant par tels personnages auprès de qui leur présence, par don, achat, prise ou héritage, nous rappelle quelque événement, ou tout au moins quelque alliance d’un intérêt historique, par conséquent des connaissances que nous avons acquises, leur donne une nouvelle utilité, augmente le sentiment de la richesse des possessions de notre mémoire ou de notre érudition. M. de Charlus se félicitait qu’un préjugé analogue au sien, en empêchant ces quelques grandes dames de frayer avec des femmes d’un sang moins pur, les offrît à son culte intactes, dans leur noblesse inaltérée, comme telle façade du XVIIIe siècle soutenue par ses colonnes plates de marbre rose et à laquelle les temps nouveaux n’ont rien changé. (p. 117)

[…] autant il était bienveillant pour les femmes, des défauts de qui il parlait sans se départir, habituellement, d’une grande indulgence, autant il avait à l’égard des hommes, et particulièrement des jeunes gens, une haine d’une violence qui rappelait celle de certains misogynes pour les femmes. De deux ou trois « gigolos » qui étaient de la famille ou de l’intimité de Saint-Loup et dont celui-ci cita par hasard le nom, M. de Charlus dit avec une expression presque féroce qui tranchait sur sa froideur habituelle : « Ce sont de petites canailles ». Je compris que ce qu’il reprochait surtout aux jeunes gens d’aujourd’hui, c’était d’être trop efféminés. « Ce sont de vraies femmes », disait-il avec mépris. Mais quelle vie n’eût pas semblé efféminée auprès de celle qu’il voulait que menât un homme et qu’il ne trouvait jamais assez énergique et virile ? (p. 120-121)

[…] la plus grande des sottises, c’est de trouver ridicules ou blâmables les sentiments qu’on n’éprouve pas. J’aime la nuit et vous me dites que vous la redoutez ; j’aime sentir les roses et j’ai un ami à qui leur odeur donne la fièvre. Croyez-vous que je pense pour cela qu’il vaut moins que moi ? Je m’efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner. En somme ne vous plaignez pas trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas pénibles, je sais ce qu’on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand-mère. Vous la voyez beaucoup. Et puis c’est une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de retour. Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela ! (p. 124-125)

Cette importance illusoire de M. Bloch père était d’ailleurs étendue un peu au delà du cercle de sa propre perception. D’abord ses enfants le considéraient comme un homme supérieur. Les enfants ont toujours une tendance soit à déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères, en dehors même de toutes raisons objectives de l’admirer. (p. 130)

Mais M. Bloch ne cessait d’insulter son oncle, soit qu’il fût excité par la bonhomie sans défense de son souffre-douleur, soit que, la villa étant payée par M. Nissim Bernard, le bénéficiaire voulût montrer qu’il gardait son indépendance et surtout qu’il ne cherchait pas par des cajoleries à s’assurer l’héritage à venir du richard. Celui-ci était surtout froissé qu’on le traitât si grossièrement devant le maître d’hôtel. (p. 132)

Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient au contraire absolus et c’était cette grande pureté morale qui, ne pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste comme l’amour, ne rencontrant pas d’autre part en lui l’impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part qu’en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d’amitié. (p. 138)

Mais elles ne pouvaient voir un obstacle sans s’amuser à le franchir en prenant leur élan ou à pieds joints, parce qu’elles étaient remplies, exubérantes, de cette jeunesse qu’on a si grand besoin de dépenser même quand on est triste ou souffrant, obéissant plus aux nécessités de l’âge qu’à l’humeur de la journée, qu’on ne laisse jamais passer une occasion de saut ou de glissade sans s’y livrer consciencieusement, interrompant, semant sa marche lente — comme Chopin la phrase la plus mélancolique — de gracieux détours où le caprice se mêle à la virtuosité. (p. 149)

Si nous pensions que les yeux d’une telle fille ne sont qu’une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d’unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n’est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu’il connaît — pelouses des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m’eût entraîné cette petite Péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan, — les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu’elle forme ou qu’on a formés pour elle ; et surtout que c’est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux. Et c’était par conséquent toute sa vie qui m’inspirait du désir ; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d’être ma vie totale, n’étant plus qu’une petite partie de l’espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m’offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur. Et, sans doute, qu’il n’y eût entre nous aucune habitude — comme aucune idée — communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c’était grâce à ces différences, à la conscience qu’il n’entrait pas, dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la satiété, la soif — pareille à celle dont brûle une terre altérée — d’une vie que mon âme, parce qu’elle n’en avait jamais reçu jusqu’ici une seule goutte, absorberait d’autant plus avidement, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition. (p. 152-153)

À vrai dire, cette brune n’était pas celle qui me plaisait le plus, justement parce qu’elle était brune, et que depuis le jour où dans le petit raidillon de Tansonville, j’avais vu Gilberte), une jeune fille rousse à la peau dorée était restée pour moi l’idéal inaccessible. Mais Gilberte elle-même ne l’avais-je pas aimée surtout parce qu’elle m’était apparue nimbée par cette auréole d’être l’amie de Bergotte, d’aller visiter avec lui les cathédrales. (p. 153)

Pareille à celle que je voyais à Combray au-dessus du Calvaire à mes retours de promenade et quand je m’apprêtais à descendre avant le dîner à la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gelée de viande, puis bientôt, sur la mer déjà froide et bleue comme le poisson appelé mulet, le ciel, du même rose qu’un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l’heure à Rivebelle, ravivaient le plaisir que j’allais avoir à me mettre en habit pour partir dîner. (p. 161)

La vue d’un vaisseau qui s’éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette même impression que j’avais eue en wagon, d’être affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une chambre. D’ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle où j’étais puisque dans une heure j’allais la quitter pour monter en voiture. Je me jetais sur mon lit ; et, comme si j’avais été sur la couchette d’un des bateaux que je voyais assez près de moi et que la nuit on s’étonnerait de voir se déplacer lentement dans l’obscurité, comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas, j’étais de tous côtés entouré des images de la mer. (p. 161)

J’avais plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l’horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, qu’il semblait aussi de la même matière, comme si on n’eût fait que découper son avant et les cordages en lesquels elle s’était amincie et filigranée dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois l’océan emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu’elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement d’une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu’à cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur différente qu’à un effet d’éclairage. Un autre jour la mer n’était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales, que les carreaux avaient l’air, par une préméditation ou une spécialité de l’artiste, de présenter une « étude de nuages » (p. 162-163)

Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je prétendais, j’étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l’intelligence, m’avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l’ennui que j’éprouvais à me mettre devant une table, à commencer une étude critique ou un roman. « Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page ; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-ils été composés en bâillant. » Ma grand-mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre médecin ayant trouvé plus prudent de m’avertir des graves risques auxquels pouvait m’exposer mon état de santé, et m’ayant tracé toutes les précautions d’hygiène à suivre pour éviter un accident, je subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus important qu’eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l’œuvre que je portais peut-être en moi, j’exerçais sur moi-même depuis que j’étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. On n’aurait pu me faire toucher à la tasse de café qui m’eût privé du sommeil de la nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. Mais quand nous arrivions à Rivebelle, aussitôt, à cause de l’excitation d’un plaisir nouveau et me trouvant dans cette zone différente où l’exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse — comme s’il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser — disparaissait ce mécanisme précis de prudente hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. (p. 166)

Elstir aimait à donner, à se donner. Tout ce qu’il possédait, idées, œuvres, et le reste qu’il comptait pour bien moins, il l’eût donné avec joie à quelqu’un qui l’eût compris. Mais faute d’une société supportable, il vivait dans un isolement, avec une sauvagerie que les gens du monde appelaient de la pose et de la mauvaise éducation, les pouvoirs publics un mauvais esprit, ses voisins de la folie, sa famille de l’égoïsme et de l’orgueil. (p. 184)

[…] un renoncement n’est pas toujours total dès le début, quand nous le décidons avec notre âme ancienne et avant que par réaction il n’ait agi sur nous, qu’il s’agisse du renoncement d’un malade, d’un moine, d’un artiste, d’un héros. Mais s’il avait voulu produire en vue de quelques personnes, en produisant, lui avait vécu pour lui-même, loin de la société à laquelle il était indifférent ; la pratique de la solitude lui en avait donné l’amour comme il arrive pour toute grande chose que nous avons crainte d’abord, parce que nous la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous prive moins qu’elle ne nous en détache. Avant de la connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d’en être dès que nous l’avons connue. (p. 185)

[…] quand un esprit est porté au rêve, il ne faut pas l’en tenir écarté, le lui rationner. Tant que vous détournerez votre esprit de ses rêves, il ne les connaîtra pas ; vous serez le jouet de mille apparences parce que vous n’en aurez pas compris la nature. Si un peu de rêve est dangereux, ce qui en guérit, ce n’est pas moins de rêve, mais plus de rêve, mais tout le rêve. Il importe qu’on connaisse entièrement ses rêves pour n’en plus souffrir ; il y a une certaine séparation du rêve et de la vie qu’il est si souvent utile de faire que je me demande si on ne devrait pas à tout hasard la pratiquer préventivement, comme certains chirurgiens prétendent qu’il faudrait, pour éviter la possibilité d’une appendicite future, enlever l’appendice chez tous les enfants. (p. 199)

Elstir me dit qu’elle s’appelait Albertine Simonet et me nomma aussi ses autres amies que je lui décrivis avec assez d’exactitude pour qu’il n’eût guère d’hésitation. J’avais commis à l’égard de leur situation sociale une erreur, mais pas dans le même sens que d’habitude à Balbec. J’y prenais facilement pour des princes des fils de boutiquiers montant à cheval. Cette fois j’avais situé dans un milieu interlope des filles d’une petite bourgeoisie fort riche, du monde de l’industrie et des affaires. C’était celui qui de prime abord m’intéressait le moins, n’ayant pour moi le mystère ni du peuple, ni d’une société comme celle des Guermantes. (p. 200)

[…] je regrettai de consommer tout cela pour le simple plaisir de faire la connaissance d’Albertine. Mon intelligence jugeait ce plaisir fort peu précieux, depuis qu’il était assuré. Mais en moi la volonté ne partagea pas un instant cette illusion, la volonté qui est le serviteur, persévérant et immuable, de nos personnalités successives ; cachée dans l’ombre, dédaignée, inlassablement fidèle, travaillant sans cesse, et sans se soucier des variations de notre moi, à ce qu’il ne manque jamais du nécessaire. Pendant qu’au moment où va se réaliser un voyage désiré, l’intelligence et la sensibilité commencent à se demander s’il vaut vraiment la peine d’être entrepris, la volonté qui sait que ces maîtres oisifs recommenceraient immédiatement à trouver merveilleux ce voyage, si celui-ci ne pouvait avoir lieu, la volonté les laisse disserter devant la gare, multiplier les hésitations ; mais elle s’occupe de prendre les billets et de nous mettre en wagon pour l’heure du départ. Elle est aussi invariable que l’intelligence et la sensibilité sont changeantes, mais comme elle est silencieuse, ne donne pas ses raisons, elle semble presque inexistante ; c’est sa ferme détermination que suivent les autres parties de notre moi, mais sans l’apercevoir, tandis qu’elles distinguent nettement leurs propres incertitudes. (p. 225)

En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en résultait ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel entraient peut-être des hérédités provinciales, une affectation juvénile de flegme britannique, les leçons d’une institutrice étrangère et une hypertrophie congestive de la muqueuse du nez. Cette émission, qui cédait bien vite du reste quand elle connaissait plus les gens et redevenait naturellement enfantine, aurait pu passer pour désagréable. Mais elle était particulière et m’enchantait. Chaque fois que j’étais quelques jours sans la rencontrer, je m’exaltais en me répétant : « On ne vous voit jamais au golf », avec le ton nasal sur lequel elle l’avait dit, toute droite, sans bouger la tête. Et je pensais alors qu’il n’existait pas de personne plus désirable. (p. 232)

J’avais causé avec elle sans plus savoir où tombaient mes paroles, ce qu’elles devenaient, que si j’eusse jeté des cailloux dans un abîme sans fond. Qu’elles soient remplies en général par la personne à qui nous les adressons d’un sens qu’elle tire de sa propre substance et qui est très différent de celui que nous avions mis dans ces mêmes paroles, c’est un fait que la vie courante nous révèle perpétuellement. Mais si de plus nous nous trouvons auprès d’une personne dont l’éducation (comme pour moi celle d’Albertine) nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent en elle quelque chose qui y ressemble plus que chez un animal à qui pourtant on aurait à faire comprendre certaines choses. De sorte qu’essayer de me lier avec Albertine m’apparaissait comme une mise en contact avec l’inconnu sinon avec l’impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser un cheval, aussi reposant qu’élever des abeilles ou que cultiver des rosiers. (p. 236)

Bien que ce mensonge fût, Andrée me connaissant si peu, fort insignifiant, je n’aurais pas dû continuer à fréquenter une personne qui en était capable. Car ce que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. Et qu’on aille voir chaque année un ami qui les premières fois n’a pu venir à votre rendez-vous, ou s’est enrhumé, on le retrouvera avec un autre rhume qu’il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous où il ne sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle il croit avoir des raisons variées, tirées des circonstances. (p. 240)

Non, elle seulement, elle et Miss, parce qu’elle a à repasser ses examens, elle va potasser, la pauvre gosse. Ce n’est pas gai, je vous assure. Il peut arriver qu’on tombe sur un bon sujet. Le hasard est si grand. Ainsi une de nos amies a eu : « Racontez un accident auquel vous avez assisté. » Ça c’est une veine. Mais je connais une jeune fille qui a eu à traiter (et à l’écrit encore) : « D’Alceste ou de Philinte, qui préféreriez-vous avoir comme ami ? » Ce que j’aurais séché là-dessus ! D’abord en dehors de tout, ce n’est pas une question à poser à des jeunes filles. Les jeunes filles sont liées avec d’autres jeunes filles et ne sont pas censées avoir pour amis des messieurs. […] Le plus fort est que dans un recueil des meilleurs devoirs d’élèves couronnées, le sujet a été traité deux fois d’une façon absolument opposée. Tout dépend de l’examinateur. L’un voulait qu’on dise que Philinte était un homme flatteur et fourbe, l’autre qu’on ne pouvait pas refuser son admiration à Alceste, mais qu’il était par trop acariâtre et que comme ami il fallait lui préférer Philinte. Comment voulez-vous que les malheureuses élèves s’y reconnaissent quand les professeurs ne sont pas d’accord entre eux ? (p. 243)

Même mentalement, nous dépendons des lois naturelles beaucoup plus que nous croyons et notre esprit possède d’avance comme certain cryptogame, comme telle graminée, les particularités que nous croyons choisir. (p. 245-246)

Et j’aidais volontiers mes amies à jouer de mauvais tours au professeur de danse. Nous subissions généralement quelques admonestations du tenancier ou des employés usurpant un pouvoir directorial, parce que mes amies, même Andrée qu’à cause de cela j’avais cru le premier jour une créature si dionysiaque et qui était au contraire frêle, intellectuelle, et cette année-là fort souffrante, mais qui obéissait malgré cela moins à l’état de santé qu’au génie de cet âge qui emporte tout et confond dans la gaîté les malades et les vigoureux, ne pouvaient pas aller au vestibule, à la salle des fêtes, sans prendre leur élan, sauter par-dessus toutes les chaises, revenir sur une glissade en gardant leur équilibre par un gracieux mouvement de bras, en chantant, mêlant tous les arts, dans cette première jeunesse, à la façon de ces poètes des anciens âges pour qui les genres ne sont pas encore séparés, et qui mêlent dans un poème épique les préceptes agricoles aux enseignements théologiques. (p. 247)

Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par l’habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe de Pompéi, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans le mouvement accoutumé. De même nos intonations contiennent notre philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les choses. Sans doute ces traits n’étaient pas qu’à ces jeunes filles. Ils étaient à leurs parents. L’individu baigne dans quelque chose de plus général que lui. À ce compte, les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines manières de parler, certaines phrases consacrées, qui presque aussi inconscientes qu’une intonation, presque aussi profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie. (p. 262)

Enfin plus générale encore que n’est le legs familial était la savoureuse matière imposée par la province originelle d’où elles tiraient leur voix et à même laquelle mordaient leurs intonations. Quand Andrée pinçait sèchement une note grave, elle ne pouvait faire que la corde périgourdine de son instrument vocal ne rendît un son chantant, fort en harmonie d’ailleurs avec la pureté méridionale de ses traits ; et aux perpétuelles gamineries de Rosemonde, la matière de son visage et de sa voix du Nord répondaient, quoi qu’elle en eût, avec l’accent de sa province. Entre cette province et le tempérament de la jeune fille qui dictait les inflexions, je percevais un beau dialogue. (p. 263)

et pourtant nous causions si peu. Tandis qu’avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j’eusse démontré par mes paroles beaucoup plus de plaisir que je n’en eusse ressenti, car je les quittais avec fatigue, au contraire couché entre ces jeunes filles, la plénitude de ce que j’éprouvais l’emportait infiniment sur la pauvreté, la rareté de nos propos et débordait de mon immobilité et de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au pied de ces jeunes roses. (p. 263-264)

Même, en ce qui me concernait, elle était la seule de ces jeunes filles qui jamais ne m’eût répété quelque chose de peu agréable qu’on avait pu dire de moi ; bien plus, si c’était moi-même qui le racontais, elle faisait semblant de ne pas le croire ou en donnait une explication qui rendît le propos inoffensif ; c’est l’ensemble de ces qualités qui s’appelle le tact. Il est l’apanage des gens qui, si nous allons sur le terrain, nous félicitent et ajoutent qu’il n’y avait pas lieu de le faire, pour augmenter encore à nos yeux le courage dont nous avons fait preuve, sans y avoir été contraint. Ils sont l’opposé des gens qui dans la même circonstance disent : « Cela a dû bien vous ennuyer de vous battre, mais d’un autre côté vous ne pouviez pas avaler un tel affront, vous ne pouviez pas faire autrement. » Mais comme en tout il y a du pour et du contre, si le plaisir ou du moins l’indifférence de nos amis à nous répéter quelque chose d’offensant qu’on a dit sur nous prouve qu’ils ne se mettent guère dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y enfoncent l’épingle et le couteau comme dans de la baudruche, l’art de nous cacher toujours ce qui peut nous être désagréable dans ce qu’ils ont entendu dire de nos actions, ou dans l’opinion qu’elles leur ont à eux-mêmes inspirée, peut prouver chez l’autre catégorie d’amis, chez les amis pleins de tact, une forte dose de dissimulation. (p. 276-277)

Je savais maintenant que j’aimais Albertine ; mais hélas ! je ne me souciais pas de le lui apprendre. C’est que, depuis le temps des jeux aux Champs-Élysées, ma conception de l’amour était devenue différente, si les êtres auxquels s’attachait successivement mon amour demeuraient presque identiques. D’une part l’aveu, la déclaration de ma tendresse à celle que j’aimais ne me semblait plus une des scènes capitales et nécessaires de l’amour ; ni celui-ci, une réalité extérieure mais seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir, je sentais qu’Albertine ferait d’autant plus ce qu’il fallait pour l’entretenir qu’elle ignorerait que je l’éprouvais. (p. 278)

L’amour commence, on voudrait rester pour celle qu’on aime l’inconnu qu’elle peut aimer, mais on a besoin d’elle, on a besoin de toucher moins son corps que son attention, son cœur. On glisse dans une lettre une méchanceté qui forcera l’indifférente à vous demander une gentillesse, et l’amour, suivant une technique infaillible, resserre pour nous d’un mouvement alterné l’engrenage dans lequel on ne peut plus ni ne pas aimer, ni être aimé. (p. 279)

Il était de la famille de certains regards, de certains gestes, qui bien que n’ayant pas une forme logique, rationnelle, directement élaborée pour l’intelligence de celui qui écoute, lui parviennent cependant avec leur signification véritable, de même que la parole humaine, changée en électricité dans le téléphone, se refait parole pour être entendue. Afin d’effacer de l’esprit d’Andrée l’idée que je m’intéressais à Mme Bontemps, je ne parlai plus d’elle avec distraction seulement, mais avec malveillance ; je dis avoir rencontré autrefois cette espèce de folle et que j’espérais bien que cela ne m’arriverait plus. Or je cherchais au contraire de toute façon à la rencontrer. (p. 280)

J’avais cru que l’amour que j’avais pour Albertine n’était pas fondé sur l’espoir de la possession physique. Pourtant quand il m’eut paru résulter de l’expérience de ce soir-là que cette possession était impossible et qu’après n’avoir pas douté le premier jour, sur la plage, qu’Albertine ne fût dévergondée, puis être passé par des suppositions intermédiaires, il me sembla acquis d’une manière définitive qu’elle était absolument vertueuse ; quand, à son retour de chez sa tante, huit jours plus tard, elle me dit avec froideur : « Je vous pardonne, je regrette même de vous avoir fait de la peine, mais ne recommencez jamais », au contraire de ce qui s’était produit quand Bloch m’avait dit qu’on pouvait avoir toutes les femmes, et comme si, au lieu d’une jeune fille réelle, j’avais connu une poupée de cire, il arriva que peu à peu se détacha d’elle mon désir de pénétrer dans sa vie, de la suivre dans les pays où elle avait passé son enfance, d’être initié par elle à une vie de sport ; ma curiosité intellectuelle de ce qu’elle pensait sur tel ou tel sujet ne survécut pas à la croyance que je pourrais l’embrasser. Mes rêves l’abandonnèrent dès qu’ils cessèrent d’être alimentés par l’espoir d’une possession dont je les avais crus indépendants. (p. 286-287)

Mais arrivée chez cette dame bonne et sympathique, la jeune fille obéissant à son insu au principe de l’utilisation multiple d’une seule action, trouvait plus affectueux d’avoir l’air d’être venue seulement à cause du plaisir qu’elle avait senti qu’elle éprouverait à revoir cette dame. Celle-ci était infiniment touchée qu’Albertine eût accompli un long trajet par pure amitié. En voyant la dame presque émue, Albertine l’aimait encore davantage. Seulement il arrivait ceci : elle éprouvait si vivement le plaisir d’amitié pour lequel elle avait prétendu mensongèrement être venue, qu’elle craignait de faire douter la dame de sentiments en réalité sincères, si elle lui demandait le service pour l’amie. La dame croirait qu’Albertine était venue pour cela, ce qui était vrai, mais elle conclurait qu’Albertine n’avait pas de plaisir désintéressé à la voir, ce qui était faux. De sorte qu’Albertine repartait sans avoir demandé le service, comme les hommes qui ont été si bons avec une femme dans l’espoir d’obtenir ses faveurs, qu’ils ne font pas leur déclaration pour garder à cette bonté un caractère de noblesse. (p. 290-291)

Elle fut certainement désolée de n’avoir pu me faire plaisir et me donna un petit crayon d’or, par cette vertueuse perversité des gens qui, attendris par votre gentillesse et ne souscrivant pas à vous accorder ce qu’elle réclame, veulent cependant faire en votre faveur autre chose : le critique dont l’article flatterait le romancier l’invite à la place à dîner, la duchesse n’emmène pas le snob avec elle au théâtre, mais lui envoie sa loge pour un soir où elle ne l’occupera pas. Tant ceux qui font le moins et pourraient ne rien faire sont poussés par le scrupule à faire quelque chose ! (p. 293)

Malgré ma déception récente, ces paroles si franches, en me donnant une grande estime pour Albertine, me causaient une impression très douce. Et peut-être cette impression eut-elle plus tard pour moi de grandes et fâcheuses conséquences, car ce fut par elle que commença à se former ce sentiment presque familial, ce noyau moral qui devait toujours subsister au milieu de mon amour pour Albertine. Un tel sentiment peut être la cause des plus grandes peines. Car pour souffrir vraiment par une femme, il faut avoir cru complètement en elle. Pour le moment, cet embryon d’estime morale, d’amitié, restait au milieu de mon âme comme une pierre d’attente. (p. 294)

Mais pour que j’aimasse vraiment Andrée, elle était trop intellectuelle, trop nerveuse, trop maladive, trop semblable à moi. Si Albertine me semblait maintenant vide, Andrée était remplie de quelque chose que je connaissais trop. J’avais cru le premier jour voir sur la plage une maîtresse de coureur, enivrée de l’amour des sports, et Andrée me disait que si elle s’était mise à en faire, c’était sur l’ordre de son médecin pour soigner sa neurasthénie et ses troubles de nutrition, mais que ses meilleures heures étaient celles où elle traduisait un roman de George Eliot. Ma déception, suite d’une erreur initiale sur ce qu’était Andrée, n’eut, en fait, aucune importance pour moi. (p. 295)

D’autres fois le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile que la peau devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non d’une autre matière que les yeux ; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c’était comme on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent comme une agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient, comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser, plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme. (p. 298)

Et c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence, qu’approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté ; c’est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n’est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi — comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n’était pas grand-chose — pour nous résigner à la mort. (p. 300)

Ainsi s’était dissipée toute la gracieuse mythologie océanique que j’avais composée les premiers jours. Mais il n’est pas tout à fait indifférent qu’il nous arrive au moins quelquefois de passer notre temps dans la familiarité de ce que nous avons cru inaccessible et que nous avons désiré. […] Mais dans des relations comme celles que j’avais avec Albertine et ses amies, le plaisir vrai qui est à leur origine laisse ce parfum qu’aucun artifice ne parvient à donner aux fruits forcés, aux raisins qui n’ont pas mûri au soleil. Les créatures surnaturelles qu’elles avaient été un instant pour moi mettaient encore, même à mon insu, quelque merveilleux, dans les rapports les plus banals que j’avais avec elles, ou plutôt préservaient ces rapports d’avoir jamais rien de banal. […] dans l’herbe, je les regardais sans les vider peut-être de tout le médiocre contenu dont l’existence journalière les avait remplis, et pourtant sans me rappeler expressément leur céleste origine, comme si pareil à Hercule ou à Télémaque, j’avais été en train de jouer au milieu des nymphes. (p. 301-302)

Ce que je revis presque invariablement quand je pensai à Balbec, ce furent les moments où chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l’après-midi sortir avec Albertine et ses amies, ma grand-mère sur l’ordre du médecin me forçait à rester couché dans l’obscurité. Le directeur donnait des ordres pour qu’on ne fît pas de bruit à mon étage et veillait lui-même à ce qu’ils fussent obéis. À cause de la trop grande lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m’avaient témoigné tant d’hostilité le premier soir. (p. 305)

Je me recouchais ; obligé de goûter, sans bouger, par l’imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du bain, de la marche, que la matinée conseillait, la joie faisait battre bruyamment mon cœur comme une machine en pleine action, mais immobile, et qui ne peut que décharger sa vitesse sur place en tournant sur elle-même. (p. 305)

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