« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 30 juin 2023

Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke : éloge d’une solitude intérieure tournée vers le Beau.

« C’est au fond le seul courage qu’on exige de nous ; être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus insolite, de plus merveilleux, de plus inexplicable. » (lettre écrite à Borgedy Gard, Flädie, Suède, le 12 août 1904)

« Ce qui est nécessaire, c’est seulement ceci : la solitude, la grande solitude intérieure. » (lettre écrite à Rome, le 23 décembre 1903)

         Que Franz Xaver Kappus n’ait au final pas consacré sa vie à l’écriture poétique (bien qu’il n’y renonçât pas complètement, mais lui dédiant à l’évidence bien moins de temps) mais ait choisi de poursuivre une longue carrière militaire sur laquelle il avait initialement tant de doutes (doutes qui l’ont poussé à écrire à Rilke lorsqu’il apprit fortuitement que ce dernier fut un ancien élève de l’école militaire où il étudiait), voilà qui semble de prime abord sanctionner l’échec des conseils de Rilke, ou faire paraître Kappus comme un bien piètre, voire quelque peu indigne, destinataire des conseils de son illustre aîné, puisqu’il n’aurait pas suivi ces derniers.

Mais l’objet véritable de ces lettres écrites à Kappus, regroupées sous le titre de Lettres à un jeune poète, peut tromper si l’on se fie à son titre car la poésie, et plus précisément le thème de la vocation poétique, n’est véritablement le thème dominant que dans les lettres 1 et 3. Et bien qu’étant lui-même poète, Rilke a la sagesse de ne pas pousser Kappus à devenir lui-même poète ou à y renoncer, trop attaché et respectueux qu'il est de l'indépendance de chacun à l'instar de la sienne propre, et se garde donc de répondre dans un sens comme dans un autre au dilemme de Kappus lorsque ce dernier lui demande son avis sur la valeur des vers qu’il a composés, que Rilke s’estime globalement inapte à juger, la seule réponse valable selon lui découlant du jugement personnel que Kappus fait de sa propre œuvre et des motivations le poussant à écrire.

Le « jeune poète » auquel le titre se réfère ne saurait se réduire à une personne écrivant de la poésie. Le « poète » est peut-être à comprendre dans un sens plus large, à savoir une personne percevant, acceptant, se confrontant à la poésie autour et en elle, et ce malgré les souffrances dont elle naît bien souvent. Ainsi, la « poésie » est elle aussi un concept qu’il ne faut pas comprendre au sens réducteur de l’écriture poétique, ou de la beauté provoquant l’émerveillement de celui qui la contemple. Ce que Rilke considère comme « poétique » semble certes incorporer ce sens du beau, mais se réfère plus globalement à tout ce qui est « insolite, merveilleux, inexplicable » pour reprendre les termes employés par Rilke et figurant en préambule de cette note, formulation qui n’est pas sans rappeler la célèbre affirmation de Baudelaire selon qui « le beau est toujours bizarre ».

Cette définition conceptuelle posée, nous pouvons alors mieux comprendre, élargir le propos, les conseils donnés par Rilke à son destinataire : non une invitation, des conseils sur l’écriture poétique auxquels nous serions tentés de réduire cet ensemble de lettres, mais une défense, un éloge de la « poésie » qu’il faut chercher à percevoir, ressentir en et autour de nous, nonobstant les souffrances qui lui sont souvent corollaires et qu’il faut avoir le « courage » d’accepter.

La figure du poète donc que Rilke semble vouloir forger dans ces lettres est donc une personne qui tout d’abord perçoit et ressent cette « poésie » autour de lui. Elle est le fruit d’un effort d’attention, d’une sensibilité toujours vigilante. Car la beauté selon Rilke est « partout », même dans les endroits qui peuvent paraître ordinaires, insignifiants, qui échappent à l’œil ordinaire plus habitué à percevoir la beauté là où elle a été déjà révélée et reconnue. C’est ainsi que lors de son séjour à Rome, Rilke se montre plus sensible à d’autres beautés de la ville que celles traditionnellement louées. Le véritable poète est donc celui qui traque, recherche constamment cette beauté cachée, et qui à défaut de la révéler et partager par l’écriture poétique, y est du moins sensible.

Mais ce qui constitue peut-être le conseil le plus important donné par Rilke à Kappus dans ces lettres est sa volonté de le rassurer, d’avoir un rapport différent à sa solitude, ainsi qu’aux souffrances, aux chagrins que la vie réserve à tout être humain. Non que Rilke tente de minimiser ou nier la douleur que ces souffrances, ces chagrins suscitent, dans une posture stoïque quelque peu hypocrite et vaine, mais il se situe sans doute davantage dans une posture plus proche de l’amor fati de Nietzsche : la souffrance nous renvoie à notre solitude, transforme notre être, notre rapport et notre vision des choses en les rendant plus insolites, plus mystérieuses, et par ce biais rend donc notre vie intérieure plus riche paradoxalement. Enfin, répondant aux angoisses de son correspondant vis-à-vis de sa solitude, lui qui se sent si étranger parmi le milieu militaire où il évolue, Rilke conseille à Kappus non seulement de l’accepter, mais surtout de la considérer comme le corollaire indispensable d’une riche vie intérieure, permettant à cette dernière d’exister et de se développer.

Concomitamment, c’est à un véritable réquisitoire contre tout ce qui s’oppose, entrave la solitude individuelle, contre tout ce qui est conventionnel, par opposition à ce qui est profondément individuel, que Rilke se livre en parallèle. Il s’oppose, nous l’avons déjà dit, à cette systématique dévalorisation de la souffrance, de la douleur, que les hommes craignent et fuient instinctivement, ainsi qu’à la crainte de la solitude, indispensable pourtant au développement d’une sensibilité propre et à son approfondissement. C’est une véritable atrophie de la sensibilité que Rilke diagnostique et déplore déjà chez ses contemporains : des hommes qui préfèrent à l’inverse le divertissement, le frivole, le superficiel, le conventionnel dans leurs rapports aux choses et avec autrui. Rilke au contraire fait régulièrement l’éloge de ce qui est « difficile », de ce qui requiert de nous une certaine « patience », d’une vie menée selon les aspirations profondes propres à chacun, qu’on ne peut découvrir que dans la solitude. Le « difficile », c’est par exemple l’acceptation de notre solitude individuelle, que tant craignent et refusent en raison de la souffrance qu’elle suscite inévitablement, même épisodiquement pour les plus farouches solitaires. C’est aussi ce qui caractérise toute histoire d’amour authentique. Pour Rilke, ennemi de tout ce qui est conventionnel et du « facile », l’amour est un des concepts les plus mal compris et vécus par l’homme. Il est surtout le moyen pour l’être humain d’échapper à sa solitude, qu’il redoute tant, et de fuir tout ce qui est « difficile » (la douleur, le tragique de la vie, une vie intérieure tendant à se développer et à se renouveler malgré et grâce aux risques pris et acceptés, conception de la vie qui n'est pas sans rappeler certaines entrées du journal de Jean-René Huguenin) au profit d’un divertissement et d’un plaisir faciles mais vains. Rilke appelle non à un déni ironique de l’amour, mais à renouveler notre rapport à celui-ci, loin des conventions dans lesquelles il s’est dégradé : au lieu donc d’une fuite de la solitude, l’amour selon lui « consiste en ce que deux solitudes se protègent, se bornent et se rendent hommage ». C’est quelque chose d’exigeant, de difficile donc, un moyen pour l’individu de « mûrir, de se transformer au sein de soi, de devenir un monde, un monde en soi pour quelqu’un d’autre ; c’est, pour lui, une grande et immodeste ambition, quelque chose qui le distingue et l’appelle vers le large. »

               Pour conclure, les Lettres à un jeune poète s’adressent donc moins à un jeune homme aspirant à écrire de la poésie et lui donnant des conseils en ce sens, qu’à rappeler à ce jeune homme (et au lecteur incidemment) qu’il est surtout essentiel pour lui de développer une riche vie intérieure, dans laquelle il serait sensible et attentif à tout ce qui est poétique en et autour de lui, malgré les difficultés, et surtout les souffrances, qu’il rencontrera inévitablement. Bien que farouche ennemi des conventions, de la frivolité, de l’affaiblissement croissant de la sensibilité et de la vie intérieure, Rilke n’est cependant pas un contempteur méprisant des hommes : il appelle également son destinataire à avoir un rapport plus apaisé, plus compatissant avec ceux qui refusent la manière de vivre qui lui est si chère, tout en préservant jalousement sa solitude indépendante. C’est pourquoi dans la dernière lettre qu’il adresse à Kappus, Rilke, loin d’être déçu par le choix de ce dernier de ne pas avoir choisi la voie de la poésie à plein temps comme lui, le félicite au contraire de parvenir à garder son individualité, sa sensibilité, dans un métier qui lui est certes contraire par les contraintes qu'il lui impose (mais quel métier n'en impose pas ? se dit Rilke dans une de ses précédentes lettres), mais ne lui est nullement incompatible. Car la beauté, rappelons-le, est partout selon Rilke, et il importe bien davantage de vivre en préservant sa sensibilité propre, et donc d’être « poète » en ce sens, que d’être un poète dans le sens exclusif de composeur de vers, mais dépourvu de toute réelle poésie, à l’exemple de tant de mauvais littérateurs qui composaient déjà l’immense majorité de la scène littéraire à l’époque de Rilke, et que ce dernier étrille sans ménagement dans sa dernière lettre.

 

Ci-dessous, des morceaux choisis des dix lettres envoyées à Kappus par Rilke (traduction de Marc B. de Launay)

Lettre 1 : Paris, le 17 février 1903

La plupart des événements sont indicibles, se produisent au sein d’un espace où n’a jamais pénétré le moindre mot ; et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, existences fort secrètes dont la vie, comparée à la nôtre qui passe, dure. (p. 11)

Votre regard est tourné vers l’extérieur, et c’est d’abord cela que vous ne devriez désormais plus faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul moyen : plongez en vous-même, recherchez la raison qui vous enjoint d’écrire ; examinez si cette raison étend ses racines jusqu’aux plus extrêmes profondeurs de votre cœur ; répondez franchement à la question de savoir si vous seriez condamné à mourir au cas où il vous serait refusé d’écrire. Avant toute chose, demandez-vous, à l’heure la plus tranquille de votre nuit : est-il nécessaire que j’écrive ? Creusez en vous-même en quête d’une réponse profonde. (p. 12-13)

Cherchez à dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous éprouvez, ce qui est pour vous objet d’amour ou de perte. (p. 13)

Décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l’esprit et la croyance à une beauté quelle qu’elle soit – décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. (p. 13)

Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. (p. 14)

Vous ne tenterez pas non plus d’intéresser des revues à vos travaux [Rilke parle des vers poétiques écrits par Kappus], car vous verrez en eux ce qui vous appartient naturellement et vous est cher : une part comme une expression de votre vie. Une œuvre d’art est bonne qui surgit de la nécessité. C’est dans la modalité de son origine que réside le verdict qui la sanctionne : il n’y en a pas d’autre. (p. 14)

Celui qui crée doit être son propre univers, et trouver tout ce qu’il cherche en lui et dans la nature à laquelle il s’est lié. (p. 15)

Développez-vous tranquillement et sobrement en obéissant à votre propre évolution ; vous ne pourrez davantage la perturber qu’en tournant vos regards vers l’extérieur, et en en attendant des réponses à des questions auxquelles sans doute seul votre sentiment le plus intime est, à l’heure la plus silencieuse, en mesure de répondre. (p. 15)

 

               Lettre 2 : Viareggio, par Pise (Italie), le 5 avril 1903

Au fond, et précisément pour les choses les plus profondes et les plus importantes, nous sommes inqualifiablement seuls ; pour que l’un soit à même de conseiller, voire d’aider l’autre, il faut le concours de bien des événements, il faut bien des réussites, toute une constellation de choses est nécessaire pour qu’on ait la chance que cela arrive jamais. (p. 18)

[…] ironie – ne vous laissez pas dominer par elle, surtout pas dans les moments non créateurs. Pendant que vous créez, cherchez à vous en servir comme un moyen de plus d’appréhender la vie. (p. 18)

Passez un moment dans ces livres, apprenez-y ce qui vous semble digne d’être appris par vous, mais surtout aimez-les. Cet amour vous sera rendu mille et mille fois, et quoi qu’il advienne de votre vie, il pénétrera le tissu de votre avenir comme l’un des fils les plus importants parmi tous les fils de vos expériences, de vos déceptions et de vos joies. (p. 19)

 

Lettre 3 : Viareggio, par Pise (Italie), le 23 avril 1903

C’est toujours avec un même étonnement qu’on parcourt ces livres, et […] ils ne perdent rien de leur pouvoir merveilleux ni ne cèdent rien de l’enchantement dont ils comblent le lecteur dès la première fois. À leur contact, on éprouve toujours plus de plaisir, toujours plus de reconnaissance, notre regard en quelque manière s’affine et se simplifie, notre foi dans l’existence s’approfondit, et, dans la vie, nous sommes plus sereins et plus grands. (p. 22)

La solitude qui enveloppe les œuvres d’art est infinie, et il n’est rien qui permette de moins les atteindre que la critique. Seul l’amour peut les appréhender, les saisir et faire preuve de justesse à leur endroit. (p. 23)

Laisser s’épanouir toute impression et tout germe d’un sentiment au plus profond de soi, dans l’obscurité, dans l’ineffable, dans l’inconscient, dans cette région où notre propre entendement n’accède pas, attendre en toute humilité et patience l’heure où l’on accouchera d’une clarté neuve : c’est cela seulement qui est vivre en artiste, dans l’intelligence des choses comme dans la création.

Le temps n’est plus alors une mesure appropriée, une année n’est pas un critère, et dix ans ne sont rien ; être artiste veut dire ne pas calculer, ne pas compter, mûrir tel un arbre qui ne presse pas sa sève, et qui, confiant, se dresse dans les tempêtes printanières sans craindre que l’été puisse ne pas venir. Or il viendra pourtant. Mais il ne vient que pour ceux qui sont patients, qui vivent comme s’ils avaient l’éternité devant eux, si sereinement tranquille et vaste. C’est ce que j’apprends tous les jours, je l’apprends à travers des souffrances auxquelles je suis reconnaissant : tout est en l’occurrence affaire de patience ! (p. 23)

C’est un fait que l’expérience artistique est si incroyablement proche de l’expérience sexuelle, de la douleur et du plaisir qu’elle donne, que les deux phénomènes ne sont en fait que des formes différentes d’un seul et même désir, d’une même et unique joie. (p. 24)

C’est bien l’une des épreuves les plus difficiles pour un créateur : il lui faut sans cesse être inconscient de ses meilleures vertus, ne pas en avoir la notion s’il ne veut pas leur retirer leur naïveté et leur authenticité ! (p. 25)

 

               Lettre 4 : actuellement à Worpswede, près de Brême, le 16 juillet 1903

Si vous vous en tenez à la nature, à ce qu’elle recèle de simple, à ce qui est réduit, qu’à peine quelqu’un remarque et qui, de manière inaperçue, peut parvenir à la grandeur et à l’incommensurable, si vous avez cet amour pour ce qui est infirme, et si, en toute simplicité, vous cherchez à gagner, pour le servir, la confiance de ce qui semble indigent, tout vous sera plus facile, tout sera plus cohérent et en quelque manière plus harmonieux, non sans doute pour l’entendement qui, étonné, observe une certaine réserve, mais pour votre conscience la plus profonde, pour votre lucidité et votre savoir. (p. 28)

Être patient à l’égard de tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu, et de tenter d’aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère. Ne cherchez pas pour l’instant des réponses, qui ne sauraient vous être données car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. Or il s’agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant les questions. Peut-être vivrez-vous par la suite et petit à petit, sans vous en apercevoir, en ayant, un jour lointain, pénétré au sein des questions. (p. 28-29)

Le plaisir physique est une expérience sensible qui n’est en rien différente de l’intuition pure ou du sentiment pur dont un beau fruit comble la langue ; c’est une grande expérience, infinie, qui nous est accordée, un savoir du monde, la plénitude et la gloire de tout savoir. Et ce qui est mal ce n’est pas que nous ressentions ce plaisir ; ce qui est mal c’est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et la dilapide, en fait un excitant pour faire pièce aux moments de lassitude qu’ils vivent, en fait une distraction au lieu qu’elle rassemble notre existence en vue de ces acmés. […] [L’individu] peut se rappeler que, chez les animaux et les plantes, toute beauté est une forme stable et durable d’amour et de désir ; et il peut observer l’animal, comme la plante, s’unir et se multiplier, patiemment, docilement, et croître non par plaisir physique ni par souffrance, mais se pliant à des nécessités qui dépassent le plaisir et la souffrance, plus puissantes que la volonté et le refus. (p. 30)

Si seulement il pouvait se montrer respectueux de sa fécondité, qui est une, fût-elle spirituelle ou physique ; car la création intellectuelle provient elle aussi de la création physique, ne constitue avec cette dernière qu’un seul phénomène, et n’est qu’une répétition atténuée, plus détachée et plus éternelle du plaisir de chair. (p. 30-31)

Et peut-être les sexes sont-ils plus proches qu’on ne le pense ; la grande innovation mondiale consistera sans doute en ce que l’homme et la femme, affranchis de tous les sentiments erronés et de toutes les répugnances, ne se chercheront plus comme des contraires s’attirent, mais comme des frères et des sœurs, comme des voisins qui s’uniront comme des êtres humains pour simplement, gravement et patiemment assumer en commun cette sexualité difficile qui leur échoit. (p. 32)

Il vous faut accepter votre solitude, et supporter, à travers des plaintes aux beaux accents, la souffrance qu’elle vous cause. […] réjouissez-vous de votre croissance où vous ne pouvez bien sûr vous faire accompagner par personne ; soyez gentil à l’égard de ceux qui restent en arrière, soyez calme et sûr de vous face à eux, ne les tourmentez pas de vos doutes ni ne les effrayez de votre assurance ou de votre joie qu’ils ne pourraient saisir. Cherchez à nouer avec eux quelques liens simples et fidèles qui n’auront pas à se modifier nécessairement lorsque vous-même vous transformerez toujours davantage ; aimez en eux la vie sous une forme étrangère, et faites montre d’indulgence à l’endroit des personnes qui vieillissent et qui redoutent cette solitude qui vous est familière. […] N’exigez aucun conseil d’eux et ne comptez pas sur la moindre compréhension, mais croyez à leur amour qui vous sera conservé comme un héritage… (p. 32-33)

Mais même au sein de contextes très étrangers, votre solitude vous sera un soutien et un havre, et c’est à partir d’elle que vous saurez trouver tous les chemins qui seront vôtres. (p. 33-34)

 

               Lettre 5 : Rome, le 29 octobre 1903

J’ai besoin, pour écrire des lettres, plus que du strict minimum : il me faut quelque tranquillité et quelque solitude, ainsi qu’un moment assez propice. (p. 35)

Non, il n’y a pas plus de beauté ici [Rome] qu’ailleurs, et tous ces objets que des générations ne cessent d’admirer, perfectionnés et achevés par des mains d’ouvriers, ne signifient rien, n’ont ni cœur ni valeur ; mais il y a beaucoup de beauté ici parce qu’il y a beaucoup de beauté partout. (p. 36)

On apprend lentement à connaître les quelques rares choses où perdurent de l’éternel qu’on peut aimer, et de la solitude à quoi l’on peut silencieusement prendre part. (p. 37)

 

               Lettre 6 : Rome, le 23 décembre 1903

Que serait une solitude (vous demandez-vous) qui fût dépourvue de grandeur ? Il n’y a qu’une seule solitude, elle est grande, il n’est pas facile de la supporter, et il arrive à presque tout le monde de vivre des heures qu’on voudrait bien pouvoir échanger contre une quelconque compagnie aussi banale et peu choisie fût-elle, contre un semblant d’accord minime avec le premier venu, avec la personne la plus indigne… Mais sans doute sont-ce là les heures où croît la solitude ; sa croissance, en effet, est douloureuse comme celle de l’enfant, et triste comme le début du printemps. Mais que cela ne vous abuse point. Ce qui est nécessaire, c’est seulement ceci : la solitude, la grande solitude intérieure. Pénétrer en soi-même et ne voir personne durant des heures, voilà ce à quoi il faut être capable de parvenir. Être seul comme on était seul, enfant, lorsque les adultes allaient et venaient, pris dans des affaires qui semblaient importantes et considérables… (p. 39-40)

Pourquoi ne pas continuer, tel un enfant, à porter là-dessus le même regard que sur ce qui est étranger, d’observer tout cela à partir de la profondeur de notre propre monde, à partir de toute l’ampleur de notre solitude personnelle qui est elle-même travail, situation et métier ? Pourquoi ne pas échanger la non-compréhension intelligente d’un enfant contre le rejet et le mépris… (p. 40)

Soyez seulement attentif à ce qui s’éveille en vous, et accordez-y une valeur supérieure à tout ce que vous observez autour de vous. Un événement au cœur de votre plus profonde intériorité est digne de tout votre amour, comme il doit mobiliser en quelque manière votre travail, sans prendre trop de temps ni trop d’énergie à expliquer votre attitude à l’égard des autres. (p. 40)

Toutes les professions ne sont-elles pas pleines d’exigences, pleines d’hostilité à l’égard de l’individu […]. LA condition au sein de laquelle il vous faut désormais vivre n’est pas plus lourdement grevée de conventions, de préjugés et d’erreurs que toutes les autres, et s’il en est certaines qui font montre d’une plus grande liberté, il n’en est aucune qui offre par elle-même de l’ampleur et de l’espace ni qui soit en relation étroite avec les grandes choses dont est faite la vraie vie. Seul l’individu solitaire est, comme une chose, soumis aux lois profondes, et lorsqu’il sort dans l’aube qui point ou regarde le crépuscule, événement plénier, lorsqu’il sent ce qui se produit alors, il se dépouille de toute sa condition qui le quitte comme un cadavre bien qu’il soit plongé au cœur de la vie pure. (p. 41)

Lorsque vous pensez à votre enfance, vous vivez de nouveau parmi eux, parmi les enfants solitaires, et les adultes ne sont plus rien, leur importance n’est d’aucune valeur. (p. 42)

Comme les abeilles recueillent le miel, construisons-Le en allant chercher ce qu’il y a de plus doux dans chaque chose. C’est même par ce qu’il y a de moindre, par ce qui est inapparent (pourvu que cela procède de l’amour) que nous débutons, par le travail et par le repos qui suit, par un silence ou par une petite joie solitaire, par tout ce que nous accomplissons seuls, sans participation ni adhésion des autres, c’est ainsi que nous L’ébauchons […]. Et pourtant, ceux-là qui depuis longtemps ne sont plus, ils sont en nous comme une tendance, un poids sur notre destin, un sang qui court, un comportement qui remonte à la nuit des temps. (p. 43)

 

               Lettre 7 : Rome, le 14 mai 1904

Vous ne devez pas vous laisser tromper, dans votre solitude, par le fait qu’il y a en vous quelque chose qui voudrait la quitter. C’est précisément ce souhait, si vous en usez calmement, de manière réfléchie et comme d’un instrument, qui vous aidera à étendre votre solitude sur une vaste contrée. Les gens ont l’habitude (grâce aux conventions) de chercher à tout des solutions faciles en choisissant, dans la facilité, ce qui coûte le moins de peine ; or il est clair que nous devons nous en tenir à ce qui est difficile. […] Nous savons peu de chose, mais que nous devions absolument nous en tenir à ce qui est difficile, c’est une certitude qui ne nous quittera pas : il est bon d’être seul, car la solitude est difficile ; et le fait que quelque chose soit difficile doit nous être une raison supplémentaire de le faire. (p. 46)

Aimer est aussi une bonne chose, car l’amour est difficile. Que deux êtres humains s’aiment, c’est sans doute la chose la plus difficile qui nous incombe, c’est une limite, c’est le critère et l’épreuve ultimes, la tâche en vue de laquelle toutes les autres ne sont que préparation. C’est pourquoi les jeunes, débutants en toutes choses, ne savent pas encore pratiquer l’amour : il faut qu’ils l’apprennent. De tout leur être, de toutes leurs forces concentrées dans leur cœur solitaire, inquiet, dont les battements résonnent, il faut qu’ils apprennent à aimer. Mais le temps de l’apprentissage est toujours une longue période, une durée à part, c’est ainsi qu’aimer est, pour longtemps et loin dans la vie, solitude, isolement accru et approfondi pour celui qui aime. (p. 47)

Aimer, tout d’abord, n’est rien qui puisse s’identifier au fait de se fondre, de se donner, de s’unir à une autre personne (que serait, en effet, une union entre deux êtres indéfinis, inachevés, encore chaotiques ?) ; c’est, pour l’individu, une extraordinaire occasion de mûrir, de se transformer au sein de soi, de devenir un monde, un monde en soi pour quelqu’un d’autre ; c’est, pour lui, une grande et immodeste ambition, quelque chose qui le distingue et l’appelle vers le large. C’est en ce sens seulement, et considéré comme la tâche de travailler sur soi (« d’ausculter et de marteler nuit et jour »), que l’amour peut être pratiqué par des jeunes gens auxquels il est accordé. (p. 47)

Si souvent les jeunes gens commettent cette si lourde erreur : ils se précipitent l’un vers l’autre (eux dont c’est la nature que de n’avoir aucune patience) lorsque l’amour les atteint, ils se répandent tels qu’ils sont, avec tout leur désordre, leur incohérence, leur confusion. Mais qu’en sera-t-il ?

Qu’importe à la vie cet amoncellement de demi-échecs qu’ils appellent leur union, et qu’ils voudraient bien appeler leur bonheur, si c’était possible, et leur avenir ? Chacun se perd alors soi-même pour l’amour de l’autre, perd l’autre et bien d’autres encore qui eussent voulu se présenter. Et chacun s’aliène les grands espaces et les virtualités, échange l’approche et la fuite des choses silencieuses et riches d’intuitions pour un stérile désarroi d’où plus rien ne procédera, rien, sinon un peu de dégoût, de déception, d’indigence, ainsi que le refuge cherché dans l’une des multiples conventions qui ont été installées en grand nombre, tels des abris publics, le long de ces voies très dangereuses. Aucun domaine de l’expérience humaine n’est tant pourvu de conventions : on y trouve des gilets de sauvetage de toutes sortes, des canots et des bouées ; la structure sociale a su créer des échappatoires de tout genre puisque, inclinant à prendre la vie amoureuse pour un plaisir, il fallait bien qu’elle lui donne une forme frivole, ordinaire, dépourvue de risques et sûre, comme c’est le cas des divertissements publics. (p. 48)

Nombreux sont, en effet, les jeunes gens qui aiment de manière fausse, c’est-à-dire qui s’en tiennent au seul abandon et refusent la solitude (la majorité médiocre en restera d’ailleurs toujours là…), et qui ressentent le poids d’une faute, qui veulent aussi rendre fructueuse et vivable, à leur manière propre et personnelle, cette situation où ils se retrouvent ; en effet, leur nature leur dit bien que, moins encore que tout ce qui par ailleurs est important, les questions de l’amour ne peuvent être résolues de manière publique ni en obéissant à telle ou telle opinion majoritaire ; elle leur dit qu’il y a des questions, des questions d’ordre intime, d’homme à homme, qui requièrent chaque fois une réponde inédite, spéciale et strictement personnelle… Mais comment eux, qui se sont déjà jetés l’un dans les bras de l’autre, au point qu’ils ne savent plus où sont leurs limites ni ne se distinguent plus eux-mêmes, qui ne possèdent donc plus rien en propre, comment trouveraient-ils une voie qui leur permît d’échapper à eux-mêmes, à la profondeur de leur solitude déjà comblée ? (p. 49)

Tout ce qui est accompli à partir de ces troubles unions fondées sur une précoce fusion est conventionnel : toute relation, sur quoi débouche cette confusion, est convention, quelque insolite qu’elle puisse être (c’est-à-dire immorale au sens ordinaire). Même la rupture serait alors une démarche conventionnelle, une décision arbitraire et impersonnelle, sans force ni fécondité. (p. 49-50)

Les exigences imposées à notre développement par le difficile travail de l’amour dépassent les bornes de la vie, et, débutants, nous ne sommes pas à leur hauteur. Si toutefois nous tenons bon, et si nous assumons cet amour comme une charge et un apprentissage, au lieu de nous perdre dans tout ce qui est jeu frivole et facile – derrière lequel les hommes se dissimulent la gravité la plus profonde de leur existence – […] ce serait beaucoup. (p. 50)

Un jour, la jeune fille existera et la femme, dont le nom ne signifiera plus seulement ce qui s’oppose au masculin, mais quelque chose qui vaut par soi, quelque chose qui n’induit pas à penser la moindre complémentarité ni aucune limite, mais seulement une vie et une existence : l’être humain féminin. Ce progrès va modifier l’expérience de l’amour qui actuellement est pleine d’erreur […], la transformera fondamentalement, la convertira en une relation pensée comme un rapport d’être humain à être humain, et non plus d’homme à femme. Et cet amour plus humain […] ressemblera à celui que nous préparons péniblement, non sans lutte, à cet amour qui consiste en ce que deux solitudes se protègent, se bornent et se rendent hommage. (p. 51-52)

 

               Lettre 8 : Borgedy Gard, Flädie, Suède, le 12 août 1904

S’il nous était possible de voir au-delà des limites où s’étend notre savoir, et encore un peu plus loin au-delà des contreforts de nos intuitions, peut-être alors supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Elles sont, en effet, ces instants où quelque chose de nouveau a pénétré en nous, quelque chose d’inconnu ; nos sentiments font silence alors, obéissant à une gêne effarouchée, tout en nous se rétracte, le silence se fait, et ce qui est nouveau, que personne ne connaît, se tient là, au centre, et se tait. (p. 54)

Nous sommes seuls, en effet, face à cette étrangeté qui est entrée en nous ; car, pour un temps, tout ce qui nous est familier, tout ce qui est habituel nous est ravi ; nous sommes, en effet, au cœur d’une transition où nous ne savons pas nous fixer. C’est aussi la raison pour laquelle la tristesse est passagère : ce qui est nouveau en nous, l’adjuvant de ce que nous étions, est allé jusqu’à notre cœur, a pénétré son lieu le plus intime, mais n’y est pas non plus resté : il a déjà passé dans le sang. Et nous ne savons pas ce que c’était. Il serait facile de nous persuader qu’il ne s’est rien passé ; mais nous avons pourtant bien changé, comme change une maison où un hôte est entré. (p. 54)

Voilà pourquoi il est si important d’être solitaire et attentif lorsqu’on est triste : l’instant apparemment immobile où, semble-t-il, rien ne se passe, cet instant où l’avenir pénètre en nous est en effet beaucoup plus proche de la vie que cet autre moment arbitraire et patent où l’avenir nous arrive pour ainsi dire de l’extérieur. Plus nous sommes silencieux, patients et disponibles lorsque nous sommes tristes, et plus ce qui est nouveau pénétrera profondément et sûrement en nous, mieux nous le ferons nôtre ; il sera d’autant plus notre destin propre… (p. 55)

On saura peu à peu admettre que ce que nous appelons destin provient des hommes et ne vient pas de l’extérieur. (p. 55)

Et si nous en revenons à parler de la solitude, il sera toujours plus évident que ce n’est là, au fond, rien qu’on puisse choisir ou quitter. Nous sommes solitaires. On peut s’abuser à ce propos, et faire comme s’il n’en était pas ainsi. C’est tout. Mais il est bien préférable de comprendre que nous sommes solitaires, et, justement, de prendre cela pour point de départ. Il arrivera certainement que nous soyons pris de vertige puisque nous sont retirés tous les points sur lesquels notre œil s’était habitué à prendre repère ; plus rien n’est proche désormais, et tout ce qui est lointain est infiniment loin. […] C’est ainsi que se transforment pour qui devient solitaire toutes les distances, tous les critères. Beaucoup de ces transformations se produisent subitement, et elles ont pour conséquence de faire apparaître, comme chez cet homme soudain transporté au sommet d’une montagne, des représentations insolites et d’étranges sensations qui semblent se développer au-delà du supportable. Mais il est nécessaire que nous fassions aussi cette expérience-là. Il nous faut accepter notre existence aussi loin qu’elle peut aller ; tout et même l’inouï doit y être possible. C’est au fond le seul courage qu’on exige de nous ; être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus insolite, de plus merveilleux, de plus inexplicable. (p. 56)

Or la peur de l’inexplicable n’a pas appauvri seulement l’existence de l’individu, elle a également restreint les relations entre les hommes, extraites en quelque sorte du fleuve des virtualités infinies pour être placée sur un coin de rive en friche où il ne se passe rien. Ce n’est pas, en effet, la paresse seule qui est responsable du fait que les rapports humains se répètent sans innovation et de manière si indiciblement monotone ; c’est plutôt la crainte d’une quelconque expérience inédite et imprévisible qu’on s’imagine ne pas être de taille à éprouver. Mais seul celui qui est prêt à tout, celui qui n’exclut rien, pas même ce qui est le plus énigmatique, vivra la relation à quelqu’un d’autre comme si elle était quelque chose de vivant, et y jettera même toute son existence. (p. 57-58) Huguenin

Et si seulement nous faisons en sorte que notre vie soit commandée par le principe qui nous enjoint de nous en tenir toujours à ce qui est difficile, ce qui nous semble encore être le plus étranger deviendra bientôt ce qui nous sera le plus familier et le plus cher. (p. 58-59) => Proust !! dernière partie aimer 520 à 522 A l’ombre

Vous ne pouvez donc, cher monsieur Kappus, vous effrayer de ce qu’une tristesse surgît devant vous […]. Vous devez alors penser que quelque chose se produit en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient en main et ne vous laissera pas tomber. Pourquoi voudriez-vous exclure de votre vie une quelconque inquiétude, une quelconque souffrance, une quelconque mélancolie alors que vous ignorez pourtant ce que produisent en vous ces états ? Pourquoi vouloir vous persécuter avec la question de savoir d’où provient tout cela, où tout cela vous mène-t-il ? Puisque vous savez que vous êtes en pleine transition, et que vous désirez rien tant que vous transformer. (p. 59)

Or, il y a, dans toute maladie, bien des jours où le médecin ne peut rien faire qu’attendre. Et voilà ce que, pour l’essentiel et dans la mesure où vous êtes votre propre médecin, vous devriez faire maintenant. Ne vous examinez pas trop. Ne tirez pas de trop hâtives conclusions de ce qui vous arrive ; laissez-le tout simplement se produire. (p. 60)

Il est nécessaire d’être en général aussi prudent avec les mots ; c’est si souvent à cause du nom donné à un crime qu’une vie se brise, et non à cause de l’acte lui-même, individuel et sans nom, qui fut peut-être, dans cette vie, une nécessité tout à fait déterminée et qu’elle eût pu sans doute assumer sans peine. (p. 60)

Ne croyez pas que celui qui cherche à vous réconforter vit sans difficulté parmi les mots simples et tranquilles qui, parfois, vous font du bien. […] S’il en était autrement, il n’eût jamais su trouver ces mots. (p. 61)

 

               Lettre 9 : Furuborg, Jonsered, en Suède, le 4 novembre 1904

Ce que je pourrais dire à propos de votre penchant pour le doute ou bien sur votre incapacité à mettre à l’unisson votre vie intime et votre vie extérieure, voire sur tout ce qui vous oppresse, ce n’est jamais autre chose que ce que j’ai déjà dit, c’est toujours le même vœu, à savoir que vous parveniez à trouver en vous assez de patience pour le supporter, et assez de simplicité pour être en mesure de croire ; que vous puissiez acquérir toujours plus de confiance à l’égard de ce qui est difficile, comme à l’égard de votre solitude parmi les autres. Et, pour le reste, laissez votre vie se dérouler. Croyez-moi, la vie a raison, dans tous les cas. (p. 62-63)

Tout ce qui fait de vous plus que ce que vous avez été jusque-là dans vos meilleurs moments est juste. Toute élévation est bonne lorsqu’elle parcourt tout votre sang, lorsqu’elle n’est point ivresse, lorsqu’elle n’est pas trouble mais joie de part en part transparente. (p. 63)

Votre doute peut devenir une qualité profitable si vous l’éduquez. Il faut qu’il devienne savant, qu’il se mue en critique. Dès qu’il s’apprête à vous gâcher quelque chose, demandez pourquoi cette chose est laide ; exigez de lui des preuves, soumettez-le à examen […]. Mais ne cédez pas, exigez qu’il fournisse ses raisons, et ne manquez pas d’agir en toute circonstance en faisant ainsi preuve de vigilance et de rigueur ; le jour deviendra où, de destructeur il sera devenu l’un de vos meilleurs artisans – peut-être le plus malin de tous ceux qui construisent votre vie. (p. 63-64)

 

               Lettre 10 : Paris, le lendemain de Noël 1908

On peut seulement souhaiter que vous laissiez, patiemment et en toute confiance, cette grandiose solitude accomplir en vous son travail, solitude qui ne pourra plus jamais être effacée de votre existence. (p. 66)

Que nous soyons dans des situations qui exercent en nous leur effet, qui de temps en temps nous placent devant de grandes choses naturelles, c’est tout ce dont nous avons besoin. L’art lui aussi n’est qu’une manière de vivre et, quelle que soit la vie qu’on mène, il est possible sans le savoir de s’y préparer ; dans tout ce qui est réel, on en est plus proche et plus familier qu’en exerçant une de ces professions semi-artistiques et irréelles, qui, dans la mesure où elles reflètent une proximité d’avec l’art, et, en fait, nient et attaquent l’existence de tout art, ce que fait, par exemple, toute la profession journalistique, presque toute la critique, et les trois quarts de ce qu’on appelle littérature et qui revendique ce nom. Je me réjouis, en un mot, que vous ayez esquivé le danger de sombrer là-dedans, et que vous soyez solitaire et ferme, quelque part au sein d’une rude réalité. (p. 66-67)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ajouter un commentaire