« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 23 juin 2023

La Steppe d’Anton Tchekhov : une steppe mettant à nu l’essence de la condition humaine.

       La Steppe peut apparaître, à l’instar de ce que Tchekhov en dit lui-même, comme une « énumération sèche et détaillée d’impressions » (lettre à Grigorovitch du 12 janvier 1888, p. 1007). Tchekhov n’aura eu de cesse, durant son existence, de douter de son propre talent, de pratiquer volontiers l’autodérision quant à sa valeur et sa place dans la littérature russe, bien qu’il eût dans le même temps une vision précise, arrêtée, de la littérature, de ses fonctions ainsi que ce qui en fait ou non sa valeur. Dans la citation reprise en début de cette note, Tchekhov se reproche en creux de manquer d’une structure claire, d’une unité faisant « tableau » dans cette nouvelle dont il prend l’écriture très au sérieux pour la première fois de sa vie. En effet, c’est sur les conseils de Grigorovitch que Tchekhov écrivit La Steppe, le premier étant à l’époque un écrivain reconnu alors que Tchekhov n’était pas encore l’écrivain célèbre et admiré qu’il deviendra bientôt. Grigorovitch fut l’un des premiers à percevoir le talent et le potentiel de Tchekhov, sous le couvert du ton souvent grotesque, humoristique, qui caractérise les nouvelles précoces de Tchekhov, et que l'on retrouvera avec davantage de parcimonie dans ses écrits ultérieurs. Il l’encouragera à ne pas laisser gâcher son talent et à s’atteler avec plus de sérieux, plus de rigueur dans son écriture, alors que Tchekhov, dans son éternelle modestie et doute de lui-même, ne se considérait guère comme un écrivain de premier plan, et revendiquait en toute franchise l’aspect commercial, intéressé de son œuvre qui lui permettait d’entretenir et de subvenir aux besoins de sa nombreuse famille.

Et pourtant, dans ce qui a priori semble décousu, sans fil directeur ou motifs récurrents, comme le craignait Tchekhov dans la sèche autocritique qu’il fait de sa propre nouvelle, on finit par percevoir, avec du recul et de la réflexion, une œuvre qui est d’une cohérence certes inconsciente, mais bel et bien présente. Une des phrases résumant peut-être le mieux l’art romanesque de Tchekhov vient de son illustre contemporain, Tolstoï, phrase qui parvient à concilier le paradoxe apparent d’une œuvre cohérente malgré l’absence justement d’une telle cohérence au premier abord : « On dirait qu'il jette les mots en l'air n'importe comment, mais comme un peintre impressionniste, il obtient de merveilleux résultats avec ses coups de pinceau. »

La Steppe, pour revenir à la nouvelle qui nous intéresse, présente donc une certaine cohérence, bien qu’elle semble il est vrai une suite d’impressions sans véritable lien entre elles. Nous y suivons le jeune Iégor dans son voyage à travers la steppe, qui quitte le foyer maternel pour s’installer dans une ville où il pourra suivre une éducation plus avancée, sous la protection d’une amie de sa mère. Ce voyage aura valeur initiatique pour le jeune garçon : lui qui jusqu’alors était choyé par sa mère et n’avait jamais quitté sa ville natale, va découvrir et se confronter à toutes les interrogations, tous les aspects essentiels de la condition humaine, que ce soit à travers la contemplation sensible de la steppe, mais aussi par la rencontre des nombreuses personnes qu’il va faire durant son périple : (la conscience de) la mort, la solitude, l’ennui, l’amour, la compassion, le regret, le mal, la bêtise, le sens à donner à une vie à travers l’éducation/le métier exercé.

Voyons dans un premier temps la personnification de la steppe et ce que l’expérience sensible de celle-ci inspire au jeune Iégor. La description qu’en fait Tchekhov, son invariable monotonie durant le jour, touchant à la fois sa faune et sa flore, et la torpeur qu’elle suscite pour le voyageur, fait de la steppe une allégorie de l’ennui ressenti par tant de ses personnages durant leur existence. C’est là un des thèmes fondamentaux de son œuvre : le tragique vécu par ses héros est moins issu de situations extrêmes que de la monotonie, de l’absence de « tragique » au sens commun du terme, qui use progressivement l’homme et lui donne la sensation d’une vie perdue, gâchée par l’insignifiant. L’ennui ressenti par Iégor, sa lassitude face à l’invariabilité du paysage qu’il contemple, préfigurent déjà sa future vie d’adulte, lot commun de tant de héros de Tchekhov.

Mais au bout d’un moment, la rosée s’évapora, l’air redevint immobile et la steppe déçue reprit son aspect accablé de juillet. […] tout maintenant semblait interminable, engourdi d’ennui… (I, p. 447)

Au-dessus de l’herbe flétrie, tournoyaient des freux désœuvrés ; ils sont tous semblables et rendent la steppe encore plus monotone. Un milan rasa le sol de son vol coulé et soudain s’immobilisa dans l’espace comme s’il eût médité sur l’ennui de vivre, puis il battit des ailes et fila comme un trait au-dessus de la plaine sans que l’on comprenne pourquoi et dans quel dessein. (I, p. 448)

Quelque part, assez loin, une femme chantait, mais où exactement et de quel côté, c’était difficile à déterminer. La chanson, douce, traînante et triste, pareille à un sanglot, presque imperceptible, se faisait entendre tour à tour à droite, à gauche, en haut, sous terre, comme si un esprit invisible eût volé au-dessus de la steppe et chanté. Iégor regardait autour de lui sans comprendre d’où venait cette étrange mélodie ; puis, après avoir bien écouté, il commença à croire que c’était l’herbe qui chantait ; à demi morte, déjà anéantie, elle protestait par ce chant sans paroles, mais plaintif et sincère, qu’elle n’avait pas commis de faute, que le soleil l’avait brûlée sans raison ; elle assurait qu’elle avait encore terriblement envie de vivre, qu’elle était encore jeune et serait encore belle sans cette chaleur torride et cette sécheresse ; elle n’avait pas commis de faute, et pourtant elle demandait grâce et jurait qu’elle éprouvait une souffrance, une tristesse, une pitié de soi intolérables  (II, p. 456)

Les voyageurs revirent le même paysage qu’avant midi, mais plus approché. Des collines s’estompaient toujours dans un lointain mauve dont on ne voyait pas la fin ; des herbes folles, de grosses pierres rondes accrochaient un instant le regard, des chaumes défilaient, les mêmes freux et le même milan au vol solennel tournoyaient au-dessus de la steppe. L’air s’engourdissait de plus en plus de chaleur et de calme. La nature, docile, tombait dans une léthargie silencieuse… Pas un souffle, pas un son alerte ou vif, pas un nuage. (II, p. 461)

Néanmoins, cet ennui si caractéristique selon Tchekhov de la vie humaine n’est pas permanent : la steppe vue durant le matin, puis la nuit, fait ressortir l’idée d’une beauté fragile, éphémère pour le matin, allégorie peut-être des rares instants de beauté, de grâce que contient toute vie humaine, tandis que la nuit met surtout à nu la condition solitaire de l’homme. Cette solitude est également évoquée via la description d’un peuplier que Iégor remarque au cours de son voyage, ou de la contemplation plus générale du ciel. Et si, dans un premier temps, Iégor prend surtout conscience de la mort telle qu’elle frappa ses proches (sa grand-mère en particulier), mais ne parvient pas à envisager la sienne propre dans le futur jusqu'au long épisode de l’orage à la fin de la nouvelle qui, bien qu’il puisse sembler long et fastidieux, lui permettra de comprendre sa propre fragilité et de prendre conscience donc de sa condition mortelle, en même temps qu’elle lui permettra aussi de comprendre les dures conditions de vie des paysans vivant et travaillant dans la steppe.

Là-bas sur la colline se dressait un peuplier solitaire ; qui l’avait planté, et pourquoi était-il là ? Dieu seul le savait. On avait du mal à détacher les yeux de sa silhouette élancée et de son habit vert. Était-il heureux, cet arbre superbe ? En été, c’est la canicule, en hiver, le froid et les tempêtes de neige, en automne, les nuits effrayantes qui ne sont que ténèbres et où l’on n’entend que le hurlement insensé et furieux du vent, et surtout, toute la vie durant, il serait seul… seul… (I, p. 448-449)

À peine le soleil s’est-il couché et la brume a-t-elle enveloppé la terre que la tristesse du jour est oubliée, que tout est pardonné et que la steppe respire allégrement, à pleins poumons. Comme si, ne voyant plus son âge dans l’obscurité, l’herbe laissait monter un concert de joie et de jeunesse ; craquements, sifflements, crissements, basses, ténors et sopranos de la steppe, tout se fond en une rumeur ininterrompue, monotone, propice au rappel des souvenirs et de la mélancolie. […] Parfois, longeant une ravine parsemée de buissons, on entend l’oiseau que les habitants de la steppe appellent le dormeur crier « dor-dor-dor » ; un autre rit ou part d’un sanglot hystérique : c’est le hibou. Pour qui crient-ils et qui les écoute dans cette plaine, Dieu seul le sait, mais leur plainte est si mélancolique… (IV, p. 479)

On ne peut juger de la profondeur et de l’immensité du ciel que sur la mer et dans la steppe, la nuit, au clair de lune. Il est effrayant, beau et tendre, langoureux et séducteur, et sa tendresse vous fait tourner la tête. […] On rencontre un vieux tumulus taciturne ou une idole de pierre, placée là Dieu sait quand et par qui ; un oiseau de nuit passe d’un vol silencieux au-dessus de la terre, et, peu à peu, vous reviennent à l’esprit les légendes de la steppe, les récits des errants, les contes de bonne femme et tout ce que l’on a pu soi-même y voir et soumettre à l’entendement du cœur. Alors, dans le stridulement des insectes, les silhouettes suspectes, les tumulus, le ciel bleu pâle, le clair de lune, le vol d’un oiseau de nuit, dans tout ce que l’on voit et entend, on croit percevoir le triomphe de la beauté, la jeunesse, l’épanouissement de la force et la soif passionnée de vivre ; votre âme se met à l’unisson du pays natal, beau et âpre, et l’on voudrait voguer au-dessus de la plaine avec l’oiseau de nuit. Et, dans le triomphe de la beauté, dans l’excès du bonheur, se sentent tension et angoisse comme si la steppe savait qu’elle est solitaire, que sa richesse et son inspiration se perdent en vain sans que nul les célèbre ni en profite, et, à travers sa rumeur joyeuse, on l’entend implorer douloureusement, désespérément : qu’on me trouve un chantre ! un chantre ! (IV, p. 480-481)

Quand nous regardons longuement le ciel immense, nos idées et notre âme se fondent dans la conscience de notre solitude. Nous nous sentons irréparablement seuls, et tout ce que nous tenions auparavant pour familier et cher s’éloigne indéfiniment et perd toute valeur. Les étoiles, qui nous regardent du haut du ciel depuis des milliers d’années, le ciel incompréhensible lui-même et la brume, indifférents à la brièveté de l’existence humaine, lorsqu’on reste en tête à tête avec eux et qu’on essaie d’en comprendre le sens, accablent l’âme de leur silence ; on se prend à songer à la solitude qui attend chacun de nous dans la tombe, et la vie nous apparaît dans son essence, désespérée, effrayante

Iégor pensait à sa grand-mère qui reposait au cimetière, à l’ombre des cerisiers ; il la revit, couchée dans son cercueil, une pièce de cuivre sur chaque œil […] Il se représenta sa grand-mère dans son cercueil étroit et sombre, abandonnée de tous et sans secours. Il l’imagina s’éveillant soudain, et, ne comprenant pas où elle était, frappant contre le couvercle, appelant à l’aide et, finalement, accablée d’horreur, mourant une seconde fois. Il imagina, comme s’ils étaient morts, sa mère, le Père Christophe, la comtesse Dranitski, Salomon. Mais, quelque effort qu’il fût pour se représenter lui-même dans une tombe obscure, il n’y réussit pas ; il n’admettait pas pour lui-même la possibilité de mourir, il avait le sentiment qu’il ne mourrait jamais… (VI, p. 503-504)

Tous se reposaient, songeurs, jetant de furtifs regards à la croix sur laquelle dansaient des taches rouges. Une tombe isolée a quelque chose de triste, de fantastique et de hautement poétique… On perçoit dans son silence, un silence dans lequel se sent l’âme de celui qui gît sous la croix. Cette âme se trouve-t-elle bien dans la steppe ? L’angoisse ne l’étreint-elle pas par les nuits de lune ? Près de la tombe, la steppe semble triste, abattue et pensive, l’herbe plus mélancolique et le cricri des grillons plus discret… Et il n’est pas un passant qui ne prie pour l’âme solitaire et qui ne se retourne vers la tombe jusqu’à ce qu’elle soit bien loin en arrière, noyée dans la brume… (VI, p. 505)

Ce voyage dans la steppe est donc, rappelons-le, le prétexte pour Tchekhov de traiter tous les aspects essentiels de la condition humaine, avec une certaine naïveté qui n’en exclut cependant pas la vérité, mais au contraire la renforce, par l’impression d’étrangeté, de nouveauté telle que ressentie par le jeune garçon. C’est ainsi qu’il est aussi, brièvement, confronté à l’amour et à la femme, par sa rencontre avec la jeune comtesse Dranitski puis celle du jeune ukrainien Constantin, jeune marié encore dans l’euphorie de son bonheur conjugal. Cette beauté de la femme, cette possibilité de l’amour, telles qu’évoquées dans la présente nouvelle, sont étroitement associées au regret, à la tristesse, à l’instar de la nouvelle Beautés : c’est ainsi que la rencontre avec la comtesse est suivie d’un long moment de silence méditatif de la part des hommes accompagnant Iégor, même du cocher Denis, habituellement si expansif. De même, Dymov, à l’écoute du bonheur de Constantin, semble tout à coup ressentir et souffrir de l’insuffisance de sa vie présente, dénuée d’un tel bonheur.

Iégor se frotta les yeux. Au milieu de la pièce se tenait effectivement une Excellence sous la forme d’une jeune femme, très belle, bien en chair, en robe noire et chapeau de paille. […] Soudain, à un doigt de ses yeux, Iégor aperçut des sourcils noirs veloutés, de grands yeux bruns et des joues soignées, creusées de fossettes, d’où un sourire se répandait sur tout le visage comme les rayons autour du soleil. Un parfum merveilleux se répandit dans l’air. […] Elle lui appliqua deux vigoureux baisers sur les joues ; il sourit, et, croyant qu’il dormait, referma les yeux. (III, p. 476)

C’est la comtesse Dranitski, chuchota le Père en montant en voiture.

Oui, la comtesse Dranitski, répéta Kouzmitchov en chuchotant aussi.

L’impression produite par l’arrivée de la comtesse devait être très forte, car même Denis parlait bas et il ne se décida à fouetter et à crier que lorsque la voiture eut fait un quart de verste… (III, p. 477)

C’est sans doute ce qui explique l’accès de rage, de haine soudain de Dymov envers Emélian, le chantre ayant perdu sa voix, avec qui il cherche querelle pour une raison dérisoire, moyen pour lui d’extérioriser sa souffrance intérieure. Dymov se caractérise par des actes gratuits de cruauté, particulièrement envers les animaux, qui le rendent repoussant aux yeux de Iégor, ce dernier ne pouvant supporter sa laideur morale : c’est ainsi qu’il est pris d’une violente révolte au spectacle de ses cruautés, qui atteint son paroxysme au moment où il maltraite verbalement Emélian. Le comparse de Dymov, Kirioukha, semble quant à lui symboliser la bêtise humaine, qui ne se révolte guère face au mal dont elle est spectatrice, voire même l’encourage, à l’inverse de la saine réaction de révolte de Iégor. Enfin, rapprochons ces deux personnages dans l’ensemble méprisables (bien que Tchekhov semble toutefois ressentir une certaine compassion pour Dymov qui vient nuancer ce portrait, par la nostalgie de l’amour qu’il ressent au récit de Constantin, et de l’abandon dont il fut victime de son père) à celui de Salomon, le frère de Moïse propriétaire d’une auberge dans laquelle Iégor et ses premiers compagnons de voyage s’arrêtèrent. Salomon n’eût sans doute pas paru dépareillé dans un récit ou roman de Dostoïevski : c’est un être qui ne ressent que haine, mépris pour toutes les autres personnes, et en particulier les riches. Cette haine l’amène même à se faire lui-même du mal, non physiquement mais matériellement, lui qui va jusqu’à brûler son propre héritage (un acte insensé rappelant celui de Nastasia Philippovna dans L’Idiot) pour démontrer son soi-disant mépris de l’argent et du matérialisme, mépris qui semble néanmoins surtout nourri par son incapacité à être le plus riche et puissant, à l’instar de Varlamov. Cette haine d’autrui et de soi, l’orgueil sous-jacent à cette haine, la folie qui en découle souvent, en font un personnage presque dostoïevskien, et montre chez Tchekhov une capacité à dépeindre tous les caractères possibles humains, même les plus inquiétants et méprisables, lui que l’on réduit souvent à être le peintre quasi-exclusif de l’homme superflu, type récurrent dans la littérature russe depuis Pouchkine et son Eugène Onéguine.

Salomon entra, portant un grand plateau. Tandis qu’il le déposait sur la table, il regardait ailleurs d’un air ironique et souriait de son sourire étrange. À présent, à la lueur de la lampe, on pouvait à loisir examiner ce sourire : il était très complexe et exprimait de nombreux sentiments, mais celui qui dominait était un visible dédain. On aurait dit qu’il pensait à quelque chose de ridicule, de bête, que quelqu’un excitait son dégoût et son mépris, qu’il se réjouissait pour un motif inconnu et attendait l’instant propice pour déverser ses sarcasmes et donner libre cours à son hilarité. (III, p. 466)

Il n’y a pas un noble ou un millionnaire qui ne lécherait la main d’un Juif galeux pour un kopek de plus. Je suis un Juif galeux et pauvre, tous me regardent comme un chien, mais, si j’avais de l’argent, Varlamov ferait devant moi les mêmes pitreries imbéciles que Moïse devant vous. (III, p. 473)

Varlamov a beau être russe, il a une âme de Juif galeux ; l’argent et le gain sont toute sa vie ; moi j’ai brûlé le mien dans le poêle. Je n’ai besoin ni d’argent, ni de terre, ni de moutons, je n’ai pas besoin qu’on me craigne et qu’on lève son chapeau quand je passe. Ce qui fait que je suis plus intelligent que votre Varlamov et que je ressemble davantage à un homme. (III, p. 473)

Il ne dort pas la nuit et ne fait que penser, penser, penser, mais à quoi pense-t-il, Dieu le sait ! Quand on s’approche de lui la nuit, il se fâche et rit. (III, p. 475)

Terminons enfin sur la vision morale de Tchekhov, lui dont on reproche également souvent le manque de « vision », de solutions didactiques au problème de l’existence, comme le fit Tolstoï. Beaucoup ont réduit, et continuent de réduire, Tchekhov comme un auteur profondément pessimiste : mais c’est que l’on confond souvent ses personnages, il est vrai découragés et neurasthéniques, et l’auteur, qui a toujours combattu justement cette tendance humaine, le plus souvent avec humour et compassion, parfois avec révolte et colère. C’est cette vision de la vie qui se fait jour à travers les impressions de Iégor, qui va tour à tour osciller entre compassion et révolte face au monde adulte qu’il découvre. Dymov, que nous avons déjà évoqué, suscite par exemple d’abord la révolte de Iégor, mais Tchekhov, en dépeignant le manque d’amour et d’affection dont il souffre par la prise de conscience de ce manque, semble davantage au final compatir à cet homme que le condamner unilatéralement. Iégor, en voyant les regrets d’Emélian vis-à-vis de sa vie passée de chantre, et de la voix qu’il a perdue, ressent une profonde compassion pour ce dernier, sous ses airs ridicules a priori. L’orage violent qui secoue la steppe à la fin de la nouvelle permet également à Iégor de mieux comprendre les souffrances, les dangers auxquels s’exposent les paysans qui y vivent, en sus de prendre conscience de sa condition mortelle. Enfin, les différents sermons du père Christophe, il est vrai ridicule sous certains aspects, ne sont cependant pas dépourvus d’intérêt et de sagesse : en particulier, il met Iégor en garde contre le mépris, l’orgueil que peuvent ressentir les hommes instruits vis-à-vis de leurs « inférieurs ». Salomon en est un parfait exemple, lui qui se complaît dans une haine indifférenciée de toute personne plus riche que lui, alors qu’il aspire à l’être aussi. Et si l’oncle de Iégor, Kouzmitchov, peut aux yeux du lecteur paraître quelque peu méprisable, en raison de son obsession des affaires et de l’argent, Tchekhov prend néanmoins soin de nuancer ce portrait à la fin de la nouvelle, lorsqu’on constate qu’il a développé une certaine affection pour son neveu qu’il confie aux soins d’une amie de sa sœur. Varlamov, l’homme le plus riche et puissant de la région, est lui aussi valorisé pour son éthique de travail, lui qui dès les premières heures de la journée est déjà en train de s’occuper de ses affaires. Tchekhov ne tombe jamais dans les généralisations simplistes, et bien que l’obsession matérialiste soit un thème récurrent et régulièrement dénoncé parmi les plus grands auteurs, il en reconnaît néanmoins le caractère indispensable et la peine, les efforts que consentent ceux qui s’y consacrent. C’est au final à une attention plus fine, qui permet d’entrevoir la beauté là où même elle semble absente, à l’instar du personnage de Vassia dans la présente nouvelle, que les nouvelles de Tchekhov semblent appeler : celle malgré tout des hommes d’affaires, celle des gens ordinaires face aux souffrances que la vie leur réserve, souffrances dont on peut percevoir l’universalité (par exemple la séparation douloureuse entre enfants et parents, dont le motif revient régulièrement), voire celle des personnes a priori viles et repoussantes, dont on perçoit malgré tout l’humanité, à l'instar de Dymov.

Il y en a à qui la science profite, et d’autres à qui elle ne fait que brouiller l’esprit. Ma sœur est une femme sans entendement, elle cherche toujours à imiter les nobles et voudrait faire de Iégor un savant, mais elle ne voit pas que moi, rien que dans mes affaires, je pourrais faire le bonheur de son fils et pour toute la vie. Si je vous dis ça, c’est parce que, si tout le monde se met à devenir savant ou à entrer dans la noblesse, il n’y aura plus personne pour faire le commerce et semer le blé. Et tout le monde mourra de faim. (I, p. 446)

Seul Vassia voyait quelque chose de ses yeux mornes et s’extasiait. Il avait une vue extraordinairement perçante, comme Iégor put s’en convaincre par la suite. Il y voyait si bien que la steppe roussie était toujours pour lui pleine de vie et d’intérêt. Il lui suffisait de regarder au loin pour apercevoir un renard, un lièvre, une outarde ou quelque autre animal qui se tient le plus loin possible des gens. Ce n’est pas malin d’apercevoir un lièvre qui s’enfuit ou une outarde qui vole – c’est le cas de quiconque a traversé la steppe –, mais il n’est pas donné à tout le monde de voir les bêtes sauvages vivant leur vie privée sans courir ni se cacher, ni jeter autour d’elles des regards inquiets. Or, Vassia avait vu des renards en train de jouer, des lièvres se laver le nez avec les pattes, des outardes arrangeant leurs plumes, des canepetières modulant leur « toc-toc-toc ». Grâce à l’acuité de sa vue, outre le monde que voyaient tous les hommes, Vassia en possédait un autre, un monde à lui, inaccessible et probablement très beau, car, lorsqu’il le contemplait et s’en extasiait, il était difficile de ne pas l’envier. (IV, p. 491-492)

En regardant la nuque et les oreilles d’Emélian, Iégor eut l’obscur sentiment qu’il devait être très malheureux. Il se rappela ses gestes de chef d’orchestre, sa voix rauque, son air timide au bain et ressentit une vive pitié à son égard. Il eut envie de lui dire quelque chose de gentil. (V, p. 497)

Mange et amuse-toi, il viendra un temps où il te faudra étudier. Écoute-moi bien, il faudra travailler attentivement et avec application pour qu’il en sorte quelque chose. Ce qui s’apprend par cœur, apprends-le par cœur, mais ce dont il faut rendre le sens avec ses propres paroles sans s’occuper de la forme, explique-le avec tes paroles à toi. Et tâche d’apprendre toutes les sciences ! […] travaille de telle sorte que tu puisses tout comprendre ! Apprends le latin, le français, l’allemand… la géographie, bien entendu, l’histoire, la théologie, la philosophie, les mathématiques… Et quand tu auras tout appris, sans te presser, en priant et avec cœur, alors choisis un métier. Quand tu sauras tout, tout te sera facile dans n’importe quelle voie. Contente-toi de travailler et d’obtenir la bénédiction divine, Dieu t’indiquera ce que tu dois être : docteur, juge, ingénieur… (VIII, p. 540)

Si tu deviens un homme instruit, mais que – Dieu t’en garde ! – les gens t’ennuient et que tu les méprises sous prétexte qu’ils sont plus sots que toi, alors malheur, malheur à toi ! (VIII, p. 541)

Son expression sèche disparut soudain de son visage, il rougit un peu, sourit tristement et dit : « Fais bien attention, travaille. N’oublie pas ta mère et obéis à Mme Toskounova… Si tu travailles bien, Iégor, je m’occuperai de toi. » (VIII, p. 546)

Enfin, malgré le caractère sérieux et les thèmes importants que La Steppe aborde, n’oublions pas le côté comique, parfois grotesque, de l’écriture de Tchekhov auquel il a déjà été souvent fait référence sur ce blog et au début de cette note. Salomon, par exemple, est décrit de manière grotesque, ridicule, ce qui vient atténuer le côté inquiétant de son caractère. Tchekhov multiplie les descriptions et remarques quelque peu loufoques, amusantes, qui font contrepoint au sérieux des thèmes abordés, mais qui font partie intégrante de sa vision de la vie et des choses, comme ses lettres et les témoignages de ceux qui l’ont rencontré en témoignent.

Le filet d’eau tombait verticalement, puis, transparent, joyeux, miroitant au soleil et s’essayant à gronder comme s’il se prenait pour un torrent puissant et tumultueux, il s’enfuyait vers la gauche. (II, p. 451-452)

Le Père enleva sa soutane, sa ceinture et son caftan. Iégor lui lança un coup d’œil et demeura saisi d’étonnement. Il était à cent lieues d’imaginer que les prêtres portaient des pantalons ; or le Père en avait de vrais, rentrés dans de hautes bottes, ainsi qu’une courte veste de coutil. Iégor trouva que dans ce costume si peu conforme à sa dignité, avec ses cheveux longs et sa longue barbe, il ressemblait à Robinson Crusoé. (II, p. 454)

Derrière les collines surgit tout à coup un nuage échevelé, couleur de cendre. Il échangea un regard avec la steppe – Je suis prêt, semblait-il dire –, et prit un air morose. (II, p. 461)

Il était malaisé de deviner à quel confort visait le menuisier inconnu qui avait aussi impitoyablement cambré ces dossiers et on aurait aimé croire que la faute n’en était pas à lui mais à quelque colosse de passage qui, désireux d’étaler sa force, les avait courbés, puis, en essayant de les redresser, les avait courbés plus encore. (III, p. 464)

En introduisant ses hôtes, Moïse n’avait cessé de prodiguer courbettes, jonctions de mains, contorsions, exclamations de joie. Il jugeait tout cela indispensable à la manifestation d’une politesse et d’une affabilité exceptionnelles. (III, p. 465)

Il se retira dans un coin de la pièce et, les bras croisés sur la poitrine, un pied en avant, il fixa son regard moqueur sur le Père Christophe. Son attitude avait quelque chose de provocant, de hautain, de dédaigneux et en même temps de piteux et de comique au suprême degré parce que, plus il voulait paraître impressionnant, plus on remarquait son pantalon trop court, sa veste étriquée, son nez caricatural et son air d’oiseau déplumé. (III, p. 466-467)

 

Ci-dessous, un catalogue des autres citations remarquables de la nouvelle :

I

Après la prison apparurent des forges sombres, noires de fumée, puis le douillet cimetière vert, avec sa clôture de grosses pierres que dépassaient gaiement les croix et les stèles blanches cachées dans la verdure des cerisiers et semblables de loin à des taches blanches. Iégor se souvint que, lorsque les cerisiers étaient en fleur, ces taches se fondaient avec le blanc des pétales en une mer de blancheur et qu’au moment où les cerises mûrissaient, les stèles et les croix blanches étaient semées de points rouges comme du sang. Derrière la clôture, à l’ombre des cerisiers, dormaient jour et nuit son père et sa grand-mère Zénaïde. Quand celle-ci était morte, on l’avait mise dans un long et étroit cercueil et on avait placé deux pièces de cinq kopeks sur ses yeux qui refusaient de se fermer. Jusqu’à sa mort, elle avait été pleine d’entrain. Elle rapportait du marché des bretzels bien souples, saupoudrés de graines de pavot, et maintenant elle dormait, dormait… (p. 445)

Cependant se déroulait devant les yeux des voyageurs une plaine vaste, infinie, coupée par une chaîne de collines. Serrées l’une derrière l’autre, elles se fondaient en un plateau qui s’étendait à droite de la route jusqu’à l’horizon et disparaissait dans les lointains mauves ; on avait beau avancer, on n’arrivait pas à savoir où commençait l’horizon et où il finissait… Le soleil s’était déjà levé dans leur dos, derrière la ville, et doucement, sans histoire, s’était mis au travail. Loin devant eux, à l’endroit où le ciel se joignait à la terre, près de petits tumulus et d’un moulin à vent qui ressemblait de loin à un petit bonhomme agitant les bras, glissa sur la terre une large bande jaune vif ; une minute plus tard, une bande toute pareille s’alluma un peu plus près, vira sur la droite et enveloppa les collines ; quelque chose de tiède effleura le dos de Iégor, un rai de lumière, surgi furtivement par-derrière, se faufila par-dessus la voiture et les chevaux, se porta à la rencontre des autres rayons et, soudain, toute la vaste steppe, rejetant la pénombre du matin, sourit et étincela de rosée. (p. 446-447)

 

               II

Dieu m’avait donné une étonnante mémoire. Après avoir lu un texte deux fois, je le savais par cœur. Mes maîtres et mes bienfaiteurs s’étonnaient et prédisaient que je serais un homme très savant, un flambeau de l’Église. […] je ne suis pas devenu un savant, mais je n’ai pas désobéi à mes parents, j’ai fait la consolation de leur vieillesse, je les ai enterrés avec honneur. Obéissance vaut mieux que jeûne et prière ! (p. 453)

Dans les nombreuses entreprises où il s’était engagé durant son existence, ce qui l’avait séduit, c’était moins l’affaire elle-même que l’agitation et les relations inhérentes à toute entreprise. Ainsi, dans le présent voyage, ce qui l’intéressait, c’était moins la laine, Varlamov et les prix, que le long voyage, les repas sans heure… (p. 456)

Denis avait près de vingt ans, était cocher et songeait à se marier, mais c’était toujours un enfant. Il aimait lancer des cerfs-volants, chasser les pigeons, jouer aux osselets, faire la course, et il se mêlait toujours aux jeux et aux disputes des petits. (p. 459)

 

               III

Moi, j’en ai six. Apprends à lire à l’un, soigne l’autre, porte le troisième, et quand ils grandissent, les soucis grandissent afec. Ça ne date pas d’auchourd’hui. C’est déchà dans la Bible. Quand ses enfants étaient petits, Jacob avait déchà de quoi pleurer, et quand ils ont grandi, ça a été pire ! (p. 468)

Je souhaite à  tout le monde d’atteindre le terme de son âge comme je l’ai fait… J’ai donné mes filles à de braves garçons, j’ai fait de mes fils des hommes et maintenant je suis libre, j’ai accompli ma tâche, je peux aller où ça me chante. Je vis doucettement avec ma femme, je mange, je bois, je dors, je me réjouis d’avoir des petits-enfants, je prie Dieu et n’ai besoin de rien de plus. Je suis comme un coq en pâte. […] et si, une supposition, le tsar me demandait : « Que te faut-il ? Que désires-tu ? » Eh bien, il ne me faudrait rien ! J’ai tout ce qu’il me faut, tout va pour le mieux. Il n’y a pas plus heureux que moi dans toute la ville. (p. 468)

Je souffre, je suis impotent, mais c’est que, juges-en toi-même, j’ai fait mon temps ! Soixante-dix ans passés ! On ne peut pas durer des siècles, il ne faut pas exagérer. (p. 469)

Hélas ! soupira la Juive en levant les yeux au ciel. Pauvre maman, pauvre maman ! Comme elle va languir et pleurer ! Dans un an nous aussi, nous emmènerons notre Naoum à l’école ! Hélas ! (p. 472)

 

               IV

Son cerveau ensommeillé refusait absolument ses pensées ordinaires, s’embrumait, ne retenait que des visions féériques, fantastiques, qui ont l’avantage de se former d’elles-mêmes dans le cerveau et de disparaitre sans laisser de trace, pour peu que l’on secoue la tête un bon coup ; du reste, rien de ce qui l’entourait ne disposait aux pensées banales. (p. 478-479)

Il y a des hommes à qui Dieu donne un esprit, à d’autres deux, à certains jusqu’à trois… A certains même trois, c’est sûr. Le premier, c’est celui qu’on a en naissant, le second nous vient par l’instruction, le troisième nous est donné si on mène bonne vie. (p. 485)

Il y a des gens dont la voix et le rire dénotent l’imbécillité. L’homme à la barbe noire appartenait précisément à cette heureuse catégorie : sa voix et son rire révélaient une bêtise sans bornes. (p. 487)

Grand-père, mais pourquoi il l’a tuée ? répéta-t-il (p. 488)

Iégor ne comprenait pas leur sens, mais il savait que c’étaient des gros mots. Il n’ignorait pas le dégoût silencieux qu’en avaient ses parents et connaissances et, sans savoir pourquoi, il partageait ce sentiment et avait pris l’habitude de penser que seuls les ivrognes et les bagarreurs jouissent du privilège de les prononcer tout haut. Il se rappela le meurtre de la couleuvre, réentendit le rire de Dymov et éprouva à l’égard de cet homme un sentiment proche de la haine. (p. 490)

 

               V

Par une journée torride, quand on ne sait où se mettre tant on a chaud et l’on étouffe, le clapotis de l’eau et la respiration bruyante d’un baigneur font à l’oreille l’effet d’une belle musique. (p. 492)

Pendant le repas, la conversation fut générale. Elle permit à Iégor de comprendre que ses nouvelles connaissances, en dépit de différences d’âge et de caractère, avaient un point commun : tous avaient un beau passé et un bien mauvais présent ; du passé, tous, jusqu’au dernier, parlaient avec enthousiasme, du présent, presque avec mépris. Le Russe aime évoquer des souvenirs, mais il n’aime pas vivre ; Iégor ignorait encore cela, et, avant d’avoir fini sa soupe, il était déjà profondément convaincu qu’autour de la marmite étaient assis des hommes que le sort avait outragés et traités sans justice. (p. 501)

D’avoir évoqué son père, Dymov cessa de manger et se rembrunit. Il regarda ses compagnons par en dessous et arrêta ses yeux sur Iégor. (p. 502)

 

               VI

Panteleï raconta encore une autre histoire, et, dans tous ses récits, les « coutelas » jouaient uniformément un rôle et on sentait uniformément la fiction. Les avait-il entendus de la bouche de quelqu’un ou les avait-il inventés lui-même autrefois, puis, quand sa mémoire avait faibli, avait-il mélangé le réel et la fiction et cessé de distinguer l’un de l’autre ?  (p. 511)

La vie est une chose effrayante et prodigieuse, c’est pourquoi, si terribles que soient les histoires qui courent par la Russie, si truffées soient-elles de nids de brigands, de coutelas et de prodiges, elles laissent toujours dans l’âme de l’auditeur un arrière-goût de vérité […]. Une croix au bord d’une route, des ballots noirs, un espace immense et le destin de gens assemblés autour d’un feu, tout cela était en soi si prodigieux et si effrayant que le fantastique, l’imaginaire pâlissaient à côté de la vie et se fondaient avec elle. (p. 511-512)

C’était un sourire extraordinairement bon, large et doux comme celui d’un enfant qui s’éveille, un de ces sourires communicatifs auxquels il est difficile de ne pas répondre. (p. 513)

Il avait honte de livrer à des étrangers les idées agréables qui lui venaient, mais, en même temps, il éprouvait une envie irrésistible de faire partager sa joie. (p. 515)

Quand je suis avec elle, la tête me tourne, sans elle je suis comme si j’avais perdu quelque chose, j’arpente la steppe comme un imbécile. (p. 515)

Elle est jeune, belle, vive comme la poudre, moi je suis vieux, j’aurai bientôt trente ans, et je suis drôlement beau : une belle barbe, maigre comme un clou, une belle frimousse : rien que des loupes. Comment me comparer à elle ? (p. 516)

Ce que je lui ai dit ? Je ne me rappelle pas… Est-ce qu’on se rappelle de ces choses-là ? Ça coulait alors comme d’une gouttière, sans arrêt : ta ta ta ta ! Et aujourd’hui, je n’arrive pas à dire un mot… (p. 517)

Tout le monde avait compris qu’il était amoureux et heureux, heureux jusqu’à l’angoisse ; son sourire, ses yeux et chacun de ses mouvements révélaient un bonheur accablant. Il ne tenait pas en place et ne savait comment se mettre et que faire pour ne pas succomber sous tant de douces pensées. Il avait ouvert son cœur devant des étrangers, il se tranquillisa enfin et se mit à contempler pensivement le feu. La vue de cet homme heureux leva dans tous les cœurs un sentiment d’ennui et l’envie du bonheur. Les rouliers étaient devenus songeurs. Dymov se leva, fit doucement le tour du feu. À sa démarche, au mouvement de ses omoplates, on voyait qu’il se languissait. (p. 517)

Pourquoi les gens se marient-ils ? Pourquoi y a-t-il des femmes sur cette terre ? Iégor se posait des questions vagues et pensait qu’un homme doit sûrement se sentir bien quand une femme tendre, gaie et belle vit constamment à ses côtés. La comtesse Dranitski lui revint en mémoire et il pensa qu’il devait être très agréable de vivre avec elle ; il l’aurait volontiers épousée, si ce n’était pas si honteux. Il se souvenait de ses cils, de ses prunelles, de sa calèche, de sa montre au cavalier d’or… La nuit paisible, tiède, descendait sur lui et murmurait à son oreille et il lui semblait que c’était la belle dame qui se penchait sur lui, le regardait avec un sourire et voulait lui donner un baiser… (p. 518)

Dans l’homme de petite taille vêtu de gris, chaussé de hautes bottes, monté sur un vilain cheval et parlant à des paysans à une heure où tous les gens comme il faut dorment, il était difficile de reconnaître le mystérieux, l’introuvable Varlamov, que tout le monde cherchait, qui allait et venait sans cesse et avait bien plus d’argent que la comtesse Dranitski. (p. 519)

Rien de semblable, rien de ces traits propres aux subalternes, aux petites gens, ne se remarquait sur la figure ou dans la silhouette de Varlamov. Cet homme faisait les prix, ne cherchait personne et ne dépendait de personne ; si vulgaire qu’il parût, tout, même sa façon de tenir son fouet, révélait qu’il avait conscience de sa force et l’habitude de régner sur la steppe. (p. 521)

 

               VII

Emélian ne releva pas l’attaque. Son silence irrita Dymov. Il regarda l’ancien chantre avec une haine accrue et dit : « Je ne veux pas me colleter avec toi, sans ça je t’apprendrais à t’en croire autant ! » (p. 523)

Tout lui semblait maintenant hostile et effrayant. Il était épouvanté et se demandait avec désespoir comment et pourquoi il était tombé sur ce coin de terre inconnu, en compagnie d’affreux paysans ! […] À l’idée qu’on l’avait oublié et abandonné aux caprices du sort, il sentait son corps se glacer et éprouvait une telle terreur qu’à plusieurs reprises il lui prit une envie folle de sauter à bas du ballot et de repartir à toutes jambes sur la route, mais le souvenir des croix sombres et désolées qu’il rencontrerait infailliblement et les éclairs qui zébraient le ciel le retinrent… Ce n’est que lorsqu’il murmurait : « Maman ! Maman ! » qu’il se sentait un peu mieux… (p. 524)

Je m’ennuie ! Seigneur ! Ne te vexe pas, Emélian, dit-il en passant devant le roulier. Notre vie est une vie perdue, atroce ! »

Ces nuages déguenillés, loqueteux, faisaient penser à un ivrogne, à un chenapan. (p. 525)

Iégor appela encore le vieux. N’obtenant pas de réponse, il demeura immobile, attendant que tout fût fini. Il était persuadé que le tonnerre allait le tuer à l’instant même, que ses yeux allaient s’ouvrir malgré lui et qu’il apercevrait les horribles géants. Il ne se signait plus, n’appelait plus le vieux, ne pensait plus à sa mère, il se laissait engourdir par le froid et la conviction que l’orage ne finirait jamais. (p. 529)

En le regardant, Iégor éprouva de la pitié, se souvint que le manteau et lui étaient tous deux abandonnés au gré du destin, que ni l’un ni l’autre ne reviendraient à la maison et éclata en sanglots si violents qu’il faillit tomber du tas de fumier. (p. 533)

 

               VIII

Je parie que tu t’es ennuyé ? Dieu nous garde de voyager avec un convoi ou un attelage de bœufs ! On a beau avancer, Dieu me pardonne ! on regarde devant soi et la steppe est toujours aussi vaste qu’avant : on n’en voit pas la fin ! Ce n’est pas un voyage mais une vraie honte ! (p. 535)

De chaque côté de cette très vieille porte, toute grise, s’étendait une palissade aussi grise, avec de grosses fentes ; la partie droite penchait fortement en avant et menaçait de s’effondrer, la gauche fléchissait en arrière, vers la cour, les portes restaient droites et, semblait-il, en étaient encore à décider s’il valait mieux tomber en avant ou en arrière. (p. 543)

La grosse femme fixa sur Kouzmitchov un regard inexpressif, comme si elle ne le croyait pas ou ne comprenait pas, puis elle devint toute rouge et joignit les mains ; son avoine tomba de son tablier et les larmes lui vinrent aux yeux. « Olga ! cria-t-elle, le souffle coupé par l’émotion. Ma chère Olga ! Oh ! saints du paradis, qu’est-ce que je fais plantée là comme une idiote ? Mon petit angelot… » (p. 544)

Iégor sentit qu’avec eux disparaissait à jamais, comme une fumée, toute son existence passée ; accablé, il se laissa tomber sur un banc et salua par des larmes amères la vie nouvelle et inconnue qui commençait pour lui. Que serait-elle, cette vie ? (p. 547)

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