« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 18 août 2023

Horace de Pierre Corneille : se comporter en Romain face aux rudes épreuves de la vie.

Le Sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière.
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur,… (II, 3)

Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être (II, 3)

Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente :
Il [|le peuple] veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux,
Il n’examine point si lors on pouvait mieux,
Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,
L’occasion est moindre, et la vertu pareille. (V, 2)

 

      Des grandes tragédies de Corneille se dégage une conception héroïque de l’existence, où l’honneur, le devoir (filial, patriotique, religieux) prévalent sur le reste (l’amour, la vie personnelle qu’il ne faut pas hésiter à risquer), dont le célèbre dilemme du Cid en est l’archétype. Horace se différencie néanmoins de cette dernière pièce par le nombre important de personnages confrontés au fameux dilemme cornélien, et le degré d’importance, chaque fois différent, qu’ils accordent tantôt à l’honneur, tantôt à l’amour, permet une réflexion plus large sur ces deux notions qui, loin d’être antagonistes, sont nécessairement complémentaires dans une âme véritablement héroïque. L’importance excessive, exclusive accordée à l’une ou l’autre (la fameuse démesure, ou hybris, popularisée par la tragédie grecque ancienne) conduit fatalement le protagoniste à des actions répréhensibles, voire monstrueuses, comme ce sera le cas pour Horace et Camille. Après une brève discussion sur chacun des cinq personnages principaux de la tragédie, nous élargirons notre réflexion sur la conception héroïque de l’existence telle qu’elle transparaît dans la pièce qui, loin de se limiter à des personnages et situations exceptionnels, peut également s'appliquer sur l’échelle plus modeste de toute existence humaine.

 

        La singularité donc d’Horace est de nous proposer un large éventail de personnages qui ont un rapport unique au choix cornélien qui s’impose à eux. Voici un classement de ces derniers par ordre décroissant de l'importance accordée à l’honneur :

1. Horace est celui qui en accorde le plus, n’hésitant pas un instant à se battre pour défendre Rome, même si cela implique d’affronter et tuer ses beaux-frères. Il exhorte également sa femme Sabine à ne guère regretter les défunts de cette guerre fratricide, qu’il s’agisse de lui ou de ses frères. Mais son absence d’hésitation préfigure déjà le meurtre, tant controversé, de sa sœur Camille dans le dernier tiers de la pièce : son attachement excessif, exclusif à l’honneur en fait paradoxalement un monstre, et Corneille souligne d’ailleurs régulièrement, comme des signes annonciateurs de ce meurtre monstrueux, la « barbarie », l’ « inhumanité » de sa vertu, de son sens de l’honneur, à travers la bouche des autres personnages de la pièce.

Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie,
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments. […]
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien,
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère,... (II, 3)

Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
L’occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D’aller par ce chemin à l’immortalité.
À quelque prix qu’on mette une telle fumée,
L’obscurité vaut mieux que tant de Renommée
. (III, 2)

2. Le vieil Horace, ou père d’Horace, n’hésite pas non plus à exhorter ses fils à se battre, malgré les liens familiaux par alliance qui les lie aux Curiace d’Albe. Et s’il est fier de la mort de deux de ses fils dans le duel fratricide, il n’en demeure pas moins qu’une douleur se fait jour discrètement dans son propos, à travers l’emploi notamment de litotes, procédé cher à Corneille qui magnifie ainsi la souffrance de ses personnages héroïques, qui s’efforce de la dissimuler mais dont l’intensité se fait d'autant plus ressentir qu'elle ne se manifeste que très rarement. Ainsi, dans l'acte V, scène 2, le vieil Horace répond au roi Tulle, qui lui demande comment la mort de Camille le touche : « Sire, avec déplaisir, mais avec patience» Moins intransigeant, moins dur que son fils dans son attachement à l'honneur, il n’eût sans doute pas tué sa fille Camille comme ce dernier, ou du moins aurait probablement longuement hésité avant de le faire, conscient de sa propre faiblesse en tant que vieil homme, à qui ses enfants sont chers et servent de consolation dans la vieillesse.

Qu’est ceci, mes enfants ? écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?

Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse,
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse
,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups. (II, 7)

Il n’use pas toujours d’une rigueur extrême,
Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même
 ;
Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir,
Et ne les punit point, de peur de se punir. (V, 1)

3. Curiace, l’amant de Camille et frère de Sabine, bien qu’il meure au milieu de la pièce dans son combat contre Horace, incarne sans doute le mieux l’idéal héroïque de Corneille, partagé presqu’équitablement et longuement entre devoir et amour, avant de pencher pour le premier. Parmi les cinq personnages principaux de la pièce, il est symboliquement au milieu si l’on suit le classement ici choisi selon leur rapport au dilemme cornélien. Ce n’est qu’après une longue réticence qu’il décide de se battre contre son beau-frère, réticence motivée surtout par sa volonté de ne pas faire souffrir ni Camille ni Sabine, dont il prend en compte les sentiments, sentiments qui à l’inverse étaient quelque peu moqués, raillés par Horace et le vieil Horace.

Je n’abandonne point l’intérêt de ma ville,
J’aime encor mon honneur en adorant Camille. (I, 3)

Dis-lui que l’amitié, l’alliance et l’amour
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces. (II, 2)

Plus je suis votre Amant, moins je suis Curiace.  (II, 4)

Non, Albe, après l’honneur que j’ai reçu de toi,
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi.
Tu m’as commis ton sort, je t’en rendrai bon compte,
Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte. (II, 5)

4. Sabine, déchirée par le conflit à venir, eût souhaité que ce dernier n’eût pas lieu, voyant un mal équitable entre la perte potentielle soit d’un mari (Horace), soit de ses frères (les trois Curiaces). Elle ne reproche néanmoins pas aux deux parties leur combat, comprenant les raisons d’honneur et de devoir qui les poussent, mais éprouvera une grande peine à surmonter son chagrin suite à la mort de ses frères, et souhaite prendre la place de son mari Horace qui risque d’être condamné à mort après le meurtre précipité de sa sœur, voyant dans la mort un moyen de mettre fin à ses souffrances sans avoir recours au suicide, interdit par la religion.

Mais, las ! Quel parti prendre en un sort si contraire ?
Quel ennemi choisir, d’un époux ou d’un frère ?
La nature ou l’amour parle pour chacun d’eux,
Et la loi du devoir m’attache à tous les deux.

Regardons leur honneur comme un souverain bien ;
Imitons leur constance, et ne craignons plus rien
.
La mort qui les menace est une mort si belle,
Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.

Fortune, quelques maux que ta rigueur m’envoie,
J’ai trouvé les moyens d’en tirer de la joie
,
Et puis voir aujourd’hui le combat sans terreur,
Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,
Vain effort de mon âme, impuissante lumière,
De qui le faux brillant prend droit de m’éblouir,
Que tu sais peu durer et tôt t’évanouir !
Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
Poussent un jour qui fuit et rend les nuits plus sombres,
Tu n’as frappé mes yeux d’un moment de clarté,
Que pour les abîmer dans plus d’obscurité
. (III, 1)

Et punissez en moi ce noble criminel ;
De mon sang malheureux expiez tout son crime ;
Vous ne changerez point pour cela de victime,
Ce n’en sera point prendre une injuste pitié,
Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême
Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même
,
Et si vous m’accordez de mourir aujourd’hui,
Il mourra plus en moi qu’il ne mourrait en lui
.
La mort que je demande, et qu’il faut que j’obtienne,
Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire, voyez l’excès de mes tristes ennuis,
Et l’effroyable état où mes jours sont réduits.
Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée
De toute ma famille a la trame coupée
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l’État et vous !

Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux,
Si je puis de sa honte affranchir mon époux,
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des Dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère,
Satisfaire en mourant aux Mânes de sa sœur,
Et conserver à Rome un si bon défenseur. (V, 3)

5. Camille, la sœur d’Horace et amante de Curiace, est le modèle inversé d’Horace : alors que celui-ci accorde toute sa place à l’honneur, sans tergiverser, elle fait de même pour son amour, pour qui elle est prête à tout sacrifier. Un dialogue-clé dans l'acte IV scène 3 (voir ci-dessous) l’oppose à Sabine, qui est partagée entre sa famille et son mari : Camille au contraire n’hésite pas à accorder la primauté à celui qu’elle aime, choix d’autant plus significatif que Curiace n’est pas encore son mari (bien que promis), mais son amant. Elle raille Sabine de son hésitation, de l’égale importance qu’elle accorde entre le mari et la famille dans son amour, à l’instar d’Horace raillant quelque peu Curiace sur ses scrupules avant le duel fatal. L’amour est à ses yeux un absolu, devant lequel la famille ne compte plus guère, et Camille à cet égard peut être rapprochée de Médée qui tua ses propres frères et père pour aider Jason, puis tuera ses propres enfants pour se venger de la trahison de son amant. Néanmoins, là où Médée hésitera tout de même avant de tuer sa progéniture, Camille n’a pas ce genre de scrupules : derechef, elle se promet et promet à Horace qu’elle n’aura de repos que vengée, reniant à la fois sa famille et sa patrie, dont elle va jusqu'à souhaiter la chute prochaine. C'est pourquoi, bien que condamnable et précipité, et l'objet d'inlassables débats jusqu'à aujourd'hui, il est probable qu'Horace ait fait le bon choix en tuant Camille car cette dernière eût sans doute conspiré contre lui d'une manière ou d'une autre, et contre Rome plus largement, constituant un potentiel danger pour l'État lui-même. Néanmoins, les circonstances, le lien familial les unissant rendent cet acte monstrueux et condamnable, et il n'appartenait sans doute pas à Horace de juger et de tuer sa propre sœur ainsi, nonobstant le danger qu'elle représentait. Camille, nous le constatons par ailleurs dès le début de la pièce, est entièrement dominée par ses émotions, ce qui la rend au final d'autant plus dangereuse : la pièce s’ouvre d’ailleurs par la joie inexplicable et excessive qui la possède, à la grande surprise de Sabine et de Julie (personnage jouant le rôle de confidente des deux personnages féminins principaux) qui pensent que cela est potentiellement liée à de l’inconstance et légèreté de la part de Camille (en faveur de Valère, avec qui elle a été vue dans cet état émotionnel), joie qui, nous l'apprendrons plus tard, est en réalité due à son interprétation optimiste, erronée, d'une prophétie sur l'issue de la bataille entre Rome et Albe.   

Je le vois bien, ma sœur, vous n’aimâtes jamais,
Vous ne connaissez point, ni l’Amour, ni ses traits.
On peut lui résister quand il commence à naître,
Mais non pas le bannir, quand il s’est rendu maître,
Et que l’aveu d’un père, engageant notre foi,
A fait de ce tyran un légitime Roi.
Il entre avec douceur, mais il règne par force,
Et quand l’âme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut,
Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut,
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles
. (IV, 3)

Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme.
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort,
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée,
Tu ne revois en moi qu’une Amante offensée
,
Qui comme une Furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon Amant !
Rome, qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome, enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés ! […]
Que le courroux du Ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !

Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir. (IV, 5)

 

        S’il est vrai que l’on peut reprocher à Corneille d’utiliser semble-t-il peu ou prou le même canevas, les mêmes problématiques dans ses pièces (le fameux dilemme cornélien entre l’amour et le devoir), Horace se distingue néanmoins des autres pièces par la disparité des cinq personnages principaux dont nous venons de brosser brièvement le portrait, les péripéties essentielles et les enjeux soulevés, mais aussi, pour élargir la réflexion, sur une conception de la vie qui dépasse le simple canevas commun aux pièces de Corneille. Nul besoin en effet d’avoir connu, ou d’avoir à connaître dans sa vie, un dilemme d’une ampleur similaire aux héros tragiques cornéliens pour s’identifier à eux, nous reconnaître en eux, les prendre pour modèles ou contre-modèles. L’image de la vie qu’offre Corneille dans ses pièces, les épreuves et souffrances que ses héros ont à traverser, c’est aussi, d’une certaine manière, les nôtres. Ainsi Corneille nous invite à mener une vie sinon héroïque, du moins honorable, digne, de laquelle nous n’aurons pas à rougir vis-à-vis de nous-mêmes. S’il est probable que nous n’aurons pas par exemple à risquer, à sacrifier notre vie même à l'instar d'Horace et de Curiace, des situations peuvent néanmoins nous amener à renoncer, à sacrifier certaines choses (d’ordre matériel par exemple) qui nous sont potentiellement douloureuses, préjudiciables, pour sauvegarder sinon un honneur chevaleresque, du moins une certaine dignité ou du moins l’idée, l’idéal que nous nous en faisons. Un très beau passage à la fin de la pièce souligne que certains épisodes, certains actes de la vie n’ont certes pas l’éclat et l’ampleur de celui d’Horace (qui par sa victoire sauve Rome tout en lui assurant la conquête glorieuse d'Albe) mais n’en demandent pas moins de courage, courage qu’il est beaucoup plus difficile de percevoir, mais qui n’en est pas moins présent.

Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière
À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière ;
Suivant l’occasion elle agit plus, ou moins,
Et paraît forte, ou faible aux yeux de ses témoins.
Le Peuple qui voit tout seulement par l’écorce,
S’attache à son effet pour juger de sa force,

Il veut que ses dehors gardent un même cours,
Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours.
Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente
 :
Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux,
Il n’examine point si lors on pouvait mieux,
Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,
L’occasion est moindre, et la vertu pareille
. (V, 2)

Horace, ne crois pas que le peuple stupide
Soit le maître absolu d’un renom bien solide.
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit,
Mais un moment l’élève, un moment le détruit,
Et ce qu’il contribue à notre Renommée
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C’est aux Rois, c’est aux Grands, c’est aux esprits bien faits,
À voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
C’est d’eux seuls qu’on reçoit la véritable gloire ;
Eux seuls des vrais Héros assurent la mémoire.  
(V, 3)

           Surtout, c’est peut-être dans notre rapport à la souffrance, à la douleur de perdre des êtres chers, aimés, qu’Horace s’avère une pièce particulièrement émouvante et marquante. L’héroïsme promu par Corneille est de l’accepter stoïquement, ou du moins de n’en guère laisser paraître de manière extérieure. Tout signe extérieur trop marqué de souffrance (larmes, cris, etc.) est vu comme un signe de faiblesse qu’il s’agit de dominer, mais non pas d’abolir, car une telle abolition, qu’Horace personnifie dans la pièce, s’apparenterait à une forme de monstruosité, d’inhumanité. Ainsi, au début de la pièce, Sabine se distingue de Camille dans les efforts multiples qu’elle fait pour se dominer, qui transparaissent dès la réplique d’ouverture de la pièce, pour se montrer à la hauteur de son statut de « Romaine ». Et bien que sa douleur soit vive suite à la perte de ses frères, au point qu’elle souhaite en mourir dans le dernier acte, les personnages sages, mesurés, survivants à la fin de la pièce, Tulle (le roi de Rome) et le vieil Horace, l’exhortent à surmonter son chagrin, que ses frères eussent blâmé s’ils étaient encore en vie, et à leur rendre le meilleur hommage possible en se montrant digne du courage qu'ils ont démontré en acceptant la lutte fratricide qu’ils ne pouvaient pas, sans honte et déshonneur, refuser.

J’ai honte de montrer tant de mélancolie,
Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs. (I, 1)

Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse ;
Chassez de ce grand cœur ces marques de faiblesse :
C’est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
La véritable sœur de ceux que vous pleurez
. (V, 3)

 

La vie de l’homme est dépeinte par Corneille comme soumise inévitablement à des souffrances, des épreuves difficiles (« Le Ciel agit sans nous en ces événements/ Et ne les règle point dessus nos sentiments. » acte III scène 3), en face desquelles la seule liberté, la seule grandeur de l’homme est de les affronter courageusement, en sauvegardant son honneur, sa dignité, qui doivent lui être plus chers que tout le reste, y compris sa propre vie : une telle conception de l’existence n’est pas sans rappeler la conception antique de l’existence, depuis l’Iliade d’Homère. C’est là le sens profond sans doute de cette formule revenant comme une sorte de mantra, dans la pièce : avoir une attitude digne d’un Romain face aux situations, face aux épreuves difficiles de la vie, c’est-à-dire s’efforcer de dominer notre douleur, notre souffrance face aux coups qu’elle nous réserve, et s’efforcer de prendre toujours le parti de l’honneur, du devoir, de la dignité lorsque des choix difficiles se présentent à nous. C’est probablement en ce sens que la mère de Proust tente de consoler son fils dans ses derniers jours, en citant le fameux vers issu de la pièce : « Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être » (II, 3), consciente qu’elle est du chagrin, de la douleur que son fils allait ressentir à son décès, et qui transparaît de manière si émouvante dans La Recherche.

***

Ci-dessous, un choix de citations marquantes de la pièce, où Corneille excelle dans la concision, le jeu des antithèses marquant l’inconstance et cruauté du sort humain, et les fameuses litotes, amplifiant l’héroïsme de ces héros :

               Acte premier

               Scène première

Commander à ses pleurs en cette extrémité,
C’est montrer, pour le sexe, assez de fermeté.

Bannissez, bannissez une frayeur si vaine,
Et concevez des vœux dignes d’une Romaine
.

Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute Romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret
 ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,

Égale à tous les deux jusques à la victoire,
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire ;
Et je garde, au milieu de tant d’âpres rigueurs,
Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.

C’est assez de constance en un si grand danger
Que de le voir, l’attendre, et ne point s’affliger
 ;

J’ai honte de montrer tant de mélancolie,
Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs.

 

               Scène II

Comme elle je perdrai dans l’une et l’autre armée :
Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
Mourir pour son pays, ou détruire le mien,
Et cet objet d’amour devenir, pour ma peine,
Digne de mes soupirs, ou digne de ma haine.
Hélas !

Quoiqu’à peine à mes maux je puisse résister,
J’aime mieux les souffrir que de les mériter.

Ce jour nous fut propice et funeste à la fois :
Unissant nos maisons, il désunit nos rois ;
Un même instant conclut notre hymen et la guerre,
Fit naître notre espoir et le jeta par terre,
Nous ôta tout, sitôt qu’il nous eut tout promis,
Et nous faisant amants, il nous fit ennemis.

« Albe et Rome demain prendront une autre face ;
Tes vœux sont exaucés, elles auront la paix,
Et tu seras unie avec ton Curiace,
Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais. »

 

               Scène III

Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.

Curiace, il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
Dérobe à ton pays le secours de ton bras
.
Qu’un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ;
Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer :
Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ;
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître
.

Je n’abandonne point l’intérêt de ma ville,
J’aime encor mon honneur en adorant Camille.

Nous ne sommes qu’un sang et qu’un peuple en deux villes :
Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles
,
Où la mort des vaincus affaiblit les vainqueurs,
Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs ?

Nommons des combattants pour la cause commune :
Que chaque peuple aux siens attache sa fortune ;
Et suivant ce que d’eux ordonnera le sort,
Que le faible parti prenne loi du plus fort ;
Mais sans indignité pour des guerriers si braves,
Qu’ils deviennent sujets sans devenir esclaves
,
Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur
Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.

 

               Acte II

               Scène première

La guerre en tel éclat a mis votre valeur,
Que je tremble pour Albe et prévois son malheur :
Puisque vous combattez, sa perte est assurée ;
En vous faisant nommer, le destin l’a jurée.
Je vois trop dans ce choix ses funestes projets,
Et me compte déjà pour un de vos sujets.

Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil ;
Mon esprit en conçoit une mâle assurance :
J’ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance ;
Et du sort envieux quels que soient les projets,
Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi ; mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir, ou vaincre, est vaincu rarement :
Ce noble désespoir périt malaisément.
Rome, quoi qu’il en soit, ne sera point sujette,
Que mes derniers soupirs n’assurent ma défaite.

De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

Quoi ! Vous me pleureriez mourant pour mon pays !
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes
 ;
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes,
Et je le recevrais en bénissant mon sort,
Si Rome et tout l’État perdaient moins en ma mort.

 

               Scène II

Dis-lui que l’amitié, l’alliance et l’amour
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces.

 

               Scène III

Le Sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière.
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur
,
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.

Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la Patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous,

Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
L’occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D’aller par ce chemin à l’immortalité.
À quelque prix qu’on mette une telle fumée,
L’obscurité vaut mieux que tant de Renommée
.

Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être,
Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître.

Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie,
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments. […]
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien,
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère,

Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme
À se bien souvenir qu’elle est toujours ma femme,
À vous aimer encor, si je meurs par vos mains,
Et prendre en son malheur des sentiments romains.

 

               Scène IV

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur,
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère,
Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire,
Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous,
Par sa haute vertu, qu’il est digne de vous
.
Comme si je vivais, achevez l’Hyménée.
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée,
Faites à ma victoire un pareil traitement,
Ne me reprochez point la mort de votre Amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette faiblesse,
Querellez Ciel et Terre, et maudissez le Sort,
Mais après le combat ne pensez plus au mort
.

Non, Albe, après l’honneur que j’ai reçu de toi,
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi.
Tu m’as commis ton sort, je t’en rendrai bon compte,
Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte.

Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.

Ce cœur impitoyable à ma perte s’obstine,
Et dit qu’il m’aime encore alors qu’il m’assassine.

Plus je suis votre Amant, moins je suis Curiace.

Je n’ai plus d’yeux pour vous, vous en avez pour moi !
En faut-il plus encor ? je renonce à ma foi.
Rigoureuse vertu dont je suis la victime,
Ne peux-tu résister sans le secours d’un crime
 ?

Pourquoi suis-je Romaine, ou que n’es-tu Romain ?
Je te préparerais des lauriers de ma main,
Je t’encouragerais, au lieu de te distraire,
Et je te traiterais comme j’ai fait mon frère.
Hélas ! J’étais aveugle en mes vœux aujourd’hui,
J’en ai fait contre toi quand j’en ai fait pour lui.
Il revient, quel malheur, si l’amour de sa femme
Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme !

 

               Scène VI

Si ce malheur illustre ébranlait l’un de vous,
Je le désavouerais pour frère ou pour époux.

Brisez votre alliance, et rompez-en la chaîne,
Et puisque votre honneur veut des effets de haine,
Achetez par ma mort le droit de vous haïr.

Quoi ? me réservez-vous à voir une victoire,
Où pour haut appareil d’une pompeuse gloire
,
Je verrai les lauriers d’un frère ou d’un mari
Fumer encor d’un sang que j’aurai tant chéri ?

Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme ?
Satisfaire aux devoirs et de sœur et de femme ?

Vous poussez des soupirs, vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? sont-ce là ces grands cœurs,
Ces Héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?

 

               Scène VII

Qu’est ceci, mes enfants ? écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?

Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse,
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse
,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.

Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes,
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes
.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.

 

               Scène VIII

Faites votre devoir, et laissez faire aux Dieux.

 

               Acte III

               Scène première (monologue de Sabine)

Mais, las ! Quel parti prendre en un sort si contraire ?
Quel ennemi choisir, d’un époux ou d’un frère ?
La nature ou l’amour parle pour chacun d’eux,
Et la loi du devoir m’attache à tous les deux.

Regardons leur honneur comme un souverain bien ;
Imitons leur constance, et ne craignons plus rien
.
La mort qui les menace est une mort si belle,
Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.

Fortune, quelques maux que ta rigueur m’envoie,
J’ai trouvé les moyens d’en tirer de la joie
,
Et puis voir aujourd’hui le combat sans terreur,
Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,
Vain effort de mon âme, impuissante lumière,
De qui le faux brillant prend droit de m’éblouir,
Que tu sais peu durer et tôt t’évanouir !
Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
Poussent un jour qui fuit et rend les nuits plus sombres,
Tu n’as frappé mes yeux d’un moment de clarté,
Que pour les abîmer dans plus d’obscurité
.

Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,
Si même vos faveurs ont tant de cruautés,
Et de quelle façon punissez-vous l’offense,
Si vous traitez ainsi les vœux de l’innocence ?

               Scène II

À voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur,
L’autre d’un si grand zèle admire la fureur,
Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix,
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix
,
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare.

Qu’alors qu’on les déplore ils s’estiment heureux,
Et prennent pour affront la pitié qu’on a d’eux.
Le trouble des deux camps souille leur Renommée,
Ils combattront plutôt et l’une et l’autre Armée,
Et mourront par les mains qui leur font d’autres lois,
Que pas un d’eux renonce aux honneurs d’un tel choix.

Et ce désir d’honneur qui leur ferme les yeux,
Tout aveugle qu’il est, respecte encor les Dieux
.

 

               Scène III

Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes,
Ce n’est qu’un plus long terme à nos inquiétudes
,
Et tout l’allégement qu’il en faut espérer,
C’est de pleurer plus tard ceux qu’il faudra pleurer
.

Ces mêmes Dieux à Tulle ont inspiré ce choix,
Et la voix du public n’est pas toujours leur voix,
Ils descendent bien moins dans de si bas étages
Que dans l’âme des Rois, leurs vivantes images
,
De qui l’indépendante et sainte autorité
Est un rayon secret de leur Divinité.

Un oracle jamais ne se laisse comprendre,
On l’entend d’autant moins que plus on croit l’entendre,
Et loin de s’assurer sur un pareil Arrêt,
Qui n’y voit rien d’obscur doit croire que tout l’est
.

Le Ciel agit sans nous en ces événements,
Et ne les règle point dessus nos sentiments.

 

               Scène IV

Parlez plus sainement de vos maux et des miens.
Chacun voit ceux d’autrui d’un autre œil que les siens,
Mais à bien regarder ceux où le Ciel me plonge,
Les vôtres auprès d’eux vous sembleront un songe.
La seule mort d’Horace est à craindre pour vous.
Des frères ne sont rien à l’égal d’un époux,
L’Hymen qui nous attache en une autre famille
Nous détache de celle où l’on a vécu fille
,
On voit d’un œil divers des nœuds si différents,
Et pour suivre un mari l’on quitte ses parents.
Mais si près d’un Hymen, l’Amant que donne un père
Nous est moins qu’un époux, et non pas moins qu’un frère ;
Nos sentiments entre eux demeurent suspendus,
Notre choix impossible, et nos vœux confondus.
Ainsi, ma sœur, du moins vous avez dans vos plaintes
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes
,
Mais si le Ciel s’obstine à nous persécuter,
Pour moi, j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter.

Quoique ce soient, ma sœur, des nœuds bien différents,
C’est sans les oublier qu’on quitte ses parents,
L’Hymen n’efface point ces profonds caractères,
Pour aimer un mari, l’on ne hait pas ses frères,
La Nature en tout temps garde ses premiers droits,
Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix,
Aussi bien qu’un époux ils sont d’autres nous-mêmes
,
Et tous maux sont pareils, alors qu’ils sont extrêmes.
Mais l’Amant qui vous charme et pour qui vous brûlez
Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez ; […]
Ce que peut le caprice, osez-le par raison,
Et laissez votre sang hors de comparaison.
C’est crime qu’opposer des liens volontaires
À ceux que la naissance a rendus nécessaires.
Si donc le Ciel s’obstine à nous persécuter,
Seule j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter ;
Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes,
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes
.

Je le vois bien, ma sœur, vous n’aimâtes jamais,
Vous ne connaissez point, ni l’Amour, ni ses traits.
On peut lui résister quand il commence à naître,
Mais non pas le bannir, quand il s’est rendu maître,
Et que l’aveu d’un père, engageant notre foi,
A fait de ce tyran un légitime Roi.
Il entre avec douceur, mais il règne par force,
Et quand l’âme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut,
Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut,
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles
.

 

               Scène V

Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent,
Et je m’imaginais dans la Divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté
.

Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance,
Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
L’affecter au dehors, c’est une lâcheté :
L’usage d’un tel art, nous le laissons aux hommes,
Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.

La prudence des Dieux autrement en dispose ;
Sur leur ordre éternel mon esprit se repose
 :
Il s’arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d’en faire autant pour soulager vos peines,
Et songez toutes deux que vous êtes Romaines,
Vous l’êtes devenue, et vous l’êtes encor
.
Un si glorieux titre est un digne trésor.

 

               Scène VI

Tout beau, ne les pleurez pas tous,
Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte,
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte :
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu
Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu
,
Et ne l’auront point vue obéir qu’à son Prince,
Ni d’un État voisin devenir la Province.

N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard Sujette
,
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
Et c’était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie,
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie,
Chaque instant de sa vie après ce lâche tour
Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour.

J’atteste des grands Dieux les suprêmes Puissances
Qu’avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains.

 

               Acte IV

               Scène première

Le jugement de Rome est peu pour mon regard,
Camille, je suis père, et j’ai mes droits à part.
Je sais trop comme agit la vertu véritable,
C’est sans en triompher que le nombre l’accable,
Et sa mâle vigueur toujours en même point,
Succombe sous la force, et ne lui cède point
.

 

               Scène II

Et j’aime mieux voir morts que couverts d’infamie
Ceux que vient de m’ôter une main ennemie.
Tous deux pour leur pays sont morts en gens d’honneur ;
Il me suffit.

L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine,
Et comme une victime aux marches de l’autel,
Il semblait présenter sa gorge au coup mortel.

 

               Scène III

Il me faut à Sabine en porter la nouvelle ;
Ce coup sera sans doute assez rude pour elle,
Et ses trois frères morts par la main d’un époux
Lui donneront des pleurs bien plus justes qu’à vous
 :
Mais j’espère aisément en dissiper l’orage,
Et qu’un peu de prudence, aidant son grand courage,
Fera bientôt régner sur un si noble cœur

Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur.
Cependant étouffez cette lâche tristesse,
Recevez-le, s’il vient, avec moins de faiblesse
,
Faites-vous voir sa sœur, et qu’en un même flanc
Le Ciel vous a tous deux formés d’un même sang.

 

               Scène IV (monologue de Camille)

Oui, je lui ferai voir, par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
Qu’un Astre injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche,
Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père, et par un juste effort
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses
,
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel,
Et portât tant de coups avant le coup mortel ?
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d’espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d’événements,
Et le piteux jouet de plus de changements ?

Mais ce n’est rien encore au prix de ce qui reste .
On demande ma joie en un jour si funeste,
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.
En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime,
Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux,
Et si l’on n’est barbare, on n’est point généreux
.
Dégénérons, mon cœur, d’un si vertueux père,
Soyons indigne sœur d’un si généreux frère,
C’est gloire de passer pour un cœur abattu,
Quand la brutalité fait la haute vertu
.

 

               Scène V

Rome n’en [des larmes] veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes.
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !

Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs,
Tes flammes désormais doivent être étouffées,
Bannis-les de ton âme
, et songe à mes trophées,
Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme.
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort,
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée,
Tu ne revois en moi qu’une Amante offensée
,
Qui comme une Furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon Amant !
Rome, qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome, enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés ! […]
Que le courroux du Ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !

Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir.

 

               Scène VI

Et ce souhait impie, encore qu’impuissant,
Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant.

 

               Scène VII

Immole au cher pays des vertueux Horaces
Ce reste malheureux du sang des Curiaces.
Si prodigue du tien n’épargne pas le leur,
Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur.

Si l’absolu pouvoir d’une pudique flamme
Ne nous laisse à tous deux qu’un penser et qu’une âme,
C’est à toi d’élever tes sentiments aux miens,
Non à moi de descendre à la honte des tiens
.

Participe à ma gloire au lieu de la souiller,
Tâche à t’en revêtir, non à m’en dépouiller.
Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie,
Que je te plaise mieux couvert d’une infamie
 ?
Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi
Fais-toi de mon exemple une immuable loi
.

Cherche pour t’imiter des âmes plus parfaites.
Je ne t’impute point les pertes que j’ai faites,
J’en ai les sentiments que je dois en avoir,
Et je m’en prends au Sort plutôt qu’à ton devoir.
Mais enfin je renonce à la vertu romaine,
Si pour la posséder je dois être inhumaine
,
Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur
Sans y voir des vaincus la déplorable sœur.

Que Camille est heureuse ! elle a pu te déplaire,
Elle a reçu de toi ce qu’elle a prétendu,
Et recouvre là-bas tout ce qu’elle a perdu.

Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice,
Qu’elle soit un effet d’amour ou de justice,
N’importe, tous ses traits n’auront rien que de doux,
Si je les vois partir de la main d’un époux.

Quelle injustice aux Dieux d’abandonner aux femmes
Un empire si grand sur les plus belles âmes,
Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs
Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs 
!

 

Acte V

Scène première

Quand la gloire nous enfle, il [le jugement céleste] sait bien comme il faut
Confondre notre orgueil qui s’élève trop haut,
Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse,
Il mêle à nos vertus des marques de faiblesse,
Et rarement accorde à notre ambition
L’entier et pur honneur d’une bonne action
.

Son crime, quoique énorme et digne du trépas,
Était mieux impuni que puni par ton bras.

Disposez de mon sang, les lois vous en font maître,
J’ai cru devoir le sien aux lieux qui m’ont vu naître :
Si dans vos sentiments mon zèle est criminel,
S’il m’en faut recevoir un reproche éternel,
Si ma main en devient honteuse et profanée,
Vous pouvez d’un seul mot trancher ma Destinée.

C’est en ces actions dont l’honneur est blessé
Qu’un père tel que vous se montre intéressé :
Son amour doit se taire où toute excuse est nulle,
Lui-même il y prend part lorsqu’il les dissimule,
Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas
Quand il ne punit point ce qu’il n’approuve pas.

Il n’use pas toujours d’une rigueur extrême,
Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même
 ;
Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir,
Et ne les punit point, de peur de se punir.

 

               Scène II

Tulle : Et je doute comment vous portez cette mort.

Le vieil Horace : Sire, avec déplaisir, mais avec patience.

Tulle : C’est l’effet vertueux de votre expérience.
Beaucoup par un long âge ont appris comme vous
Que le malheur succède au bonheur le plus doux ;
Peu savent comme vous s’appliquer ce remède,
Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.

Permettez qu’il achève, et je ferai justice.
J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.,
C’est par elle qu’un Roi se fait un demi-Dieu,

Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,
Si vous voulez régner, le reste des Romains,
Il y va de la perte, ou du salut du reste. […]
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur, […]
Pensez-vous que les Dieux, vengeurs des innocents,
D’une main parricide acceptent de l’encens ? […]
En ce lieu Rome a vu le premier parricide,
La suite en est à craindre, et la haine des Cieux.
Sauvez-nous de sa main, et redoutez les Dieux.

Ce que vous en croyez me doit être une loi.
Sire, on se défend mal contre l’avis d’un Roi,
Et le plus innocent devient soudain coupable
Quand aux yeux de son Prince il paraît condamnable.
C’est crime qu’envers lui se vouloir excuser,
Notre sang est son bien, il en peut disposer,
Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose,
Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause.

Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière
À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière ;
Suivant l’occasion elle agit plus, ou moins,
Et paraît forte, ou faible aux yeux de ses témoins.
Le Peuple qui voit tout seulement par l’écorce,
S’attache à son effet pour juger de sa force,

Il veut que ses dehors gardent un même cours,
Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours.
Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente
 :
Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux,
Il n’examine point si lors on pouvait mieux,
Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,
L’occasion est moindre, et la vertu pareille
.

 

Scène III

Et punissez en moi ce noble criminel ;
De mon sang malheureux expiez tout son crime ;
Vous ne changerez point pour cela de victime,
Ce n’en sera point prendre une injuste pitié,
Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême
Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même
,
Et si vous m’accordez de mourir aujourd’hui,
Il mourra plus en moi qu’il ne mourrait en lui
.
La mort que je demande, et qu’il faut que j’obtienne,
Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire, voyez l’excès de mes tristes ennuis,
Et l’effroyable état où mes jours sont réduits.
Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée
De toute ma famille a la trame coupée
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l’État et vous !

Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux,
Si je puis de sa honte affranchir mon époux,
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des Dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère,
Satisfaire en mourant aux Mânes de sa sœur,
Et conserver à Rome un si bon défenseur.

Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires,
Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères,
Va plutôt consulter leurs Mânes généreux ;
Ils sont morts mais pour Albe, et s’en tiennent heureux :
Puisque le Ciel voulait qu’elle fût asservie,
Si quelque sentiment demeure après la vie,
Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups,
Voyant que tout l’honneur en retombe sur nous.
Tous trois désavoueront la douleur qui te touche,
Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
L’horreur que tu fais voir d’un mari vertueux.
Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.

Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la Patrie,
Souhaiter à l’État un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni
.

J’aime trop l’honneur, Sire, et ne suis point de rang
À souffrir ni d’affront ni de crime en mon sang.

Horace, ne crois pas que le peuple stupide
Soit le maître absolu d’un renom bien solide.
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit,
Mais un moment l’élève, un moment le détruit,
Et ce qu’il contribue à notre Renommée
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C’est aux Rois, c’est aux Grands, c’est aux esprits bien faits,
À voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
C’est d’eux seuls qu’on reçoit la véritable gloire ;
Eux seuls des vrais Héros assurent la mémoire.

Un premier mouvement qui produit un tel crime
Ne saurait lui servir d’excuse légitime
,
Les moins sévères lois en ce point sont d’accord,
Et si nous les suivons, il est digne de mort.
Si d’ailleurs nous voulons regarder le coupable,
Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable,
Vient de la même épée et part du même bras
Qui me fait aujourd’hui maître de deux États
.
Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie,
Parlent bien hautement en faveur de sa vie :
Sans lui j’obéirais où je donne la loi,
Et je serais Sujet où je suis deux fois Roi.
Assez de bons Sujets dans toutes les Provinces

Par des vœux impuissants s’acquittent vers leurs Princes.
Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
Par d’illustres effets assurer leurs États,
Et l’art et le pouvoir d’affermir des Couronnes
Sont des dons que le Ciel fait à peu de personnes
,
De pareils serviteurs sont les forces des Rois,
Et de pareils aussi sont au-dessus des lois
. […]
Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime :
Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime,
Sa chaleur généreuse a produit ton forfait,
D’une cause si belle il faut souffrir l’effet.

Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse ;
Chassez de ce grand cœur ces marques de faiblesse :
C’est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
La véritable sœur de ceux que vous pleurez
.

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