« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 23 avril 2020

Jules César, de William Shakespeare : Brutus, Précog dickien auto-proclamé


CICERO
But men may construe things after their fashion,
Clean from the purpose of the things themselves. (I, 3, v. 34-35, p. 488)


       S’il ne fait guère de doute que les conspirateurs participant aux côtés de Brutus à l’assassinat de César soient motivés par de bas motifs (ressentiment né de l’envie, ambition politique), le cas de Brutus semble de prime abord limpide : il serait le personnage vertueux de la pièce, poussé uniquement par des motifs nobles, altruistes, patriotiques, voulant protéger Rome de la tyrannie de son mentor. Tous les autres personnages de la pièce voient en lui un homme honorable, depuis ses alliés à ses ennemis, Octave César lui rendant hommage en conclusion de la pièce, à l’exception notable de Marc Antoine, qui moque ironiquement cet aspect honorable dans son fameux discours.

FLAVIUS
These growing feathers pluck’d from Caesar’s wing
Will make him fly an ordinary pitch,
Who else would soar above the view of me ;
And keep us all in servile fearfulness. (I, 1, v. 74-77, p. 462)

CASSIUS
Ye gods, it doth amaze me,
A man of such a feeble temper should
So get the start of the majestic world,
And bear the palm alone. (I, 2, v. 126-129, p. 472)

Why should that name [Caesar] be sounded more than yours?
Write them together : yours is as fair a name.
Sound them, it doth become the mouth as well.
Weigh them, it is as heavy. Conjure with’em,
“Brutus” will start a spirit as soon as “Caesar”.
Now in the name of all the gods at once,
Upon what meat doth this our Caesar feed
That he is grown so great? Age, thou art sham’d.
Rome, thou hast lost the breed of noble bloods. (I, 2, v. 140-148, p. 472)

Toutefois, une observation attentive de Brutus ouvre un vaste champ d’interprétations possibles, fécondes, probablement inépuisables sur les motifs inconscients qui l’auraient poussé à prendre part à la conspiration. Des forces inconscientes, (maléfiques ?), semblent s’être progressivement emparées de l’esprit de Brutus, insomniaque depuis un certain temps au moment où la pièce débute, débattant, ressassant le dilemme qui s’offre à lui : assassiner ou non celui qu’il aime comme un père, avant qu’il n’accède au pouvoir absolu, afin de préserver la République romaine d’un exercice tyrannique du pouvoir par un César tout-puissant. Si fortes, mais surtout, si inconscientes sont ces forces qui hantent Brutus, que César même, pourtant un des personnages les plus clairvoyants, les plus justes sur les caractères des personnages qui l’entourent (il suffit de voir comment il met à jour de manière concise et impitoyable celui de Cassius, le principal conspirateur avec Brutus), est pris au dépourvu lorsqu’il constate que Brutus prend part au complot qui lui ôte la vie.

CAESAR
Let me have men about me that are fat,
Sleek-headed men, and such as sleep a-nights.
Yond Cassius has a lean and hungry look,
He thinks too much : such men are dangerous.

ANTONY
Fear him not, Caesar, he’s not dangerous,
He is a noble Roman, and well given.

CAESAR
Would he were fatter! But I fear him not.
Yet if my name were liable to fear,
I do not know the man I should avoid
So soon as that spare Cassius. He reads much,
He is a great observer, and he looks
Quite through the deeds of men. He loves no plays,
As thou dost, Antony ; he hears no music ;
Seldom he smiles, and smiles in such a sort
As if he mock’d himself, and scorn’d his spirit
That could be mov’d to smile at anything.
Such men as he be never at heart’s ease,
Whiles they behold a greater than themselves,
And therefore are they very dangerous.
I rather tell thee what is to be fear’d,
Than what I fear, for always I am Caesar. (I, 2, v. 188-208, p. 476)

BRUTUS
Since Cassius first did whet me against Caesar,
I have not slept.
Between the acting of a dreadful thing,
And the first motion, all the interim is
Like a phantasma, or a hideous dream.
The genius and the mortal instruments
Are then in counsel, and the state of man,
Like to a little kingdom, suffers then
The nature of an insurrection. (II, 1, v. 61-69,p. 502-504)

CAESAR
Et tu, Brute ? – Then fall, Caesar. (III, 1, p. 550)


La nature mystérieuse, innommable, de ces forces constitue l’intérêt majeur de cette pièce, de même que nous sommes pris dans un vertige équivalent pour définir ce « monstre » qui s’empare de Macbeth, le poussant à tuer le roi Duncan,  ou d’Othello, poussé à tuer sa fiancée Desdémone.

BRUTUS
I know no personal cause to spurn at him,
But for the general. He would be crown’d ;
How that might change his nature, there’s the question.
It is the bright day that brings forth the adder,
And that craves wary waling. Crown him, that,
And then I grant we put a sting in him,
That at his will he may do danger with.
Th’abuse of greatness is when it disjoins
Remorse from power. And to speak truth of Caesar,
I have not known when his affections sway’d
More than his reason. But ‘tis a common proof,
That lowliness is young ambition’s ladder,
Whereto the climber-upward turns his face.
But when he once attains the upmost round,
He then unto the ladder turns his back,
Looks in the clouds, scorning the base degrees
By which he did ascend. So Caesar may.
Then lest he may, prevent. And since the quarrel
Will bear no colour for the thing he is,
Fashion is thus : that what he is, augmented,
Would run to these and these extremities ;
And therefore think him as a serpent’s egg,
Which hatch’d, would, as his kind grow mischevious ;
And kill him in the shell. (II, 1, v. 11-33, p. 500)


         Brutus est, tout au long, de la pièce, hanté par ces forces innommables, à la fois durant la période précédant le fatal assassinat, puis après, et en particulier, lors de la veille de la bataille décisive qu’il finira par perdre, contre Marc Antoine et Octave César. Il est persuadé que César, une fois qu’il sera maître tout-puissant de Rome, se comportera de manière despotique et constitue de ce fait une menace, un danger pour Rome. Mais ce qui est fascinant, c’est que Brutus finisse par croire, voire à ne plus douter, que ce que lui peint son esprit, son imagination, sur le futur de César et Rome, soit exact. Brutus, pour reprendre le titre choisi pour cet article, s’octroie de lui-même un pouvoir surnaturel, tel un Précog dans le roman de Philip K. Dick, Minority Report, ces êtres mutants disposant du pouvoir de prédire les crimes futurs. Nous avons par conséquent un cas inquiétant de justice avant le crime : renversement total de notre conception de la justice visant normalement à punir les crimes commis, non à commettre. Sous cet angle, Brutus, malgré tous les motifs qu’il avance pour se justifier vis-à-vis de lui-même, de ses complices puis du peuple, n’est ni plus ni moins qu’un assassin, peu importe les motifs vertueux derrière lesquels il cherche à dissimuler son sanglant forfait. Circonstance aggravante, César, bien que son exercice solitaire du pouvoir soit indubitablement opposé dans le principe à l’esprit de la République romaine, est dépeint certes comme un personnage imbu de lui-même, parlant de lui-même à la troisième personne, mais dont la supériorité d’esprit sur tous les autres est incontestable : eût-il mieux valu in fine qu’il régnasse sur Rome, a fortiori lorsque l’on voit la période de chaos et de guerre civile qui s’ensuivit, avec à l’arrivée la concrétisation de la crainte initiale de Brutus, à savoir le couronnement d’Octave César, futur Auguste et premier empereur romain ?

CAESAR
Caesar shall forth. The things that threaten’d me,
Ne’er look’d but on my back ; when tey shall see
The face of Caesar, they are vanished. (II, 2, p. 526)

Cowards die many times before their deaths,
The valiant never taste of death but once.
Of all the wonders that I yet have heard,
It seems to me most strange that men should fear,
Seeing that death, a necessary end,
Will come when it will come […]
Caesar should be a beast without a heart
If he should stay at home today for fear.
No, Caesar shall not. Danger knows full well
That Caesar is more dangerous than he.
We are two lions litter’d in one day,
And I the elder and more terrible,
And Caesar shall go forth. (II,2, p. 528)


Le second point de réflexion que soulève la décision de Brutus est celui de ses motifs. Sur ce point, d’innombrables pistes d’interprétation sont possibles et peuvent se contredire entre elles : est-ce un cas de parricide freudien, une volonté de prendre la place du père ? Est-ce au motif, nonobstant toute interprétation freudienne, d’une soif de pouvoir démoniaque et irrésistible, similaire à celle qui s’empare de Macbeth ? Simple folie d’un esprit qui, littéralement, prend « ses rêves pour la réalité », et s’imagine, au nom du bien dont il serait sincèrement épris, faire un acte qui sauvera Rome, mais qui au final s’avérera contre-productif ?
Je serais pour ma part plus tenté de choisir une interprétation « à la Cioran » des motivations de Brutus, rêveur idéaliste qui confond dangereusement réalité et imagination, et qui, en agissant, provoque plus de mal que de bien. Toutefois, l’écriture elliptique, dénuée d’explication psychologique précise et excluant toute autre, propre au génie de Shakespeare, laisse le champ possible à toutes sortes d’explications, nous réduisant à un rôle de spéculateur perpétuel sur le caractère énigmatique, mais cependant infiniment fascinant, de ses personnages principaux.

       Ce qui laisse toutefois moins de doute, c’est la bonté dont fait preuve Brutus envers son entourage, en particulier sa femme Portia et son serviteur Lucius. La première est, malgré sa sensibilité et son intense amour pour son mari, une femme forte, qui n’entend pas être réduite au rôle ornemental de simple femme au foyer, mais qui aspire à être considérée comme une personne à part entière, une personne à qui Brutus puisse se confier, s’appuyer, en mesure de le soutenir et de le comprendre dans ses tourments. Quant à Lucius, Brutus le traite avec une gentillesse constante, malgré sa narcolepsie. Enfin, Brutus se refuse à imposer des impôts exorbitants à la population, faisant de lui un idéaliste politique, et par conséquent sans doute inapte à gouverner, eût-il gagné la guerre l’opposant à Marc-Antoine et Octave César.

PORTIA
Is Brutus sick ? And is it physical
To walk unbraced and suck up the humours
Of the dank morning? What, is Brutus sick?
And will he steal out of his wholesome bed
To dare the vile contagion of the night,
And tempt the rheumy and unpurged air
To add unto his sickness? No, my Brutus,
You have somme sick offence within your mind,
Which by the right and virtue of my place
I ought to know of. And upon my knees,
I charm you by my once commended beauty,
By all your vows of love, and that great vow
Which did incorporate and make us one,
That you unfold to me, your self, your half,
Why you are heavy […]
Is it excepted I should know no secrets
That appertain to you? Am I your self,
But as it were in sort, or limitation,
To keep with you at meals, comfort your bed,
And talk to you sometimes? Dwell I but in the suburbs
Of your good pleasure? If it be no more,
Portia is Brutus’ harlot, not his wife. (II, 1, p. 518-520)

BRUTUS
[…] What, shall one of us,
That struck the foremost man of all this world,
But for supporting robbers, shall we now
Contaminate our fingers with base bribes,
And sell the mighty space of our large honours
For so much trash, as may be grasped thus?
I Had rather be a dog, and bay the moon
Than such a Roman. (IV, 2, p. 604)

BRUTUS
For I can raise no money by vile means.
By heaven, I had rather coin my heart,
And drop my blood for drachmas, than to wing
From the hard hands of peasants their vile trash
By any indirection.
When Marcus Brutus grows so covetous,
To lock such rascal counters from his friends,
Be ready, gods, with all your thunderbolts,
Dash him to pieces. (IV, 2, p. 610)


         Enfin, Brutus n’est pas le seul à être une victime de sa propre imagination, de ses propres chimères. Son allié et « ami », Cassius, commettra l’erreur fatale de croire que leurs ennemis ont triomphé, mésinterprétant ce qui arrive à son ami Titinius, et se suicidant de manière précipitée sur cette apparence trompeuse. Il entraînera dans son suicide celui de son serviteur le plus dévoué, Pindarus, sorte de Kent vis-à-vis de Lear avant l’heure, puis celui de Titinius.

PINDARUS
Titinius is enclosed round about
With horsemen, that make to him on the spur,
Yet he spurs on. Now they are almost on him;
Now Titinius. Now some light. O, he lights too.
He’s ta’en.
Shout.
And hark, they shout for joy.

CASSIUS
Come down; behold no more.
O coward that I am, to live so long, to see my best friend ta’en before my face! (V, 3, p. 648-650)

MESSALA
Mistrust of good success hath done this deed.
O hateful error, melancholy’s child,
Why dost thou show to the apt thoughts of men
The things that are not? O error, soon conceiv’d,
Thou never com’st unto a happy birth,
But kill’st the mother that engend’red thee. (V, 3, p. 652)


          Ainsi, Jules César s’avère bien plus qu’une simple pièce politique : deux personnages ressortent du lot, César bien sûr (malgré un nombre de scènes limité, son assassinat intervenant au milieu de la pièce), personnage certes mégalomane mais indéniablement supérieur, mais surtout Brutus, en proie à des forces innommables qui le poussent à assassiner son mentor. Sur le plan politique strict, une vision désenchantée de l’action ressort, à la manière de Cioran (qui trouvera son point culminant dans Hamlet), ainsi qu’une évidente méfiance vis-à-vis des orateurs charismatiques et d’un peuple facilement crédule et manipulable, cédant facilement à ses instincts bas et meurtriers, à l’exemple de la mise à mort comique de Cinna le poète, confondu avec le politicien.

FOURTH PLEBEIAN
Tear him for his bad verses, tear him for his bad verses ! (III, 3, p. 592)

samedi 11 avril 2020

En attendant Godot, de Samuel Beckett : farce sur la misère de notre condition humaine.


Le théâtre de Beckett a d’abord et avant tout une fonction comique, et non métaphysique, sans pour autant nier totalement cette dernière bien sûr. Sa particularité est de nous faire rire sur les sujets qui s’y prêtent a priori le moins, à savoir l’ennui et le vide de la vie humaine, la tentation du suicide (et notre lâcheté à l’exécuter), notre angoisse face à la solitude et à la mort.

Ce qui déconcerte surtout, lorsque l’on découvre cet auteur, c’est l’extrême simplicité, nudité, du monde dans lequel évoluent ses personnages : ces derniers sont dépouillés de toute fonction sociale, ne mettant en scène que des personnages réduits à leur individualité, évoluant dans un contexte temporel indéfini, ne gardant pour ainsi dire que l’essentiel de leur être, permettant ainsi à Beckett de représenter l’homme dans sa condition la plus élémentaire, et donc la plus universelle.
Cet extrême dépouillement de l’homme réduit à son essence chez Beckett n’est pas sans rappeler l’homme privé de divertissement chez Pascal, avec dans les deux cas la même vérité déplaisante exposée crûment à nos yeux : la prise de conscience de l’inanité, de la vacuité de notre existence, où, tel le pendule de Schopenhauer (dont la philosophie a profondément inspiré Beckett), l’homme oscille entre l’ennui et la souffrance.

         Tout part donc chez Beckett de la constatation implacable que l’homme s’ennuie, et c’est probablement par ce biais qu’il convient de l’aborder : en effet, qui n’a fait l’expérience, durant sa vie, de l’ennui ? Qui n’a jamais eu cette conversation, à peu de choses près, en particulier dans sa jeunesse, si ce n’est dans sa vie adulte, et a fortiori dans cette période de confinement en France : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? T’as une idée ? / Non et toi ?/ Non, comme tu veux./ Non, je t’en prie, comme tu veux. ». Des variations de cette conversation se trouvent disséminées un peu partout dans la pièce, revenant tel un leitmotiv :

ESTRAGON. – En attendant, il ne se passe rien.
POZZO (désolé). – Vous vous ennuyez ?
ESTRAGON. – Plutôt.
POZZO (à Vladimir). – Et vous, monsieur ?
VLADIMIR. – Ce n’est pas folichon. (p. 50)

ESTRAGON (se levant.) – Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible. (p. 54)

VLADIMIR. – Nous attendons. Nous nous ennuyons. (Il lève la main.) Non, ne proteste pas, nous nous ennuyons ferme, c’est incontestable. Bon. […] Dans un instant, tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au milieu des solitudes. (Il rêve.) (p. 105)

C’est de ce constat de l’universel ennui que ressent l’homme que vient le « manque d’action » des pièces de Beckett, mais aussi, par extension, de ses romans, qui est si déconcertant lorsqu’on le lit pour la première fois. Et tout l’art de Beckett est de parvenir, malgré tout, à broder autour de ce vide, de cet ennui, à le « meubler », pour reprendre une des remarques savoureuses de Vladimir :

VLADIMIR. – Ce qui est certain, c’est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d’agissements qui, comment dire, qui peuvent à première vue paraître raisonnables, mais dont nous avons l’habitude. Tu me diras que c’est pour empêcher notre raison de sombrer. C’est une affaire entendue. Mais n’erre-t-elle pas déjà dans la nuit permanente des grands fonds, voilà ce que je me demande parfois. (p. 104)

           En attendant Godot réussit le tour de force d’être une pièce sur le « rien » : pour être plus exact, il ne se passe rien de significatif, les deux journées différentes qui nous sont représentées se ressemblant sur bien des aspects et les personnages ayant des conversations entre eux qui n’ont ni queue ni tête, ne débouchant sur aucune action décisive et les ramenant à leur état d’attente du fameux « Godot ». C’est là que l’aspect humoristique, que j’ai mis en avant dès le début de cet article, est primordial : de là découle tout le plaisir de (re)lire cette pièce, où il ne se passe pas une page sans que l’on ait une bonne tranche de rire sur le fond pourtant accablant de notre condition. Le théâtre de Beckett a, à mon avis, une fonction cathartique : mais loin de « purger les passions », comme le veut l’adage aristotélicien puis classiciste, Beckett nous purge de notre désespoir, et parvient à nous faire rire des aspects les plus déprimants de l’existence humaine. La suite de cet article ne consistera qu’en une énumération des sujets, appuyés d’extraits éloquents, sur lesquels nous sommes invités à rire.

           Parmi ces sujets, le premier qui me vient en tête est celle du suicide : en désespoir de cause, pour mettre fin à une vie qu’ils abhorrent tous deux, Vladimir et Estragon débattent régulièrement du suicide, et sur les moyens par lesquels ils peuvent l’accomplir. C’est d’ailleurs le tout premier instant drôle de la pièce, dès la deuxième page :

VLADIMIR. – […] D’un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900. […] La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (p. 10-11)

VLADIMIR. – […] Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
ESTRAGON. – On attend.
VLADIMIR. – Oui, mais en attendant ?
ESTRAGON. – Si on se pendait ?
VLADIMIR. – Ce serait un moyen de bander.
ESTRAGON (aguiché). – On bande ?
VLADIMIR. – Avec tout ce qui s’ensuit. Là où ça tombe il pousse des mandragores. C’est pour ça qu’elles crient quand on les arrache. Tu ne savais pas ça ?
ESTRAGON. – Pendons-nous tout de suite.
VLADIMIR. – À une branche ? (Ils s’approchent de l’arbre et le regardent.) Je n’aurais pas confiance.
ESTRAGON. – On peut toujours essayer.
VLADIMIR. – Essaie.
ESTRAGON. – Après toi.
VLADIMIR. – Mais non, toi d’abord.
ESTRAGON. – Pourquoi ?
VLADIMIR. – Tu pèses moins lourd que moi.
ESTRAGON. – Justement.
VLADIMIR. – Je ne comprends pas.
ESTRAGON. – Mais réfléchis un peu, voyons.
Vladimir réfléchit.
VLADIMIR (finalement). – Je ne comprends pas.
ESTRAGON. – Je vais t’expliquer. (Il réfléchit.) La branche… la branche… (Avec colère.) Mais essaie donc de comprendre !
VLADIMIR. – Je ne compte plus que sur toi.
ESTRAGON (avec effort). – Gogo léger – branche pas casser – Gogo mort. Didi lourd – branche casser – Didi seul. (Un temps.) Tandis que… (Il cherche l’expression juste.)
VLADIMIR. – Je n’avais pas pensé à ça.
ESTRAGON (ayant trouvé). – Qui peut le plus peut le moins.
VLADIMIR. – Mais est-ce que je pèse plus lourd que toi ?
ESTRAGON. – C’est toi qui le dis. Moi je n’en sais rien. Il y a une chance sur deux. Ou presque.
VLADIMIR. – Alors, quoi faire ?
ESTRAGON. – Ne faisons rien. C’est plus prudent.
VLADIMIR. – Attendons voir ce qu’il va nous dire.
ESTRAGON. – Qui ?
VLADIMIR. – Godot.
ESTRAGON. – Voilà. (p. 20-21)

ESTRAGON (regardant l’arbre). – Qu’est-ce que c’est ?
VLADIMIR. – C’est l’arbre.
ESTRAGON. – Non, mais quel genre ?
VLADIMIR. – Je ne sais pas. Un saule.
ESTRAGON. – Viens voir (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ?
VLADIMIR. – Avec quoi ?
ESTRAGON. – Tu n’as pas un bout de corde ?
VLADIMIR. – Non.
ESTRAGON. – Alors on ne peut pas.
VLADIMIR. – Allons-nous-en.
ESTRAGON. – Attends, il y a ma ceinture.
VLADIMIR. – C’est trop court.
ESTRAGON. – Tu tireras sur mes jambes.
VLADIMIR. – Et qui tirera sur les miennes ?
ESTRAGON. – C’est vrai.
VLADIMIR. – Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) À la rigueur ça pourrait aller.
ESTRAGON. – On va voir. Tiens.
Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.
VLADIMIR. – Elle ne vaut rien.
Silence.
ESTRAGON. – Tu dis qu’il faut revenir demain.
VLADIMIR. – Oui.
ESTRAGON. – Alors on apportera une bonne corde.
VLADIMIR. – C’est ça.
Silence. (p. 122-123)

          Il est ensuite hilarant de constater que Vladimir et Estragon ne peuvent se passer l’un de l’autre, beaucoup moins car ils éprouveraient une réelle affection l’un envers l’autre, mais davantage car ils ont peur de la solitude et du vide accablant que cette solitude leur révèle. L’autre est l’équivalent du « divertissement » pascalien, et ils se livrent tous deux à des activités (comme l’échange des chapeaux, dans la longue didascalie p. 93-94), ou à des conversations dérisoires pour éviter de ressentir le vide de leur condition :

VLADIMIR. – Tu me manquais – et en même temps j’étais content. N’est-ce pas curieux ?
ESTRAGON (outré). – Content ?
VLADIMIR (ayant réfléchi). – Ce n’est peut-être pas le mot.
ESTRAGON. – Et maintenant ?
VLADIMIR (s’étant consulté) – Maintenant… (joyeux) te revoilà… (neutre) nous revoilà… (triste) me revoilà. (p. 76)

VLADIMIR, ESTRAGON (se retournant simultanément). – Est-ce …
VLADIMIR. – Oh pardon !
ESTRAGON. – Je t’écoute.
VLADIMIR. – Mais non !
ESTRAGON. – Mais si !
VLADIMIR. – Je t’ai coupé.
ESTRAGON. – Au contraire.
Ils se regardent avec colère.
VLADIMIR. – Voyons, pas de cérémonie.
ESTRAGON. – Ne sois pas têtu, voyons.
VLADIMIR (avec force). – Achève ta phrase, je te dis.
ESTRAGON. – Achève la tienne.
Silence. Ils vont l’un vers l’autre, s’arrêtent.
VLADIMIR. – Misérable !
ESTRAGON. – C’est ça, engueulons-nous. (Échange d’insultes. Silence.) Maintenant raccommodons-nous.
VLADIMIR. – Gogo !
ESTRAGON. – Didi !
VLADIMIR. – Ta main !
ESTRAGON. – La voilà !
VLADIMIR. – Viens dans mes bras !
ESTRAGON. – Tes bras ?
VLADIMIR (ouvrant les bras). – Là-dedans !
ESTRAGON. – Allons-y.
Ils s’embrassent. Silence.
VLADIMIR. – Comme le temps passe quand on s’amuse !
Silence. (p. 98) [la page suivante les présente en train de faire l’arbre, en titubant)

Toutefois, Vladimir et Estragon finissent également par s’ennuyer à deux, et c’est avec un soulagement manifeste qu’ils accueillent tout événement inattendu les sortant de leur torpeur, comme l’épisode de la fausse alerte qui leur cause une frayeur bienvenue, frayeur préférable à l’ennui au final, les tirant de leur léthargie, puis l’arrivée de Pozzo et Lucky, le premier partageant l’enthousiasme des deux compères principaux dans la rencontre d’autres individus lui permettant de tromper son ennui.

[départ de Pozzo et Lucky]
VLADIMIR. – Ca a fait passer le temps.
ESTRAGON. – Il serait passé sans ça.
VLADIMIR. – Oui. Mais moins vite.
ESTRAGON. – Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
VLADIMIR. – Je ne sais pas.
ESTRAGON. – Allons-nous-en.
VLADIMIR. – On ne peut pas.
ESTRAGON. – Pourquoi.
VLADIMIR. – On attend Godot.
ESTRAGON. – C’est vrai.
Un temps. (p. 62)

[arrivée de Pozzo et Lucky]
ESTRAGON. – C’est Godot ?
VLADIMIR. – Ça tombe à pic. (Il va vers le tas, suivi d’Estragon.) Enfin du renfort !
POZZO. – Au secours.
ESTRAGON. – C’est Godot ?
VLADIMIR. – Nous commencions à flancher. Voilà notre fin de soirée assurée. (p. 100)

           La relation entre Pozzo et Lucky est intéressante en ce qu’elle révèle de manière crue toute relation humaine : une relation de dominant/dominé, ou de bourreau/victime, où les deux personnes sont cependant étroitement liées par un lien de dépendance mutuelle, dont la principale est d’échapper à leur propre solitude, et qui annoncent le duo Hamm/Clov dans Fin de partie.

           Enfin, pour terminer, lire Beckett, c’est aussi un moyen de nous laver de tous les clichés qui nous inondent, en premier lieu, bien sûr, notre croyance que la vie est une bénédiction. Les personnages de Beckett parviennent à la conclusion, devant le cortège continu d’ennui et de souffrances, que la vie est plutôt une malédiction.

POZZO. – […] Qu’est-ce qu’il a de si extraordinaire ? En tant que ciel ? Il est pâle et lumineux, comme n’importe quel ciel à cette heure de la journée. (Un temps.) Dans ces latitudes. (Un temps.) Quand il fait beau. (Sa voix se fait chantante.) Il y a une heure (il regarde sa montre, ton prosaïque) environ (ton à nouveau lyrique) après nous avoir versé depuis (il hésite, le ton baisse) mettons dix heures du matin (le ton s’élève) sans faiblir des torrents de lumière rouge et blanche, il s’est mis à perdre de son éclat, à pâlir (geste des deux mains qui descendent par paliers), à pâlir, toujours un peu plus, un peu plus, jusqu’à ce que (pause dramatique, large geste horizontal des deux mains qui s’écartent) vlan ! fini ! il ne bouge plus ! (Silence.) Mais (il lève une main admonitrice) – mais, derrière ce voile de douceur et de calme (il lève les yeux au ciel, les autres l’imitent, sauf Lucky) la nuit galope (la voix se fait de plus en plus vibrante) et viendra se jeter sur nous (il fait claquer ses doigts) pfft ! comme ça – (l’inspiration le quitte) au moment où nous nous y attendrons le moins. (Silence. Voix morne.) C’est comme ça que ça se passe sur cette putain de terre.
Long silence. (p. 48-49)

ESTRAGON (soudain furieux). – Reconnais ! Qu’est-ce qu’il y a  reconnaître ? J’ai tiré ma roulure de vie au milieu des sables ! Et tu veux que j’y vois des nuances. (Regard circulaire.) Regarde-moi cette saloperie ! Je n’en ai jamais bougé ! (p. 79)

VLADIMIR. – Représentons dignement pour une fois l’engeance où le malheur nous a fourrés. (p. 103)

VLADIMIR. – Laisse-le tranquille. Ne vois-tu pas qu’il est en train de se rappeler son bonheur. (Un temps.) Memoria praeteritorum bonorum – ça doit être pénible. (p. 112)

POZZO (soudain furieux.) – Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il [Lucky] est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? (Plus posément.) Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau.  (p. 116-117)

De plus, la prétention humaine à la connaissance, au savoir, est pareillement dégonflée, à la manière de Montaigne, Beckett mettant l’accent sur le caractère arbitraire de la connaissance, son inexactitude inhérente, mais surtout sur sa fragilité, puisqu’étant dépendante de l’homme-même pour la concevoir, elle est vouée à disparaître avec lui si la mémoire lui fait défaut, puis lorsqu’il décédera.

ESTRAGON. – Tu es sûr que c’était ce soir ?
VLADIMIR. – Quoi ?
ESTRAGON. – Qu’il fallait attendre ?
VLADIMIR. – Il a dit samedi. (Un temps.) Il me semble.
ESTRAGON. – Après le turbin.
VLADIMIR. – J’ai dû le noter. (Il fouille dans ses poches, archibondées de saletés de toutes sortes.)
ESTRAGON. – Mais quel samedi ? Et sommes-nous samedi ? Ne serait-on pas plutôt dimanche ? Ou lundi ? Ou vendredi ?
VLADIMIR. – (regardant avec affolement autour de lui, comme si la date était inscrite dans le paysage.) – Ce n’est pas possible.
ESTRAGON. – Ou jeudi.
VLADIMIR. – Comment faire ?
ESTRAGON. – S’il s’est dérangé pour rien hier soir, tu penses bien qu’il ne viendra pas aujourd’hui.
VLADIMIR. – Mais tu dis que nous sommes venus hier soir.
ESTRAGON. – Je peux me tromper. (p. 17-18)

ESTRAGON. – Ce ne sont pas les miennes. [de chaussures]
VLADIMIR. – Pas les tiennes !
ESTRAGON. – Les miennes étaient noires. Celles-ci sont jaunes.
VLADIMIR. – Tu es sûr que les tiennes étaient noires ?
ESTRAGON. – C’est-à-dire qu’elles étaient grises.
VLADIMIR. – Et celles-ci sont jaunes ? Fais voir.
ESTRAGON (soulevant une chaussure). – Enfin, elles sont verdâtres. (p. 87)

         Pour résumer donc, lire En attendant Godot, c’est faire l’expérience de la misère de notre condition, mais au lieu de la gravité d’un Pascal, c’est surtout en rire à gorge déployée !