« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 6 avril 2020

Chez les heureux du monde (The House of Mirth), d'Edith Wharton : Lily Bart, cygne baudelairien à New York.


           En ruminant à propos de ce roman d’Edith Wharton, une image s’est imposée tardivement à moi, mais qui me semble condenser l’enjeu essentiel de ce roman : l’image du cygne embourbé dans un Paris crasseux, dans le poème-éponyme « Le Cygne » de Baudelaire dans la section « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal. En effet, Lily Bart, la tragique et si émouvante héroïne de ce roman, est telle le cygne de Baudelaire, sorte d’ange se débattant dans la boue de la haute société new-yorkaise, luttant plus ou moins consciemment pour préserver son âme intérieure des vicissitudes, de la corruption morale dont cette société est rongée.
Alors bien sûr, et c’est ce qui rend son personnage d’autant plus attachant in fine, Lily n’est pas une âme pure, ce qui nous épargne à nous lecteur l’incrédulité et l’ennui qu’un tel type de personnage engendre, à l’image de Florence Dombey dans Dombey et Fils de Dickens ou Dinah Morris dans Adam Bede de George Eliot. Lily, de par son milieu mais surtout de par son éducation morale sous l’égide d’une mère toute imbue de prestige mondain et des folles dépenses qu’un tel prestige engendre inévitablement, a hérité de cet appétit de luxe, de jouissances, dont, à plusieurs reprises, elle ne cesse de souligner intérieurement la « nécessité » pour vivre. L’idée de vivre dans la pauvreté, même relative, lui inspire une peur et une horreur irrationnelles, renforcées par l’exemple négatif de sa cousine Gerty Farish, dont elle ne cesse de prendre en dégoût la modestie de son logement et de ses faibles moyens de subsistance obtenus toutefois par un travail honnête et qui lui assure sa propre indépendance.
Votre jaquette est un peu râpée… mais qui donc y prend garde ? Cela n’empêche pas les gens de vous inviter à dîner. Si, moi, j’avais une robe fanée, personne ne me voudrait : une femme est autant invitée pour sa toilette que pour elle-même. La toilette est le fond du tableau, le cadre, si vous voulez : elle ne détermine pas le succès, mais elle y contribue. Qui voudrait d’une femme pas élégante ? On attend de nous que nous soyons jolies et bien habillées jusqu’à la fin… et si nous ne pouvons y parvenir toutes seules, il nous faut monter une association à deux. (p. 18, chap. 1)

Il n’y avait qu’une pensée qui la consolât [la mère de Lily] : c’était de contempler la beauté de Lily. Elle l’étudiait avec une espèce de passion, comme si c’était là quelque arme qu’elle avait lentement façonnée pour sa vengeance [les Bart sont tombés du jour au lendemain dans une extrême pauvreté suite à la faillite du père de Lily]. Dans son bilan, cette beauté représentait l’actif suprême ; c’était le noyau autour duquel leur vie devait se reconstruire. Elle la surveillait jalousement, comme si c’était sa propriété personnelle et que Lily n’en fût que la gardienne ; et elle s’efforçait d’instiller à celle-ci le sentiment de la responsabilité qu’une telle charge impliquait.  […] elle déblatérait avec une telle acrimonie contre les mariages d’amour que Lily aurait pu s’imaginer qu’elle faisait allusion à son expérience personnelle, si Mrs Bart ne l’avait fréquemment assurée que, pour elle-même, elle avait été mariée par persuasion. Qui l’avait persuadée ? Elle ne s’expliquait jamais là-dessus. (p. 39, chap. 3)

Naturellement, Lily était fière des aptitudes de sa mère à cet égard ; elle avait été élevée dans cette foi qu’à n’importe quel prix il fallait avoir une bonne cuisine et être ce que Mrs Bart appelait « décemment vêtue ». Le pire reproche de Mrs Bart à son mari consistait à lui demander s’il attendait d’elle qu’elle « vécût comme les cochons », et la réponse négative de Mr Bart était toujours considérée comme autorisant un télégramme à Paris pour commander une ou deux toilettes supplémentaires, et un coup de téléphone au bijoutier pour lui dire qu’après réflexion il pouvait envoyer le bracelet de turquoises que Mrs Bart avait examiné le matin. […] Cette idée lui donna un sentiment de supériorité raisonnée, et elle n’avait pas besoin des commentaires de Mrs Bart pour cultiver l’instinct qui la portait naturellement vers le luxe. (p. 35, chap. 3)

Et puis elle [Gerty Farish] vit dans un horrible petit trou, elle n’a pas de femme de chambre et elle mange des choses si étranges ! Sa cuisinière lave le linge, et la nourriture a le goût de savon… Je détesterais cela, vous savez. […] [Selden] observait sa main, polie comme un morceau de vieil ivoire, avec ses ongles roses et frêles, et le bracelet de saphir qui lui glissait sur le poignet : il sentit combien il était ironique de lui suggérer, à elle, une vie comme celle que sa cousine à lui, Gertrude Farish, avait choisie. Elle était si évidemment la victime de la civilisation qui l’avait produite que les anneaux de son bracelet avaient l’air de menottes l’enchaînant à son destin. (p. 13, chap. 1)

           Sans toutefois négliger les préoccupations féministes du roman, indéniables (telles que la femme vue comme une marchandise de beauté à marier, ses moyens limités d’indépendance en dehors de celui, relatif, obtenu via un mariage avantageux etc.), The House of Mirth est un chef-d’œuvre d’abord et avant tout car son héroïne est une figure tragique dont la terrible lutte intérieure a une portée universelle, dans laquelle chaque être humain pourra se reconnaître : à savoir une lutte qui a pour enjeu son âme, sa liberté et in fine son bonheur. Lily peut être perçue comme une personne tourmentée, tiraillée par deux êtres intérieurs, que l’on peut symboliquement associer à sa mère (pour sa tentation de mener une vie fastueuse quel qu’en soit le prix moral) et Lawrence Selden, son intérêt masculin tout au long du roman, qui lui enjoint de ne pas mener une vie purement matérielle.
Lily, malgré son attitude aussi paisible que celle de Selden, palpitait secrètement au choc des pensées qui l’assaillaient. Il y avait en elle, à ce moment, deux êtres distincts, l’un qui aspirait à longs traits la liberté et la joie, l’autre qui haletait dans la sombre geôle des inquiétudes. Mais peu à peu, les soupirs du prisonnier diminuèrent, ou peut-être son camarade y fit-il moins attention : l’horizon se dilata, l’air devint plus vivifiant, et l’esprit libéré battit des ailes pour s’envoler.
Lily elle-même n’aurait pas su définir cet essor qui semblait la soulever et la balancer au-dessus de ce monde ensoleillé à ses pieds.
Était-ce l’amour, se demandait-elle, ou simplement une combinaison accidentelle de pensées et de sensations heureuses ? Dans quelle mesure cet essor était-il dû au prestige de ce merveilleux après-midi, aux parfums de bois périssants, à l’idée de tout l’ennui dont elle s’était évadée ? Lily n’avait pas dans son passé d’expérience précise grâce à quoi elle pût éprouver la qualité de ses sentiments. (p. 68, chap. 6)
                 
            C’est ce tiraillement intérieur qui constitue la ligne directrice de ce remarquable roman, et les échecs répétés de Lily à contracter le riche mariage qu’elle se promet d’avoir et qu’elle a fixé comme le but principal de son existence (prenant le relais du désir maternel) sont moins des coups du destin, de la fatalité, que le résultat du refus inconscient de la femme, ou de ce qu’on pourrait dire son âme (du moins sa meilleure moitié), de s’avilir, de se dégrader à un tel engagement, auquel l’autre moitié d’elle-même, résultat principalement de son milieu social, aspire pourtant. Dans l’âme de Lily se rejoue donc la lutte éternelle entre l’individu, qui cherche à sauvegarder son intégrité morale, et la société, qui cherche à soumettre cet individu à ses normes, à en faire un de ses rejetons dociles, uniformisés, lutte qui traverse toute la littérature romanesque depuis les premiers romans grecs jusqu’à celle d’aujourd’hui.
Sa vie ne l’avait jamais satisfaite : cela prouvait assez qu’elle était faite pour quelque chose de mieux. Elle aurait pu se marier plus d’une fois – faire un de ces mariages riches qu’on lui avait appris à considérer comme le but de l’existence ; mais, chaque fois que l’occasion s’était présentée, elle avait toujours reculé. (p. 158, chap. 14)

Ça, c’est Lily tout entière, vous savez : elle travaille comme un nègre à préparer le terrain et à faire les semailles ; puis, le jour où elle doit récolter la moisson, elle se lève trop tard ou elle court à un pique-nique. (p. 189, chap. 16)

         De manière métaphorique, cette lutte intérieure de Lily se transpose par divers motifs traditionnels, principalement ceux de la route, du chemin à emprunter face au dilemme constant auquel elle fait face, et de la lumière. Le moment décisif, au début du roman, où elle décide de manquer l’omnibus allant à l’église le dimanche, qui lui assurerait sans doute l’union avec Percy Gryce, un médiocre hypocondriaque mais immensément riche, pour faire une promenade en compagnie de Selden, ne cessera de se répéter ensuite tout au long du roman : Lily décide in fine de prendre sa route à elle, non celle que sa mère lui avait tracée, et qui lui inspire horreur dans ses rares moments de claire lucidité.
Elle ferma les yeux, un instant, et le néant de l’existence monotone qu’elle avait choisie se déroula devant elle comme une longue route blanche sans le moindre changement de niveau ni tournant : il est vrai qu’elle le parcourrait en voiture au lieu de s’y traîner à pied, mais parfois le piéton a le divertissement d’un raccourci, refusé à ceux qui roulent carrosse. (p. 60, chap. 5)

Aussi, miss Bart se leva-t-elle, le lendemain, très sérieusement convaincue que c’était son devoir d’aller à l’église. […] Mais une telle décision était trop exclusivement raisonnable pour ne pas contenir en soi des germes de rébellion : ses préparatifs n’étaient pas plus tôt terminés qu’ils éveillèrent en elle un sourd sentiment de résistance. Une faible étincelle suffisait à enflammer l’imagination de Lily, et la vue de la robe grise et du livre de prières illumina au loin les années futures. Il lui faudrait aller à l’office, tous les dimanches, avec Percy Gryce. Ils auraient un banc, tout près de l’autel, dans l’église la plus chère de New York, et le nom de Percy figurerait en bonne place dans l’annuaire des charités paroissiales. Au bout de quelques années, quand il aurait engraissé, on ferait de lui un membre du conseil de fabrique. Le pasteur viendrait dîner, une fois chaque hiver, et son mari la prierait de vérifier la liste des invités et de veiller à ce qu’elle ne renfermât pas de divorcées, hormis celles qui auraient donné des gages de repentir en se remariant très richement. Il n’y avait rien de particulièrement ardu dans cet ensemble d’obligations religieuses ; mais cela représentait une fraction de la grande masse d’ennuis qui se dessinait sur sa route. (p. 61-62, chap. 5)

          Les scènes où cette lutte intérieure s’expose de manière limpide, en particulier aux yeux du personnage, sont celles de rencontre avec Selden, l’homme qu’elle aime et qui eût pu la sauver, si des malentendus, des incompréhensions mutuelles, imputables aux deux personnages, bien qu’il me semble que Selden soit celui qui apparaisse comme étant le plus à blâmer pour l’histoire d’amour manquée qu’il eût pu avoir avec Lily. Selden était sans doute celui qui eût pu sauver Lily, s’il eût su se rendre compte avec plus d’acuité des tourments de la jeune femme, mais surtout, s’il eût su lui témoigner plus de compassion au lieu d’avoir été si dur et exigeant moralement envers elle. Malgré cette lâcheté et sa trop tardive prise de conscience, là encore suivant le mécanisme implacable d’une tragédie réussie (le chapitre final du livre est d’une émotion absolument poignante, terrible), les scènes entre Lily et Selden sont de loin les plus intenses de tout le roman, théâtre de cette trop brève communion d’âmes entre deux êtres qui eussent pu vivre heureux ensemble, théâtre surtout de leur tragique incompréhension mutuelle. L’élargissement de leur âme respective, leurs brefs moments de communion intérieure, les tourments qui les saisissent, sont d’une intensité presque égale à celle de Tolstoï, le plus grand romancier en la matière, qui a multiplié ce genre de scènes sublimes dans Guerre et Paix en particulier, et dont l’influence est perceptible dans l’écriture de Wharton.
Elle s’était levée, et il était debout en face d’elle, les yeux dans ses yeux. La douce solitude du jour déclinant les enveloppait ; ils paraissaient soulevés dans un air plus pur. Toutes les exquises influences de l’heure tremblaient dans leurs veines, et les attiraient l’un vers l’autre comme les feuilles détachées étaient attirés vers le sol.
- C’est vous qui êtes lâche ! répéta-t-il, lui prenant les mains.
Elle s’appuya un instant contre lui, comme repliant des ailes fatiguées : il crut sentir que son cœur battait après l’effort d’un vol prolongé plutôt qu’il ne tressaillait devant les espaces ouverts. Puis elle recula, avec un petit sourire d’avertissement :
- Je serai hideuse, dès que je serai mal fagotée ; mais je sais garnir mes chapeaux, déclara-t-elle.
Ils se turent de nouveau, souriant l’un à l’autre comme des enfants aventureux qui ont grimpé jusqu’à une hauteur défendue d’où ils découvrent un monde nouveau. Le monde réel à leurs pieds se voilait d’ombre, et, par-dessus la vallée, la lune claire monta dans le bleu plus opaque. (p. 77, chap. 6)

Sur le seuil, il s’arrêta, se rappelant une phrase de Lily : « Il me semble que vous passez une grande partie de votre temps dans l’élément que vous désapprouvez. »
Oui, mais… qu’est-ce qui l’avait amené ici, sinon le désir de la voir ? C’était son élément, à elle, non le sien. Mais il l’en tirerait, il l’emmènerait « au-delà » !... Cet au-delà qui scellait sa lettre était comme un appel à la rescousse. Il savait que la tâche de Persée n’est pas terminée quand il a détaché les chaînes d’Andromède : car ses membres sont engourdis par l’esclavage, elle ne peut ni se lever ni marcher, et elle l’enlace de ses bras pendants, tandis qu’il revient à terre avec son fardeau. Eh bien, il avait de la force pour deux : c’était sa faiblesse, à elle, qui lui avait donné de la force, à lui. Ce n’était pas, hélas ! un courant de vagues pures qu’il s’agissait de remonter : il leur fallait traverser un marais gluant de vieilles associations d’idées et de vieilles habitudes, et, pour le moment, les vapeurs de ce marais le prenaient à la gorge. Mais il verrait plus clair, il respirerait plus librement en sa présence : elle était à la fois le poids mort sur sa poitrine et l’épave qui les ferait atterrir en sûreté… (p. 161, chap. 14)

Même dans les circonstances les plus défavorables, ce plaisir était toujours sensible : elle pouvait bien le haïr, mais elle n’avait jamais souhaité qu’il ne fût pas là. Elle en était tout près, de le haïr, à cette heure, et pourtant le son de sa voix, les jeux de la lumière sur ses fins cheveux bruns, sa manière de s’asseoir, de bouger, de porter ses vêtements – elle avait conscience que même ces choses triviales étaient mêlées à la trame de sa propre vie la plus profonde. En présence de cet homme, une paix soudaine descendait sur elle, et le tumulte de son esprit s’arrêtait. (p. 277, chap. 24)

- Ah ! ne dites pas cela… Ne me dites pas que vos paroles n’y ont rien fait. Il me semble que vous me rejetez, que vous m’abandonnez, seule, toute seule avec les autres.
Elle s’était levée et se tenait devant lui, complètement dominée, une fois de plus, par les nécessités pressantes du moment. La répugnance qu’elle soupçonnait chez lui tout à l’heure, elle n’en avait plus l’idée ; qu’il le voulût ou non, il lui faudrait la voir, une bonne fois, telle qu’elle était, avant qu’elle partît.
Sa voix avait repris de la force, et elle le regarda gravement les yeux en continuant :
- Une fois…, deux fois…, vous m’avez offert une chance de m’évader de ma vie, et je l’ai refusée… refusée, parce que j’étais lâche. Ensuite j’ai vu mon erreur… j’ai vu que je ne pourrais jamais être heureuse avec ce qui m’avait satisfaite auparavant. Mais il était trop tard : vous m’aviez jugée… j’ai compris. Il était trop tard pour le bonheur… mais pas trop tard pour trouver une aide dans la pensée même de ce que j’avais manqué… C’est de cette pensée seule que j’ai vécu : ne me l’ôtez pas maintenant !... Même dans mes pires moments, cette pensée a été comme une petite lumière au milieu des ténèbres. Il y a des femmes qui sont assez fortes pour valoir quelque chose par elles-mêmes ; moi, j’avais besoin d’être soutenue par votre foi en moi. […] Et puis, je me rappelais… je me rappelais que vous m’aviez dit qu’une pareille vie ne pourrait jamais me satisfaire ; et je ne m’avouais pas sans honte qu’elle me satisfaisait… Voilà ce que vous avez fait pour moi… voilà ce dont je voulais vous remercier. Je voulais vous dire que je n’ai pas oublié, et que j’ai essayé… essayé de toutes mes forces… […] mais la vie est difficile, et je suis un être absolument inutile. On peut à peine dire que j’aie une existence indépendante. Je n’étais tout juste qu’une vis ou un écrou dans la grande machine qu’est l’existence, et, quand je suis tombée de là, j’ai découvert que je n’étais d’aucun usage, nulle part ailleurs. Que faire lorsqu’on s’aperçoit qu’on ne peut s’adapter qu’à un seul trou ? Il faut ou bien y retourner, ou bien être jeté au rebut… et vous ne savez pas combien c’est dur !... (p. 306-307, chap. 27)

- Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit un jour ? que vous ne pouviez m’aider qu’en m’aimant ? Eh bien… vous m’avez aimée, un moment, et cela m’a aidée. Cela m’a toujours aidée. Mais ce moment est passé… C’est moi qui l’ai laissé passer. Et il faut continuer à vivre. Adieu.
Il posa son autre main sur la sienne, et ils se regardèrent l’un l’autre avec une sorte de solennité, comme s’ils se trouvaient en présence de la mort. Quelque chose, en vérité, gisait mort entre eux : l’amour qu’elle avait tué en lui et qu’elle ne pouvait plus rappeler à la vie. Mais quelque chose vivait entre eux, et s’élançait en elle comme une flamme impérissable : c’était l’amour que l’amour de cet homme avait éveillé, la passion de son âme, à elle, pour la sienne, à lui.
À la lumière de cette flamme, tout le reste périssait et se détachait d’elle. (p. 308, chap. 27)

            En périphérie à ce dilemme moral, il est important de souligner que les qualités de ce roman sont innombrables. Je m’attarderai simplement sur la plus remarquable, après la représentation intense de l’âme de Lily et incidemment, de celle de Selden : la capacité qu’a Wharton de caractériser ses personnages, pour la majeure part répugnants, en quelques pages, voire en quelques lignes assassines, avec une précision, une vitalité implacables, nous présentant leurs défauts, leur manie avec une ironie et un sarcasme qui justifient pleinement le surnom de « l’Ange de la dévastation » que lui a donné Henry James.
[Lily] se mot à scruter son petit monde à travers la rétine de Selden : c’était comme si l’on avait éteint les lampes roses pour laisser entrer le jour poussiéreux. Elle regarda jusqu’au bout de la longue table, étudiant les convives un à un, depuis Gus Trenor avec sa lourde tête de carnivore enfoncée entre ses épaules, tandis qu’il dévorait un pluvier à la gelée, jusqu’à sa femme, assise à l’autre extrémité de la plate-bande d’orchidées, qui faisait penser, avec son éblouissante bonne mine, à la devanture d’un joaillier sous la lumière électrique. Et, entre les deux, quel interminable désert ! Comme ces gens étaient mornes et vulgaires ! Lily les passa en revue avec une impatience méprisante : Carry Fisher, ses épaules, ses yeux, ses divorces, et tout son air d’incarner un piquant « écho mondain » ; le jeune Silverton, qui avait eu l’intention de gagner sa vie à corriger des épreuves et d’écrire un poème épique, et qui maintenant vivait de ses amis et ne faisait plus que la critique des truffes ; Alice Wetherall, une liste de visites personnifiée, dont les convictions les plus ardentes avaient trait au style des invitations et à la gravure des menus ; Wetherall avec son perpétuel tic nerveux d’assentiment, son air d’être de l’avis des gens avant même de savoir ce qu’ils disent ; Jack Stepney, avec son sourire présomptueux, et ses yeux inquiets, à mi-chemin entre l’huissier et une héritière ; Gwen Van Osburgh, avec tout le candide aplomb d’une jeune fille à qui l’on a toujours dit qu’il n’y a personne de plus riche que son père.
Lily sourit à cette classification de ses amis. Comme ils lui avaient paru différents, quelques heures plus tôt ! Alors ils avaient symbolisé ce qu’elle était en train d’acquérir ; maintenant ils représentaient ce à quoi elle renonçait. Cet après-midi même, ils avaient semblé pleins de brillantes qualités ; maintenant elle voyait qu’ils n’étaient que bruyamment stupides. Sous l’éclat de leur vie possible, elle voyait la pauvreté de leurs actes réels. Ce n’était pas qu’elle les eût voulus plus désintéressés ; mais elle les aurait aimés plus pittoresques. Et elle se rappelait avec honte la manière dont elle avait subi tout à l’heure la tyrannie de leurs critériums. (p. 59-60, chap. 5)

Et pourtant, chose encore plus remarquable, c’est que si Wharton n’éprouvait sans doute que bien peu de sympathie envers la haute société qu’elle a elle-même fréquentée toute sa vie, elle n’en obéit pas moins à ce rôle impérieux de l’artiste qui est de nous présenter la vie dans sa complexité, ce qui implique que même les personnages les plus répugnants, ont, à l’occasion, des moments où notre compassion, empathie, est éveillée, sans pour autant nous les rendre sympathiques (je pense notamment au moment où Gus Trenor, puis George Dorset, constatent le naufrage que constitue leur mariage respectif). Cette vérité de l’artiste, que l’on retrouve là encore chez Tolstoï (il suffit de lire, pour trouver un exemple frappant de ce que j’affirme, le premier chapitre d’Anna Karénine, où le couple Stépan et Dolly nous est présenté avec une vérité saisissante), fait de Wharton une artiste au talent exceptionnel, comparable en cela à son illustre prédécesseur russe, à Jane Austen, Flaubert ou Proust, pour citer ceux qui me semblent détenir au plus haut point ce talent de caractérisation complexe de leurs personnages, saisis dans leur plus subtile nuance et débarrassés même des jugements/préjugés que pourraient leur porter leur auteur, qui fait la marque des plus exceptionnels romanciers. Ainsi, Wharton, qui était antisémite, rend justice à Rosedale, l’ambitieux juif qui se révèlera avoir des qualités inattendues, notamment dans la compassion qu’il éprouve devant la déchéance de Lily.
Mais peut-être Edith Wharton se situe-t-elle au-dessus des écrivains susmentionnés, à l’exception de son modèle Tolstoï et d’Austen : sa capacité à rendre compte des tourments d’une âme humaine, ses brefs instants d’illumination, de douloureuses prises de conscience, n’ont d’équivalent sans doute que dans ses deux écrivains qui sont parmi mes préférés personnels.

8 commentaires:

  1. Inconnue au bataillon!
    Dis donc, deux articles copieux en si peu de temps... t'es tombé de ton lit ?! :D

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    1. A lire d'urgence ! Je vais en lire un autre de cette auteure très bientôt, "Le Temps de l'innocence".
      Ce n'est pas tout, il y a au moins 2 articles à venir dans les prochaines semaines, voire jours. Pas encore écrits, mais je pense m'y atteler très bientôt.

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  2. J'allais vous conseiller Le Temps de l'innocence. Ou plutôt L'Âge de l'innocence : une nouvelle traduction, bien plus fidèle à l'original a en effet été publiée sous ce titre, l'année dernière, aux Belles Lettres dans une collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein qui a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre de Wharton en France, même si -effectivement - elle est reste assez méconnue. Le mieux serait de pouvoir la lire dans le texte évidemment, mais à défaut la traduction des BL a le mérite d'être exhaustive (l traduction initiale présentait un certain nombre de coupes) et reflète bien mieux le style littéraire de Wharton.
    The Age of innocence/L'Âge de l'innocence est sans doute le chef d'oeuvre de Wharton et le roman pour lequel elle obtient le prix Pulitzer en 1921, décerné pour la première fois à une femme. C'est un très beau roman aux accents mélancoliques et assez proustiens (la préface de l'édition des Belles Lettres est éclairante sur ce point). Sinon, je recommande Les beaux mariages et Ethan Frome (POL, retraduit récemment aussi) qui sont les autres oeuvres maîtresses de Wharton.

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    1. Un grand merci d'avoir attiré mon attention sur la traduction du "Temps de l'innocence". Il semblerait que le texte, non seulement soit mal traduit, mais aussi soit incomplet...
      Vous m'avez évité une belle déconvenue.
      Je pense que je vais me diriger vers la version originale du texte dans ce cas.
      Encore merci pour votre commentaire.

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  3. Mal traduit serait un peu injuste. C'est une traduction qui reste agréable à lire et qui n'est pas dénuée de qualités. Mais elle est ancienne et un peu datée. Les traductions vieillissent plus ou moins bien et, comme vous le souligniez, Edith Wharton étant une romancière encore assez méconnue en France, elle n'a pas bénéficié d'autant de retraductions qu'une Virginia Woolf ou une Jane Austen. La première traduction de The Age of innocence obéit à d'autres canons de traduction que ceux en vigueur actuellement. On était moins regardant autrefois quant à la fidélité au texte original. On était presque plus dans une logique d'adaptation que de traduction : adaptation à ce qu'on pensait le goût et les attentes du public. C'est ce qui explique que cette traduction édulcore quelque peu le texte de Wharton dans le fond comme dans la forme et ne s’embarrasse pas de quelques coupes au passage. La nouvelle traduction, elle, respecte scrupuleusement le texte anglais tout en étant plus proche du style de Wharton : un style ample, complexe, avec de longues phrases (que la précédente traduction avait tendance à couper, à "simplifier"). Si vous avez la possibilité de lire Wharton en VO, c'est très bien - attention, cependant, si ce n'est pas du niveau de difficulté d'une Virginia Woolf, c'est plus difficile à lire que du Jane Austen, pour vous donner un ordre d'idée - mais s'il fallait choisir entre les deux traductions, je ne peux que recommander celle des Belles Lettres.

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    1. Je vous remercie pour ces précisions. Je n'ai pas encore pris de décision définitive entre la nouvelle traduction (plus fidèle) aux Belles Lettres et la version originale, mais je lirai sans doute le roman dans l'une de ces deux versions.

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  4. Si vous avez envie d'en savoir plus sur Wharton, je vous conseille cette série d'émissions qui lui avait été consacrée l'an dernier sur France culture et qu'on peut réécouter ou podcaster depuis le site : https://www.franceculture.fr/emissions/series/edith-wharton
    Mention spéciale aux épisodes 2 (qui se réfère pas mal à Chez les heureux du monde) et 3 (qui traite de L'Âge de l'innocence et d'Ethan Frome), les plus intéressants si mes souvenirs sont exacts.
    Bonne lecture et/ou bonne écoute !

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