Hans, dans une
certaine mesure, ressemble à Thomas Buddenbrook : ce dernier a travaillé
toute sa vie dans l’affaire familiale, sans grand enthousiasme et davantage par
devoir filial, et ses derniers mois, le confrontant à la maladie et le forçant
à l’inaction, lui révèlent clairement le
dégoût (longtemps inconscient) qu’il a envers la vie active matérielle et son
goût pour la vie contemplative, en particulier dans sa lecture passionnée de
Schopenhauer. Hans eût sans doute connu un destin semblable à Thomas
Buddenbrook, dont l’être profond est davantage disposé à la vie contemplative,
mais qui, plongé sa vie durant dans son métier, n’eut pas la chance de s’en
extraire. Mais ce qui semble surtout prédisposer Hans à la vie contemplative,
c’est son expérience précoce de la mort : orphelin de ses deux parents,
puis de son grand-père paternel, cette expérience est celle qui sans doute lui a
permis de prendre conscience de la vanité d’une vie passée à s’enrichir, ou
plutôt maintenir un certain prestige social, tel que l’exhorte son oncle qui
l’avait pris en charge. Par conséquent, c’est sans grand regret, voire avec
joie, que Hans s’acclimate rapidement à la vie contemplative que lui permet le
mode de vie singulier du sanatorium, s’y voit d’abord forcé dans un premier
temps à y rester, puis y prolonge volontiers son séjour, éprouvant au fil du
temps un mépris croissant pour la vie active, affairée, d’en bas.
Une scène
remarquable en particulier voit Hans et Joachim accompagner Karen Karstedt au
cimetière de Davos, où celle-ci a l’occasion de contempler d’avance la place au
cimetière qui lui est réservée. La description sobre du silence que gardent les
personnages et de leurs réactions non-verbales offre au lecteur un des moments
les plus poignants du roman :
Une telle
sobriété, simplicité toute tolstoïenne, se retrouve dans la description de la
mort de certains protagonistes du roman, en particulier la plus émouvante de
toutes, celle de Joachim. Reparti « en bas » pour réaliser son rêve
de servir dans l’armée, et ce contre l’avis des médecins, Joachim finit par
revenir « en haut » dans un état qui ne lui laisse rapidement plus
aucun espoir. La description de sa rapide déchéance physique, puis de sa mort
pathétique, et l’émotion qui étreint Hans, ainsi que le lecteur, constitue sans
doute le passage le plus émouvant de tout le roman, lui qui, bien qu’il soit le
double inversé de Hans (impatient de retourner à la vie active, s’efforçant de
maîtriser ses passions, en particulier son amour pour Maroussia dont il ne
parlera jamais, même avec son cousin dont il est pourtant très proche), finit
néanmoins par inspirer une profonde sympathie au lecteur en raison de son
calme, de son tact parfait et irréprochable envers autrui, mais aussi et
surtout pour sa discrète mélancolie liée à son amour qu’il s’efforce de
combattre en vertu de ses idéaux de vie active et héroïque.
En sus de
cette sensibilité au beau, Hans symbolise aussi une curiosité insatiable, une
volonté de se frotter à toute chose qui lui permette d’élargir sa connaissance
du monde et de lui-même. C’est le fameux placet
experiri que nous avions d’emblée exposé au début de cette note. Mais loin
de se limiter à l’esprit, à la raison, comme le préconise Settembrini, Hans est
aussi attiré par l’irrationnel, par l’enivrement des sens, reprenant le concept
du dionysiaque cher à Nietzsche. Cependant, loin de se laisser dominer, submerger
par ces sensations, Hans exerce un certain contrôle sur celles-ci : peu
lui chaut au final que son amour pour Clavdia Chauchat ne soit pas ou peu
partagé, et Hans, loin de se conduire comme un amant jaloux et possessif, ira
même jusqu’à sympathiser avec Mynheer Peeperkorn, le compagnon de Clavdia lors
de son retour au sanatorium, dans le dernier tiers du roman. Ce qui lui importe
surtout, ce sont les sensations, l’ivresse qu’il ressent, davantage que
l’assouvissement concret de son amour pour Clavdia. Pour appuyer la symbolique
de l’amour, du désir comme désordre des sens, comme contraire à la raison et à
la vie, Mann insiste sur le côté félin, animal de Clavdia dans ses gestes, ainsi
que sur la forme orientale de ses yeux, l’Orient étant traditionnellement
associé dans l’imaginaire collectif occidental à la luxure et à l’inaction. Mais
Hans, et Mann par son intermédiaire aussi, refuse à la fois le monisme de
Settembrini accordant à la vie et à la raison la primauté, et le dualisme de
Naphta opposant la vie et la mort, considérant les deux concepts comme
complémentaires. Cette union, acceptation des deux, est symboliquement affirmée
dans ce passage entre autres :
De même, c’est
avec une certaine distance qu’il convient de lire les innombrables débats entre
Settembrini et Naphta : Hans lui-même finit par comprendre que les
positions extrêmes adoptées par les pédagogues tiennent davantage du sophisme
qui, bien que non dépourvus d’intérêt sur certains aspects, ne peuvent être
acceptées telles quelles en raison soit de leur monisme (pour Settembrini), soit de leur
relativisme absolu (pour Naphta). Enfin, les longs développements sur la
musique trouvent un écho direct dans la vie de Hans et l’on trouve, dans
son admiration de certains morceaux classiques, des échos à son amour
impossible pour Clavdia ainsi que de son deuil pour son cousin Joachim.
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Ci-dessous, un large choix de citations
du roman :
Deux jours de voyage éloignent
l’être humain – à plus forte raison le jeune homme encore peu enraciné dans la
vie – de son univers quotidien, de tout ce qu’il appelait devoirs, intérêts,
soucis, perspectives ; il en est bien plus éloigné qu’il ne l’avait sans
doute imaginé dans le fiacre le conduisant à la gare. L’espace qui, virant et fuyant, se jette entre lui et son terroir
d’origine révèle des forces que l’on croit d’ordinaire réservées au
temps ; d’heure en heure, il entraîne
des transformations intérieures qui, fort semblables à celles que produit le
temps, les surpassent d’une certaine façon. Comme ce dernier, l’espace
génère l’oubli, mais, ce faisant, il
affranchit la personne humaine de ses attaches, la met dans un état de liberté
originelle – et, en un tournemain, il transforme même un esprit tatillon et
terre à terre en une sorte de vagabond. Le
temps, dit-on, c’est le Léthé ; or l’air des lointains est un breuvage
analogue, et son effet, pour être moins intense, n’en est que plus rapide.
(p. 10-11)
Ce que l’homme vit en individu,
c’est non seulement sa vie personnelle, mais aussi, inconsciemment ou non,
celle de son époque et de ses contemporains ; il a beau tenir pour des
données absolues et évidentes les fondements généraux et impersonnels de son
existence, et être à cent lieues, comme ce brave Hans Castorp, d’avoir l’idée
de les critiquer, il est fort possible qu’il se sente vaguement lésé, dans son
bien-être moral, par leurs déficits.
Un individu peut avoir en tête
divers buts, objectifs, espoirs et perspectives, et y puiser l’impulsion
d’aller vers des efforts et des activités élevés ; mais si l’impersonnalité ambiante et l’époque elle-même sont en fait
dépourvues d’espoirs et de perspectives, en dépit de leur apparente animation,
si cette époque lui apparaît en secret
dénuée d’espoirs, de perspectives et de résolution, et si elle répond par un
silence fort creux à la question qu’il pose bel et bien, sciemment ou non,
celle du sens de tout effort et de toute
activité, sens suprême et ultime, dépassant l’individualité, cet état de
choses ne manquera pas d’avoir un effet plus ou moins paralysant, notamment sur
des êtres d’une grande intégrité, et cet
effet, loin de s’arrêter à la sphère psychique et morale, s’étendra à la partie
physique et organique de l’individu. Être
disposé à des performances considérables, outrepassant les limites de la
simple obligation, sans que notre époque
puisse donner une réponse satisfaisante à la question de leur finalité, voilà
qui requiert soit une solitude et une ingénuité morales peu communes et
dignes d’un héros, soit une vitalité des plus robustes. (p. 53)
Le temps n’a rien d’intrinsèque.
Quand il nous semble long, il l’est, et quand il semble court, il l’est aussi,
mais personne ne connaît sa longueur ou sa brièveté réelles. (p. 103)
Quant à le mesurer, attends un
peu ! Pour être mesurable, il faudrait tout de même qu’il s’écoule
uniformément, mais le fait-il ? Où est-ce écrit ? Notre conscience nous apprend le contraire ;
si nous supposons qu’il s’écoule de manière uniforme, c’est seulement par goût
de l’ordre, et nos mesures sont de pures conventions […] ! (p. 104)
Dans un style impeccable aux
tournures élégantes, il se plaignit du froid et de l’humidité dont il souffrait
cruellement. Si seulement on pouvait chauffer ! Mais voilà, ces misérables
détenteurs du pouvoir faisaient arrêter le chauffage dès qu’il cessait de
neiger selon une règle vide de sens, et au mépris de toute raison ! Quand
Hans objecta qu’une température modérée dans les chambres comptait sans doute
parmi les principes de la cure, et qu’on voulait manifestement éviter de gâter
les patients, Settembrini se répandit en sarcasmes. Alors là, parlons-en, des
principes de la cure ! Sublimes et intangibles principes ! Selon lui,
Hans employait vraiment le ton voulu, tout en dévotion et en servilité. Chose frappante
– mais au bon sens du terme, car fort réjouissante –, les principes auxquels on vouait un culte absolu étaient justement ceux
qui cadraient en tout point avec les intérêts économiques des détenteurs du
pouvoir ; en revanche, pour les principes moins favorables à ces
intérêts, on avait tendance à fermer l’œil… (p. 148-149)
Si notre ingénieur a déjà fait
pour sa part une remarque allant dans ce sens, cela ne fait qu’étayer mon
hypothèse de son dilettantisme intellectuel : pour l’heure, grâce aux dons
de sa jeunesse, il ne fait que s’essayer provisoirement à diverses conceptions
possibles. Loin d’être une feuille vierge, le
jeune homme doué est plutôt une page où tout est déjà écrit à l’encre
sympathique, les idées justes comme les mauvaises : il appartient à
l’éducateur de développer résolument le vrai et, par une action adéquate,
d’éradiquer le faux qui pourrait se manifester. (p. 157)
C’est notre vécu du temps qui menace de disparaître, lorsque la
monotonie est incessante – ce vécu étant lui-même si apparenté, si lié à la
joie de vivre qu’on ne saurait l’affaiblir sans gravement porter atteinte à
cette dernière. Sur la nature de l’ennui, il y a pléthore de conceptions
erronées. On croit dans l’ensemble que l’intérêt et la nouveauté des contenus
« font passer le temps », c’est-à-dire le raccourcissent, tandis que
la monotonie et le vide en appesantissent et en freinent la course. Ce n’est
pas forcément pertinent. Il se peut que le vie et la monotonie dilatent
l’instant et l’heure en les rendant interminables, tandis qu’ils abrègent les
grandes, les énormes masses de temps, et les font se volatiliser jusqu’à les
réduire à néant. À l’inverse, un contenu
riche et intéressant est sans doute en mesure d’écourter et d’alléger une
heure, voire une journée ; cependant, sur une grande échelle, il confère
au cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité, si bien que les
années mouvementées passent bien plus lentement que ces années pauvres, vides
et légères qui, emportées par le vent, se dissipent. L’ennui infini, comme
on dit, n’est donc en fait qu’un abrègement pathologique du temps, ayant pour
source la monotonie. Si rien n’interrompt
le train-train, de grands laps de temps diminuent d’une façon qui nous donne un
coup au cœur ; chaque journée
étant comme les autres, tous les jours semblent n’en faire qu’un ; si
l’uniformité était totale, la vie la plus longue serait perçue comme fort brève
et s’éclipserait sans crier gare. L’habitude endort notre sens du temps ou
du moins l’affaiblit, et c’est sûrement aussi à cause d’elles que nos années de
jeunesse sont vécues comme lentes, tandis que la suite de la vie se précipite
et s’envole. Introduire des changements
d’habitudes et des renouvellements est, on le sait bien, le seul moyen de se
maintenir en vie, de réactiver son sens du temps, de rajeunir, renforcer et
ralentir notre vécu du temps, et, ce faisant, de restaurer toute notre joie de
vivre. Tel est le but des changements d’air et de décor, des villégiatures
balnéaires, telle est la vertu réparatrice des diversions et des épisodes. Les
premières journées d’un nouveau séjour ont une allure juvénile, c’est-à-dire
vigoureuse et ample – et l’on en compte six ou huit. Puis, à mesure que l’on
s’acclimate, leur raccourcissement se fait sentir. Quand on tient à la vie ou,
disons plutôt, qu’on veut s’y raccrocher, on observe avec effroi que les jours
se remettent à s’alléger, à filer à toute vitesse ; sur quatre semaines,
par exemple, la dernière est d’une rapidité et d’une fugacité inquiétantes.
(p. 162-163)
De tous les instincts naturels, disait-il, c’était le plus fluctuant et le plus menacé, foncièrement enclin à
s’égarer et à donner dans d’atroces perversions, ce qui n’avait rien
d’étonnant. Car, à l’en croire, cette puissante impulsion n’avait rien de
simple, elle était de nature hétéroclite et, quoique globalement légitime, n’en restait pas moins un tissu de
perversions. […] on se refusait à bon escient, face à l’absurdité des
composantes, à en inférer que le tout était absurde, on était fatalement obligé d’attribuer la légitimité du tout à une
perversion, et ce en partie, voire totalement. […] C’étaient des
résistances psychiques et des correctifs, des instincts de bienséance édifiante
qu’il eût pu qualifier de bourgeois : par
leur effet compensateur et restrictif, ils faisaient fusionner ces composantes
perverses en un ensemble correct et utile – processus certes fréquent et
heureux, mais dont le résultat, ajoutait Krokovski d’un air quelque peu
dédaigneux, importait peu au médecin et au penseur. […] les deux groupes de forces, l’élan amoureux ainsi que les
impulsions adverses, parmi lesquelles on pouvait notamment citer la honte et le
dégoût, avaient en propre une tension et
une passion extraordinaires, dépassant les limites communément admises par
le bourgeois ; or il fallait
l’affrontement des deux groupes de forces, au tréfonds de l’âme, pour empêcher
la réclusion des instincts vagabonds, leur consolidation et leur moralisation,
dont découle l’harmonie habituelle d’une vie amoureuse en bonne et due forme.
Et cet antagonisme entre les puissances de la chasteté et de l’amour, puisque
c’était bien ce dont il s’agissait, quelle en était l’issue ? Selon toute
apparence, il se terminait par la victoire de la chasteté. La crainte, les
conventions, une prude répugnance, un
frileux besoin de pureté réprimaient l’amour, le tenaient enchaîné dans
l’obscurité ; s’ils autorisaient ses sollicitations confuses à passer dans
la conscience et à se traduire en actes, c’était seulement en partie, et ils
étaient loin de restituer toute leur force et leur diversité. Cette victoire de
la chasteté n’était cependant qu’un simulacre, une victoire à la Pyrrhus, les injonctions
de l’amour ne pouvant être bâillonnées ni violentées ; l’amour réprimé n’était pas mort, il vivait
et, dans les ténèbres les plus secrètes, aspirant à s’épanouir encore, il
allait rompre le charme jeté par la chasteté et resurgir sous une autre forme,
métamorphosé, méconnaissable… Sous quelle forme et quel masque
réapparaissait-il, cet amour interdit de séjour et réprimé ? […] sous la forme de la maladie ! Le
symptôme était une activité amoureuse travestie, et la maladie n’était qu’un
avatar de l’amour. (p. 196-198)
Cette façon qu’avaient les femmes
de s’habiller ! Elles dévoilaient tel ou tel endroit de leur nuque ou de
leur poitrine, sublimaient leurs bras d’une gaze transparente… Et elles le
faisaient dans le monde entier pour exciter notre désir ardent. Dieu que la vie
était belle ! Et elle l’était justement grâce à cette évidence : les
femmes s’habillaient de façon aguichante – c’était évident, si courant et
généralement admis que, loin d’y prendre garde, on se laissait faire
machinalement, sans y attacher trop d’importance. Il fallait toutefois y
songer, se dit Hans en son for intérieur, pour se réjouir vraiment de
l’existence et se rappeler cette disposition qui nous ravissait et, au fond,
tenait du conte de fées. (p. 199-200)
Le verbe était l’honneur de l’homme : lui seul rendait la vie
digne de ce dernier. Non seulement l’humanisme, mais l’humanité en général,
la dignité humaine, le respect de
l’homme et l’estime de soi-même étaient indissociables du verbe et de la
littérature. (p. 245-246)
Qu’est-ce donc que l’homme !
Avec quelle facilité sa conscience morale peut être dupe d’elle-même !
Comme il s’entend à percevoir, jusque dans la voix du devoir, la permission de
céder à la passion ! (p. 247)
Peut-être que moi aussi, je ferais bien d’avoir plus de
discernement au lieu de tout gober, il a parfaitement raison. Sauf que, parfois, on se met à juger, à blâmer, à
faire un scandale légitime, et ça
débouche sur tout autre chose qui n’a plus rien à voir avec le discernement,
et là, adieu l’austérité des mœurs : la république et le beau style ne
sont plus que des fadaises… (p. 269-270)
Il suffit pour l’heure que tout
un chacun se rappelle à quelle vitesse une succession de jours peut s’écouler,
si longue soit-elle, lorsqu’on la passe au lit, malade : c’est toujours la même journée qui se
répète. Mais, comme c’est toujours la même, le mot de « répétition »
ne convient guère : il vaudrait mieux dire « monotonie »,
« stagnation du présent », ou « éternité ». On vous
sert la soupe de midi qu’on vous a servie la veille, et qu’on vous resservira
le lendemain. Et cela vous prend instantanément, sans qu’on sache comment ni
d’où vient la chose : on a le vertige en voyant arriver cette soupe, le temps et ses formes verbales
deviennent flous, se confondent, et la vraie forme de l’être qui se révèle à
nous est un présent immuable où l’on vous sert éternellement cette soupe.
(p. 283)
Il était presque deux heures et
demie. Peut-être pas tout à fait : pour être précis, seulement deux heures
un quart. Mais, loin de compter ces innombrables quarts d’heure dépassant les
unités simples, on les engloutit au passage, si l’on peut user de son temps
avec largesse, notamment en voyage, lors d’un trajet en train de quatre heures,
ou dans cet état d’attente vide où toute notre vie et toutes nos aspirations se
ramènent à tuer le temps, à en venir à bout. Deux heures un quart, autant dire
deux heures et demie ou, ma foi, carrément trois heures, vu qu’on n’en est pas
loin. La demi-heure passe pour le
prélude de l’heure suivante, entre trois et quatre heures, avant d’être
supprimée mentalement, ce qui se produit en pareil cas. (p. 293)
Hans saluait par respect inné de la loi et de l’ordre, quels qu’ils
fussent : autres pays, autres mœurs, dit l’adage. S’ils se moquent des
mœurs et des valeurs des peuples qui les accueillent, les voyageurs révèlent
leur manque de culture, puisqu’il y a toutes sortes de particularités
honorables. (p. 315)
La relation intime que Hans
entretenait avec cette patiente de la bonne table russe, la sympathie
qu’éprouvaient ses sens et son modeste esprit pour sa personne de taille
moyenne, à la démarche feutrée et aux yeux kirghizes, en un mot son sentiment
amoureux (lâchons le mot, quoique, venant d’en bas, de la plaine […]), avait
fait d’immenses progrès pendant son isolement. […] à chaque heure de la journée
fractionnée, il avait pensé à la bouche de Clavdia, à ses pommettes, à ses yeux
d’une couleur, d’une forme et d’une position saisissantes, à son dos relâché, à
son port de tête, à sa vertèbre cervicale qui se dessinait à l’arrière de sa
blouse, à ses bras sublimés par une gaze ultra-fine. Voilà pourquoi les heures s’étaient écoulées si facilement pour lui,
et si nous l’avons tu, c’est parce que nous partageons, par sympathie, les
émois de sa conscience morale qui se mêlaient à l’effrayant bonheur de ces
images et de ces visions. Et, de fait, ce dernier allait de pair avec un effroi, un ébranlement, un espoir fait
de joie et d’angoisse qui, indicible, s’égarait vers l’incertain, l’illimité
et le comble de l’aventure, mais qui contracta si brusquement le cœur du jeune
homme – son cœur au sens propre et physiologique du terme – qu’il porta la main
aux alentours de cet organe, l’autre au front, posée comme un écran sur ses
yeux, et murmura : « Mon Dieu ! » (p. 317)
C’était peut-être cette proximité
qui, par son exemple et son contrôle, l’empêchait de s’engager dans des
démarches extérieures et des entreprises hasardeuses. Il n’était pas sans voir tout ce que le brave Joachim endurait à cause
de certains effluves d’orange qui l’envahissaient quotidiennement, allant
avec des yeux bruns tout ronds, un petit rubis, des fous rires malaisés à
justifier et une poitrine bien galbée, du moins au-dehors. La raison et
l’honorabilité, qui amenaient Joachim à redouter et à fuir cette influence,
gagnaient également Hans, lui faisaient respecter
un certain ordre, une certaine discipline, et l’empêchaient
d’ « emprunter un crayon », pour ainsi dire, à cette femme
aux yeux bien fendus ; l’expérience prouve que, sans ce voisinage qui le bridait, il eût été fort disposé à le faire.
(p. 319)
Il vit l’intérieur de sa propre
tombe. Il vit l’œuvre future de la putréfaction, préfigurée grâce à la force de
la lumière ; la chair qu’il habitait, il la vit décomposée, annihilée,
évaporée en une vaine nébuleuse […] pour
la première fois de sa vie, il comprit qu’il mourrait. (p. 336-337)
L’analyse est bonne si elle est
un instrument des Lumières et de la civilisation, dans la mesure où elle
ébranle les sottes convictions, bat en brèche les préjugés naturels, et sape
l’autorité ; autrement dit, elle a
ceci de bien qu’elle libère, affine, humanise l’esclave et le rend mûr pour la
liberté. Elle est mauvaise, fort mauvaise, dans la mesure où elle enraie
l’action, endommage la vie à la racine, étant incapable de la façonner.
L’analyse peut être une chose des plus dégoûtantes, aussi infecte que la mort,
avec qui elle pourrait bien avoir partie liée : elle s’apparente au
tombeau et à son anatomie de mauvais aloi… » (p. 342)
Le temps ignore en fait les découpages, et il n’y a ni grondements
ni fanfares au début d’un nouveau mois ou d’une nouvelle année ; on a beau tirer le canon ou carillonner à
l’aube d’un nouveau siècle, ce sont nous, les hommes, qui le faisons. (p.
347)
Si son attention se dirigeait
vers l’extérieur, c’était vers un seul point ; tout le reste, êtres et
choses, se perdait dans le brouillard, un brouillard engendré par le cerveau de
Hans […]. Cette ivresse, en effet,
uniquement préoccupée d’elle-même, ne trouve rien de plus importun et
détestable que le dégrisement. Elle ne cède pas non plus aux impressions
susceptibles de la tempérer, ne les tolère pas, afin de se préserver. […]
Il évitait de la regarder de profil, fermait littéralement les yeux quand
d’aventure elle lui offrait cette vue, de près ou de loin, qui lui faisait mal.
Pourquoi ? Sa raison aurait dû
entrevoir avec joie l’occasion d’avoir le dessus ! Mais c’était trop
demander… (p. 349)
On commence par éprouver des
sentiments d’irritation et de distance, jusqu’à la survenue de
« sentiments bien différents » n’ayant « strictement rien à voir
avec des jugements », et là, adieu
l’austérité des mœurs : on n’est plus guère réceptif aux influences
pédagogiques ayant trait à la république ou à l’éloquence. […] quel est cet imprévu douteux qui paralyse
et suspend le jugement, prive l’être humain de cette prérogative ou, plutôt,
l’amène à y renoncer avec un ravissement insensé ? […] Dans le cas de
Hans, cette nature se révéla si efficace que, non content de cesser de juger,
il se mit à s’essayer au mode d’existence qui l’avait subjugué. Il fit
l’expérience d’être affalé à table, le dos relâché, et trouva que cela
soulageait beaucoup les muscles du bassin. Ensuite, en passant une porte, il
essaya de la claquer au lieu de la refermer, et cela aussi lui parut non
seulement pratique, mais acceptable […]. En un mot, notre voyageur était
amoureux fou de Clavdia Chauchat… (p. 352)
En outre, son état amoureux lui infligeait toutes les douleurs et lui procurait
toutes les joies qu’il suscite en tous lieux et circonstances. La douleur est aiguë, elle renferme un
élément dégradant, comme chaque douleur, et provoque un bouleversement du
système nerveux qui peut couper le souffle et arracher des larmes amères à
un homme adulte. Pour rendre justice aux joies, elles étaient en grand nombre
et, bien qu’issues de motifs insignifiants, aussi vives que les souffrances. (p.
353)
Ces yeux gris-vert dont la
position et la découpe vaguement asiatiques le ravissent au tréfonds de son
âme. […] Ô aventure incroyable ! Ô jubilation, triomphe et allégresse sans
fin ! Non, cette ivresse procurant une satisfaction fantastique, Hans ne
l’aurait jamais ressentie à la vue de quelque oie bien portante du plat pays
d’en bas… (p. 354)
Attendre, c’est anticiper, autant dire voir le temps, et surtout le
présent, comme un obstacle et non comme un cadeau, c’est nier sa valeur propre
en le réduisant à néant, et le franchir en pensée. Attendre, dit-on, c’est
trouver le temps long. C’est pourtant
aussi le trouver court, vu qu’on engloutit des quantités de temps sans les
vivre pour elles-mêmes ni en profiter. En somme, ne faire qu’attendre,
c’est ressembler à un glouton dont l’appareil digestif charrie des masses
d’aliments sans assimiler leur valeur nutritive ni en tirer parti. (p. 368)
Hans restait à la regarder parler
et rire tout à fait comme Pribislav Hippe, naguère, dans la cour de récréation.
Ce faisant, elle ouvrait assez grande la bouche, et ses yeux gris-vert et
obliques se rapprochaient au-dessus des pommettes pour former deux fentes
étroites. Cela n’avait rien de beau,
mais il en prenait son parti : chez l’amoureux, le jugement esthétique de
la raison prévaut aussi peu que le jugement moral. (p. 369)
Le temps ! Cette libéralité, cette prodigalité barbare dans
l’utilisation du temps, c’est le style asiatique […]. N’avez-vous jamais
remarqué que lorsqu’un Russe dit « quatre heures », ce n’est pas plus
que lorsque nous disons « une heure » ? Gageons que la
nonchalance de ces gens-là, dans leur rapport au temps, est liée aux immenses
étendues sauvages de leur pays. Avoir beaucoup d’espace, c’est avoir
beaucoup de temps – on dit du reste que leur peuple a le temps et sait
attendre. Nous, les Européens, nous en sommes incapables. Notre noble continent
au délicat découpage a aussi peu de temps que d’espace : nous en sommes
réduits à gérer avec précision l’un comme l’autre… (p. 373)
Nous restituons ainsi les impressions
de Hans Castorp ; certes, il était plus que disposé à les éprouver, mais
autant se rendre à l’évidence en toute objectivité : le décolleté de Mme
Chauchat était, de loin, la peinture la plus remarquable qu’il y eût dans ces
pièces. (p. 397)
On voit là l’intellect et le beau se mélanger – au fond, ils n’ont
jamais fait qu’un –, en d’autres termes, la science et l’art. Par
conséquent, l’activité artistique en fait bel et bien partie, à titre de
cinquième faculté, pour ainsi dire : elle n’est autre qu’un métier
humaniste, une variante de l’intérêt pour l’être humain, dans la mesure où
c’est encore l’homme qui est son sujet principal, au cœur de ses préoccupations...
(p. 399)
La vie n’est en fait que la combustion par l’oxygène des protéines
qu’il y a dans les cellules, d’où cette bonne chaleur animale qu’on a parfois
en excès. Eh oui, la vie, c’est la mort, inutile d’enjoliver les choses, une destruction organique, comme l’a
qualifiée je ne sais quel Français avec cette légèreté qu’il a dans le sang. La
vie a du reste cette odeur. […] La vie, c’est le maintien de la forme dans
l’évolution de la matière. (p. 409)
Les étapes de l’année telles que
la fête de Noël leur semblaient être des points de repère, de véritables agrès permettant à ces habiles voltigeurs de franchir des
intervalles de temps vides. (p. 414)
La vie, qu’était-ce ? Nul ne
le savait. Nul ne connaissait le point de la nature où elle jaillissait et
s’allumait. À partir de ce point, sans qu’il y eût absence de transmission ou
mauvaise transmission, la vie elle-même surgissait sans transition. (p. 423)
La mort n’était que la négation
logique de la vie ; mais, entre la
vie et la nature inerte, il y avait un fossé béant que la recherche aspirait en
vain à combler. (p. 423)
Elle n’était pas matière, et elle n’était pas esprit. Elle était
entre les deux, phénomène soutenu par la matière, semblable à l’arc-en-ciel
d’une cascade, semblable à la flamme. Mais, bien qu’immatérielle, elle était sensuelle jusqu’à la délectation et au
dégoût : impudeur de la matière devenue excitable et sensible à elle-même,
forme lubrique de l’être. C’était un
remuement secret et délicat dans la chaste froideur du Tout, une malpropreté
dissimulée et voluptueuse consistant à absorber et à évacuer la nourriture,
un souffle excrétant du gaz carbonique et des substances douteuses dont
l’origine et la nature étaient obscures. […] la vie était une prolifération, un épanouissement et une élaboration de
formes à partir d’une bouffissure d’eau, de protéines, de sel et de graisse
qu’on appelait la chair, et qui devenait
la forme, l’image sublime, la beauté, tout en incarnant la sensualité et la
concupiscence. En effet, cette forme et cette beauté […] étaient bien
plutôt portées et développées par la substance éveillée à la volupté de manière
inconnue, par une matière organique entre essence et putrescence, par la chair
odorante… Au jeune Hans Castorp qui, au-dessus de la vallée scintillante, se
reposait en économisant sa chaleur corporelle grâce à la fourrure et à la
laine, apparaissait, dans la nuit glacée qu’illuminait la clarté de l’astre
mort, l’image de la vie. Elle flottait à son esprit quelque part dans l’espace,
absente quoique proche des sens : l’enveloppe, le corps d’un blanc mat,
ses émanations, ses vapeurs, sa viscosité, la peau, dans toute l’impureté et la
souillure de sa nature, avec ses taches, ses papilles, ses jaunissements, ses
crevasses et ses zones granuleuses et squameuses, recouvertes des doux flux et
tourbillons du lanugo, ce duvet rudimentaire. (p. 424-425)
L’atome était un système cosmique chargé d’énergie où des corps
universels gravitaient à toute allure autour d’un centre analogue au soleil,
où des comètes parcouraient l’éther à la vitesse de la lumière ; la force
du corps central les contraignait à garder des orbites excentriques. Or c’était
plus qu’une simple comparaison, comme lorsqu’on qualifiait d’État cellulaire le
corps d’un être pluricellulaire. La
cité, l’État, la communauté sociale structurée selon le principe de la division
du travail, non contents d’être comparables à la vie organique, la
reproduisaient. De la même façon se reproduisait, se répétait immensément au
tréfonds de la nature le monde macrocosmique des astres dont les nébuleuses,
les amas, les groupes, les constellations, blanchis par la lune, flottaient
dans la vallée au scintillement glacé, au-dessus de l’adepte emmitouflé.
Était-il interdit de penser que certaines planètes du système solaire atomique
– de ces armées, de ces Voies lactées de systèmes solaires composant la
matière, – que tel ou tel de ces corps inhérents à l’univers se trouvait dans
un état conforme à celui qui faisait de la terre un lieu de vie
habitable ? (p. 437-438)
Sans vraiment spolier de sa
nourriture le tissu qui l’entourait, le parasite, dans la mesure où, comme
toute cellule, il donnait lieu à des échanges, produisait des combinaisons
organiques qui finissaient par être, pour les cellules de l’organisme qui
l’hébergeait, d’une surprenante toxicité causant inéluctablement sa perte. […]
La corruption se manifestait par une prolifération des tissus, la tumeur
pathologique étant une réaction des cellules à un stimulus déclenché par les
bacilles installés entre elles. […] ce bouillonnement ne tardait pas à causer
leur perte : les noyaux des cellules monstres se mettaient à s’amenuiser
et à se détériorer […] ; l’organisme avait une forte fièvre et, la
poitrine quelque peu houleuse, il courait à sa perte en chancelant. Telle était la pathologie, l’étude de la
maladie et de l’accentuation des douleurs corporelles qui, dans la mesure où
elle intensifiait le corps, était aussi une accentuation du plaisir : la
maladie était une forme de vie lascive. Et qu’en était-il de la vie ?
N’était-ce qu’un syndrome infectieux de la matière, allez savoir ? Et,
de la même façon, ce qu’on était en droit d’appeler la génération spontanée de
la matière n’était peut-être qu’une maladie, une prolifération de l’immatériel
sous l’effet d’un stimulus ? Le pas
initial vers le mal, la luxure et la mort, il fallait sans nul doute le situer
au moment où s’accomplissait, provoquée par la titillation d’une infiltration
inconnue, cette première densification du spirituel, cette abondante
prolifération pathologique de son tissu qui, entre plaisir et réaction de
défense, formait le tout premier degré du substantiel, le passage de
l’immatériel au matériel. C’était le péché originel. La seconde génération
spontanée, à savoir la naissance de l’organique à partir de l’inorganique,
n’était qu’une grave intensification du corporel devenant conscient, de même
que la maladie de l’organisme était une intensification rappelant l’ivresse,
une suraccentuation sauvage du corporel : la vie n’était qu’un pas subséquent sur le sentier aventureux de
l’esprit dévoyé, qu’un réflexe de réchauffement dû à la honte, réflexe d’une
matière éveillée à la sensibilité, car réceptive à cet éveil… (p. 439-440)
Il voyait l’image de la vie, ses
membres florissants, sa beauté incarnée. Elle avait détaché les mains de sa
nuque, et les bras qu’elle ouvrait, […] ces bras étaient d’une indicible
suavité. Pour lui, elle se pencha vers lui, sur lui, il sentit son parfum
organique, la trépidation de son cœur. Une douceur brûlante étreignit le cou de
Hans et, tandis que, défaillant de plaisir et d’épouvante, il posait les mains
sur le haut de ses bras où la peau grenue, tendue sur les triceps, était d’une
fraîcheur délicieuse, il sentit sur ses lèvres la succion moite de son baiser.
(p. 441)
À l’armée, on est fort dans ce
domaine. Cette veuve a bien eu raison d’évoquer la gravité de votre métier, car
vous devez toujours vous attendre au pire, notamment à être confrontés à la
mort. Vous avez cet uniforme bien ajusté, impeccable, avec son col officier qui
vous donne de la bienséance. Ensuite,
vous avez la hiérarchie, l’obéissance, vous vous honorez scrupuleusement les
uns les autres dans un esprit espagnol, avec déférence, ce qui, au fond, n’est
pas pour me déplaire. Cet esprit devrait davantage régir les us et les coutumes
des civils que nous sommes : je préférerais, ce serait convenable, à mes
yeux. Tels que sont le monde et la vie,
je trouve que chacun devrait être en noir, avec une fraise empesée, au lieu
de votre col officier : il faudrait
avoir une conduite sérieuse, modérée et solennelle, en pensant à la mort ;
ce serait moral à mon goût. (p. 454)
Caroline Stöhr était
épouvantable. Si quelque chose gênait le jeune Hans Castorp dans ses efforts
spirituels pleins d’honnêteté, c’étaient les façons de cette femme. Ses
constants impairs en matière de culture y suffisaient : elle disait
« agonir » au lieu d’ « agoniser », « espèce
d’insolvable » à une personne qu’elle trouvait insolente, et débitait de
terribles inepties sur les phénomènes astronomiques donnant lieu à une éclipse
de soleil. […] Elle adorait des expressions qui exaspéraient le jeune Hans
Castorp, parce qu’elles étaient désuètes ou galvaudées par une mode vulgaire,
comme « C’est le pompon ! » ou « Époustouflant ! ».
Et comme le qualificatif « sensationnel », longtemps substitué par le
verbiage en vogue à « remarquable » ou « excellent », était
complètement vidé de sa substance, affaibli, prostitué et obsolète, elle se jeta
sur la dernière nouveauté, à savoir le mot « monumental », et
désormais, sérieusement ou par raillerie, trouva tout « monumental »,
la piste de luge, le gâteau, ou sa propre température, qui n’était pas plus
ragoûtant. (p. 459)
Il faut chercher la morale non dans la vertu, c’est-à-dire dans la
raison, la discipline, les bonnes mœurs, l’honnêteté, mais plutôt dans son
contraire, je veux dire : dans le péché, en s’abandonnant au danger, à ce
qui est nuisible, à ce qui nous consume. Il nous semble qu’il est plus moral de
se perdre, et même de se laisser dépérir, que de se conserver. Les grands
moralistes n’étaient point des vertueux, mais des aventuriers du mal, des
vicieux, de grands pécheurs qui nous enseignent à nous incliner chrétiennement
devant la misère. (p. 523-524)
L’amour n’est rien, s’il n’est une folie, une chose insensée, défendue,
une aventure dans le mal. Autrement, c’est une banalité agréable, bonne
pour en faire de petites chansons paisibles dans la plaine. (p. 526)
Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un. Car le corps,
c’est la maladie et la volupté, et c’est lui qui fait la mort, oui, ils sont
charnels tous deux, l’amour et la mort, voilà leur terreur et leur grande
magie ! Mais la mort, tu comprends, c’est d’une part une chose mal
famée, impudente, qui fait rougir de honte ; et, d’autre part, c’est une
puissance très solennelle et très majestueuse – beaucoup plus élevée que la vie
rieuse, gagnant de l’argent et se farcissant la panse, beaucoup plus vénérable
que le progrès qui bavarde par les temps – parce qu’elle est l’histoire, la
noblesse, la piété, l’éternel et le sacré qui nous font tirer notre chapeau et
marcher sur la pointe des pieds… Or, de même, le corps, lui aussi, et l’amour
du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse ; le corps rougit et
pâlit en surface, de frayeur, par honte de lui-même. Mais il est aussi une
grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille
de la forme et de la beauté ; l’amour du corps humain, c’est de même un
intérêt extrêmement humanitaire, et une puissance plus éducative que toute la
pédagogie du monde !... Oh, enchanteresse beauté organique, qui ne se
compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et
corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture ! (p. 527-528)
Le temps est agissant, sa nature
est celle d’un verbe, il « sous-tend ». Et qu’est-ce qu’il sous-tend,
le temps ? Du changement ! (p. 530)
Ces hypothèses bien commodes de
l’éternel et de l’infini, sont-elles compatibles avec des concepts tels que la
distance, le mouvement, le changement, voire la présence de corps limités dans
l’univers ? (p. 531)
Quant à la vallée hivernale enfouie sous la neige, Hans, depuis son
excellente chaise longue, lui posait des questions sur la transcendance ;
les aiguilles, les sommets arrondis, les alignements rocheux, les forêts
brunes, vertes et roussâtres se dressaient en silence dans le temps, cernés
par ce temps terrestre à l’écoulement discret ; tantôt ils brillaient dans
l’azur profond, tantôt ils étaient drapés de nuées, ou embrasés à la cime par
les derniers feux du soleil, tantôt ils étincelaient avec la dureté du diamant
à la magie du clair de lune – mais c’était toujours sous la neige, depuis ces
six mois immémoriaux qui s’étaient pourtant envolés en un éclair. (p. 533-534)
Tout ce temps qui s’était écoulé,
pourvoyeur de changements ! Notamment celui de s’habituer à vivre ici en
l’absence de Clavdia Chauchat, fort éloignée dans l’espace, et ce plus vite
qu’on ne l’aurait cru : telle était
bien la nature du temps d’ici, dont l’organisation visait du reste à générer des
habitudes – fût-ce celle de ne pas s’habituer. (p. 537)
L’homme n’énonce aucune généralité plus ou moins condensée sans se
trahir tout entier ; qu’il le veuille ou non, il y met tout son être,
et présente dans une sorte de parabole le sujet majeur de sa vie, son problème
fondamental. (p. 548)
Que d’avis à énoncer et à émettre
sur la matière, honteuse dégénérescence de l’immatériel, et sur la vie, cette
lubricité de la matière, ou encore sur la maladie, forme dépravée de la
vie ! (p. 564)
Les fêtes de la Saint-Jean,
s’écria Hans, au solstice d’été ! Ces grands feux, ces rondes où l’on
tourne autour des flammes étincelantes, main dans la main ! Je n’ai jamais
vu ça, mais il paraît que des hommes primitifs en font autant, qu’ils fêtent de
la même façon la première nuit d’été marquant le début de l’automne, le midi et
le point culminant de l’année, à partir duquel elle décline : les gens
dansent, tournent, ils sont en liesse. Et qu’est-ce qui les fait exulter, dans
leur vigueur primitive […] ? Qu’est-ce qui leur donne une joie si exubérante ?
La redescente vers l’obscurité ou, peut-être, l’ascension précédant le
tournant, l’intenable point d’inflexion, la nuit de plein été, le sommet, et
c’est une exubérance pleine de désespérance. Je le dis avec les mots qui me
viennent. C’est une exubérance mélancolique ou une mélancolie exubérante qui
amène ces hommes primitifs à exulter en dansant autour des flammes, ils le font
pour surmonter leur désarroi ou, si tu préfères, pour rendre hommage à cette
mystification du cercle et de l’éternité sans direction constante, où tout se
répète. (p. 571)
Le lit, c’est le lieu de l’union
intime entre l’homme épris et l’objet de ses pensées ; il symbolise le
retrait contemplatif loin du monde et de la créature, retrait qui permet de
s’unir à Dieu. (p. 578)
La contemplation, le retrait du monde… Il y a du vrai là-dedans, c’est
digne d’intérêt ; d’ailleurs nous, en haut, nous vivons plus qu’à
l’écart, autant le dire. À cinq mille pieds d’élévation, sur nos chaises
longues d’un confort exceptionnel, nous dominons du regard le monde et la
création, et nous concevons bien des idées. À la réflexion, et pour vous dire
la vérité, le lit, entendez par là ma
chaise longue, m’a fait davantage avancer et réfléchir en dix mois que le
moulin du plat pays, depuis des années : c’est indéniable. (p. 579)
J’ai beaucoup de compréhension et
de sympathie pour le métier militaire. Il a un côté diablement sérieux,
« ascétique », si vous voulez – vous avez eu l’amabilité d’employer à
peu près ce mot. Le militaire doit toujours s’attendre à avoir affaire à la
mort – l’ecclésiastique y est confronté, lui aussi –, et à quoi d’autre
pourrait-il avoir affaire, en fin de compte ? Par conséquent, le métier de
soldat est fait de bienséance, de hiérarchie, d’obéissance et d’honneur
espagnol, si je puis dire ; que l’on porte un col officier ou une
collerette empesée, peu importe, on aboutit de la même façon à cet ascétisme
que vous avez remarquablement évoqué. (p. 581)
À quoi sert la politique, sinon à fournir aux uns et aux autres
l’occasion de commettre des entorses à la morale ? (p. 584)
Il n’empêche qu’on étouffe dans
la cohue, que tous les métiers sont surchargés, à tel point que la lutte pour la gamelle relègue au second
plan les horreurs de toutes les guerres passées. (p. 590)
Cette construction supérieure de
la vie organique qu’est la figure humaine lui apparaissait comme lors de
certaine nuit gelée et étoilée, à l’occasion d’études savantes, et cette contemplation
intérieure était associée, chez le jeune Hans Castorp, à bien des questions et des distinctions
auxquelles le bon Joachim pouvait se soustraire, mais dont lui, le civil, se
sentait désormais responsable, alors
qu’elles ne l’avaient jamais effleuré, au plat pays, et que l’avenir n’y
aurait probablement rien changé. Ici, en
revanche, du haut d’une retraite sereine, à cinq mille pieds de hauteur, on
observait le monde et ses créatures en se forgeant des idées à ce sujet –
sans doute était-ce aussi grâce à une intensification du physique due aux
toxines solubles dont la chaleur sèche échauffait le visage. […] Il invoquait
l’image des deux grands-pères pour juxtaposer et opposer le rebelle et le
fidèle, vêtus de noir pour des raisons différentes, et évaluait leur
dignité ; il méditait encore sur de
vastes complexes tels que la forme et la liberté, le corps et l’esprit,
l’honneur et la honte, le temps et l’éternité, pris d’un bref et violent
vertige à l’idée que l’ancolie avait refleuri et que le cycle de l’année était
bouclé. (p. 599)
Ainsi sont les éducateurs :
ils s’arrogent des prérogatives intéressantes, se jugeant à la hauteur de ces
dernières ; quant à la jeunesse, ils lui demandent de ne pas être à la
hauteur. (p. 600)
Les productions du monde de l’âme et de l’expression […] sont toujours
laides à force de beauté, et belles à force de laideur, c’est la règle. La
beauté en question est spirituelle, à la différence de celle de la chair, qui
est d’une stupidité absolue. Elle est d’ailleurs abstraite, ajouta-t-il. La
beauté du corps est abstraite. Seules la beauté intérieure et l’expression du
sentiment religieux ont une réalité. (p. 604)
C’est au service de cette
dernière [la philanthropie], déclara Naphta, qu’aura œuvré la machine grâce à
laquelle la Convention a débarrassé le monde des mauvais citoyens. Tous les
châtiments de l’Église, même le bûcher et l’excommunication, ont été infligés
afin de sauver l’âme de la damnation éternelle ; on ne saurait en dire
autant de l’ardeur exterminatrice des Jacobins. Je me permets de vous faire
remarquer que toute justice infligeant des supplices sanglants sans procéder de
la croyance en l’au-delà n’est qu’une ineptie bestiale. Quant à la déchéance de
l’être humain, son histoire coïncide exactement avec celle de l’esprit
bourgeois. La Renaissance, les Lumières, les sciences physiques et naturelles,
les théories économiques du dix-neuvième siècle n’ont pas manqué d’enseigner
tout ce qui était plus ou moins susceptible de favoriser cette déchéance, à
commencer par la nouvelle astronomie : elle a transformé en petite planète
mouvante et sans intérêt le centre de l’univers, cet illustre théâtre où Dieu
et le diable se disputaient la propriété de cette créature qu’ils convoitaient
avec tant de ferveur ; et la nouvelle astronomie a mis provisoirement fin
à la grandiose position de l’être humain dans le cosmos, laquelle était, du
reste, le fondement de l’astrologie. (p. 608-609)
La foi est l’organe de la connaissance, et l’intellect est secondaire.
(p. 610)
Le vrai, c’est ce qui sert l’homme. […] Il est la mesure de toute
chose, et son salut est le critère de la vérité. […] Les siècles chrétiens
se sont parfaitement accordés à reconnaître le peu d’importance qu’ont pour
l’homme les sciences physiques et naturelles. […] la vraie science a pour tâche
non de courir après des connaissances tout sauf salutaires, mais d’éradiquer
les opinions malsaines, voire simplement insignifiantes sur le plan des idées –
en un mot, de faire preuve d’instinct, de mesure, de discernement. Il est puéril
de penser que l’Église a pris la défense des ténèbres contre la lumière. Elle a
eu cent fois raison de déclarer répréhensible l’aspiration à une connaissance a
priori, qui se dispense de respecter le spirituel et ne vise pas à assurer son
salut. Ce sont plutôt les sciences physiques et naturelles a priori,
aphilosophiques, qui ont plongé l’homme dans les ténèbres et ne cesseront de
l’y enfoncer. (p. 611)
Toutes les associations à vraie
visée éducatrice savent depuis toujours ce qui est essentiel à toute
pédagogie : un commandement absolu, un engagement inébranlable, la
discipline, le sacrifice, le reniement du moi, les violations de la
personnalité. Enfin, c’est une grossière méprise de croire que la jeunesse
prend plaisir à la liberté. Son plus vif désir est l’obéissance. (p. 614)
Le Moyen Âge chrétien a
clairement décelé le capitalisme inhérent à l’État séculier. « L’argent
dominera le monde », selon une prophétie du onzième siècle. Elle s’est
littéralement réalisée, et elle a rendu notre vie parfaitement diabolique… (p.
616))
Un individualisme qui, sans être
social ni religieux, prend pour point de départ l’importance de l’âme
individuelle cosmique et astrologique, un individualisme qui voit dans
l’existence humaine non pas l’antagonisme du moi et de la société, mais un
conflit entre le moi et Dieu, entre la chair et l’esprit, ce véritable
individualisme est fort compatible avec une communauté très resserrée… (p.
620-621)
La cause de la liberté ou, pour
être plus concret, celle des villes, est historiquement liée, en dépit de son
caractère éminemment moral, à la dégénérescence la plus inhumaine de la morale
économique, à toutes les horreurs du mercantilisme et de la spéculation
modernes, à la domination satanique de l’argent et des affaires. (p. 622)
Le premier pas vers la vraie
liberté, la vraie humanité, serait d’échapper à cette peur frileuse que suscite
la notion de « réaction ». (p. 622)
Nous avons des querelles
sanglantes, presque tous les jours, et pourtant j’avoue que la divergence et
l’hostilité de ses opinions m’incitent encore davantage à le retrouver. J’ai
besoin de frictions. Pour vivre, les
convictions doivent avoir l’occasion de combattre, et les miennes sont
fermes. (p. 625-626)
Quand l’été ou l’hiver arrivent
au plat pays, l’été ou l’hiver précédents sont passés depuis juste assez de
temps pour que ces saisons nous paraissent nouvelles et bienvenues, et notre joie
de vivre en dépend. Chez nous, en haut, cet ordre et cette harmonie sont
perturbés, d’abord parce que au fond il n’y a pas de vraies saisons, ici, mais
simplement des jours d’été et d’hiver pêle-mêle […]. De plus, ce n’est vraiment
pas du temps qui s’écoule ici ; par conséquent, le nouvel hiver n’a rien
de neuf, à son arrivée, c’est toujours l’ancien, d’où le regard mécontent que
tu jettes par la fenêtre. (p. 636)
Lui, pour sa part, en pensait le
plus grand bien, car, à son avis, elles étaient une source de contentement
infini. En effet, si l’acte de l’aveu inspirait de la répugnance et entraînait
bien des humiliations, il instaurait, l’espace d’un instant, une fusion
amoureuse avec l’objet de vos convoitises qu’il mettait dans la confidence,
dans l’élément même de votre passion. Tout avait beau s’arrêter là, cette perte
éternelle n’était pas trop cher payée par la félicité désespérée d’un moment,
car cette aveu n’allait pas sans violence : plus il était en butte à une
vive répulsion, plus la jouissance était grande. (p. 655)
Au fil du temps, grâce au
développement de la médecine générale et au renforcement de la sécurité
personnelle, la mort naturelle était devenue la norme, et à l’époque moderne,
après l’épuisement logique de leurs forces, les bourreaux de travail ne
trouvaient plus du tout effrayante l’idée du repos éternel ; ce dernier
leur semblait normal et souhaitable. (p. 701)
Cette vénération de la vie
individuelle était bien celle d’une conjoncture bourgeoise toujours à l’abri de
son parapluie, et d’une platitude finie. (p. 706)
Lorsque la vie était sottement
vue comme une fin en soi, et qu’on ne posait même plus la question d’un sens et
d’une finalité allant au-delà, il régnait une éthique sociale de l’espèce, une
morale de vertébré, mais sans individualisme, ce dernier ayant pour seul et
unique séjour le domaine du religieux et du mystique, ce qu’on a appelé « l’univers
et son désordre moral ». (p. 710)
N’était-il pas vrai qu’il y avait
certains individus si communs qu’on n’arrivait pas à les imaginer morts ?
En un mot, ils étaient tellement faits pour la vie de tous les jours qu’ils ne
pourraient jamais mourir, semblait-il, à croire qu’ils n’étaient pas dignes de
la solennité de la mort. (p. 711)
C’était donc sur l’esprit et la
maladie que se fondaient la dignité et la distinction humaines ; en un
mot, plus l’homme était malade, plus il
était humain, et le génie de la maladie était plus humain que celui de la santé.
[…] le progrès – à supposer qu’il existât – n’était-il pas seulement dû à la
maladie, autant dire au génie, lequel n’était qu’une maladie ? Les valides
n’avaient-ils pas sans cesse tiré profit des conquêtes de la maladie ?
Certains hommes, en toute conscience et de leur plein gré, avaient succombé à
la maladie et à la folie afin d’acquérir pour l’humanité des connaissances qui,
obtenues grâce à la folie, étaient devenues de la santé, et dont la possession
et la jouissance, après ce sacrifice héroïque, ne ressortissaient plus à la
maladie ni à la folie. Et cela, c’était la vraie mort sur la croix… (p.
712-713)
Dehors, le néant blafard, le monde emmitouflé dans une ouate gris perle qui
se pressait aux vitres, dans des tourbillons neigeux et des brumes. Invisibles,
les monts ; à peine si l’on distinguait, peu à peu, des conifères tout
proches qui, ployant sous le faix, se perdaient vite dans la bourrasque […] À
dix heures, telle une nuée faiblement éclairée, le soleil surplombait la
montagne, venait donner une vie d’une fadeur
fantomatique, une lueur blême de sensualité à ce paysage méconnaissable et
annulé, même si tout était encore dissous dans une ténuité et une pâleur spectrales, sans la moindre ligne discernable
à coup sûr. Les contours des sommets s’estompaient, s’embrumaient,
s’évaporaient. Des étendues neigeuses à l’éclat blanchâtre, dont les hauteurs
se succédaient et s’étageaient, entraînaient le regard vers l’inexistant. Un nuage éclairé pouvait
alors flotter devant une paroi rocheuse, vaporeux, allongé, sans changer de
forme. Vers midi, le soleil, perçant à demi, s’efforçait manifestement de
dissoudre la brume dans l’azur. Sa tentative était loin d’aboutir, mais, par
instants, on entrevoyait un soupçon de bleu, et le peu de lumière suffisait à faire étinceler les diamants du site
travesti par cette neige extravagante. À cette heure-là, d’ordinaire, elle
cessait de tomber, comme pour donner un aperçu du résultat obtenu ;
c’était aussi la fonction, semblait-il, de sporadiques journées ensoleillées
où, une fois la tourmente apaisée, de
soudaines ardeurs tentaient de faire fondre la surface, délicieusement pure,
des masses de neige. Le spectacle qu’offrait le monde était féerique, enfantin
et étrange. Les épais coussins de neige légère et bouffante sur les
branches, les bosses du sol dissimulant des arbustes rampants ou des rochers en
saillie, les formes du paysage tapies, enfouies, à l’affublement grotesque,
donnaient à voir un monde de lutins à
l’aspect cocasse, comme sorti d’un conte. Si le devant de la scène, où l’on
progressait à grand-peine, avait une allure
fantastique et malicieuse, les Alpes enneigées, échelonnant à
l’arrière-plan leurs statues qui pointaient au loin, produisaient une impression d’élévation hiératique. (p.
721-722)
Puis la montagne rocheuse
haussait jusqu’au gris perle ses immenses surfaces de neige hérissées de dents
sombres qui saillaient par endroits, et de crêtes aux douces vapeurs. Il
neigeait en silence. Tout s’estompait de plus en plus. Le regard, s’enfonçant
vers un néant ouaté, avait tendance
à s’assoupir. Un frisson accompagnait cet instant de transition, et nul sommeil n’était plus pur que celui-là,
par un froid glacé ; exempt de rêves, il n’était pas atteint par le sentiment
inconscient du fardeau de la vie organique, puisque respirer cet air proche
du rien, vide et sans émanation, ne donnait pas plus de peine à l’organisme que
la non-respiration des morts. Au réveil, les montagnes avaient entièrement
disparu dans un brouillard neigeux, et seuls quelques éléments, le haut d’une
cime ou une dent rocheuse, en émergeaient à tour de rôle pour quelques
instants, avant d’être dissimulés. Ce
doux manège spectral était fort distrayant. Il fallait beaucoup de
vigilance pour épier cette fantasmagorie
de voiles dans ses secrètes transformations. Sauvage et immense, un pan de
massif rocheux se montrait, dégagé de la brume ; on n’en voyait ni la cime
ni le pied, et, si on le perdait de vue l’espace d’un instant, il s’éclipsait.
[…] des tempêtes pouvaient faire rage dans cette paisible vallée haute. L’atmosphère proche du rien devenait
tumultueuse, emplie d’un tel foisonnement de flocons qu’on ne voyait plus à un
pas devant soi. De violentes bourrasques à couper le souffle imprimaient à la
tourmente des mouvements impétueux dérapant à l’oblique, la faisaient tournoyer
vers le haut, remonter du fond de la vallée vers le ciel, et l’agitaient d’une danse endiablée : ce n’était
plus une chute de neige, c’était un
chaos de blanche obscurité, une malfaisance, l’outrance phénoménale d’une
région abandonnant toute modération, où seule la niverolle alpine, surgissant
souvent par vols entiers, semblait avoir des repères familiers. (p. 722-723)
Ces promenades, Hans en avait
par-dessus la tête, à présent. Il caressait deux vœux, dont le plus intense,
celui de se retrouver seul avec ses pensées et les affaires de son règne,
pouvait être exaucé par sa loggia, encore que d’une manière superficielle.
L’autre, son corollaire, était d’avoir un contact plus intime et plus libre
avec la montagne en pleine désolation sous la neige, qui excitait son intérêt…
(p. 724)
La montagne hivernale avait sa
beauté – qui n’était ni douce ni riante, mais semblable à celle des étendues
désolées de la mer du Nord par fort vent d’ouest, quoique sans grondement – et
il y régnait un silence de mort qui forçait tout autant le respect. (p. 728)
Il monta à pic avec ses skis
jusqu’à Schatzalp, où il s’activa tranquillement loin de tout, à deux mille
mètres d’altitude, sur des plans inclinés de poudreuse étincelante qui, par
temps dégagé, offraient une majestueuse et vaste vue sur le paysage de ses
aventures. Il se réjouit de cette acquisition qui triomphait de
l’inaccessibilité en réduisant les obstacles à néant ou presque. Elle lui procurait
la solitude désirée qui, d’une intensité inouïe, l’émouvait en lui faisant
éprouver l’étrangeté totale d’une situation critique. D’un côté, il devait y
avoir une pente à pic couverte d’épicéas, sombrant dans des vapeurs neigeuses,
et, de l’autre, une montée rocheuse aux masses de neige immenses, cyclopéennes,
bombées et bossues, formant des creux et des dômes. Lorsque Hans demeurait
immobile pour ne pas s’entendre lui-même, le silence était absolu, parfait,
absence de bruits ouatée, inconnue, jamais perçue, qu’on ne rencontrait pas
ailleurs. Pas un souffle de veut qui eût effleuré les arbres en toute légèreté,
pas un murmure, pas un chant d’oiseau. C’était le silence primitif que Hans
cherchait à capter en restant appuyé sur son bâton, la tête penchée vers
l’épaule, la bouche ouverte ; paisible, la neige continuait de tomber sans
relâche, elle se déposait tranquillement, sans le moindre bruit. Non, ce monde au silence illimité n’avait rien
d’hospitalier ; il ne faisait qu’admettre, sans vraiment l’accueillir
ni l’adopter, le visiteur qui s’y trouvait pour son propre compte, à ses
risques et périls : face à cette
intrusion et à cette présence, il avait une tolérance inquiétante et de
mauvaise augure, donnant l’impression d’une force élémentaire au silence
menaçant, qui n’était pas même hostile, mais d’une indifférence funeste.
L’enfant de la civilisation, étranger à une nature sauvage toujours éloignée de
lui, est bien plus réceptif à sa grandeur que le robuste fils de la nature, qui
dépend d’elle depuis l’enfance et la côtoie avec une familiarité pragmatique.
(p. 728-729)
Aucun sommet, aucune arête
n’était visible, Hans Castorp grimpait vers un néant vaporeux, et comme,
derrière lui, le monde, la vallée et ses habitations ne tardaient pas à se
refermer pour échapper aux regards, et que plus aucun bruit ne lui parvenait de
là-bas, il fut pris au dépourvu par une solitude et une impression d’abandon
qui, dépassant toutes ses espérances par leur intensité, confinaient à
l’effroi, prélude du courage. « Praeterit
figura hujus mundi » [La figure de ce monde passe, 1 Corinthiens 7,
31] (p. 732)
Tandis que son regard se heurtait
à un vide blanc qui l’éblouissait, Hans sentit s’agiter son cœur que
l’ascension faisait palpiter, ce viscère musculaire dont il avait épié la forme
bestiale et les battements […]. Et il
fut envahi d’une sorte d’émotion, d’une sympathie toute simple et recueillie
pour son cœur, ce cœur humain qui battait en altitude, dans la vacuité
glacée, si seul avec sa question et son
énigme. (p. 733)
Il se hissa, grimpa plus haut,
vers le ciel. Parfois, il enfonçait la poignée de son bâton dans la neige et,
en le retirant, voyait jaillir à sa suite une lumière bleue, du fin fond du
trou. Cela l’amusait : il pouvait s’arrêter longtemps pour expérimenter
sans cesse ce petit phénomène optique. Singulière
et délicate, cette lueur des montagnes et des profondeurs était d’un bleu
verdâtre, d’une transparence de glace malgré ses ombres, et d’un attrait
mystérieux. Cette lumière et sa couleur lui rappelaient certains yeux
obliques ayant la vision du destin […], ces yeux jadis observés et infailliblement
retrouvés, ceux de Hippe et de Clavdia Chauchat. (p. 733)
Il fut envahi de plaisir à l’idée
d’avoir devant soi quelques heures pour vagabonder en plein air, dans ce
paysage grandiose. (p. 734)
Prise isolément, chacune de ces
réalisations du froid était pourtant d’une harmonie absolue, d’une régularité
glacée, et voilà bien ce qu’elles avaient d’inquiétant, d’antiorganique et
d’hostile à la vie : elles étaient trop régulières, alors que la substance
structurée pour produire la vie ne l’était jamais à ce point, car la vie redoutait l’exactitude rigoureuse,
la trouvait funeste, y voyait le mystère même de la mort ; Hans
croyait comprendre pourquoi, dans la nuit des temps, les architectes des
temples avaient, mine de rien, délibérément introduit dans leurs colonnades de
légers manquements à la symétrie. (p. 735-736)
Hans éprouvait une vive attirance pour les lointains et les hauteurs,
les solitudes se déployant d’une manière toujours renouvelée, et, quitte à
se mettre en retard, il s’efforçait de
pénétrer plus avant dans ce silence sauvage, ce milieu inquiétant et de
mauvais augure, même si la tension et l’oppression ressenties se muaient en
véritable peur à la vue de l’obscurité grandissant avant l’heure, qui posait
comme des voiles gris sur le site. Cette crainte lui faisait prendre conscience
que, jusqu’alors, il s’était secrètement proposé de se désorienter... (p. 737)
C’était, en un mot, la tourmente
qui menaçait depuis longtemps, si l’on peut parler de menace à propos
d’éléments aveugles et ignorants qui, sans viser à nous détruire – ce serait
rassurant, toutes proportions gardées –, se moquent éperdument des effets
qu’ils entraînent par ailleurs. (p. 738)
L’amour s’oppose à la mort, lui
seul est plus fort qu’elle, et non la raison. Lui seul, et non la raison, nous
donne des pensées pleines de bonté. (p. 761)
Mon cœur bat fort, et il sait
pourquoi. Il ne bat seulement pour des raisons physiques, comme un cadavre dont
les ongles poussent encore ; il bat avec humanité, en vertu du bonheur de
l’âme. (p. 762)
Ce qui sème la confusion dans le
monde, c’est la disparité entre la rapidité de l’esprit et la matière dont la
lourdeur, la lenteur, l’apathie et la force d’inertie sont immenses. (p. 778)
L’idée de la confrérie est, d’une
façon générale, indissociable de l’absolu avec qui, dès l’origine, elle a
partie liée. […] Elle décharge la conscience individuelle et, au nom de la fin
absolue, justifie tout moyen, fût-il sanglant, même le crime. […] Une union n’a
jamais rien de contemplatif, c’est toujours une organisation à l’esprit absolu,
de par sa nature. (p. 780)
L’homme de lettres, vrai fils de
l’humanisme et de la culture bourgeoise, avait beau savoir lire et écrire, à la
différence du noble, du guerrier et de l’homme du peuple, qui en étaient
presque ou entièrement incapables, il ne savait rien de plus, lui, et ne
comprenait rien à rien ! Il n’était jamais qu’un adepte de l’enflure
latine, qui se mêlait de pérorer, laissant la vie aux honnêtes gens. Par conséquent, il faisait de la politique
une boursouflure pleine de vent, de rhétorique et de littérature, ce que la
langue du parti qualifiait plutôt de radicalisme et de démocratie, et ainsi de
suite. (p. 801)
Il était question […] de littérature,
de cette impulsion de l’humanité, et de son esprit – pauvre moqueur ! –,
qui était l’esprit en soi, prodigieuse association de l’analyse et de la forme.
C’était lui qui suscitait l’intelligence de toute chose humaine, qui
s’employait à battre en brèche et à supprimer les jugements de valeur et les
convictions ineptes, à amener un adoucissement des mœurs, un amendement et une
amélioration du genre humain. Grâce au raffinement moral et à la sensibilité
hors du commun qu’il développait, cet
esprit littéraire, loin de fanatiser, enseignait le doute, la justice, la
tolérance. L’action purificatrice et sacrificatrice de la littérature, la
destruction des passions par la connaissance et le verbe, la littérature vue
comme un cheminement vers la compréhension, le pardon et l’amour, le pouvoir
libérateur du langage, l’esprit littéraire, production la plus noble qui fût de
l’esprit humain, l’homme de lettres et sa perfection, sa sainteté… (p. 804)
Le récit ressemble à la musique
en ceci qu’il REMPLIT le temps ; il le « meuble parfaitement »,
le « divise », s’arrange pour lui « donner de la
substance » et de l’ « animation »… (p. 830)
Le temps est l’élément de la narration, comme il est
celui de la vie : il y est soudé, comme il l’est aux corps dans l’espace.
Il est aussi l’élément de la musique, qui mesure et structure le temps, le rend
à la fois divertissant et précieux. Cette dernière s’apparente donc, on l’a
dit, au récit, qui n’est lui-même qu’un enchaînement […] ; le récit sait
se donner l’allure d’un déroulement, et il a beau s’efforcer d’être tout à fait
présent à chaque instant, il ne peut se passer du temps pour se manifester. (p.
830-831)
Le récit, en revanche, comporte
deux sortes de temps : en premier lieu, son temps propre, musical et réel,
déterminant son déroulement et son apparition ; et, en second lieu, celui
de son contenu, qui est une question de perspective, avec une telle différence
que le temps fictif du récit et sa durée musicale peuvent soit concorder
entièrement ou presque, soit être à des années-lumière l’un de l’autre. […] une
narration dont le contenu s’étendrait sur une période de cinq minutes pourrait,
quant à elle, en remplissant ces cinq minutes avec une minutie hors du commun,
durer mille fois plus longtemps tout en étant d’une divertissante concision,
alors qu’elle serait affreusement languissante, auprès du temps de la fiction.
D’autre part, il est possible que le temps inhérent au contenu excède
grandement la durée de la narration elle-même, vue en raccourci […] : en
l’occurrence, la narration a recours à un sortilège occulte et à une
perspective temporelle supérieure qui rappelle certains cas anormaux de
l’expérience réelle, relevant nettement du surnaturel. On détient des écrits
d’opiomanes attestant que le toxicomane, durant le bref temps de l’extase, fait
des rêves dont la dimension temporelle s’étend sur dix, trente, voire soixante
ans, outrepassant même toutes les possibilités humaines d’expérience du temps.
(p. 831-832)
Il semble donc que la détresse
humaine ait tendance à vivre le temps en l’abrégeant fortement, plutôt qu’à le
surestimer. (p. 934)
C’était la virevoltante
impossibilité de distinguer ce qu’étaient « encore » et « de
nouveau » dont la fusion et la confusion produisent l’intemporel
« toujours et à jamais ». (p. 836)
S’il n’était pas simple, malgré
une certaine souplesse, de troquer un « maintenant » contre celui de
la veille, de l’avant-veille ou de trois jours auparavant, alors qu’ils se
ressemblent comme deux gouttes d’eau, un « maintenant » était déjà en
voie, et même capable, de confondre sa présence avec une présence analogue
ayant existé un mois, ou un an auparavant, et de fusionner avec elle pour
former un « toujours ». (p. 837)
Il est sur terre des situations,
des conditions liées au paysage (si tant est qu’on puisse parler de paysage
dans le cas envisagé), où se produisent une telle confusion, une telle
atténuation des distances spatio-temporelles pouvant aller jusqu’à une
similitude vertigineuse, selon la nature et le droit, qu’il peut sembler
recevable de se plonger dans leur magie, du moins pendant des heures de
vacances. (p. 838-839)
Nous voulons parler d’une
promenade au bord de la mer – situation à laquelle Hans Castorp ne repensait
jamais sans un immense attachement – puisque nous savons qu’il aimait, dans
cette vie en pleine neige, se rappeler avec gratitude les régions de dunes de
sa province natale. […] On marche, on
marche, sans jamais rentrer à temps d’une telle promenade : égaré par le
temps, on l’a égaré à son tour. […] Solitude bruissante, tendue de gris
pâle et blafard, pleine d’humidité âcre, laissant sur nos lèvres un goût de
sel. Nous marchons, marchons sur un sol un peu élastique, parsemé de varech et
de petits coquillages, les oreilles envoilées de vent, de ce grand vent vaste
et doux qui parcourt l’espace librement, sans entraves ni embûches, et nous
donne un léger étourdissement : nous avançons, avançons, et voyons les
langues d’écume marine dont le va-et-vient tente de nous lécher les pieds. Le
ressac bouillonne, et les vagues, tour à tour, déferlent en clapotant,
soyeuses, sur le rivage plat – là-bas comme ici, sur les bancs, dehors, et ce
doux mugissement, confus et général, ferme notre oreille à toutes les voix du
monde. Profond assouvissement, oubli délibéré… À l’abri de l’éternité, fermons donc les yeux ! (p. 839)
Les professeurs du Moyen Âge ont
soutenu que le temps était une illusion, que son cours, fait de causalité et de
conséquences, ne résultait que de notre appareil sensoriel, et que la véritable
essence des choses était un maintenant immuable. (p. 840)
Il doit être assez rare qu’on
rende vraiment justice à ces présents de la vie, si salutaires et si simples.
La plupart des gens sont certainement trop avachis, distraits, inconscients et
blasés pour pouvoir leur rendre hommage, il faut croire. (p. 868)
La vie, jeune homme, est une
femme offerte, une femme aux seins gonflés et rapprochés, au grand ventre
moelleux entre des hanches généreuses, aux bras minces et aux cuisses
opulentes, aux yeux mi-clos, dont la provocation superbe et railleuse exige
notre plus grand empressement, toutes les forces que notre désir viril peut
bander : soit il fait le poids, soit c’est le fiasco – et le fiasco, jeune
homme, vous comprenez ce que ça signifie ? La défaite du sentiment face à
la vie, c’est l’insuffisance, et là, finies l’indulgence, la pitié, la
dignité : On vous rejette sans la moindre compassion, avec un rire
narquois : ré-glé, jeune homme, recraché… L’opprobre et le déshonneur ne
sont que des termes bien faibles pour désigner cette ruine, cette banqueroute,
cet affreux impair. C’est la fin, le désespoir infernal, l’apocalypse… »
(p. 870)
Depuis la nuit des temps,
l’aspiration humaine aux sensations peut recourir à un expédient, à un
stupéfiant pour accéder à l’extase, qui compte même parmi les dons classiques
de la vie, et a un caractère simple et sacré, tout sauf dépravé : cette
ressource d’envergure, si j’ose dire, c’est le vin, cadeau des dieux aux
hommes, à en croire les anciens peuples humanistes, invention philanthropique
d’un dieu qui est même liée à la civilisation, si vous me permettez cette
précision. Comme chacun sait, l’art de planter la vigne et de manier le
pressoir a dégrossi l’être humain et l’a fait accéder à une vie policée :
de nos jours, les peuples cultivant la vigne passent pour plus civilisées, ou
pensent l’être, que les peuples ignorant la vin […]. Autant dire que la
civilisation n’est pas du tout l’affaire de l’entendement ni d’une sobriété à
l’expression châtiée, mais qu’elle a bien plus à voir avec l’enthousiasme, le
délire et la délectation des sens. (p. 873)
Les substances étaient ainsi
faites qu’elles recelaient à la fois la vie et la mort : toutes étaient à
la fois des remèdes et des poisons. La toxicologie et la pharmacologie ne
faisaient qu’un ; on guérissait grâce aux poisons et, à l’inverse, ce qui
était censé sauver la vie pouvait, le cas échéant, tuer un être d’un seul
spasme, en une seconde. (p. 889)
Dès que le corps joue un rôle,
l’affaire devient mystique, et le physique devient spirituel, ou l’inverse, on
n’arrive plus à les distinguer, pas plus que la bêtise et l’intelligence.
L’effet est pourtant là, ce dynamisme, et nous voilà à sa botte. Pour
l’expliquer, on se rabat, faute de mieux, sur le mot
« personnalité ». […] Mais j’ai une autre idée en tête : c’est
un mystère qui se situe au-delà de la bêtise et de l’intelligence, et l’on
ferait bien de s’en soucier, d’abord pour le tirer au clair, dans la mesure du
possible, et ensuite pour notre gouverne. (p. 897)
En faisant de la personnalité un
mystère, vous courez le risque de sombrer dans l’idolâtrie. Vous adorez un
masque. Vous voyez de la mystique là où il n’y a que de la mystification, une
de ces formes trompeuses et creuses par lesquelles le démon de la physionomie
corporelle se plaît parfois à nous berner. (p. 898)
Mundus vult decipi. […]
Méprisez donc le verbe distinct, précis et logique, d’une cohérence tout
humaniste ! Méprisez-le au profit
de je ne sais quelle mascarade faite d’allusions et de sentimentalisme de
charlatan, et vous ne tarderez pas à être le jouet du diable… (p. 899)
Avoir le courage de ses opinions, le courage de s’exprimer, c’est la
littérature, c’est l’humanité… (p. 901)
L’orgueil n’a pas d’envergure, et
la grandeur n’est point orgueilleuse. (p. 909)
La passion, c’est vivre pour
l’amour de la vie. Mais on sait bien que vous autres, vous vivez pour les
expériences qu’on peut y faire. La passion, c’est l’oubli de soi ; or
vous, vous n’avez qu’une chose en tête, vous enrichir l’esprit. C’est ça. C’est d’un égoïsme atroce,
vous n’en avez pas la moindre idée, et, un jour, on verra en vous des ennemis
de l’humanité. (p. 914-915)
Notre nuit, je ne la conçois que
comme une nuit de rêve, et je te laisse ta liberté. (p. 919)
Là-dessus, elle l’embrassa sur la
bouche. Ce fut une sorte de baiser russe, de ceux qu’on échange lors de
grandioses fêtes chrétiennes, dans ce vaste pays plein d’âme, afin de sceller
une affection. (p. 922)
N’est-ce pas bon et grand que la
langue ait un seul mot pour dire tout ce qu’on peut entendre par là, de
l’aspect le plus honnête à la concupiscence la plus charnelle ? C’est
parfaitement univoque dans l’équivoque, car l’amour ne saurait être éthéré dans
une extrême honnêteté, ni déshonnête dans une extrême sensualité ; il est
toujours lui-même, qu’il soit un malicieux amour de la vie ou une passion
sublime, c’est la sympathie avec l’organique et, touchante volupté, c’est
étreindre ce qui est voué à la putréfaction ; il y a sans doute de la
charité jusque dans la passion la plus admirable ou la plus déchaînée. Un sens
fluctuant ? Au nom du ciel, laissons
donc fluctuer le sens de l’amour ! Ses fluctuations sont la vie et
l’humanité, et s’en soucier reviendrait à être tristement dépourvu de
malice. (p. 923)
Les femmes, passez-moi
l’expression, sont des créatures n’agissant que par réaction, sans initiative
personnelle, nonchalantes dans un sens passif… […] la femme, dans le domaine
amoureux, se considère foncièrement comme objet ; elle attend que tout se
fasse et ne choisit pas librement. Si elle devient un sujet capable de jeter
son dévolu sur un homme, c’est seulement grâce au choix qu’il a fait le
premier. […] sa liberté de choix est entravée, très compromise par le simple
fait qu’on l’a élue. […] Vous demandez à une femme : « Enfin, est-ce que
tu l’aimes ? », et elle répond en levant ou en baissant les
yeux : « Il m’aime tant ! » […] Cette réponse féminine
révèle une vision qu’on a de soi, et j’aimerais bien savoir laquelle. La femme
trouve-t-elle qu’elle doit une immense soumission à l’homme qui lui a fait la
grâce de choisir une créature aussi indigne, ou bien voit-elle dans l’amour
qu’il lui porte un signe infaillible de la prééminence masculine ? (p.
927)
L’austérité religieuse est
toujours oppressante pour les êtres de moindre envergure. (p. 929)
J’avais un métier de civil, […]
un métier sérieux et raisonnable qui peut même, paraît-il, œuvrer au
rapprochement des peuples ; mais cette profession, je n’y tenais pas
particulièrement, je l’avoue, pour des raisons dont je dirai seulement qu’elles
sont obscures… Tout comme les prémices des sentiments que m’inspire votre
compagne de voyage […] Pour l’amour d’elle et en dépit de M. Settembrini, je me
suis soumis au principe de la déraison, au principe génial de la maladie ;
certes, j’y suis astreint depuis belle lurette, si ce n’est depuis toujours, et
je suis resté ici, en haut – je ne sais plus trop depuis combien de temps. J’ai tout oublié, j’ai rompu avec tout le
monde, mes parents, mon métier du plat pays et toutes mes perspectives. (p.
940)
Reprenez-vous donc, Wehsal, et
arrêtez de vous aplatir ! […] Qu’est-ce que vous avez toujours à ramper
devant les autres ? Vous avez, comme nous tous, vos qualités et vos
défauts. Par exemple, vous interprétez très joliment cet air du Songe d’une nuit d’été ; tout le
monde n’en est pas capable. (p. 947)
Quant à la torture de la
concupiscence, on n’y échappe qu’à condition de l’assouvir ; sinon, à
aucun prix ! Voilà comment elle fonctionne ; si elle ne vous tient
pas, on n’y pense pas trop, mais une fois mordu, les larmes aux yeux, on comprend
le calvaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ. […] Si la chair désire à ce point
la chair, c’est que ce n’est pas la sienne propre, mais parce qu’elle
appartient à une autre âme. […] Le désir charnel va et vient, il ne se lie pas,
ne se fixe pas, et c’est pourquoi on le trouve bestial. Et pourtant, dès qu’il
se fixe sur le visage d’une personne, notre bouche parle d’amour. Ce que je
désire, ce n’est pas seulement son buste, son corps, son enveloppe charnelle –
même si son visage avait une forme légèrement différente, je n’aurais peut-être
plus du tout envie de son corps, ce qui prouve que j’aime son âme, que je
l’aime de toute mon âme. Car aimer un visage, c’est aimer l’âme… (p. 948-949)
Mais l’affaire ultime, la plus
élevée, la plus effroyablement secrète, celle de la chair et de l’âme, est dans
le même temps la plus populaire, chacun la comprend et peut se moquer de celui
qui est mordu : ses journées sont tourmentées par le désir, et ses nuits
un enfer de honte ! […] Je rêve d’elle toutes les nuits, j’ai toutes
sortes de rêves ! Rien que d’y penser, j’ai des maux de gorges et des
brûlures d’estomac ! Et ces rêves se terminent toujours par des gifles
qu’elle me donne, ou bien elle me crache à la face : le visage de son âme
grimaçant de dégoût, elle me crache dessus, et je me réveille tout en nage,
offensé et plein de désir… (p. 950)
L’homme d’envergure a toujours
été un tyran despotique, et le restera. (p. 955)
Le jeune homme avait le sentiment de ne plus être très à l’aise dans ce
monde et cette vie qui, d’une certaine façon, l’angoissaient de plus en
plus et allaient de travers ; il
lui semblait qu’un démon avait pris le pouvoir, un démon mauvais et bouffon
qui, après avoir longtemps exercé une influence considérable, usait de son
empire avec un aplomb énorme, fort susceptible de vous inspirer un effroi
mystérieux et de vous insuffler des idées de fuite : ce démon avait pour nom l’inertie. (p. 966)
Hans Castorp regardait autour de lui…
Il voyait des choses fort inquiétantes et pernicieuses, et il savait ce qu’il
voyait là : c’était la vie hors du
temps, la vie sans souci ni espoir, le dévergondage à l’activité stagnante, la
vie morte. Cette vie-là était affairée, mais, de temps à autre, l’une
d’elle dégénérait en marotte, et tout le monde sacrifiait à cette mode avec
ferveur. (p. 966-967)
Le jeune homme resta seul à
ruminer, la tête reposant sur la main, au milieu de la chambre blanche, terriblement accablé par l’état malsain et
défectueux du monde, mais aussi par le sourire sardonique du démon, du dieu
simiesque exerçant sur lui cet empire désespérant et débridé qui a pour nom
« profonde inertie ». Ce mot funeste et apocalyptique était de nature
à l’effrayer secrètement : toujours assis, Hans se frotta le front et la
région du cœur. Il avait peur. Il avait
l’impression que « tout ça » finirait mal, par une catastrophe,
une révolte de la nature patiente, un orage et une tourmente dévastatrice qui rompraient l’envoûtement, emmèneraient
la vie au-delà du « point mort » en soumettant cette « période
néfaste » à un effroyable Jugement dernier. (p. 976)
Il n’en coûtait guère à ces
gens : ils avaient beau être en extase pour la façade, lorsqu’une idole à
la voix de ténor se grisait de flamme et de grâce, que son timbre, enchantant
le monde entier, se déployait dans des romances ou l’art sublime de la passion,
ils n’éprouvaient aucune adoration malgré leur extase ostentatoire… (p. 988)
La maladie ne les empêchait pas
d’être frustes. (p. 989)
En fin de compte, ce qu’il ressentait,
les mains jointes, le petit volet noir à claire-voie d’où s’échappait toute
cette profusion, c’était l’idéalité
triomphale de la musique, de l’art et du tempérament humain, l’embellissement
sublime et incontestable dont elle gratifiait l’horreur commune des choses
réelles. […] C’était l’aspect réaliste des choses, et cet aspect bien
particulier, dont l’idéalisme du cœur ne tenait nullement compte, était évincé
par le triomphant esprit de la beauté et de la musique. (p. 994)
Voici le rêve qu’elle inspirait à
Hans : couché dans un pré inondé de soleil et piqueté d’asters de toutes
les couleurs, la tête sur une éminence de terre, il avait les jambes croisées
et repliées, sauf que c’étaient des pattes de bouc. Comme cette prairie était
d’une parfaite solitude, ses doigts couraient à plaisir sur une petite flûte
qu’il avait à la bouche, une clarinette ou un chalumeau dont il tirait des sons
tranquilles et nasillards, égrenés note à note, au gré du souffle, et qui
parvenaient pourtant à former une ronde ; ces nasillements insouciants
montaient vers l’azur intense, dépassaient le feuillage délicat de bouleaux et
de frênes épars, à peine agités par la brise, qui étincelaient au soleil. Le
bourdonnement des insectes par-dessus l’herbe, dans l’air d’une chaleur estivale,
les rayons du soleil, la brise, les cimes ondoyantes, les feuilles
scintillantes, toute cette paix estivale au doux balancement prenait des
sonorités variées, alentour, donnant à ses naïves notes de pipeau, à leur gamme
toujours surprenante, une signification harmonieuse toujours pleine de variété.
[…] la monotonie ingénieuse de son jeu faisait resurgir la magie sonore de la nature et ses coloris exquis ; après une
nouvelle interruption, dans une douce escalade, et grâce à l’apport de voix
instrumentales de plus en plus nouvelles et aiguës dont les attaques se
succédaient rapidement, cette magie
sonore acquérait toute la plénitude imaginable, après s’être longtemps
restreinte, le temps d’un instant fugitif dont la jouissance délicieuse et
parfaite ne recelait pas moins l’éternité. Le jeune faune était très
heureux dans sa prairie d’été où il n’y avait ni
« Disculpe-toi ! », ni responsabilité, ni conseil de guerre, ni
prêtres pour juger celui qui avait oublié son honneur à jamais perdu. Il y régnait l’oubli en soi, une apathie
béate, l’innocence de l’intemporalité : c’était de la dépravation sans
la moindre mauvaise conscience, c’était, culminant dans cette vision idéale, la
négation totale de l’impératif occidental de l’activité, et l’apaisement qui en
résultait pour notre musicien nocturne donnait un prix considérable à ce
disque… [en parlant du Prélude à
l’après-midi d’un faune, de Debussy] (p. 995-996)
Elle s’y refusait, car, sans
l’ombre d’un doute, sa fureur et ses railleries comportaient un élément
dépassant l’instant et l’individuel, une haine, une hostilité foncière au
principe qui, par ces clairons français ou ces cuivres espagnols, appelait le
petit soldat épris : l’ambition suprême et toute naturelle de cette
bohémienne, qui dépassait son individualité, était de triompher de ce principe.
Pour ce faire, elle disposait d’un moyen très simple : elle prétendait que
s’il partait, c’était qu’il ne l’aimait pas, phrase que Don José, au fond de ce
coffret, ne supportait pas d’entendre. (p. 998)
Bouleversé, il reconnaissait
avoir, un instant, maudit le destin qui avait mis Carmen sur son chemin, pour
regretter aussitôt son blasphème et supplier Dieu à genoux de le laisser la
revoir. (p. 999)
Avançons cette thèse : un produit de l’esprit, par conséquent
significatif, tire son importance de ses implications, du fait qu’il exprime et
représente un contenu spirituel plus général, tout un univers de sentiments et d’opinions ayant trouvé en lui un
symbole plus ou moins parfait : c’est à cela que se mesure son degré
d’importance. En outre, l’amour que nous inspire cet objet n’est pas moins
significatif : il nous renseigne sur celui qui l’éprouve, caractérise son
rapport à cette généralité, à cet univers que représente l’objet et que,
consciemment ou non, on aime à travers lui. (p. 1003) (sur le lied de Schubert,
Am Brunnen vor dem Tore]
Il faudrait vraiment ne rien
entendre aux choses de l’amour pour penser que de tels doutes amoindrissent
l’amour. Ils lui donnent bien plutôt du piment. Ce sont eux-mêmes qui
fournissent à l’amour l’aiguillon de la passion, laquelle peut parfaitement se
définir comme un amour en proie au doute. (p. 1004)
M. Settembrini avait qualifié de
« maladie » le phénomène de la « régression », et son sens
pédagogique aurait sans doute trouvé « morbides » la vision du monde
et l’ère de l’esprit en butte à cette régression. Comment cela ? Ce
charmant lied sur le mal du pays, la sphère sentimentale à laquelle il
appartenait, et l’engouement de Hans pour cette sphère, tout cela aurait été
maladif ? Ah, que non ! C’était tout ce qu’il y avait de plus
plaisant et de plus sain. Reste que ce fruit qui, l’instant d’avant, était tout
frais et éclatant de santé, avait une extrême tendance à se décomposer et à
pourrir ; si ce pur délice de l’âme n’était pas dégusté au bon moment, il
répandait, l’instant d’après, et donc au mauvais moment, la pourriture et la
corruption dans l’humanité qui s’en délectait. Ce fruit de la vie était engendré par la mort, qu’il portait en lui.
(p. 1005)
Ses pensées allaient plus haut
que son entendement, intensifiées qu’elles étaient par l’alchimie. Oh, cet
enchantement de l’âme était d’une puissance ! Nous étions tous ses fils
et, ici-bas, nous pouvions transmettre des idées puissantes, en étant à son service.
Plus n’était besoin de génie, il suffisait d’avoir davantage de talent que
l’auteur du Tilleul pour donner au
lied des proportions gigantesques, en magicien qui enchante l’âme, et subjuguer
le monde entier. […] son meilleur fils devait être celui qui, l’existence minée
par l’abnégation, périssait en ayant sur le bord des lèvres un NOUVEAU verbe de
l’amour qu’il ne savait pas encore prononcer. Ce lied enchanteur valant tant la
peine qu’on mourût pour lui ! En fait, celui qui périssait de la sorte
mourait aussi pour une autre cause : s’il était un héros, c’était au fond
parce qu’il mourait pour l’esprit nouveau, le cœur plein de ce nouveau verbe de
l’amour et de l’avenir… (p. 1006)
Son domaine d’étude avait
toujours été ces vastes zones obscures de la psyché qu’on nomme
subconscient ; pourtant, on ferait
peut-être mieux de parler de supraconscient, puisqu’il émane parfois de ces
sphères un savoir qui dépasse de loin le savoir conscient de l’individu, et
semble indiquer des liens et des rapports possibles entre les sombres zones
inférieures de l’âme individuelle et une âme universelle omnisciente.
Occulte au sens premier du terme, le domaine du subconscient ne tarde pas à
montrer qu’il est lié à l’occultisme au sens strict, étant à la source de ce
qu’on appelle des visions, faute de mieux. Mais ce n’est pas tout : voir dans le symptôme de maladie organique
l’œuvre des affects surexcités par l’hystérie et bannis de la vie psychique
consciente, c’est admettre le pouvoir créateur du psychique dans le domaine
matériel, pouvoir qu’on doit forcément qualifier de seconde source des
phénomènes magiques. (p. 1008)
Les fatales aptitudes d’Ellen
Brand le rendaient curieux : le sentiment d’une plus grave aporie, la
conscience de ne pouvoir accéder par l’intellect à ce domaine exploré par
tâtonnements, voilà ce que recelait cette curiosité qui, en proie au doute, se
demandait si elle était coupable ou seulement dérisoire, et n’en restait pas
moins de la curiosité. Au cours de sa vie, Hans, comme tout le monde, avait
entendu parler des phénomènes occultes ou surnaturels […]. Jamais cependant il
n’avait subi les atteintes de cet univers qu’il ne refusait pas de reconnaître
en théorie, en toute impartialité, sans en avoir jamais fait l’expérience
concrète. (p. 1013)
Que pensait M. Settembrini du mot
« fantasmagorie » ? Dans ce concept, l’association d’éléments
oniriques et réels était peut-être moins étrangère à la nature que notre fruste
pensée quotidienne. Le mystère de la vie était littéralement insondable ;
fallait-il s’étonner si d’aventure des fantasmagories en émanaient, lesquelles…
Et notre héros poursuivit ainsi, étant enclin aux aimables concessions et au
laxisme intégral. (p. 1027)
Elle avait promis de faire
apparaître n’importe quel mort que les participants réclameraient, la prochaine
fois. N’importe lequel ? Hans garda tout de même une attitude de
refus ; néanmoins, l’idée de voir n’importe quel défunt le préoccupa à tel
point que, les trois jours suivants, il en vint à décider le contraire. […] Il
se ravisa un soir, lors d’un moment de solitude au salon ; il avait mis le
disque où était gravée la personnalité foncièrement sympathique de
Valentin, et prêtait l’oreille, sur son
siège, à cette prière de soldat, à ces adieux de brave pressé de partir pour le
champ d’honneur : À toi, Seigneur et Roi des cieux, / Ma sœur je confie,
/Daigne de tout danger / Toujours, toujours la protéger. Comme à chaque écoute
de cet air, le cœur de Hans éprouva une vive émotion ; cette fois, étayée
par certaines possibilités, elle se précisa pour devenir un souhait, et il se
dit : « Dérisoire, coupable ou non, n’empêche que ce serait drôlement
curieux, une aventure formidable. Lui, s’il est concerné, ne le prendra pas
mal, tel que je le connais. » Et il repensa au « Je t’en prie, fais donc »
de son cousin, à cette réponse indifférente et débonnaire qu’il avait reçue
dans la nuit du laboratoire de radiographie, quand il s’était cru obligé de lui
demander la permission de commettre certaines indiscrétions optiques. (p. 1033)
La réapparition des défunts, ou
plutôt la possibilité de souhaiter leur retour, est toujours une affaire
complexe et délicate. En fait, pour dire les choses crûment, ce souhait
éventuel n’existe pas, c’est une erreur : à y regarder de près, ce désir
est tout aussi impossible que la chose en soi, et l’on s’en apercevrait si la
nature abolissait cette impossibilité, ne fût-ce qu’une fois. Le deuil, comme
on l’appelle, est moins la douleur due à l’impossible retour à la vie de nos
morts que le regret de ne pouvoir le souhaiter. (p. 1041)
Qu’y avait-il donc ?
Qu’est-ce qui se préparait ? Une humeur querelleuse. Une irritation
naissante. Une impatience sans nom. Une tendance générale aux échanges
fielleux, aux accès de fureur, voire aux échauffourées. Des disputes hargneuses
et, pêle-mêle, des vociférations déchaînées éclataient quotidiennement entre
des personnes isolées ou des groupes entiers ; fait caractéristique, au lieu d’être révoltés par l’état des gens
affectés ou d’arbitrer leurs querelles, ceux qui n’étaient pas concernés y
prenaient vivement par, en sympathie, et, à leur tour, succombaient à cet
égarement. On blêmissait, frémissait, les yeux étincelants d’animosité, la
bouche déformée par l’emportement. Ceux qui étaient en action, on les enviait
d’avoir le droit et l’occasion de crier. Un désir lancinant de les imiter
mettait l’âme et le corps au supplice, et quiconque n’avait pas la force de se
réfugier dans la solitude se voyait immanquablement pris dans la tourmente. (p.
1051-1052)
L’abominable lubie dont il était
affligé s’était transformée en méfiance maniaque, en véhément délire de
persécution qui le poussait à débusquer les êtres impurs dissimulés ou masqués,
et à les confondre. (p. 1054)
Le résultat concret de cette Révolution française qu’on portait aux
nues, c’était l’État bourgeois et capitaliste, quel désastre ! Et, pour
l’améliorer, on avait l’espoir de la rendre universelle, cette horreur. La
république universelle, ce serait le bonheur, à coup sûr ! Le
progrès ? Bah, c’était la fameuse histoire du patient qui changeait
constamment de position en comptant bien être soulagé ! […] Naphta
méprisait l’État bourgeois pourvoyeur de sécurité. Il énonça ses vues à
l’occasion d’une promenade en automne sur la grand-route, où tout le monde,
comme sur commande, s’abrita soudain sous son parapluie : il y vit un
symbole de cette lâcheté, de cet amollissement grossier qui résultaient de la
civilisation. Incident fatidique, le naufrage du paquebot Titanic avait beau
faire l’effet d’un châtiment ancestral, il était vraiment salutaire : il
avait soulevé un tollé réclamant davantage de sécurité dans les transports. Que
dire de cette indignation à son comble, dès que la « sécurité »
semblait menacée ! Elle était pitoyable, et sa mollesse humanitaire
correspondait parfaitement à la férocité et à l’abjection bestiale de ce champ
de bataille économique que représentait l’État bourgeois. La guerre, la
guerre ! Il était d’accord, et toute cette concupiscence qu’elle suscitait
lui semblait honorable, par comparaison. (p. 1062-1063)
La justice ! Cette notion
valait-elle d’être idolâtrée ! Était-ce un principe divin ? De
premier plan ? Dieu et la nature étaient injustes, ils pratiquaient le
favoritisme et l’élection de la grâce, gratifiant les uns d’une dangereuse
distinction, et réservant aux autres un sort banal et facile. […] La justice
était, de toute évidence, une coquille vide de la rhétorique bourgeoise ;
pour passer à l’action, il importait avant tout de savoir de quelle justice on
parlait : de celle qui voulait donner à chacun son dû, ou la même chose
pour tous. (p. 1064)
Quelle ineptie blasphématoire, au
fond, de calculer la distance de quelque étoile par rapport à la Terre en
trillions de kilomètres ou en années-lumière, en s’imaginant qu’avec ces
fadaises de chiffres on permettait à l’esprit humain d’envisager l’infini et
l’éternel dans leur essence, alors que l’infini n’avait strictement rien à voir
avec la grandeur, ni l’éternité avec la durée et les distances
temporelles ! Loin d’être des notions de physique, ils signifiaient plutôt
l’abolition de ce qu’on appelait la nature ! En vérité, la candeur d’un
enfant persuadé que les étoiles étaient, dans la voûte céleste, des trous à
travers lesquels brillait l’éternelle clarté, lui semblait cent mille fois
préférable à toutes ces balivernes creuses, absurdes et présomptueuses que
débitait la science moniste sur l’univers ! (p. 1066)
On fit quelques pas pour essayer
d’apercevoir la crête du Stulsergrat. Haute de trois mille mètres, la
gigantesque paroi s’était embrumée. Par endroits seulement, un immense piton
surgit du brouillard, supraterrestre, aussi lointain que le Valhalla,
inaccessible et sacré. Saisi d’admiration, Hans voulut la faire partager à
tous. […] des lieux hors d’atteinte, de la nature non encore foulée par l’être
humain, il n’y en avait presque plus. (p. 1068)
Il y eut des moments,
disions-nous, où le jeune homme put en partie s’affranchir de l’état d’esprit
général, qui était embrouillé et confus, et s’apercevoir que c’était bel et
bien une folie à éviter à tout prix. (p. 1076)
L’abstraction épurée, relevant de
l’idée, est dans le même temps l’absolu, et donc la rigueur à proprement
parler, recelant des occasions de haine, d’hostilité absolue et
irréconciliable, qui sont bien plus profondes et radicales que celles de la vie
en société. Trouvez-vous étonnant que, de façon plus directe et implacable que
cette dernière, l’abstraction mène à une situation carrément radicale, à celle
du duel, du combat physique ? Le duel, mon ami, n’est pas une institution
comme une autre. C’est la chose ultime, le retour à l’état de nature, à peine
atténué par un vague règlement de chevalerie qui est bien superficiel.
L’essentiel de la situation demeure son caractère foncièrement primaire de
combat physique, et il appartient à tout homme, même fort éloigné de la nature,
d’être à la hauteur de cette situation où il peut prendre fait et cause pour
une idée avec sa personne, son bras et son sang, c’est en être indigne, et il
importe de rester un homme, en dépit de toute la spiritualité qu’on développe.
(p. 1077-1078)
Quoi, les exercices
intellectuels, du fait de leur rigueur, devaient mener implacablement à la
bestialité, au règlement de l’affaire par un combat physique ? Hans
s’insurgeait contre cette idée, ou du moins il s’efforçait de le faire, pour
s’apercevoir à son grand effroi qu’il n’en était pas capable. L’état d’esprit
général avait de l’empire sur lui : il n’était pas homme, lui non, à y
échapper. […] il comprit avec horreur qu’en dernière instance on n’avait plus
que son corps, ses ongles, ses dents. (p. 1078)
Le temps, qui n’est pas analogue
à ces horloges de gare dont la grande aiguille avance par à-coups, toutes les
cinq minutes, mais plutôt comme ces montres minuscules dont les aiguilles même
se meuvent de façon imperceptible, ou comme l’herbe qu’aucun œil ne voit
pousser, bien qu’elle le fasse en secret jusqu’au jour où elle ne peut plus
s’en cacher, le temps, cette ligne composée de simples points sans étendue […],
le temps donc, à sa manière imperceptible et insidieuse, secrète et pourtant
industrieuse, avait persisté à sous-tendre des changements. (p. 1089)
Il retentit, ce coup de tonnerre
dont nous avons tous entendu parler, détonation assourdissante issue d’un
funeste mélange d’inertie et d’irritation longtemps amoncelées ; et ce
coup de tonnerre historique, disons-le avec un respect mitigé, ébranlant les
fondements de la terre, c’est, à nos yeux, celui qui fait sauter la montagne
magique et, sans le moindre ménagement, en déloge notre héros, ce loir en
pleine léthargie. (p. 1091-1092)
Or, si sa petite destinée était
éclipsée par le sort général, n’était-elle pas l’expression d’une bonté et
d’une justice divines regardant sa personne ? La vie allait-elle reprendre
son frêle enfant qui avait péché ? Non pas à la légère, mais seulement
avec gravité et sévérité, par une épreuve ne signifiant pas que ce pécheur
aurait la vie sauve ; il aurait, en l’occurrence, trois salves d’honneur.
(p. 1096)
Le jouet de la vie… Bats-toi
courageusement, sur les lieux de tes attaches et de ton sang ! Que faire
de plus, à présent ? (p. 1097)
Toute cette jeunesse portant son
barda et son fusil à baïonnette, en manteau et bottes tout crottés ! A la
contempler, on pourrait, en humaniste féru de beauté, rêver à d’autres
tableaux. On pourrait l’imaginer dans une crique, menant des chevaux au bain,
déambulant sur le rivage avec une bien-aimée, effleurant des lèvres l’oreille
de la tendre promise, ou s’enseignant le tir à l’arc avec une joyeuse
camaraderie. Au lieu de quoi elle gît là, mordant cette boue à feu et à sang.
Qu’elle le fasse de gaieté de cœur, malgré son immense épouvante et son
indicible nostalgie du foyer familial, c’est une chose sublime et confondante,
même si elle ne justifie en rien qu’on la mette dans une telle situation. (p.
1100-1101)
Il y eut des moments où, dans les
intuitions de ton règne, un rêve d’amour, issu de la mort et de la luxure des
corps, a surgi en toi. Cette fête mondiale de la mort, et même, alentour, cette
mauvaise ardeur fébrile enflammant le ciel pluvieux du soir, l’amour en
émanera-t-il un jour ? (p. 1102-1103)