1/ D’aucuns
définissent l’enjeu de Siddhartha
comme une quête d’identité de son protagoniste. Mais cette quête d’identité n’est pas à comprendre au sens traditionnel du terme,
à savoir la quête d’un Moi plus authentique, dégagé des contingences, des
influences, des préjugés dans lesquels baigne tout individu en tout temps en tant que membre d'une société donnée. Siddhartha lui-même
ne sait pas tout à fait ce qu’il recherche si ardemment, et qui le pousse à
quitter successivement tous les modèles et groupes auxquels il est
rattaché : il sait seulement qu’il
aspire profondément à quelque chose, une sorte de soif d’absolu qui ne
trouve pas à se satisfaire des différents modèles de pensée, doctrines qu’il
adopte successivement. Ce n’est pas un
savoir, ni une vérité que recherche Siddhartha, du moins une vérité que
l’on pourrait approcher par le seul
biais de l’abstraction, de la
pensée, de la raison. Il serait plus exact de dire que la « sagesse »
tant recherchée par Siddhartha pourrait davantage se définir comme un état de
conscience élargi, où le Moi n’est pas tant
« révélé » que « fusionné, mêlé, relié » au reste du monde,
donnant la sensation à Siddhartha qu’il est
en accord, en harmonie avec le monde, comme si la distinction, la
frontière, entre le Moi et l’environnement étaient abolies, procurant par la même occasion apaisement,
joie, par l’impression d’appartenir
à un grand Tout, réalisant par l’esprit une synthèse, une Unité entre le moi individuel et le reste du monde. Brève note
à part, l’emploi de majuscules à Tout, Unité et Moi est délibéré puisque ce
sont les termes que Hesse emploie lui-même pour décrire le plus précisément
l’état de conscience supérieure, élargie si l’on peut dire, atteint par son
protagoniste. C’est en particulier lorsque Siddhartha, après de nombreuses
années passées à mener une vie séculaire, durant laquelle il succombe à tous
les vices traditionnels humains (gourmandise, luxure, paresse, cupidité…), finit
par s’en détourner et est tout proche de se suicider qu’il vit ce premier véritable
moment de conscience, qui lui apporte enfin la sérénité qu’il a perdue depuis
si longtemps. Il l’avait déjà vécue une première fois, avec une intensité
moindre cependant, lorsqu’il décida de se détourner de l’ascétisme des Samanas,
et ce sera lorsqu’il parviendra enfin à se détacher de son fils qu’il atteindra
pleinement ce sentiment de l’Unité qui fera de lui un « sage » aux
yeux des autres, bien qu’il exerce le modeste métier de passeur d’un fleuve.
Dans chacun de ces moments décisifs, la
nature, et en particulier le fleuve, jouent un rôle déterminant, et le sujet
semble entrer dans un état où la notion de temps, d’espace, est abolie, et où les
images passées, présentes, futures semblent comme se chevaucher, fusionner.
C’est aussi sur un tel passage que le roman se conclut, mais cette fois
ressenti par l’ami de Siddhartha, Govinda, qui parvient enfin lui aussi à cet
état de conscience, cette sagesse qu’il a lui aussi tant recherchée sans jamais
la trouver avant de retrouver une dernière fois son ami d’enfance.
Il regarda autour de lui, comme
s’il voyait le monde pour la première fois. Il était beau le monde ! Il
était varié, étrange, énigmatique : là du bleu, ici du jaune, là-bas du
vert ; des nuages glissaient dans le ciel, et le fleuve sur la terre, la
forêt se hérissait et les montages : tout était beau, tout était plein de
mystères et d’enchantement, et au milieu de tout cela, lui, Siddhartha,
réveillé, en route vers lui-même. Toutes ces choses, une à une, ce jaune, ce
bleu, ce fleuve, cette forêt, pénétraient en lui par ses yeux, pour la première
fois ; ce n’était plus le charme de Maras, ce n’était plus le voile de la
Maya, ce n’était plus la diversité accidentelle et dénuée de sens du monde
phénoménal, indigne de la profonde pensée du brahmane, qui le dédaigne et n’en
recherche que l’unité. Pour lui, maintenant, le bleu était le bleu, le fleuve
était le fleuve, et bien que dans ce bleu et dans ce fleuve l’idée d’unité et
de divinité vécût encore cachée dans l’âme de Siddhartha, il n’entrait pas
moins dans le caractère du divin, d’être jaune ici, bleu là-bas, d’être ciel,
d’être forêt, comme il était lui, Siddhartha, en ce lieu. Le sens et l’être n’étaient point quelque part derrière les choses, mais en elles,
en tout. (p. 795-796)
Maintenant ses yeux désabusés
s’arrêtaient en deçà de ces choses, ils les voyaient telles qu’elles étaient,
se familiarisaient avec elles, sans s’inquiéter de leur essence et de ce
qu’elles cachaient […]. Qu’il était beau
le monde pour qui le contemplait ainsi, naïvement, simplement, sans autre
pensée que d’en jouir ! Que la lune et le firmament étaient
beaux ! Qu’ils étaient beaux aussi les ruisseaux et leurs bords ! Et
la forêt, et les chèvres et les scarabées d’or, et les fleurs et les
papillons ! Comme il faisait bon de
marcher ainsi, libre, dispos, sans souci, l’âme confiante et ouverte à toutes
les impressions. Le soleil qui lui brûlait la tête était tout autre, tout
autres aussi la fraîcheur de l’ombre dans les bois, l’eau du ruisseau et celle
de la citerne, le goût des calebasses et des bananes. Les jours et les nuits
passaient sans qu’il s’en aperçût ; les heures fuyaient comme la voile du
bateau sur les ondes et chacune d’elles lui apportait des trésors de joie. […] Rien de tout cela n’était nouveau ;
mais il ne l’avait jamais vu ; sa pensée l’en avait toujours tenu
éloigné. Maintenant, il était auprès de
ces choses, il en faisait partie. La lumière et les ombres avaient trouvé
le chemin de ses yeux, la lune et les étoiles celui de son âme. (p. 799-800)
Peu à peu se développait et
mûrissait en Siddhartha la notion exacte de ce qu’est la Sagesse proprement dite, qui avait été le but de ses longues
recherches. Ce n’était somme toute
qu’une prédisposition de l’âme, une capacité, un art mystérieux qui consistait
à s’identifier à chaque instant de la vie avec l’idée de l’Unité, à sentir
cette Unité partout, à s’en pénétrer comme les poumons de l’air que l’on
respire. Tout cela s’épanouissait en lui peu à peu, se reflétait sur la vieille
figure de Vasudeva et se traduisait par ces mots : harmonie, science de l’Éternelle, Perfection du monde, Unité, Sourire.
(p. 848)
Siddhartha s’efforça de mieux
écouter. L’image de son père, sa propre image, l’image de son fils se fondirent
ensemble ; celle de Kamala apparut aussi et se dissipa, puis ce fut
l’image de Govinda, puis d’autres qui se confondirent, devinrent le fleuve
lui-même, et toutes avec lui s’élançaient avec la même ardeur, la même
convoitise, les mêmes souffrances, vers le but à atteindre ; et la voix du
fleuve résonnait, haletante, pleine de désirs, pleine d’une douleur brûlante,
plein d’une insatiable envie. Le fleuve tendait à son but de toute sa
puissance ; Siddhartha voyait comme
il y courait, ce fleuve qui se composait de lui et des siens et de tous ceux
qu’il avait connus. Tous ses flots, toutes ses ondes roulaient, chargés de
souffrances, vers des buts innombrables : les cataractes, le lac, les
rapides, la mer, et il les atteignait tous, et de l’eau s’exhalaient des
vapeurs qui montaient vers le ciel ; elles devenaient pluie et cette pluie
retombait du ciel, devenait source, devenait ruisseau, devenait fleuve,
remontait encore, puis recommençait à couler. Mais la voix ne trahissait plus
maintenant de ces désirs, elle avait changé : elle se faisait plaintive,
comme celle d’une âme en peine, et d’autres voix se joignaient à elle, les unes
joyeuses, les autres dolentes, puis d’autres encore qui disaient le bien et le
mal, qui riaient et pleuraient : c’était par centaines, par milliers
qu’elles résonnaient. Siddhartha était tout oreilles. Ses facultés étaient tendues vers ces bruits et plus rien n’existait
pour lui que ce qu’il percevait ; il absorbait toutes ces rumeurs, s’en
emplissait, sentant bien qu’à cette heure il allait atteindre au dernier
perfectionnement dans l’art d’écouter. Bien souvent déjà il avait entendu
toutes ces choses, […] mais aujourd’hui ces sons lui semblaient nouveaux. Il
commençait à ne plus bien les distinguer ; celles qui avaient une note
joyeuse se confondaient avec celles qui se lamentaient, les voix mâles avec les
voix enfantines, elles ne formaient plus qu’un seul concert : la plainte
du mélancolique et le rire du sceptique, le cri de la colère et le gémissement
de l’agonie, tout cela ne faisait plus
qu’un, tout s’entremêlait, s’unissait, se pénétrait de mille façons. Et toutes
les voix, toutes les aspirations, toutes les convoitises, toutes les
souffrances, tous les plaisirs, tout le bien, tout le mal, tout cela ensemble,
c’était le monde. Tout ce mélange, c’était le fleuve des destinées accomplies,
c’était la musique de la vie. Et lorsque Siddhartha, prêtant l’oreille au
son de ces mille et mille voix qui s’élevaient en même temps du fleuve, ne
s’attacha plus seulement à celles qui clamaient la souffrance ou l’ironie, ou n’ouvrit plus son âme à l’une d’elles de
préférence aux autres, en y faisant intervenir son Moi, mais les écouta toutes
également, dans leur ensemble, dans leur Unité, alors il s’aperçut que tout
l’immense concert de ces milliers de voix ne se composait que d’une seule
parole : Om : la
perfection. […] Sa plaie s’épanouissait maintenant, sa souffrance rayonnait ; son Moi s’était fondu dans l’Unité, dans
le Tout. Dès cet instant, Siddhartha cessa de lutter contre le
destin ; il cessa de souffrir. Sur
son visage fleurissait la sérénité du Savoir auquel nulle volonté ne
s’oppose plus, du savoir qui connaît la perfection, qui s’accorde avec le
fleuve des destinées accomplies, avec le fleuve de la vie, qui fait siennes les
peines et les joies de tous, qui
s’abandonne tout entier au courant et désormais fait partie de l’Unité, du
Tout. (p. 850-851)
Le visage de son ami Siddhartha
disparut à ses regards ; mais à sa place il vit d’autres visages, une
multitude de visages, des centaines, des milliers ; ils passaient comme
les ondes d’un fleuve, s’évanouissaient, réapparaissaient tous en même temps,
se modifiaient, se renouvelaient sans cesse et tous ces visages étaient
pourtant Siddhartha. […] Et toutes ces formes, tous ces visages reposaient, s’écoulaient,
procréaient, flottaient, se fondaient ensemble ; au-dessus d’eux planait
quelque chose de mince, d’irréel, semblable à une feuille de verre ou de glace,
sorte de peau transparente, valve, moule ou masque liquide, et ce masque
souriait, ce masque était la figure souriante de Siddhartha, que lui, Govinda,
venait juste à ce moment de toucher de ses lèvres. Et c’est ainsi que Govinda
vit ce sourire du masque, ce sourire de l’Unité du flot des figures, ce sourire
de la simultanéité, au-dessus des milliers de naissances et de décès. […] Ayant
perdu toute notion du temps, ne sachant plus si cette vision avait duré une
seconde ou un siècle, ne sachant plus si il y avait au monde un Siddhartha et
un Govinda, si le Moi et le Toi existaient ; le cœur comme transpercé
d’une flèche divine et saignant d’une douce blessure, l’âme fondue dans un
charme indicible, Govinda demeura encore un instant penché sur le visage
impassible de Siddhartha, qu’il venait de baiser et qui avait été le théâtre de
toutes ces transformations, de tout le Devenir, de tout l’Être. […] Govinda
s’inclina profondément, des larmes coulaient de ses yeux sans qu’il s’en
aperçut tandis qu’il sentait s’allumer dans son cœur le sentiment du plus
ardent amour et de la plus humble vénération. Il se prosterna jusqu’à terre
devant l’Homme qui restait là, assis, immobile, et dont le sourire lui
rappelait tout ce qu’il avait aimé dans sa vie et tout ce qu’il représentait
pour lui de précieux et de sacré. (p. 859-860)
2/ Cet
état de conscience élargie aura pour conséquence principale de donner un regard plus apaisé, plus en
harmonie donc, avec le monde et avec lui-même. Lui qui était d’abord
méprisant envers les hommes pour leurs faiblesses et passions, en particulier
les folies dont ils sont capables par amour, les verra d’un œil plus serein, apaisé, tolérant, lorsqu’il fera lui-même
cette douloureuse expérience : non un amour pour une femme, bien qu’il en
eût connu une significative, la courtisane Kamala, mais sans réellement en
tomber amoureux, mais pour son fils qu’il a eu avec cette dernière. Tentant à
tout prix de le changer, et de lui épargner tout contact néfaste avec
l’extérieur, Siddhartha finit par comprendre que son entêtement est voué à
l’échec, et qu’il n’est d’ailleurs guère juste qu’il persiste dans cette voie
s’il est cohérent avec lui-même, puisqu’il avait lui-même voulu apprendre, vivre
sa vie en partant du foyer paternel qui le destinait à une vie de prêtre
brahmane. En méditant sur les similitudes et les liens entre ce que fut sa
relation avec son père, et celle qu’il a alors avec son fils, Siddhartha
comprend la nécessité de laisser son fils vivre sa vie en toute indépendance,
et comprend aussi par la même occasion le chagrin que ressentit jadis son père
lors de son départ. Car pour Hesse, et c’est une thématique qui revient
constamment dans ses romans, rien n’est plus important que de permettre à chacun de se développer
librement, sans influence néfaste et/ou contrainte, et chacun se doit de
respecter cette liberté en refusant la position de maître autoritaire
voulant imposer ses valeurs, sa volonté, ce qui risque in fine de nuire, d’entraver, voire de mutiler l’âme sur laquelle
s’exerce cette autorité. Bien entendu, une telle position, si elle est prise au
mot près et appliquée partout indifféremment, ne serait pas sans avoir quelque
faiblesse, voire danger : retenons plutôt le principe général ici qu’on ne
saurait aller à l’encontre du caractère, de la personnalité profonde de chacun,
et qu’en de nombreuses circonstances, à partir d’un certain point, il est
nécessaire qu’une personne se développe indépendamment de tout système, de tout
maître, afin de découvrir par elle-même ses propres aspirations, sa propre
vision du monde, sa propre personnalité.
Pour lui, les hommes
s’abandonnaient, se laissaient vivre comme des enfants ou comme des animaux et
il en éprouvait du plaisir et du mépris à la fois. Il les voyait se tourmenter,
peiner et vieillir pour acquérir des choses qui, selon lui, n’en valaient pas
la peine : de l’argent, un pauvre petit plaisir, de maigres
honneurs ; il les voyait se quereller, s’insulter ; il les entendait
se plaindre de douleurs qui faisaient sourire un Samana et souffrir de
privations qu’un Samana ne sentait même pas. (p. 812-813)
Les hommes ! il les
considérait maintenant tout autrement qu’autrefois : il les jugeait avec
moins de présomption, moins de fierté ; mais en revanche, il se sentait
plus près d’eux, plus curieux de leurs faits et gestes, plus intéressé à eux.
Quand il lui arrivait de passer des voyageurs de condition inférieure, des
marchands, des soldats, des femmes de toutes catégories, ces gens-là ne lui
semblaient plus aussi étrangers qu’autrefois ; il les comprenait, il
comprenait leur existence que ne réglaient ni idées ni opinions, mais
uniquement des besoins et des désirs ; il s’y intéressait et se sentait
lui-même comme eux. Quoiqu’il approchât de la perfection et qu’il portât
toujours les traces de sa dernière meurtrissure, il lui semblait pourtant que
ces hommes simples étaient ses frères ; leurs vanités, leurs convoitises
et leurs travers perdaient leur ridicule à ses yeux, ils valaient la peine
d’être compris, d’être aimés et même vénérés. L’amour aveugle d’une mère pour
son enfant, la sotte présomption d’un père aveuglé par son attachement pour un
fils unique, l’irrésistible et folle envie qu’éprouve une jeune femme coquette
de se parer de bijoux pour attirer sur soi pour attirer sur soi les regards
admirateurs des hommes, tous ces besoins, tous ces enfantillages, toutes ces
aspirations naïves, déraisonnables, mais dont la réalisation donne à la vie un
si puissant élément de force, ne semblaient plus aux yeux de Siddhartha choses
si négligeables, si puériles ; il comprenait que c’était pour elles que
les hommes vivaient, que c’était pour elles qu’ils accomplissaient
l’impossible, pour elle qu’ils faisaient de longs voyages, pour elles qu’ils
s’entre-tuaient, qu’ils enduraient des souffrances infinies, qu’ils
supportaient tout ; et c’est pour cela qu’il se sentait capable de les
aimer ; il voyait la vie, la chose animée, l’Indestructible, le Brahma
dans chacune de leurs passions, dans chacun de leurs actes. Ces hommes, ils
étaient aimables et admirables dans l’aveuglement même de leur fidélité, dans
l’aveuglement de leur force et de leur persévérance. Rien ne leur manquait, et
le savant, le penseur, ne leur était supérieur que par une petite, une bien
petite chose : la conscience qu’il avait de l’Unité de tout ce qui vit. Et
Siddhartha en arrivait même à se demander à certaines heures si ce savoir,
cette idée, avait bien toute l’importance qu’on lui attribuait. […] Pour tout
le reste les hommes égalaient le Sage et parfois lui étaient bien supérieurs,
comme certains animaux nous semblent aussi supérieurs à l’homme, par
l’inflexible ténacité qu’ils apportent à l’accomplissement des actes
nécessaires à leur vie. (p. 847)
Analyser le monde, l’expliquer,
le mépriser, cela peut être l’affaire des grands penseurs. Mais pour moi il n’y
a qu’une chose qui importe, c’est de pouvoir l’aimer, de ne pas le mépriser, de
ne le point haïr tout en ne me haïssant pas moi-même, de pouvoir unir dans mon
amour, dans mon admiration et dans mon respect, tous les êtres de la terre sans
m’en exclure. (p. 857)
3/ Si
Hesse se méfie tant des abus de la position du maître au profit de l’indépendance
individuelle, c’est surtout que tout
maître, toute doctrine, toute pensée, sont impuissants à enseigner la
« sagesse » (au sens du point 1/ développé ci-dessus), stade
ultime du développement individuel ou de la recherche de soi. Hesse est bien
conscient des limites du savoir, de la pensée, des livres, des mots, lui qui
fut pourtant un des plus voraces et prolifiques lecteurs ! Mais nul véritable
paradoxe dans cette position étrange pour le lecteur familier de ses essais et
de son œuvre romanesque : car si les livres, la pensée peuvent à la
rigueur transmettre du savoir (nécessité nullement remise en cause ici) voire faire
comprendre, exposer une certaine vision du monde qui enrichira son lecteur, ce
dernier néanmoins ne saurait atteindre sa propre vérité que par lui-même, par
sa propre expérience personnelle du monde, par les sensations, les sentiments
qu’il éprouve au contact d’autres personnes ou de la nature. Ainsi, une vérité ne
pourra véritablement apparaître comme authentique que si, en sus d’avoir été
lue, pensée, elle aura été éprouvée au plus profond de l’homme qui aura pu en
vérifier l’exactitude, la profondeur dans sa vie même. A l'image de Montaigne, Hesse cherche à avertir
son lecteur des dangers d’une vie purement livresque, où l’homme s’est
construit sa vision du monde uniquement par les livres, par la pensée ou
l’enseignement d’autrui, et que sa propre vérité du monde et des choses ne
saurait être complète, authentique sans le versant de sa sensibilité et de son
contact avec les hommes et la nature.
Et où habitait l’Atman, où le
trouver, où battait donc son cœur éternel, où ? sinon dans notre propre
moi, dans notre intérieur, dans ce réduit indestructible que chacun porte en
soi. Mais où, où était ce moi, où était cet intérieur ? ce Dernier ?
Ce n’était ni la chair ni les os, ce n’était pas la pensée, ce n’était pas non
plus la conscience. Qu’était-ce donc alors ? […] Hélas ! personne
pour le montrer ce chemin, personne ne le savait, ni le père, ni les maîtres,
ni les sages, ni les saints cantiques du sacrifice ! Ils savaient tout ces
brahmanes et leurs livres sacrés, tout ; ils s’étaient occupés de tout et
du reste […] ils savaient une infinité de choses – mais que valait tout ce
savoir, quand on ignore la seule chose qui importe le plus au monde ? (p.
777)
J’ai eu toujours soif de science
et toujours sur mes lèvres se pressent mille questions. […] Il m’a fallu
beaucoup de temps pour apprendre moi-même cette cruelle vérité dont je ne suis
peut-être pas encore assez pénétré, ô Govinda, c’est qu’on ne peut rien
apprendre ! Je crois bien qu’en effet cette chose que nous nommons apprendre n’existe pas. Il n’y a qu’un
savoir, ô mon ami, et qui est partout, c’est l’Atman, qui est en moi, en toi,
et dans chaque être. Et voilà pourquoi je commence à croire qu’il n’est pas de
plus grand ennemi du vrai savoir que de vouloir savoir à tout prix, d’apprendre. (p. 784-785)
Pendant sa marche lente,
Siddhartha réfléchissait. Il constata qu’il n’était plus un jeune homme, mais
qu’il était devenu un homme. Il constata encore qu’une chose s’était détachée
de lui, comme la peau se détache du serpent, qu’une chose n’existait plus en
lui, qui l’avait accompagné, durant sa jeunesse, qui lui avait appartenu :
c’était le désir d’avoir des maîtres et d’écouter leurs préceptes. […] « Qu’est-ce
donc que tu aurais voulu apprendre à l’aide des doctrines et des maîtres,
qu’eux-mêmes, qui t’ont beaucoup appris, ne pouvaient cependant pas
t’enseigner ? » Et il trouva cette réponse : « C’était le
moi dont je voulais savoir le sens et l’essence. […] rien au monde n’a tant
occupé mes pensées que mon moi, rien, autant que cette énigme que je vis, que
je suis un, séparé de tous les autres, isolé, en un mot que je suis Siddhartha.
Et il n’est pas une chose au monde que je connaisse si peu que moi-même, que
Siddhartha ! » (p. 794-795)
Maintenant, je ne laisserai plus
échapper mon Siddhartha ! Je ne me remettrai plus, pour penser, et même
pour vivre, à chercher l’Atman et à m’inquiéter des souffrances du monde. Je ne
vais plus me torturer l’esprit et le corps pour découvrir un secret derrière
des ruines. […] c’est de moi seul que j’apprendrai, que je serai l’élève, c’est
par moi que je saurai le mystère qu’est Siddhartha. (p. 795)
Mais quel chemin j’ai
suivi ! Quand je pense qu’il m’a fallu passer par tant de sottises, par
tant de vices, d’erreurs, de dégoûts, de désillusions et de misères pour en
arriver à n’être plus qu’un enfant et à tout recommencer ! Mais c’était
pour mon bien : mon cœur me le dit, et la joie qui est dans mes yeux le
dit aussi. Il m’a fallu vivre dans le désespoir, m’avilir jusqu’à la plus lâche
des pensée, celle du suicide, pour obtenir mon pardon, entendre de nouveau Om, goûter le vrai sommeil et le
véritable réveil. Il m’a fallu passer par la folie pour arriver jusqu’à Atman.
Il m’a fallu succomber au péché pour renaître à la vie. (p. 827-828)
Je te félicite, Siddhartha ;
après toutes ces années de démence, tu as eu enfin une idée raisonnable, tu as
fait quelque chose de bien, tu as entendu chanter le petit oiseau dans ta
poitrine et tu as obéi à sa voix. […] Avoir été en proie à ce désespoir, à ce
profond écœurement de tout, et n’y avoir point cédé, avoir senti vivre en lui
le petit oiseau, source et vie de son âme, c’est ce qui faisait maintenant sa
joie et éclairait d’un rayon de bonheur son visage sous ses cheveux
grisonnants. « Il est bon, se répétait-il, d’avoir appris à ses dépens ce
qu’on a besoin de savoir. Même quand j’étais enfant je n’ignorais pas que les
plaisirs du monde et les richesses ne valent pas grand-chose. Je le savais
depuis longtemps ; mais ce n’est qu’à présent que j’en ai fait
l’expérience. Maintenant j’en suis instruit : je le suis non seulement par
ma mémoire, mais par mes yeux, par mon cœur, par mon estomac. Et c’est tant
mieux pour moi ! » (p. 828-829)
4/ Ainsi,
l’un des enjeux majeurs du roman, en lien avec le point 3/, est que la vérité,
la sagesse, ne sauraient qu’être personnelles : chacun doit partir en quête
de soi, et nul maître, aussi bon soit-il, ne saurait remplacer l’expérience
concrète et sensible du monde. La figure de Bouddha, ou Gotama dans le roman, n’est
pas moquée ou rabaissée par Hesse via le personnage de Siddhartha. Car si ce
dernier refuse d’entrer dans l’enseignement du futur Bouddha, ce n’est pas
parce qu’il le considère comme un charlatan, ou son enseignement comme invalide,
mais parce qu’il se méfie de toute doctrine, de tout enseignement, et que Hesse
privilégie par-dessus la quête personnelle de soi, de notre propre voie, de
notre propre chemin. Siddhartha convient du reste de la sainteté, de
l’extraordinaire aura de Gotama, mais sa doctrine, et la vérité qu’il
professe, ne saurait être valide pour les autres, bien qu'elle le soit néanmoins pour
lui-même. Son « illumination », son « éveil », ne sauraient
être mis en cause, mais l’expérience de l’Unité, du Tout, expérimentée par
Bouddha et que Siddhartha connaîtra lui-même plus tard dans le roman (et
Govinda par ailleurs associe les deux hommes dans sa vision finale, en
particulier leur sourire énigmatique), ne saurait être atteinte par une doctrine
définie, quelle que soit la justesse des concepts forgés, mais ne peut être
vécue que par soi-même dans sa propre conscience. Néanmoins, certains concepts
dérivés de l’hindouisme sont utilisés par Hesse dans le roman pour définir le
plus précisément possible la quête de son personnage : en particulier,
ceux de l’Atman, renvoyant au
souffle en tant que principe de vie, l’âme, la personnalité, l’individu, le moi,
et que Siddhartha associe à une voix intérieure, en particulier celle d’un
oiseau ; et celui de l’Om, pour représenter
le Tout, l’Unité du monde, la simultanéité de toutes choses au-delà du notre
représentation fragmentée du Temps.
Tu représentes le monde sous la
forme d’une chaîne parfaite, que rien n’interrompt en aucun endroit, une chaîne
infinie faite de causes et d’effets. […] l’unité du monde, l’enchaînement de
tout ce qui s’y passe, le fait que toutes choses, les grandes et les petites,
sont comprises dans le même courant, dans la même loi des causes, du
« devenir » et du « mourir ». (p. 792)
Cette délivrance est le fruit de
tes propres recherches sur ta propre route ; tu l’as obtenue par tes
pensées, par la méditation, par la connaissance, par l’illumination. Ce n’est
pas par la doctrine que tu l’as eue ! Et voilà ma pensée, ô Sublime :
personne n’arrivera à cet affranchissement au moyen d’une doctrine. À personne,
ô Vénérable ! tu ne pourras traduire par des mots et par une doctrine ce
qui t’est arrivé au moment de ton illumination. […] il est une chose que cette
doctrine si claire, si respectable, ne contient pas : c’est le secret de
ce que le Sublime lui-même a vécu, lui seul, parmi des centaines de milliers
d’êtres humains ! Voilà ce que j’ai pensé et discerné en écoutant ta
doctrine. Et c’est aussi pour cette raison que je vais continuer mes
pérégrinations… non pas pour chercher une autre doctrine, une doctrine
meilleure, car je sais qu’il n’y en a point ; mais pour m’éloigner de
toutes les doctrines et de tous les maîtres et, seul, atteindre mon but ou
mourir. (p. 793)
Jamais il ne l’avait vraiment
trouvé ce moi, parce qu’il avait toujours essayé de le saisir dans les mailles
de la pensée. […] il fallait essayer de surprendre la voix secrète de l’intérieur.
Il n’aspirerait à rien qu’à ce que cette voix lui ordonnerait, il ne se
fixerait à rien qu’à ce qu’elle lui conseillerait. […] Obéir ainsi non à un ordre extérieur, mais seulement à une voix, être
prêt, voilà ce qui importait, le reste n’était rien. (p. 800)
5/ En complément de cette méfiance vis-à-vis
des savants, des intellectuels, Hesse fait l’éloge de la connaissance, de la
sagesse en dehors du savoir livresque : ce sont principalement les
personnages de Kamala, la seule personne que Siddhartha tiendra en estime lors
de sa vie séculaire et de plaisirs, pour sa connaissance de l’art de l’amour et
le lien qu’il peut créer entre deux êtres s’il est bien compris ; et
surtout Vasudeva, le modeste passeur de fleuve avec qui Siddhartha vivra, puis
dont il reprendra seul la fonction après le départ (la mort ?) de ce dernier.
Tous deux sont pourtant ignorants, n'ayant reçu aucune éducation livresque similaire à Siddhartha. Et cependant, c'est grâce à eux que Siddhartha progressera le plus dans la connaissance de lui-même, dans sa quête spirituelle. C’est en particulier avec Vasudeva que Siddhartha apprendra à entendre la, ou plutôt
les « voix » du fleuve, et à quel point le rapport avec ce fleuve s’avère un moyen infiniment plus efficace que les livres, dans
l’accession à la « sagesse », à la paix de l’âme, tant recherchée par
Siddhartha au fil de ses pérégrinations et de ses changements d’état. Vasudeva
qui en particulier se distinguera par son extraordinaire capacité à écouter les
autres, à les comprendre, puis à les conseiller quand le besoin s’en fait
sentir. Vasudeva, que Siddhartha reconnaît comme un être bien supérieur à
lui-même, lui qui pourtant fut un brillant savant dans sa jeunesse, promis à un
bel avenir de brahmane à la suite de son père, mais voie dont il se détourne
car elle ne satisfaisait pas sa soif d’absolu, sa quête de vérité, qu’il ne
trouvera qu’en rencontrant Vasudeva et le « fleuve » dont l’écoute et
les visions, les sensations qu’elle lui procure lui apporteront enfin cette
sagesse, cette richesse spirituelle tant recherchées…
En amour il était ignorant comme
un enfant et enclin à se précipiter aveuglément dans les plaisirs des sens
comme dans un eau sans fond. Elle lui apprit à ne point prendre un plaisir sans
en donner un lui-même en retour ; elle lui enseigna que chaque geste,
chaque caresse, chaque attouchement, chaque regard devait avoir une raison, et
que les plus petites parties du corps avaient leurs secrets, dont la découverte
était une joie pour celui qui savait la faire. Elle lui apprit qu’après chaque
fête d’amour les amants ne devaient point se séparer sans s’être admirés l’un
l’autre ; chacun devait emporter l’impression d’avoir été vaincu dans la
même mesure qu’il avait vaincu lui-même ; l’un ne devait pas faire naître
chez l’autre ce désagréable sentiment de satiété dépassée et d’abandon, qui pût
faire croire à un abus d’une part ou d’une autre. (p. 810)
Un jour il lui posa cette
question : « Est-ce que le fleuve t’a aussi initié à ce
mystère : que le temps n’existe pas ?
- Oui Siddhartha, lui répondit-il
[Vasudeva, son ami passeur du fleuve]. Tu veux dire sans doute que le fleuve
est partout simultanément : à sa source et à son embouchure, à la
cataracte, au bac, au rapide, dans la mer, à la montagne : partout en même
temps et qu’il n’y a pas pour lui la moindre parcelle de passé ou la plus
petite idée d’avenir, mais seulement le présent ?
- C’est cela, dit Siddhartha. Et
quand j’eus appris cela, je jetai un coup d’œil sur ma vie, et elle m’apparut
aussi comme un fleuve, et je vis que Siddhartha petit garçon n’était séparé de
Siddhartha homme et de Siddhartha vieillard par rien de réel, mais seulement
par des ombres. Les naissances antérieures de Siddhartha n’étaient pas plus le
passé que sa mort et son retour à Brahma ne seront l’avenir. Rien ne fut, rien
ne sera : tout est, tout a sa vie et appartient au présent. (p. 834-835)
N’est-ce pas, mon ami, que le
fleuve a beaucoup, beaucoup de voix ? N’a-t-il pas la voix d’un souverain
et celle d’un guerrier, celle d’un taureau et celle d’un oiseau de nuit, celle
d’une femme en couches et celle d’un être qui soupire, et mille autres voix
encore ? […] Et sais-tu quelle parole il prononce, quand je réussis à
entendre d’un coup ses dix milles voix ? […] Om. (p. 835)
----------------------------------------------------------------
Ci-dessous, un catalogue d’autres citations
marquantes du roman :
Immobile, Siddhartha restait là,
debout, et un instant, à peine la durée d’une aspiration, il eut froid au
cœur ; il sentit quelque chose se glacer dans la poitrine, comme un petit
animal frileux, oiseau ou lièvre, quand il vit à quel point il était seul.
Pendant des années, il avait été sans foyer et il ne s’en était pas aperçu.
Maintenant, il le sentait. […] Maintenant, il n’était plus que Siddhartha, le
réveillé, rien de plus. Il aspira l’air de toutes ses forces et un instant il
eut froid et frissonna. Personne n’était aussi seul que lui. […] lui,
Siddhartha, à qui, à quoi appartenait-il ? De quoi partagerait-il
l’existence ? De qui parlerait-il la langue ? Dans cette minute où le
monde qui l’entourait fondait dans le néant, où lui-même était là, perdu comme
une étoile dans le ciel, en cet instant où son cœur se glaçait et où son
courage tombait, Siddhartha se raidit, se redressa plus fort, plus que jamais
en possession de son moi. Il comprit que ce qu’il venait d’éprouver, c’était le
dernier frisson du réveil, le dernier spasme de la naissance. (p. 796-797)
De temps en temps il percevait,
tout au fond de sa poitrine, une voix qui se lamentait, très faible, comme
celle d’un mourant et qui l’avertissait tout bas, si bas qu’il la distinguait à
peine. Alors, pendant une heure, sa conscience lui reprochait de mener une
existence bizarre, de ne s’occuper que des choses qui, au fond, ne méritaient
pas d’être prises au sérieux. […] il était bien obligé de reconnaître que la
vie, la véritable vie passait à côté de lui sans le toucher. Il jouait avec ses
affaires, avec les personnes de son entourage, comme un joueur avec des balles
[…] mais cela n’arrivait ni à son cœur ni à la source de son âme, qui, elle,
coulait invisible et allait se perdre quelque part, bien loin de sa vie. (p.
813)
Tu es comme moi, tu ne ressembles
point à la plupart des autres créatures. Tu es Kamala, pas autre chose, et en
toi il y a un asile de paix où tu peux, à ton gré, te réfugier et t’installer
en toute commodité, comme je puis le faire en moi-même. Bien peu d’hommes ont
cette ressource et cependant tous pourraient l’avoir. (p. 814)
Presque toutes les créatures
ressemblent à la feuille qui, en tombant, tournoie dans l’air, vole et chavire
en tous sens avant de rouler sur le sol. D’autres au contraire, le petit
nombre, ressemblent aux étoiles ; ils suivent une route fixe, aucune bourrasque
ne les en fait dévier ; ils portent en eux-mêmes les lois qui les
régissent. (p. 814)
Ce qu’il leur enviait le plus,
parce qu’elle lui faisait entièrement défaut, c’était l’importance qu’ils
savaient donner à leur existence, la passion qu’ils mettaient à leurs plaisirs
et à leurs peines, le bonheur anxieux mais doux qu’ils trouvaient à leurs
éternelles manies amoureuses. Ces hommes s’attachaient toujours plus à
eux-mêmes, aux femmes, à leurs enfants, à l’honneur ou à l’argent, à leurs
projets ou à leurs espérances. Mais c’est justement ce qu’il n’apprit pas
d’eux : cette joie naïve, cette innocente folie. (p. 816)
Le monde s’était emparé de lui,
le plaisir, la convoitise, l’indolence et finalement le vice qui lui avait
toujours semblé le plus méprisable de tous, et qu’il avait toujours haï et
tourné en ridicule : la cupidité. Le besoin de posséder, l’attachement aux
richesses avaient fini par le dominer et n’étaient plus pour lui un jeu et une
futilité, comme autrefois, mais une chaîne et un fardeau. (p. 817)
Il eut alors un rêve : il
vit le petit oiseau chanteur très rare que Kamala tenait dans une cage dorée.
Cet oiseau, qui habituellement saluait de son chant les premiers rayons du
soleil, était devenu silencieux et il en était frappé. S’étant alors approché
de la cage il s’aperçut que la petite bête était morte. Il la retira, la tint
un instant dans sa main et la jeta dans la rue. Au même moment il fut pris
d’une grande frayeur et ressentit au cœur une douleur aussi aiguë que si, avec
cet oiseau, il eût jeté loin de lui tout ce qui lui était cher. (p. 819)
Il lui sembla que toute
l’existence qu’il avait menée jusqu’à ce jour était absurde et vide et qu’il
n’en avait rien retiré de réconfortant, de précieux ou qui valût seulement la
peine d’être conservé. Il se voyait isolé et pauvre comme le naufragé sur le
rivage où la mer l’a jeté. (p. 819-820)
Quand toute connaissance acquise
ne faisait qu’augmenter sa soif de science, c’était toujours la même voix
secrète qui, au milieu de ses luttes ardentes et douloureuses, lui
criait : « Va toujours ! va toujours ! Tu es
appelé ! » […] Depuis combien de temps suivait-il un sentier plat et
désert qui ne l’avait conduit à aucun sommet ? (p. 820)
Pendant des années, sans nobles
aspirations, sans grandeur, il s’était contenté de mesquins plaisirs, et encore
ceux-ci ne lui avaient-ils pas suffi ! Sans s’en rendre compte lui-même,
il s’était efforcé, pendant tout ce temps, de réaliser son désir, d’être un
homme comme les autres, ces grands enfants ! et il n’avait réussi qu’à
rendre son existence plus misérable et plus vide que la leur, parce que leurs
buts n’étaient pas les siens, pas plus que leurs soucis. (p. 820)
Les yeux clos, il se laissait
glisser vers la mort qui l’attirait. C’est à
ce moment que, dans les profondeurs les plus mystérieuses de son âme,
dans le plus lointain de sa misérable existence, il entendit le son : ce
n’était qu’un mot, une syllabe, et sa voix l’avait proférée instinctivement
comme un souffle : c’était le mot par lequel commencent et finissent
toutes les invocations à Brahma, le mot sacré Om qui veut dire perfection ou accomplissement. Et dès l’instant
que ce mot frappa l’oreille de Siddhartha, sa raison obscurcie s’éclaira tout à
coup et lui montra la folie de l’acte qu’il allait commettre. […] par ce seul
mot Om, il avait repris conscience de
lui-même, il s’était ressaisi dans sa misère et dans son erreur. Om ! prononçait-il. Om ! et il se ressouvint de la vie
indestructible et des choses de la divinité, qu’il avait oubliées. (p. 823)
Sa première impression, après
être revenu à lui-même, fut que sa vie d’autrefois avait été une vie
antérieure, à une époque très lointaine, une incarnation qui avait précédé la
naissance de son moi actuel ; maintenant, ile ne savait qu’une
chose : c’est qu’il avait abandonné cette vie antérieure, et que, le cœur
soulevé de dégoût et brisé de douleur, il avait même voulu la jeter loin
de lui comme une immondice. (p. 823-824)
Il contemplait l’eau du fleuve
qui coulait et jamais il n’y avait pris tant de plaisir. Jamais il n’avait
discerné d’une façon si agréable et si claire la voix et l’enseignement de
cette eau fuyante. Il crut comprendre que le fleuve avait quelque chose de
particulier à lui dire, quelque chose qu’il ignorait encore et qui l’attendait.
Et c’est dans ce fleuve que Siddhartha avait voulu terminer ses jours !
(p. 829-830)
Le vrai chercheur, celui qui a
vraiment le désir de trouver, ne devait embrasser aucune doctrine. Par contre,
celui qui avait trouvé pouvait les admettre toutes, comme il pouvait admettre
toutes les voies, toutes les fins. Plus rien ne le séparait de ces milliers
d’autres doctrines issues de l’Éternel et toutes imprégnées du Divin. (p.
836-837)
Longtemps il resta là, assis,
regardant le visage de la morte. Longtemps il contempla sa bouche, cette bouche
vieillie, fatiguée, aux lèvres pincées et il se souvint qu’autrefois, au
printemps de sa vie, il l’avait comparée à une figue fraîchement ouverte.
Longtemps il demeura là, assis, lisant sur la pâle figure, sur ses rides
fatiguées, s’emplissant de cette vision. Et il se voyait lui-même, couché comme
elle, sans vie comme elle, pâle comme elle ; il voyait en même temps son
propre visage et le sien quand ils étaient jeunes, avec leurs lèvres roses, la
flamme de leurs yeux ; et le
sentiment du présent et de la simultanéité des temps, le sentiment de
l’Éternité pénétra dans son âme. C’est alors qu’il eut, profonde, plus profonde
que jamais, l’impression de l’indestructibilité de chaque vie, de l’Éternité de
chaque instant. (p. 839)
Penses-tu pouvoir préserver ton
fils du Sansara ? Comment t’y prendrais-tu ? Par la doctrine, par la
prière, par les admonestations ? Mon pauvre ami, as-tu donc déjà oublié
l’histoire de ce fils de brahmane appelé Siddhartha […] ? Qui donc a protégé
le Samana Siddhartha du Sansara, du péché, de la cupidité et des folies ?
Est-ce la piété de son père, sont-ce les exhortations de ses maîtres, son
propre savoir, ses propres recherches qui l’en ont protégé ? Où est le père, où est le maître qui
auraient pu l’empêcher de vivre sa vie, de se salir lui-même au contact de
cette vie, de charger sa conscience de fautes, de vider la coupe d’amertume et
de trouver lui-même sa voie ? Crois-tu donc, ô mon ami ! que
cette voie puisse être évitée à qui que ce soit ? A ton fils peut-être,
parce que tu l’aimes et que tu voudrais bien lui épargner des peines, des
souffrances et des désillusions ? Mais, si tu mourais même dix fois pour
lui, tu ne réussirais pas à détourner de lui une parcelle de son destin. (p.
842)
Depuis que son fils était auprès
de lui, Siddhartha était complètement devenu, lui aussi, un homme comme les
autres ; lui aussi souffrait maintenant pour un autre, s’attachait à un
autre, se perdait pour l’amour d’un autre et tombait dans la folie. Une fois
dans sa vie, quoique tardivement, il éprouvait cette passion, la plus forte et
la plus étranger, il en souffrait, il en souffrait à faire pitié et pourtant il
en était heureux ; n’aurait-elle pas renouvelé quelque chose en lui, ne
l’aurait-elle pas enrichi d’autant ? Il
s’apercevait bien que cet amour, cet amour aveugle pour son fils, était une
passion, un sentiment très humain, que c’était le Sansara, la source
trouble aux eaux sombres. Et pourtant,
il sentait en même temps qu’elle avait aussi sa valeur, qu’elle était
nécessaire, qu’elle était une émanation de son être même. C’était donc là
un plaisir pour lequel il devait encore souffrir, une douleur à laquelle il
devait goûter, une folie qu’il fallait avoir faite. (p. 843)
Quand on cherche, il arrive facilement que nos yeux ne voient que
l’objet de nos recherches ; on ne trouve rien parce qu’ils sont
inaccessibles à autre chose, parce qu’on
ne songe toujours qu’à cet objet, parce qu’on s’est fixé un but à atteindre et
qu’on est entièrement possédé par ce but. Qui dit chercher, dit avoir un
but. Mais trouver, c’est être libre, c’est être ouvert à tout, c’est n’avoir
aucun but déterminé. (p. 852)
La sagesse ne se communique pas. La sagesse qu’un sage cherche à
communiquer a toujours un air de folie. […] Le Savoir peut se communiquer,
mais pas la Sagesse. On peut la trouver, on peut en vivre, on peut s’en faire
un sentier, on peut, grâce à elle, opérer des miracles, mais quant à la dire et à l’enseigner, non, cela
ne se peut pas. C’est ce dont je me doutais parfois quand j’étais jeune
homme et ce qui m’a fait fuir les maîtres. […] j’ai trouvé une pensée que tu vas encore prendre pour une
plaisanterie ou pour une folie, mais qui, en réalité, est la meilleure de
toutes celles que j’ai eues. La voici : Le contraire de toute vérité est aussi vrai que la vérité
elle-même ! Je l’explique ainsi : une vérité, quand elle est
unilatérale, ne peut s’exprimer que par des mots ; c’est dans les mots
qu’elle s’enveloppe. Tout ce qui est pensée est unilatéral et tout ce qui est
unilatéral, tout ce qui n’est que moitié ou partie, manque de totalité, manque d’unité ; et pour
le traduire il n’y a que des mots. […] On ne peut faire autrement et, pour qui
enseigne, il n’y a pas d’autre voie à suivre. Mais le monde en lui-même, ce qui existe en nous et autour de nous,
n’est jamais unilatéral. Un être humain ou une action n’est jamais
entièrement Sansara ou complètement Nirvana, de même que cet être n’est jamais
tout à fait un saint ou tout à fait un pécheur. (p. 854)
Le Temps n’est pas une réalité. J’en ai maintes et maintes fois
fait l’expérience. Et si le Temps n’est pas une réalité, l’espace qui semble
exister entre le Monde et l’Éternité, entre la Souffrance et la Félicité, entre
le Bien et le Mal, n’est qu’une illusion. (p. 854)
Le monde n’est pas une chose
imparfaite ou en voie de perfection, lente à se produire : non, c’est une
chose parfaite et à n’importe quel moment. Chaque péché porte déjà en soi sa
grâce, tous les petits enfants ont déjà le vieillard en eux, tous les
nouveaux-nés la mort, tous les mortels la vie éternelle. […] La profonde méditation donne le moyen de
tromper le temps, de considérer comme simultané tout ce qui a été, tout ce qui
est et tout ce qui sera la vie dans l’avenir, et comme cela tout est parfait,
tout est Brahma. C’est pourquoi j’ai l’impression que ce qui est, est
bien ; je vois la Mort comme la Vie, le péché comme la Sainteté, la
prudence comme la Folie, et il doit en être ainsi de tout ; je n’ai qu’à y
consentir, qu’à le vouloir, qu’à l’accepter d’un cœur aimant. […] J’ai appris à
mes dépens qu’il me fallait pécher par luxure, par cupidité, par vanité, qu’il
me fallait passer par le plus honteux des désespoirs pour refréner mes
aspirations et mes passions, pour aimer le monde, pour ne pas le confondre avec
le monde imaginaire désiré par moi et auquel je me comparais, ni avec le genre
de perfection que mon esprit se représentait ; j’ai appris à le prendre tel qu’il est, à l’aimer et à en faire partie.
(p. 855)
Voilà une pierre. Dans un temps
plus ou moins éloigné elle sera terre, et de cette terre naîtra une plante, un
animal ou un être humain. Eh bien, autrefois j’aurais simplement dit
ceci : cette pierre n’est qu’une pierre, une chose de rien, elle
appartient au monde de la Maya ; mais comme elle est susceptible, dans le
cercle des transmutations, de devenir aussi un être humain, un esprit, je veux
bien en reconnaître la valeur. Telle eût été probablement ma pensée autrefois. Mais aujourd’hui je dirai : cette
pierre est une pierre, elle est aussi Dieu, elle est aussi Bouddha, je la
vénère et je l’aime, non parce qu’elle peut un jour devenir ceci ou cela, mais
parce qu’elle est tout cela depuis longtemps, depuis toujours – et c’est
justement parce qu’elle est pierre et qu’elle se présente à moi aujourd’hui
sous cette forme que je l’aime :
ses veines et ses creux, sa couleur jaune et grise, sa dureté, le son qu’elle
rend quand je frappe dessus, la sécheresse ou l’humidité de sa surface ;
toutes ces choses ont maintenant une valeur et un sens à mes yeux. Il y a
des pierres qui sont au toucher comme de l’huile ou du savon, d’autres comme
des feuilles, d’autres comme du sable et chacun a son caractère propre et prie
le Om à sa manière, chacune est
Brahma tout en étant aussi et au même degré une pierre avec ses
particularités ; et c’est précisément pour cela qu’elles me plaisent,
qu’elles me semblent merveilleuses et dignes d’être adorées. (p. 855-856)
Je suis attaché à ces pierres, à ce fleuve, à ces choses que nous
voyons et qui toutes contiennent un enseignement pour nous. Je suis capable
d’aimer une pierre, un arbre et même un morceau d’écorce. Ce sont des choses et
on peut aimer les choses ; mais ce que je suis incapable d’aimer, ce sont
les paroles. Et voilà pourquoi je ne
fais aucun cas des doctrines. Elles n’ont ni dureté, ni mollesse, ni couleur, ni odeur, ni goût, elles n’ont
qu’une chose : des mots. (p. 856)
Ce n’est pas dans les discours ni
dans le penser que réside sa grandeur [de Gotama, ou Bouddha] : mais dans
ses actes, dans sa vie. (p. 857)