« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 30 juin 2023

Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke : éloge d’une solitude intérieure tournée vers le Beau.

« C’est au fond le seul courage qu’on exige de nous ; être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus insolite, de plus merveilleux, de plus inexplicable. » (lettre écrite à Borgedy Gard, Flädie, Suède, le 12 août 1904)

« Ce qui est nécessaire, c’est seulement ceci : la solitude, la grande solitude intérieure. » (lettre écrite à Rome, le 23 décembre 1903)

         Que Franz Xaver Kappus n’ait au final pas consacré sa vie à l’écriture poétique (bien qu’il n’y renonçât pas complètement, mais lui dédiant à l’évidence bien moins de temps) mais ait choisi de poursuivre une longue carrière militaire sur laquelle il avait initialement tant de doutes (doutes qui l’ont poussé à écrire à Rilke lorsqu’il apprit fortuitement que ce dernier fut un ancien élève de l’école militaire où il étudiait), voilà qui semble de prime abord sanctionner l’échec des conseils de Rilke, ou faire paraître Kappus comme un bien piètre, voire quelque peu indigne, destinataire des conseils de son illustre aîné, puisqu’il n’aurait pas suivi ces derniers.

Mais l’objet véritable de ces lettres écrites à Kappus, regroupées sous le titre de Lettres à un jeune poète, peut tromper si l’on se fie à son titre car la poésie, et plus précisément le thème de la vocation poétique, n’est véritablement le thème dominant que dans les lettres 1 et 3. Et bien qu’étant lui-même poète, Rilke a la sagesse de ne pas pousser Kappus à devenir lui-même poète ou à y renoncer, trop attaché et respectueux qu'il est de l'indépendance de chacun à l'instar de la sienne propre, et se garde donc de répondre dans un sens comme dans un autre au dilemme de Kappus lorsque ce dernier lui demande son avis sur la valeur des vers qu’il a composés, que Rilke s’estime globalement inapte à juger, la seule réponse valable selon lui découlant du jugement personnel que Kappus fait de sa propre œuvre et des motivations le poussant à écrire.

Le « jeune poète » auquel le titre se réfère ne saurait se réduire à une personne écrivant de la poésie. Le « poète » est peut-être à comprendre dans un sens plus large, à savoir une personne percevant, acceptant, se confrontant à la poésie autour et en elle, et ce malgré les souffrances dont elle naît bien souvent. Ainsi, la « poésie » est elle aussi un concept qu’il ne faut pas comprendre au sens réducteur de l’écriture poétique, ou de la beauté provoquant l’émerveillement de celui qui la contemple. Ce que Rilke considère comme « poétique » semble certes incorporer ce sens du beau, mais se réfère plus globalement à tout ce qui est « insolite, merveilleux, inexplicable » pour reprendre les termes employés par Rilke et figurant en préambule de cette note, formulation qui n’est pas sans rappeler la célèbre affirmation de Baudelaire selon qui « le beau est toujours bizarre ».

Cette définition conceptuelle posée, nous pouvons alors mieux comprendre, élargir le propos, les conseils donnés par Rilke à son destinataire : non une invitation, des conseils sur l’écriture poétique auxquels nous serions tentés de réduire cet ensemble de lettres, mais une défense, un éloge de la « poésie » qu’il faut chercher à percevoir, ressentir en et autour de nous, nonobstant les souffrances qui lui sont souvent corollaires et qu’il faut avoir le « courage » d’accepter.

La figure du poète donc que Rilke semble vouloir forger dans ces lettres est donc une personne qui tout d’abord perçoit et ressent cette « poésie » autour de lui. Elle est le fruit d’un effort d’attention, d’une sensibilité toujours vigilante. Car la beauté selon Rilke est « partout », même dans les endroits qui peuvent paraître ordinaires, insignifiants, qui échappent à l’œil ordinaire plus habitué à percevoir la beauté là où elle a été déjà révélée et reconnue. C’est ainsi que lors de son séjour à Rome, Rilke se montre plus sensible à d’autres beautés de la ville que celles traditionnellement louées. Le véritable poète est donc celui qui traque, recherche constamment cette beauté cachée, et qui à défaut de la révéler et partager par l’écriture poétique, y est du moins sensible.

Mais ce qui constitue peut-être le conseil le plus important donné par Rilke à Kappus dans ces lettres est sa volonté de le rassurer, d’avoir un rapport différent à sa solitude, ainsi qu’aux souffrances, aux chagrins que la vie réserve à tout être humain. Non que Rilke tente de minimiser ou nier la douleur que ces souffrances, ces chagrins suscitent, dans une posture stoïque quelque peu hypocrite et vaine, mais il se situe sans doute davantage dans une posture plus proche de l’amor fati de Nietzsche : la souffrance nous renvoie à notre solitude, transforme notre être, notre rapport et notre vision des choses en les rendant plus insolites, plus mystérieuses, et par ce biais rend donc notre vie intérieure plus riche paradoxalement. Enfin, répondant aux angoisses de son correspondant vis-à-vis de sa solitude, lui qui se sent si étranger parmi le milieu militaire où il évolue, Rilke conseille à Kappus non seulement de l’accepter, mais surtout de la considérer comme le corollaire indispensable d’une riche vie intérieure, permettant à cette dernière d’exister et de se développer.

Concomitamment, c’est à un véritable réquisitoire contre tout ce qui s’oppose, entrave la solitude individuelle, contre tout ce qui est conventionnel, par opposition à ce qui est profondément individuel, que Rilke se livre en parallèle. Il s’oppose, nous l’avons déjà dit, à cette systématique dévalorisation de la souffrance, de la douleur, que les hommes craignent et fuient instinctivement, ainsi qu’à la crainte de la solitude, indispensable pourtant au développement d’une sensibilité propre et à son approfondissement. C’est une véritable atrophie de la sensibilité que Rilke diagnostique et déplore déjà chez ses contemporains : des hommes qui préfèrent à l’inverse le divertissement, le frivole, le superficiel, le conventionnel dans leurs rapports aux choses et avec autrui. Rilke au contraire fait régulièrement l’éloge de ce qui est « difficile », de ce qui requiert de nous une certaine « patience », d’une vie menée selon les aspirations profondes propres à chacun, qu’on ne peut découvrir que dans la solitude. Le « difficile », c’est par exemple l’acceptation de notre solitude individuelle, que tant craignent et refusent en raison de la souffrance qu’elle suscite inévitablement, même épisodiquement pour les plus farouches solitaires. C’est aussi ce qui caractérise toute histoire d’amour authentique. Pour Rilke, ennemi de tout ce qui est conventionnel et du « facile », l’amour est un des concepts les plus mal compris et vécus par l’homme. Il est surtout le moyen pour l’être humain d’échapper à sa solitude, qu’il redoute tant, et de fuir tout ce qui est « difficile » (la douleur, le tragique de la vie, une vie intérieure tendant à se développer et à se renouveler malgré et grâce aux risques pris et acceptés, conception de la vie qui n'est pas sans rappeler certaines entrées du journal de Jean-René Huguenin) au profit d’un divertissement et d’un plaisir faciles mais vains. Rilke appelle non à un déni ironique de l’amour, mais à renouveler notre rapport à celui-ci, loin des conventions dans lesquelles il s’est dégradé : au lieu donc d’une fuite de la solitude, l’amour selon lui « consiste en ce que deux solitudes se protègent, se bornent et se rendent hommage ». C’est quelque chose d’exigeant, de difficile donc, un moyen pour l’individu de « mûrir, de se transformer au sein de soi, de devenir un monde, un monde en soi pour quelqu’un d’autre ; c’est, pour lui, une grande et immodeste ambition, quelque chose qui le distingue et l’appelle vers le large. »

               Pour conclure, les Lettres à un jeune poète s’adressent donc moins à un jeune homme aspirant à écrire de la poésie et lui donnant des conseils en ce sens, qu’à rappeler à ce jeune homme (et au lecteur incidemment) qu’il est surtout essentiel pour lui de développer une riche vie intérieure, dans laquelle il serait sensible et attentif à tout ce qui est poétique en et autour de lui, malgré les difficultés, et surtout les souffrances, qu’il rencontrera inévitablement. Bien que farouche ennemi des conventions, de la frivolité, de l’affaiblissement croissant de la sensibilité et de la vie intérieure, Rilke n’est cependant pas un contempteur méprisant des hommes : il appelle également son destinataire à avoir un rapport plus apaisé, plus compatissant avec ceux qui refusent la manière de vivre qui lui est si chère, tout en préservant jalousement sa solitude indépendante. C’est pourquoi dans la dernière lettre qu’il adresse à Kappus, Rilke, loin d’être déçu par le choix de ce dernier de ne pas avoir choisi la voie de la poésie à plein temps comme lui, le félicite au contraire de parvenir à garder son individualité, sa sensibilité, dans un métier qui lui est certes contraire par les contraintes qu'il lui impose (mais quel métier n'en impose pas ? se dit Rilke dans une de ses précédentes lettres), mais ne lui est nullement incompatible. Car la beauté, rappelons-le, est partout selon Rilke, et il importe bien davantage de vivre en préservant sa sensibilité propre, et donc d’être « poète » en ce sens, que d’être un poète dans le sens exclusif de composeur de vers, mais dépourvu de toute réelle poésie, à l’exemple de tant de mauvais littérateurs qui composaient déjà l’immense majorité de la scène littéraire à l’époque de Rilke, et que ce dernier étrille sans ménagement dans sa dernière lettre.

 

Ci-dessous, des morceaux choisis des dix lettres envoyées à Kappus par Rilke (traduction de Marc B. de Launay)

Lettre 1 : Paris, le 17 février 1903

La plupart des événements sont indicibles, se produisent au sein d’un espace où n’a jamais pénétré le moindre mot ; et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, existences fort secrètes dont la vie, comparée à la nôtre qui passe, dure. (p. 11)

Votre regard est tourné vers l’extérieur, et c’est d’abord cela que vous ne devriez désormais plus faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul moyen : plongez en vous-même, recherchez la raison qui vous enjoint d’écrire ; examinez si cette raison étend ses racines jusqu’aux plus extrêmes profondeurs de votre cœur ; répondez franchement à la question de savoir si vous seriez condamné à mourir au cas où il vous serait refusé d’écrire. Avant toute chose, demandez-vous, à l’heure la plus tranquille de votre nuit : est-il nécessaire que j’écrive ? Creusez en vous-même en quête d’une réponse profonde. (p. 12-13)

Cherchez à dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous éprouvez, ce qui est pour vous objet d’amour ou de perte. (p. 13)

Décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l’esprit et la croyance à une beauté quelle qu’elle soit – décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. (p. 13)

Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. (p. 14)

Vous ne tenterez pas non plus d’intéresser des revues à vos travaux [Rilke parle des vers poétiques écrits par Kappus], car vous verrez en eux ce qui vous appartient naturellement et vous est cher : une part comme une expression de votre vie. Une œuvre d’art est bonne qui surgit de la nécessité. C’est dans la modalité de son origine que réside le verdict qui la sanctionne : il n’y en a pas d’autre. (p. 14)

Celui qui crée doit être son propre univers, et trouver tout ce qu’il cherche en lui et dans la nature à laquelle il s’est lié. (p. 15)

Développez-vous tranquillement et sobrement en obéissant à votre propre évolution ; vous ne pourrez davantage la perturber qu’en tournant vos regards vers l’extérieur, et en en attendant des réponses à des questions auxquelles sans doute seul votre sentiment le plus intime est, à l’heure la plus silencieuse, en mesure de répondre. (p. 15)

 

               Lettre 2 : Viareggio, par Pise (Italie), le 5 avril 1903

Au fond, et précisément pour les choses les plus profondes et les plus importantes, nous sommes inqualifiablement seuls ; pour que l’un soit à même de conseiller, voire d’aider l’autre, il faut le concours de bien des événements, il faut bien des réussites, toute une constellation de choses est nécessaire pour qu’on ait la chance que cela arrive jamais. (p. 18)

[…] ironie – ne vous laissez pas dominer par elle, surtout pas dans les moments non créateurs. Pendant que vous créez, cherchez à vous en servir comme un moyen de plus d’appréhender la vie. (p. 18)

Passez un moment dans ces livres, apprenez-y ce qui vous semble digne d’être appris par vous, mais surtout aimez-les. Cet amour vous sera rendu mille et mille fois, et quoi qu’il advienne de votre vie, il pénétrera le tissu de votre avenir comme l’un des fils les plus importants parmi tous les fils de vos expériences, de vos déceptions et de vos joies. (p. 19)

 

Lettre 3 : Viareggio, par Pise (Italie), le 23 avril 1903

C’est toujours avec un même étonnement qu’on parcourt ces livres, et […] ils ne perdent rien de leur pouvoir merveilleux ni ne cèdent rien de l’enchantement dont ils comblent le lecteur dès la première fois. À leur contact, on éprouve toujours plus de plaisir, toujours plus de reconnaissance, notre regard en quelque manière s’affine et se simplifie, notre foi dans l’existence s’approfondit, et, dans la vie, nous sommes plus sereins et plus grands. (p. 22)

La solitude qui enveloppe les œuvres d’art est infinie, et il n’est rien qui permette de moins les atteindre que la critique. Seul l’amour peut les appréhender, les saisir et faire preuve de justesse à leur endroit. (p. 23)

Laisser s’épanouir toute impression et tout germe d’un sentiment au plus profond de soi, dans l’obscurité, dans l’ineffable, dans l’inconscient, dans cette région où notre propre entendement n’accède pas, attendre en toute humilité et patience l’heure où l’on accouchera d’une clarté neuve : c’est cela seulement qui est vivre en artiste, dans l’intelligence des choses comme dans la création.

Le temps n’est plus alors une mesure appropriée, une année n’est pas un critère, et dix ans ne sont rien ; être artiste veut dire ne pas calculer, ne pas compter, mûrir tel un arbre qui ne presse pas sa sève, et qui, confiant, se dresse dans les tempêtes printanières sans craindre que l’été puisse ne pas venir. Or il viendra pourtant. Mais il ne vient que pour ceux qui sont patients, qui vivent comme s’ils avaient l’éternité devant eux, si sereinement tranquille et vaste. C’est ce que j’apprends tous les jours, je l’apprends à travers des souffrances auxquelles je suis reconnaissant : tout est en l’occurrence affaire de patience ! (p. 23)

C’est un fait que l’expérience artistique est si incroyablement proche de l’expérience sexuelle, de la douleur et du plaisir qu’elle donne, que les deux phénomènes ne sont en fait que des formes différentes d’un seul et même désir, d’une même et unique joie. (p. 24)

C’est bien l’une des épreuves les plus difficiles pour un créateur : il lui faut sans cesse être inconscient de ses meilleures vertus, ne pas en avoir la notion s’il ne veut pas leur retirer leur naïveté et leur authenticité ! (p. 25)

 

               Lettre 4 : actuellement à Worpswede, près de Brême, le 16 juillet 1903

Si vous vous en tenez à la nature, à ce qu’elle recèle de simple, à ce qui est réduit, qu’à peine quelqu’un remarque et qui, de manière inaperçue, peut parvenir à la grandeur et à l’incommensurable, si vous avez cet amour pour ce qui est infirme, et si, en toute simplicité, vous cherchez à gagner, pour le servir, la confiance de ce qui semble indigent, tout vous sera plus facile, tout sera plus cohérent et en quelque manière plus harmonieux, non sans doute pour l’entendement qui, étonné, observe une certaine réserve, mais pour votre conscience la plus profonde, pour votre lucidité et votre savoir. (p. 28)

Être patient à l’égard de tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu, et de tenter d’aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère. Ne cherchez pas pour l’instant des réponses, qui ne sauraient vous être données car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. Or il s’agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant les questions. Peut-être vivrez-vous par la suite et petit à petit, sans vous en apercevoir, en ayant, un jour lointain, pénétré au sein des questions. (p. 28-29)

Le plaisir physique est une expérience sensible qui n’est en rien différente de l’intuition pure ou du sentiment pur dont un beau fruit comble la langue ; c’est une grande expérience, infinie, qui nous est accordée, un savoir du monde, la plénitude et la gloire de tout savoir. Et ce qui est mal ce n’est pas que nous ressentions ce plaisir ; ce qui est mal c’est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et la dilapide, en fait un excitant pour faire pièce aux moments de lassitude qu’ils vivent, en fait une distraction au lieu qu’elle rassemble notre existence en vue de ces acmés. […] [L’individu] peut se rappeler que, chez les animaux et les plantes, toute beauté est une forme stable et durable d’amour et de désir ; et il peut observer l’animal, comme la plante, s’unir et se multiplier, patiemment, docilement, et croître non par plaisir physique ni par souffrance, mais se pliant à des nécessités qui dépassent le plaisir et la souffrance, plus puissantes que la volonté et le refus. (p. 30)

Si seulement il pouvait se montrer respectueux de sa fécondité, qui est une, fût-elle spirituelle ou physique ; car la création intellectuelle provient elle aussi de la création physique, ne constitue avec cette dernière qu’un seul phénomène, et n’est qu’une répétition atténuée, plus détachée et plus éternelle du plaisir de chair. (p. 30-31)

Et peut-être les sexes sont-ils plus proches qu’on ne le pense ; la grande innovation mondiale consistera sans doute en ce que l’homme et la femme, affranchis de tous les sentiments erronés et de toutes les répugnances, ne se chercheront plus comme des contraires s’attirent, mais comme des frères et des sœurs, comme des voisins qui s’uniront comme des êtres humains pour simplement, gravement et patiemment assumer en commun cette sexualité difficile qui leur échoit. (p. 32)

Il vous faut accepter votre solitude, et supporter, à travers des plaintes aux beaux accents, la souffrance qu’elle vous cause. […] réjouissez-vous de votre croissance où vous ne pouvez bien sûr vous faire accompagner par personne ; soyez gentil à l’égard de ceux qui restent en arrière, soyez calme et sûr de vous face à eux, ne les tourmentez pas de vos doutes ni ne les effrayez de votre assurance ou de votre joie qu’ils ne pourraient saisir. Cherchez à nouer avec eux quelques liens simples et fidèles qui n’auront pas à se modifier nécessairement lorsque vous-même vous transformerez toujours davantage ; aimez en eux la vie sous une forme étrangère, et faites montre d’indulgence à l’endroit des personnes qui vieillissent et qui redoutent cette solitude qui vous est familière. […] N’exigez aucun conseil d’eux et ne comptez pas sur la moindre compréhension, mais croyez à leur amour qui vous sera conservé comme un héritage… (p. 32-33)

Mais même au sein de contextes très étrangers, votre solitude vous sera un soutien et un havre, et c’est à partir d’elle que vous saurez trouver tous les chemins qui seront vôtres. (p. 33-34)

 

               Lettre 5 : Rome, le 29 octobre 1903

J’ai besoin, pour écrire des lettres, plus que du strict minimum : il me faut quelque tranquillité et quelque solitude, ainsi qu’un moment assez propice. (p. 35)

Non, il n’y a pas plus de beauté ici [Rome] qu’ailleurs, et tous ces objets que des générations ne cessent d’admirer, perfectionnés et achevés par des mains d’ouvriers, ne signifient rien, n’ont ni cœur ni valeur ; mais il y a beaucoup de beauté ici parce qu’il y a beaucoup de beauté partout. (p. 36)

On apprend lentement à connaître les quelques rares choses où perdurent de l’éternel qu’on peut aimer, et de la solitude à quoi l’on peut silencieusement prendre part. (p. 37)

 

               Lettre 6 : Rome, le 23 décembre 1903

Que serait une solitude (vous demandez-vous) qui fût dépourvue de grandeur ? Il n’y a qu’une seule solitude, elle est grande, il n’est pas facile de la supporter, et il arrive à presque tout le monde de vivre des heures qu’on voudrait bien pouvoir échanger contre une quelconque compagnie aussi banale et peu choisie fût-elle, contre un semblant d’accord minime avec le premier venu, avec la personne la plus indigne… Mais sans doute sont-ce là les heures où croît la solitude ; sa croissance, en effet, est douloureuse comme celle de l’enfant, et triste comme le début du printemps. Mais que cela ne vous abuse point. Ce qui est nécessaire, c’est seulement ceci : la solitude, la grande solitude intérieure. Pénétrer en soi-même et ne voir personne durant des heures, voilà ce à quoi il faut être capable de parvenir. Être seul comme on était seul, enfant, lorsque les adultes allaient et venaient, pris dans des affaires qui semblaient importantes et considérables… (p. 39-40)

Pourquoi ne pas continuer, tel un enfant, à porter là-dessus le même regard que sur ce qui est étranger, d’observer tout cela à partir de la profondeur de notre propre monde, à partir de toute l’ampleur de notre solitude personnelle qui est elle-même travail, situation et métier ? Pourquoi ne pas échanger la non-compréhension intelligente d’un enfant contre le rejet et le mépris… (p. 40)

Soyez seulement attentif à ce qui s’éveille en vous, et accordez-y une valeur supérieure à tout ce que vous observez autour de vous. Un événement au cœur de votre plus profonde intériorité est digne de tout votre amour, comme il doit mobiliser en quelque manière votre travail, sans prendre trop de temps ni trop d’énergie à expliquer votre attitude à l’égard des autres. (p. 40)

Toutes les professions ne sont-elles pas pleines d’exigences, pleines d’hostilité à l’égard de l’individu […]. LA condition au sein de laquelle il vous faut désormais vivre n’est pas plus lourdement grevée de conventions, de préjugés et d’erreurs que toutes les autres, et s’il en est certaines qui font montre d’une plus grande liberté, il n’en est aucune qui offre par elle-même de l’ampleur et de l’espace ni qui soit en relation étroite avec les grandes choses dont est faite la vraie vie. Seul l’individu solitaire est, comme une chose, soumis aux lois profondes, et lorsqu’il sort dans l’aube qui point ou regarde le crépuscule, événement plénier, lorsqu’il sent ce qui se produit alors, il se dépouille de toute sa condition qui le quitte comme un cadavre bien qu’il soit plongé au cœur de la vie pure. (p. 41)

Lorsque vous pensez à votre enfance, vous vivez de nouveau parmi eux, parmi les enfants solitaires, et les adultes ne sont plus rien, leur importance n’est d’aucune valeur. (p. 42)

Comme les abeilles recueillent le miel, construisons-Le en allant chercher ce qu’il y a de plus doux dans chaque chose. C’est même par ce qu’il y a de moindre, par ce qui est inapparent (pourvu que cela procède de l’amour) que nous débutons, par le travail et par le repos qui suit, par un silence ou par une petite joie solitaire, par tout ce que nous accomplissons seuls, sans participation ni adhésion des autres, c’est ainsi que nous L’ébauchons […]. Et pourtant, ceux-là qui depuis longtemps ne sont plus, ils sont en nous comme une tendance, un poids sur notre destin, un sang qui court, un comportement qui remonte à la nuit des temps. (p. 43)

 

               Lettre 7 : Rome, le 14 mai 1904

Vous ne devez pas vous laisser tromper, dans votre solitude, par le fait qu’il y a en vous quelque chose qui voudrait la quitter. C’est précisément ce souhait, si vous en usez calmement, de manière réfléchie et comme d’un instrument, qui vous aidera à étendre votre solitude sur une vaste contrée. Les gens ont l’habitude (grâce aux conventions) de chercher à tout des solutions faciles en choisissant, dans la facilité, ce qui coûte le moins de peine ; or il est clair que nous devons nous en tenir à ce qui est difficile. […] Nous savons peu de chose, mais que nous devions absolument nous en tenir à ce qui est difficile, c’est une certitude qui ne nous quittera pas : il est bon d’être seul, car la solitude est difficile ; et le fait que quelque chose soit difficile doit nous être une raison supplémentaire de le faire. (p. 46)

Aimer est aussi une bonne chose, car l’amour est difficile. Que deux êtres humains s’aiment, c’est sans doute la chose la plus difficile qui nous incombe, c’est une limite, c’est le critère et l’épreuve ultimes, la tâche en vue de laquelle toutes les autres ne sont que préparation. C’est pourquoi les jeunes, débutants en toutes choses, ne savent pas encore pratiquer l’amour : il faut qu’ils l’apprennent. De tout leur être, de toutes leurs forces concentrées dans leur cœur solitaire, inquiet, dont les battements résonnent, il faut qu’ils apprennent à aimer. Mais le temps de l’apprentissage est toujours une longue période, une durée à part, c’est ainsi qu’aimer est, pour longtemps et loin dans la vie, solitude, isolement accru et approfondi pour celui qui aime. (p. 47)

Aimer, tout d’abord, n’est rien qui puisse s’identifier au fait de se fondre, de se donner, de s’unir à une autre personne (que serait, en effet, une union entre deux êtres indéfinis, inachevés, encore chaotiques ?) ; c’est, pour l’individu, une extraordinaire occasion de mûrir, de se transformer au sein de soi, de devenir un monde, un monde en soi pour quelqu’un d’autre ; c’est, pour lui, une grande et immodeste ambition, quelque chose qui le distingue et l’appelle vers le large. C’est en ce sens seulement, et considéré comme la tâche de travailler sur soi (« d’ausculter et de marteler nuit et jour »), que l’amour peut être pratiqué par des jeunes gens auxquels il est accordé. (p. 47)

Si souvent les jeunes gens commettent cette si lourde erreur : ils se précipitent l’un vers l’autre (eux dont c’est la nature que de n’avoir aucune patience) lorsque l’amour les atteint, ils se répandent tels qu’ils sont, avec tout leur désordre, leur incohérence, leur confusion. Mais qu’en sera-t-il ?

Qu’importe à la vie cet amoncellement de demi-échecs qu’ils appellent leur union, et qu’ils voudraient bien appeler leur bonheur, si c’était possible, et leur avenir ? Chacun se perd alors soi-même pour l’amour de l’autre, perd l’autre et bien d’autres encore qui eussent voulu se présenter. Et chacun s’aliène les grands espaces et les virtualités, échange l’approche et la fuite des choses silencieuses et riches d’intuitions pour un stérile désarroi d’où plus rien ne procédera, rien, sinon un peu de dégoût, de déception, d’indigence, ainsi que le refuge cherché dans l’une des multiples conventions qui ont été installées en grand nombre, tels des abris publics, le long de ces voies très dangereuses. Aucun domaine de l’expérience humaine n’est tant pourvu de conventions : on y trouve des gilets de sauvetage de toutes sortes, des canots et des bouées ; la structure sociale a su créer des échappatoires de tout genre puisque, inclinant à prendre la vie amoureuse pour un plaisir, il fallait bien qu’elle lui donne une forme frivole, ordinaire, dépourvue de risques et sûre, comme c’est le cas des divertissements publics. (p. 48)

Nombreux sont, en effet, les jeunes gens qui aiment de manière fausse, c’est-à-dire qui s’en tiennent au seul abandon et refusent la solitude (la majorité médiocre en restera d’ailleurs toujours là…), et qui ressentent le poids d’une faute, qui veulent aussi rendre fructueuse et vivable, à leur manière propre et personnelle, cette situation où ils se retrouvent ; en effet, leur nature leur dit bien que, moins encore que tout ce qui par ailleurs est important, les questions de l’amour ne peuvent être résolues de manière publique ni en obéissant à telle ou telle opinion majoritaire ; elle leur dit qu’il y a des questions, des questions d’ordre intime, d’homme à homme, qui requièrent chaque fois une réponde inédite, spéciale et strictement personnelle… Mais comment eux, qui se sont déjà jetés l’un dans les bras de l’autre, au point qu’ils ne savent plus où sont leurs limites ni ne se distinguent plus eux-mêmes, qui ne possèdent donc plus rien en propre, comment trouveraient-ils une voie qui leur permît d’échapper à eux-mêmes, à la profondeur de leur solitude déjà comblée ? (p. 49)

Tout ce qui est accompli à partir de ces troubles unions fondées sur une précoce fusion est conventionnel : toute relation, sur quoi débouche cette confusion, est convention, quelque insolite qu’elle puisse être (c’est-à-dire immorale au sens ordinaire). Même la rupture serait alors une démarche conventionnelle, une décision arbitraire et impersonnelle, sans force ni fécondité. (p. 49-50)

Les exigences imposées à notre développement par le difficile travail de l’amour dépassent les bornes de la vie, et, débutants, nous ne sommes pas à leur hauteur. Si toutefois nous tenons bon, et si nous assumons cet amour comme une charge et un apprentissage, au lieu de nous perdre dans tout ce qui est jeu frivole et facile – derrière lequel les hommes se dissimulent la gravité la plus profonde de leur existence – […] ce serait beaucoup. (p. 50)

Un jour, la jeune fille existera et la femme, dont le nom ne signifiera plus seulement ce qui s’oppose au masculin, mais quelque chose qui vaut par soi, quelque chose qui n’induit pas à penser la moindre complémentarité ni aucune limite, mais seulement une vie et une existence : l’être humain féminin. Ce progrès va modifier l’expérience de l’amour qui actuellement est pleine d’erreur […], la transformera fondamentalement, la convertira en une relation pensée comme un rapport d’être humain à être humain, et non plus d’homme à femme. Et cet amour plus humain […] ressemblera à celui que nous préparons péniblement, non sans lutte, à cet amour qui consiste en ce que deux solitudes se protègent, se bornent et se rendent hommage. (p. 51-52)

 

               Lettre 8 : Borgedy Gard, Flädie, Suède, le 12 août 1904

S’il nous était possible de voir au-delà des limites où s’étend notre savoir, et encore un peu plus loin au-delà des contreforts de nos intuitions, peut-être alors supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Elles sont, en effet, ces instants où quelque chose de nouveau a pénétré en nous, quelque chose d’inconnu ; nos sentiments font silence alors, obéissant à une gêne effarouchée, tout en nous se rétracte, le silence se fait, et ce qui est nouveau, que personne ne connaît, se tient là, au centre, et se tait. (p. 54)

Nous sommes seuls, en effet, face à cette étrangeté qui est entrée en nous ; car, pour un temps, tout ce qui nous est familier, tout ce qui est habituel nous est ravi ; nous sommes, en effet, au cœur d’une transition où nous ne savons pas nous fixer. C’est aussi la raison pour laquelle la tristesse est passagère : ce qui est nouveau en nous, l’adjuvant de ce que nous étions, est allé jusqu’à notre cœur, a pénétré son lieu le plus intime, mais n’y est pas non plus resté : il a déjà passé dans le sang. Et nous ne savons pas ce que c’était. Il serait facile de nous persuader qu’il ne s’est rien passé ; mais nous avons pourtant bien changé, comme change une maison où un hôte est entré. (p. 54)

Voilà pourquoi il est si important d’être solitaire et attentif lorsqu’on est triste : l’instant apparemment immobile où, semble-t-il, rien ne se passe, cet instant où l’avenir pénètre en nous est en effet beaucoup plus proche de la vie que cet autre moment arbitraire et patent où l’avenir nous arrive pour ainsi dire de l’extérieur. Plus nous sommes silencieux, patients et disponibles lorsque nous sommes tristes, et plus ce qui est nouveau pénétrera profondément et sûrement en nous, mieux nous le ferons nôtre ; il sera d’autant plus notre destin propre… (p. 55)

On saura peu à peu admettre que ce que nous appelons destin provient des hommes et ne vient pas de l’extérieur. (p. 55)

Et si nous en revenons à parler de la solitude, il sera toujours plus évident que ce n’est là, au fond, rien qu’on puisse choisir ou quitter. Nous sommes solitaires. On peut s’abuser à ce propos, et faire comme s’il n’en était pas ainsi. C’est tout. Mais il est bien préférable de comprendre que nous sommes solitaires, et, justement, de prendre cela pour point de départ. Il arrivera certainement que nous soyons pris de vertige puisque nous sont retirés tous les points sur lesquels notre œil s’était habitué à prendre repère ; plus rien n’est proche désormais, et tout ce qui est lointain est infiniment loin. […] C’est ainsi que se transforment pour qui devient solitaire toutes les distances, tous les critères. Beaucoup de ces transformations se produisent subitement, et elles ont pour conséquence de faire apparaître, comme chez cet homme soudain transporté au sommet d’une montagne, des représentations insolites et d’étranges sensations qui semblent se développer au-delà du supportable. Mais il est nécessaire que nous fassions aussi cette expérience-là. Il nous faut accepter notre existence aussi loin qu’elle peut aller ; tout et même l’inouï doit y être possible. C’est au fond le seul courage qu’on exige de nous ; être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus insolite, de plus merveilleux, de plus inexplicable. (p. 56)

Or la peur de l’inexplicable n’a pas appauvri seulement l’existence de l’individu, elle a également restreint les relations entre les hommes, extraites en quelque sorte du fleuve des virtualités infinies pour être placée sur un coin de rive en friche où il ne se passe rien. Ce n’est pas, en effet, la paresse seule qui est responsable du fait que les rapports humains se répètent sans innovation et de manière si indiciblement monotone ; c’est plutôt la crainte d’une quelconque expérience inédite et imprévisible qu’on s’imagine ne pas être de taille à éprouver. Mais seul celui qui est prêt à tout, celui qui n’exclut rien, pas même ce qui est le plus énigmatique, vivra la relation à quelqu’un d’autre comme si elle était quelque chose de vivant, et y jettera même toute son existence. (p. 57-58) Huguenin

Et si seulement nous faisons en sorte que notre vie soit commandée par le principe qui nous enjoint de nous en tenir toujours à ce qui est difficile, ce qui nous semble encore être le plus étranger deviendra bientôt ce qui nous sera le plus familier et le plus cher. (p. 58-59) => Proust !! dernière partie aimer 520 à 522 A l’ombre

Vous ne pouvez donc, cher monsieur Kappus, vous effrayer de ce qu’une tristesse surgît devant vous […]. Vous devez alors penser que quelque chose se produit en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient en main et ne vous laissera pas tomber. Pourquoi voudriez-vous exclure de votre vie une quelconque inquiétude, une quelconque souffrance, une quelconque mélancolie alors que vous ignorez pourtant ce que produisent en vous ces états ? Pourquoi vouloir vous persécuter avec la question de savoir d’où provient tout cela, où tout cela vous mène-t-il ? Puisque vous savez que vous êtes en pleine transition, et que vous désirez rien tant que vous transformer. (p. 59)

Or, il y a, dans toute maladie, bien des jours où le médecin ne peut rien faire qu’attendre. Et voilà ce que, pour l’essentiel et dans la mesure où vous êtes votre propre médecin, vous devriez faire maintenant. Ne vous examinez pas trop. Ne tirez pas de trop hâtives conclusions de ce qui vous arrive ; laissez-le tout simplement se produire. (p. 60)

Il est nécessaire d’être en général aussi prudent avec les mots ; c’est si souvent à cause du nom donné à un crime qu’une vie se brise, et non à cause de l’acte lui-même, individuel et sans nom, qui fut peut-être, dans cette vie, une nécessité tout à fait déterminée et qu’elle eût pu sans doute assumer sans peine. (p. 60)

Ne croyez pas que celui qui cherche à vous réconforter vit sans difficulté parmi les mots simples et tranquilles qui, parfois, vous font du bien. […] S’il en était autrement, il n’eût jamais su trouver ces mots. (p. 61)

 

               Lettre 9 : Furuborg, Jonsered, en Suède, le 4 novembre 1904

Ce que je pourrais dire à propos de votre penchant pour le doute ou bien sur votre incapacité à mettre à l’unisson votre vie intime et votre vie extérieure, voire sur tout ce qui vous oppresse, ce n’est jamais autre chose que ce que j’ai déjà dit, c’est toujours le même vœu, à savoir que vous parveniez à trouver en vous assez de patience pour le supporter, et assez de simplicité pour être en mesure de croire ; que vous puissiez acquérir toujours plus de confiance à l’égard de ce qui est difficile, comme à l’égard de votre solitude parmi les autres. Et, pour le reste, laissez votre vie se dérouler. Croyez-moi, la vie a raison, dans tous les cas. (p. 62-63)

Tout ce qui fait de vous plus que ce que vous avez été jusque-là dans vos meilleurs moments est juste. Toute élévation est bonne lorsqu’elle parcourt tout votre sang, lorsqu’elle n’est point ivresse, lorsqu’elle n’est pas trouble mais joie de part en part transparente. (p. 63)

Votre doute peut devenir une qualité profitable si vous l’éduquez. Il faut qu’il devienne savant, qu’il se mue en critique. Dès qu’il s’apprête à vous gâcher quelque chose, demandez pourquoi cette chose est laide ; exigez de lui des preuves, soumettez-le à examen […]. Mais ne cédez pas, exigez qu’il fournisse ses raisons, et ne manquez pas d’agir en toute circonstance en faisant ainsi preuve de vigilance et de rigueur ; le jour deviendra où, de destructeur il sera devenu l’un de vos meilleurs artisans – peut-être le plus malin de tous ceux qui construisent votre vie. (p. 63-64)

 

               Lettre 10 : Paris, le lendemain de Noël 1908

On peut seulement souhaiter que vous laissiez, patiemment et en toute confiance, cette grandiose solitude accomplir en vous son travail, solitude qui ne pourra plus jamais être effacée de votre existence. (p. 66)

Que nous soyons dans des situations qui exercent en nous leur effet, qui de temps en temps nous placent devant de grandes choses naturelles, c’est tout ce dont nous avons besoin. L’art lui aussi n’est qu’une manière de vivre et, quelle que soit la vie qu’on mène, il est possible sans le savoir de s’y préparer ; dans tout ce qui est réel, on en est plus proche et plus familier qu’en exerçant une de ces professions semi-artistiques et irréelles, qui, dans la mesure où elles reflètent une proximité d’avec l’art, et, en fait, nient et attaquent l’existence de tout art, ce que fait, par exemple, toute la profession journalistique, presque toute la critique, et les trois quarts de ce qu’on appelle littérature et qui revendique ce nom. Je me réjouis, en un mot, que vous ayez esquivé le danger de sombrer là-dedans, et que vous soyez solitaire et ferme, quelque part au sein d’une rude réalité. (p. 66-67)

vendredi 23 juin 2023

La Steppe d’Anton Tchekhov : une steppe mettant à nu l’essence de la condition humaine.

       La Steppe peut apparaître, à l’instar de ce que Tchekhov en dit lui-même, comme une « énumération sèche et détaillée d’impressions » (lettre à Grigorovitch du 12 janvier 1888, p. 1007). Tchekhov n’aura eu de cesse, durant son existence, de douter de son propre talent, de pratiquer volontiers l’autodérision quant à sa valeur et sa place dans la littérature russe, bien qu’il eût dans le même temps une vision précise, arrêtée, de la littérature, de ses fonctions ainsi que ce qui en fait ou non sa valeur. Dans la citation reprise en début de cette note, Tchekhov se reproche en creux de manquer d’une structure claire, d’une unité faisant « tableau » dans cette nouvelle dont il prend l’écriture très au sérieux pour la première fois de sa vie. En effet, c’est sur les conseils de Grigorovitch que Tchekhov écrivit La Steppe, le premier étant à l’époque un écrivain reconnu alors que Tchekhov n’était pas encore l’écrivain célèbre et admiré qu’il deviendra bientôt. Grigorovitch fut l’un des premiers à percevoir le talent et le potentiel de Tchekhov, sous le couvert du ton souvent grotesque, humoristique, qui caractérise les nouvelles précoces de Tchekhov, et que l'on retrouvera avec davantage de parcimonie dans ses écrits ultérieurs. Il l’encouragera à ne pas laisser gâcher son talent et à s’atteler avec plus de sérieux, plus de rigueur dans son écriture, alors que Tchekhov, dans son éternelle modestie et doute de lui-même, ne se considérait guère comme un écrivain de premier plan, et revendiquait en toute franchise l’aspect commercial, intéressé de son œuvre qui lui permettait d’entretenir et de subvenir aux besoins de sa nombreuse famille.

Et pourtant, dans ce qui a priori semble décousu, sans fil directeur ou motifs récurrents, comme le craignait Tchekhov dans la sèche autocritique qu’il fait de sa propre nouvelle, on finit par percevoir, avec du recul et de la réflexion, une œuvre qui est d’une cohérence certes inconsciente, mais bel et bien présente. Une des phrases résumant peut-être le mieux l’art romanesque de Tchekhov vient de son illustre contemporain, Tolstoï, phrase qui parvient à concilier le paradoxe apparent d’une œuvre cohérente malgré l’absence justement d’une telle cohérence au premier abord : « On dirait qu'il jette les mots en l'air n'importe comment, mais comme un peintre impressionniste, il obtient de merveilleux résultats avec ses coups de pinceau. »

La Steppe, pour revenir à la nouvelle qui nous intéresse, présente donc une certaine cohérence, bien qu’elle semble il est vrai une suite d’impressions sans véritable lien entre elles. Nous y suivons le jeune Iégor dans son voyage à travers la steppe, qui quitte le foyer maternel pour s’installer dans une ville où il pourra suivre une éducation plus avancée, sous la protection d’une amie de sa mère. Ce voyage aura valeur initiatique pour le jeune garçon : lui qui jusqu’alors était choyé par sa mère et n’avait jamais quitté sa ville natale, va découvrir et se confronter à toutes les interrogations, tous les aspects essentiels de la condition humaine, que ce soit à travers la contemplation sensible de la steppe, mais aussi par la rencontre des nombreuses personnes qu’il va faire durant son périple : (la conscience de) la mort, la solitude, l’ennui, l’amour, la compassion, le regret, le mal, la bêtise, le sens à donner à une vie à travers l’éducation/le métier exercé.

Voyons dans un premier temps la personnification de la steppe et ce que l’expérience sensible de celle-ci inspire au jeune Iégor. La description qu’en fait Tchekhov, son invariable monotonie durant le jour, touchant à la fois sa faune et sa flore, et la torpeur qu’elle suscite pour le voyageur, fait de la steppe une allégorie de l’ennui ressenti par tant de ses personnages durant leur existence. C’est là un des thèmes fondamentaux de son œuvre : le tragique vécu par ses héros est moins issu de situations extrêmes que de la monotonie, de l’absence de « tragique » au sens commun du terme, qui use progressivement l’homme et lui donne la sensation d’une vie perdue, gâchée par l’insignifiant. L’ennui ressenti par Iégor, sa lassitude face à l’invariabilité du paysage qu’il contemple, préfigurent déjà sa future vie d’adulte, lot commun de tant de héros de Tchekhov.

Mais au bout d’un moment, la rosée s’évapora, l’air redevint immobile et la steppe déçue reprit son aspect accablé de juillet. […] tout maintenant semblait interminable, engourdi d’ennui… (I, p. 447)

Au-dessus de l’herbe flétrie, tournoyaient des freux désœuvrés ; ils sont tous semblables et rendent la steppe encore plus monotone. Un milan rasa le sol de son vol coulé et soudain s’immobilisa dans l’espace comme s’il eût médité sur l’ennui de vivre, puis il battit des ailes et fila comme un trait au-dessus de la plaine sans que l’on comprenne pourquoi et dans quel dessein. (I, p. 448)

Quelque part, assez loin, une femme chantait, mais où exactement et de quel côté, c’était difficile à déterminer. La chanson, douce, traînante et triste, pareille à un sanglot, presque imperceptible, se faisait entendre tour à tour à droite, à gauche, en haut, sous terre, comme si un esprit invisible eût volé au-dessus de la steppe et chanté. Iégor regardait autour de lui sans comprendre d’où venait cette étrange mélodie ; puis, après avoir bien écouté, il commença à croire que c’était l’herbe qui chantait ; à demi morte, déjà anéantie, elle protestait par ce chant sans paroles, mais plaintif et sincère, qu’elle n’avait pas commis de faute, que le soleil l’avait brûlée sans raison ; elle assurait qu’elle avait encore terriblement envie de vivre, qu’elle était encore jeune et serait encore belle sans cette chaleur torride et cette sécheresse ; elle n’avait pas commis de faute, et pourtant elle demandait grâce et jurait qu’elle éprouvait une souffrance, une tristesse, une pitié de soi intolérables  (II, p. 456)

Les voyageurs revirent le même paysage qu’avant midi, mais plus approché. Des collines s’estompaient toujours dans un lointain mauve dont on ne voyait pas la fin ; des herbes folles, de grosses pierres rondes accrochaient un instant le regard, des chaumes défilaient, les mêmes freux et le même milan au vol solennel tournoyaient au-dessus de la steppe. L’air s’engourdissait de plus en plus de chaleur et de calme. La nature, docile, tombait dans une léthargie silencieuse… Pas un souffle, pas un son alerte ou vif, pas un nuage. (II, p. 461)

Néanmoins, cet ennui si caractéristique selon Tchekhov de la vie humaine n’est pas permanent : la steppe vue durant le matin, puis la nuit, fait ressortir l’idée d’une beauté fragile, éphémère pour le matin, allégorie peut-être des rares instants de beauté, de grâce que contient toute vie humaine, tandis que la nuit met surtout à nu la condition solitaire de l’homme. Cette solitude est également évoquée via la description d’un peuplier que Iégor remarque au cours de son voyage, ou de la contemplation plus générale du ciel. Et si, dans un premier temps, Iégor prend surtout conscience de la mort telle qu’elle frappa ses proches (sa grand-mère en particulier), mais ne parvient pas à envisager la sienne propre dans le futur jusqu'au long épisode de l’orage à la fin de la nouvelle qui, bien qu’il puisse sembler long et fastidieux, lui permettra de comprendre sa propre fragilité et de prendre conscience donc de sa condition mortelle, en même temps qu’elle lui permettra aussi de comprendre les dures conditions de vie des paysans vivant et travaillant dans la steppe.

Là-bas sur la colline se dressait un peuplier solitaire ; qui l’avait planté, et pourquoi était-il là ? Dieu seul le savait. On avait du mal à détacher les yeux de sa silhouette élancée et de son habit vert. Était-il heureux, cet arbre superbe ? En été, c’est la canicule, en hiver, le froid et les tempêtes de neige, en automne, les nuits effrayantes qui ne sont que ténèbres et où l’on n’entend que le hurlement insensé et furieux du vent, et surtout, toute la vie durant, il serait seul… seul… (I, p. 448-449)

À peine le soleil s’est-il couché et la brume a-t-elle enveloppé la terre que la tristesse du jour est oubliée, que tout est pardonné et que la steppe respire allégrement, à pleins poumons. Comme si, ne voyant plus son âge dans l’obscurité, l’herbe laissait monter un concert de joie et de jeunesse ; craquements, sifflements, crissements, basses, ténors et sopranos de la steppe, tout se fond en une rumeur ininterrompue, monotone, propice au rappel des souvenirs et de la mélancolie. […] Parfois, longeant une ravine parsemée de buissons, on entend l’oiseau que les habitants de la steppe appellent le dormeur crier « dor-dor-dor » ; un autre rit ou part d’un sanglot hystérique : c’est le hibou. Pour qui crient-ils et qui les écoute dans cette plaine, Dieu seul le sait, mais leur plainte est si mélancolique… (IV, p. 479)

On ne peut juger de la profondeur et de l’immensité du ciel que sur la mer et dans la steppe, la nuit, au clair de lune. Il est effrayant, beau et tendre, langoureux et séducteur, et sa tendresse vous fait tourner la tête. […] On rencontre un vieux tumulus taciturne ou une idole de pierre, placée là Dieu sait quand et par qui ; un oiseau de nuit passe d’un vol silencieux au-dessus de la terre, et, peu à peu, vous reviennent à l’esprit les légendes de la steppe, les récits des errants, les contes de bonne femme et tout ce que l’on a pu soi-même y voir et soumettre à l’entendement du cœur. Alors, dans le stridulement des insectes, les silhouettes suspectes, les tumulus, le ciel bleu pâle, le clair de lune, le vol d’un oiseau de nuit, dans tout ce que l’on voit et entend, on croit percevoir le triomphe de la beauté, la jeunesse, l’épanouissement de la force et la soif passionnée de vivre ; votre âme se met à l’unisson du pays natal, beau et âpre, et l’on voudrait voguer au-dessus de la plaine avec l’oiseau de nuit. Et, dans le triomphe de la beauté, dans l’excès du bonheur, se sentent tension et angoisse comme si la steppe savait qu’elle est solitaire, que sa richesse et son inspiration se perdent en vain sans que nul les célèbre ni en profite, et, à travers sa rumeur joyeuse, on l’entend implorer douloureusement, désespérément : qu’on me trouve un chantre ! un chantre ! (IV, p. 480-481)

Quand nous regardons longuement le ciel immense, nos idées et notre âme se fondent dans la conscience de notre solitude. Nous nous sentons irréparablement seuls, et tout ce que nous tenions auparavant pour familier et cher s’éloigne indéfiniment et perd toute valeur. Les étoiles, qui nous regardent du haut du ciel depuis des milliers d’années, le ciel incompréhensible lui-même et la brume, indifférents à la brièveté de l’existence humaine, lorsqu’on reste en tête à tête avec eux et qu’on essaie d’en comprendre le sens, accablent l’âme de leur silence ; on se prend à songer à la solitude qui attend chacun de nous dans la tombe, et la vie nous apparaît dans son essence, désespérée, effrayante

Iégor pensait à sa grand-mère qui reposait au cimetière, à l’ombre des cerisiers ; il la revit, couchée dans son cercueil, une pièce de cuivre sur chaque œil […] Il se représenta sa grand-mère dans son cercueil étroit et sombre, abandonnée de tous et sans secours. Il l’imagina s’éveillant soudain, et, ne comprenant pas où elle était, frappant contre le couvercle, appelant à l’aide et, finalement, accablée d’horreur, mourant une seconde fois. Il imagina, comme s’ils étaient morts, sa mère, le Père Christophe, la comtesse Dranitski, Salomon. Mais, quelque effort qu’il fût pour se représenter lui-même dans une tombe obscure, il n’y réussit pas ; il n’admettait pas pour lui-même la possibilité de mourir, il avait le sentiment qu’il ne mourrait jamais… (VI, p. 503-504)

Tous se reposaient, songeurs, jetant de furtifs regards à la croix sur laquelle dansaient des taches rouges. Une tombe isolée a quelque chose de triste, de fantastique et de hautement poétique… On perçoit dans son silence, un silence dans lequel se sent l’âme de celui qui gît sous la croix. Cette âme se trouve-t-elle bien dans la steppe ? L’angoisse ne l’étreint-elle pas par les nuits de lune ? Près de la tombe, la steppe semble triste, abattue et pensive, l’herbe plus mélancolique et le cricri des grillons plus discret… Et il n’est pas un passant qui ne prie pour l’âme solitaire et qui ne se retourne vers la tombe jusqu’à ce qu’elle soit bien loin en arrière, noyée dans la brume… (VI, p. 505)

Ce voyage dans la steppe est donc, rappelons-le, le prétexte pour Tchekhov de traiter tous les aspects essentiels de la condition humaine, avec une certaine naïveté qui n’en exclut cependant pas la vérité, mais au contraire la renforce, par l’impression d’étrangeté, de nouveauté telle que ressentie par le jeune garçon. C’est ainsi qu’il est aussi, brièvement, confronté à l’amour et à la femme, par sa rencontre avec la jeune comtesse Dranitski puis celle du jeune ukrainien Constantin, jeune marié encore dans l’euphorie de son bonheur conjugal. Cette beauté de la femme, cette possibilité de l’amour, telles qu’évoquées dans la présente nouvelle, sont étroitement associées au regret, à la tristesse, à l’instar de la nouvelle Beautés : c’est ainsi que la rencontre avec la comtesse est suivie d’un long moment de silence méditatif de la part des hommes accompagnant Iégor, même du cocher Denis, habituellement si expansif. De même, Dymov, à l’écoute du bonheur de Constantin, semble tout à coup ressentir et souffrir de l’insuffisance de sa vie présente, dénuée d’un tel bonheur.

Iégor se frotta les yeux. Au milieu de la pièce se tenait effectivement une Excellence sous la forme d’une jeune femme, très belle, bien en chair, en robe noire et chapeau de paille. […] Soudain, à un doigt de ses yeux, Iégor aperçut des sourcils noirs veloutés, de grands yeux bruns et des joues soignées, creusées de fossettes, d’où un sourire se répandait sur tout le visage comme les rayons autour du soleil. Un parfum merveilleux se répandit dans l’air. […] Elle lui appliqua deux vigoureux baisers sur les joues ; il sourit, et, croyant qu’il dormait, referma les yeux. (III, p. 476)

C’est la comtesse Dranitski, chuchota le Père en montant en voiture.

Oui, la comtesse Dranitski, répéta Kouzmitchov en chuchotant aussi.

L’impression produite par l’arrivée de la comtesse devait être très forte, car même Denis parlait bas et il ne se décida à fouetter et à crier que lorsque la voiture eut fait un quart de verste… (III, p. 477)

C’est sans doute ce qui explique l’accès de rage, de haine soudain de Dymov envers Emélian, le chantre ayant perdu sa voix, avec qui il cherche querelle pour une raison dérisoire, moyen pour lui d’extérioriser sa souffrance intérieure. Dymov se caractérise par des actes gratuits de cruauté, particulièrement envers les animaux, qui le rendent repoussant aux yeux de Iégor, ce dernier ne pouvant supporter sa laideur morale : c’est ainsi qu’il est pris d’une violente révolte au spectacle de ses cruautés, qui atteint son paroxysme au moment où il maltraite verbalement Emélian. Le comparse de Dymov, Kirioukha, semble quant à lui symboliser la bêtise humaine, qui ne se révolte guère face au mal dont elle est spectatrice, voire même l’encourage, à l’inverse de la saine réaction de révolte de Iégor. Enfin, rapprochons ces deux personnages dans l’ensemble méprisables (bien que Tchekhov semble toutefois ressentir une certaine compassion pour Dymov qui vient nuancer ce portrait, par la nostalgie de l’amour qu’il ressent au récit de Constantin, et de l’abandon dont il fut victime de son père) à celui de Salomon, le frère de Moïse propriétaire d’une auberge dans laquelle Iégor et ses premiers compagnons de voyage s’arrêtèrent. Salomon n’eût sans doute pas paru dépareillé dans un récit ou roman de Dostoïevski : c’est un être qui ne ressent que haine, mépris pour toutes les autres personnes, et en particulier les riches. Cette haine l’amène même à se faire lui-même du mal, non physiquement mais matériellement, lui qui va jusqu’à brûler son propre héritage (un acte insensé rappelant celui de Nastasia Philippovna dans L’Idiot) pour démontrer son soi-disant mépris de l’argent et du matérialisme, mépris qui semble néanmoins surtout nourri par son incapacité à être le plus riche et puissant, à l’instar de Varlamov. Cette haine d’autrui et de soi, l’orgueil sous-jacent à cette haine, la folie qui en découle souvent, en font un personnage presque dostoïevskien, et montre chez Tchekhov une capacité à dépeindre tous les caractères possibles humains, même les plus inquiétants et méprisables, lui que l’on réduit souvent à être le peintre quasi-exclusif de l’homme superflu, type récurrent dans la littérature russe depuis Pouchkine et son Eugène Onéguine.

Salomon entra, portant un grand plateau. Tandis qu’il le déposait sur la table, il regardait ailleurs d’un air ironique et souriait de son sourire étrange. À présent, à la lueur de la lampe, on pouvait à loisir examiner ce sourire : il était très complexe et exprimait de nombreux sentiments, mais celui qui dominait était un visible dédain. On aurait dit qu’il pensait à quelque chose de ridicule, de bête, que quelqu’un excitait son dégoût et son mépris, qu’il se réjouissait pour un motif inconnu et attendait l’instant propice pour déverser ses sarcasmes et donner libre cours à son hilarité. (III, p. 466)

Il n’y a pas un noble ou un millionnaire qui ne lécherait la main d’un Juif galeux pour un kopek de plus. Je suis un Juif galeux et pauvre, tous me regardent comme un chien, mais, si j’avais de l’argent, Varlamov ferait devant moi les mêmes pitreries imbéciles que Moïse devant vous. (III, p. 473)

Varlamov a beau être russe, il a une âme de Juif galeux ; l’argent et le gain sont toute sa vie ; moi j’ai brûlé le mien dans le poêle. Je n’ai besoin ni d’argent, ni de terre, ni de moutons, je n’ai pas besoin qu’on me craigne et qu’on lève son chapeau quand je passe. Ce qui fait que je suis plus intelligent que votre Varlamov et que je ressemble davantage à un homme. (III, p. 473)

Il ne dort pas la nuit et ne fait que penser, penser, penser, mais à quoi pense-t-il, Dieu le sait ! Quand on s’approche de lui la nuit, il se fâche et rit. (III, p. 475)

Terminons enfin sur la vision morale de Tchekhov, lui dont on reproche également souvent le manque de « vision », de solutions didactiques au problème de l’existence, comme le fit Tolstoï. Beaucoup ont réduit, et continuent de réduire, Tchekhov comme un auteur profondément pessimiste : mais c’est que l’on confond souvent ses personnages, il est vrai découragés et neurasthéniques, et l’auteur, qui a toujours combattu justement cette tendance humaine, le plus souvent avec humour et compassion, parfois avec révolte et colère. C’est cette vision de la vie qui se fait jour à travers les impressions de Iégor, qui va tour à tour osciller entre compassion et révolte face au monde adulte qu’il découvre. Dymov, que nous avons déjà évoqué, suscite par exemple d’abord la révolte de Iégor, mais Tchekhov, en dépeignant le manque d’amour et d’affection dont il souffre par la prise de conscience de ce manque, semble davantage au final compatir à cet homme que le condamner unilatéralement. Iégor, en voyant les regrets d’Emélian vis-à-vis de sa vie passée de chantre, et de la voix qu’il a perdue, ressent une profonde compassion pour ce dernier, sous ses airs ridicules a priori. L’orage violent qui secoue la steppe à la fin de la nouvelle permet également à Iégor de mieux comprendre les souffrances, les dangers auxquels s’exposent les paysans qui y vivent, en sus de prendre conscience de sa condition mortelle. Enfin, les différents sermons du père Christophe, il est vrai ridicule sous certains aspects, ne sont cependant pas dépourvus d’intérêt et de sagesse : en particulier, il met Iégor en garde contre le mépris, l’orgueil que peuvent ressentir les hommes instruits vis-à-vis de leurs « inférieurs ». Salomon en est un parfait exemple, lui qui se complaît dans une haine indifférenciée de toute personne plus riche que lui, alors qu’il aspire à l’être aussi. Et si l’oncle de Iégor, Kouzmitchov, peut aux yeux du lecteur paraître quelque peu méprisable, en raison de son obsession des affaires et de l’argent, Tchekhov prend néanmoins soin de nuancer ce portrait à la fin de la nouvelle, lorsqu’on constate qu’il a développé une certaine affection pour son neveu qu’il confie aux soins d’une amie de sa sœur. Varlamov, l’homme le plus riche et puissant de la région, est lui aussi valorisé pour son éthique de travail, lui qui dès les premières heures de la journée est déjà en train de s’occuper de ses affaires. Tchekhov ne tombe jamais dans les généralisations simplistes, et bien que l’obsession matérialiste soit un thème récurrent et régulièrement dénoncé parmi les plus grands auteurs, il en reconnaît néanmoins le caractère indispensable et la peine, les efforts que consentent ceux qui s’y consacrent. C’est au final à une attention plus fine, qui permet d’entrevoir la beauté là où même elle semble absente, à l’instar du personnage de Vassia dans la présente nouvelle, que les nouvelles de Tchekhov semblent appeler : celle malgré tout des hommes d’affaires, celle des gens ordinaires face aux souffrances que la vie leur réserve, souffrances dont on peut percevoir l’universalité (par exemple la séparation douloureuse entre enfants et parents, dont le motif revient régulièrement), voire celle des personnes a priori viles et repoussantes, dont on perçoit malgré tout l’humanité, à l'instar de Dymov.

Il y en a à qui la science profite, et d’autres à qui elle ne fait que brouiller l’esprit. Ma sœur est une femme sans entendement, elle cherche toujours à imiter les nobles et voudrait faire de Iégor un savant, mais elle ne voit pas que moi, rien que dans mes affaires, je pourrais faire le bonheur de son fils et pour toute la vie. Si je vous dis ça, c’est parce que, si tout le monde se met à devenir savant ou à entrer dans la noblesse, il n’y aura plus personne pour faire le commerce et semer le blé. Et tout le monde mourra de faim. (I, p. 446)

Seul Vassia voyait quelque chose de ses yeux mornes et s’extasiait. Il avait une vue extraordinairement perçante, comme Iégor put s’en convaincre par la suite. Il y voyait si bien que la steppe roussie était toujours pour lui pleine de vie et d’intérêt. Il lui suffisait de regarder au loin pour apercevoir un renard, un lièvre, une outarde ou quelque autre animal qui se tient le plus loin possible des gens. Ce n’est pas malin d’apercevoir un lièvre qui s’enfuit ou une outarde qui vole – c’est le cas de quiconque a traversé la steppe –, mais il n’est pas donné à tout le monde de voir les bêtes sauvages vivant leur vie privée sans courir ni se cacher, ni jeter autour d’elles des regards inquiets. Or, Vassia avait vu des renards en train de jouer, des lièvres se laver le nez avec les pattes, des outardes arrangeant leurs plumes, des canepetières modulant leur « toc-toc-toc ». Grâce à l’acuité de sa vue, outre le monde que voyaient tous les hommes, Vassia en possédait un autre, un monde à lui, inaccessible et probablement très beau, car, lorsqu’il le contemplait et s’en extasiait, il était difficile de ne pas l’envier. (IV, p. 491-492)

En regardant la nuque et les oreilles d’Emélian, Iégor eut l’obscur sentiment qu’il devait être très malheureux. Il se rappela ses gestes de chef d’orchestre, sa voix rauque, son air timide au bain et ressentit une vive pitié à son égard. Il eut envie de lui dire quelque chose de gentil. (V, p. 497)

Mange et amuse-toi, il viendra un temps où il te faudra étudier. Écoute-moi bien, il faudra travailler attentivement et avec application pour qu’il en sorte quelque chose. Ce qui s’apprend par cœur, apprends-le par cœur, mais ce dont il faut rendre le sens avec ses propres paroles sans s’occuper de la forme, explique-le avec tes paroles à toi. Et tâche d’apprendre toutes les sciences ! […] travaille de telle sorte que tu puisses tout comprendre ! Apprends le latin, le français, l’allemand… la géographie, bien entendu, l’histoire, la théologie, la philosophie, les mathématiques… Et quand tu auras tout appris, sans te presser, en priant et avec cœur, alors choisis un métier. Quand tu sauras tout, tout te sera facile dans n’importe quelle voie. Contente-toi de travailler et d’obtenir la bénédiction divine, Dieu t’indiquera ce que tu dois être : docteur, juge, ingénieur… (VIII, p. 540)

Si tu deviens un homme instruit, mais que – Dieu t’en garde ! – les gens t’ennuient et que tu les méprises sous prétexte qu’ils sont plus sots que toi, alors malheur, malheur à toi ! (VIII, p. 541)

Son expression sèche disparut soudain de son visage, il rougit un peu, sourit tristement et dit : « Fais bien attention, travaille. N’oublie pas ta mère et obéis à Mme Toskounova… Si tu travailles bien, Iégor, je m’occuperai de toi. » (VIII, p. 546)

Enfin, malgré le caractère sérieux et les thèmes importants que La Steppe aborde, n’oublions pas le côté comique, parfois grotesque, de l’écriture de Tchekhov auquel il a déjà été souvent fait référence sur ce blog et au début de cette note. Salomon, par exemple, est décrit de manière grotesque, ridicule, ce qui vient atténuer le côté inquiétant de son caractère. Tchekhov multiplie les descriptions et remarques quelque peu loufoques, amusantes, qui font contrepoint au sérieux des thèmes abordés, mais qui font partie intégrante de sa vision de la vie et des choses, comme ses lettres et les témoignages de ceux qui l’ont rencontré en témoignent.

Le filet d’eau tombait verticalement, puis, transparent, joyeux, miroitant au soleil et s’essayant à gronder comme s’il se prenait pour un torrent puissant et tumultueux, il s’enfuyait vers la gauche. (II, p. 451-452)

Le Père enleva sa soutane, sa ceinture et son caftan. Iégor lui lança un coup d’œil et demeura saisi d’étonnement. Il était à cent lieues d’imaginer que les prêtres portaient des pantalons ; or le Père en avait de vrais, rentrés dans de hautes bottes, ainsi qu’une courte veste de coutil. Iégor trouva que dans ce costume si peu conforme à sa dignité, avec ses cheveux longs et sa longue barbe, il ressemblait à Robinson Crusoé. (II, p. 454)

Derrière les collines surgit tout à coup un nuage échevelé, couleur de cendre. Il échangea un regard avec la steppe – Je suis prêt, semblait-il dire –, et prit un air morose. (II, p. 461)

Il était malaisé de deviner à quel confort visait le menuisier inconnu qui avait aussi impitoyablement cambré ces dossiers et on aurait aimé croire que la faute n’en était pas à lui mais à quelque colosse de passage qui, désireux d’étaler sa force, les avait courbés, puis, en essayant de les redresser, les avait courbés plus encore. (III, p. 464)

En introduisant ses hôtes, Moïse n’avait cessé de prodiguer courbettes, jonctions de mains, contorsions, exclamations de joie. Il jugeait tout cela indispensable à la manifestation d’une politesse et d’une affabilité exceptionnelles. (III, p. 465)

Il se retira dans un coin de la pièce et, les bras croisés sur la poitrine, un pied en avant, il fixa son regard moqueur sur le Père Christophe. Son attitude avait quelque chose de provocant, de hautain, de dédaigneux et en même temps de piteux et de comique au suprême degré parce que, plus il voulait paraître impressionnant, plus on remarquait son pantalon trop court, sa veste étriquée, son nez caricatural et son air d’oiseau déplumé. (III, p. 466-467)

 

Ci-dessous, un catalogue des autres citations remarquables de la nouvelle :

I

Après la prison apparurent des forges sombres, noires de fumée, puis le douillet cimetière vert, avec sa clôture de grosses pierres que dépassaient gaiement les croix et les stèles blanches cachées dans la verdure des cerisiers et semblables de loin à des taches blanches. Iégor se souvint que, lorsque les cerisiers étaient en fleur, ces taches se fondaient avec le blanc des pétales en une mer de blancheur et qu’au moment où les cerises mûrissaient, les stèles et les croix blanches étaient semées de points rouges comme du sang. Derrière la clôture, à l’ombre des cerisiers, dormaient jour et nuit son père et sa grand-mère Zénaïde. Quand celle-ci était morte, on l’avait mise dans un long et étroit cercueil et on avait placé deux pièces de cinq kopeks sur ses yeux qui refusaient de se fermer. Jusqu’à sa mort, elle avait été pleine d’entrain. Elle rapportait du marché des bretzels bien souples, saupoudrés de graines de pavot, et maintenant elle dormait, dormait… (p. 445)

Cependant se déroulait devant les yeux des voyageurs une plaine vaste, infinie, coupée par une chaîne de collines. Serrées l’une derrière l’autre, elles se fondaient en un plateau qui s’étendait à droite de la route jusqu’à l’horizon et disparaissait dans les lointains mauves ; on avait beau avancer, on n’arrivait pas à savoir où commençait l’horizon et où il finissait… Le soleil s’était déjà levé dans leur dos, derrière la ville, et doucement, sans histoire, s’était mis au travail. Loin devant eux, à l’endroit où le ciel se joignait à la terre, près de petits tumulus et d’un moulin à vent qui ressemblait de loin à un petit bonhomme agitant les bras, glissa sur la terre une large bande jaune vif ; une minute plus tard, une bande toute pareille s’alluma un peu plus près, vira sur la droite et enveloppa les collines ; quelque chose de tiède effleura le dos de Iégor, un rai de lumière, surgi furtivement par-derrière, se faufila par-dessus la voiture et les chevaux, se porta à la rencontre des autres rayons et, soudain, toute la vaste steppe, rejetant la pénombre du matin, sourit et étincela de rosée. (p. 446-447)

 

               II

Dieu m’avait donné une étonnante mémoire. Après avoir lu un texte deux fois, je le savais par cœur. Mes maîtres et mes bienfaiteurs s’étonnaient et prédisaient que je serais un homme très savant, un flambeau de l’Église. […] je ne suis pas devenu un savant, mais je n’ai pas désobéi à mes parents, j’ai fait la consolation de leur vieillesse, je les ai enterrés avec honneur. Obéissance vaut mieux que jeûne et prière ! (p. 453)

Dans les nombreuses entreprises où il s’était engagé durant son existence, ce qui l’avait séduit, c’était moins l’affaire elle-même que l’agitation et les relations inhérentes à toute entreprise. Ainsi, dans le présent voyage, ce qui l’intéressait, c’était moins la laine, Varlamov et les prix, que le long voyage, les repas sans heure… (p. 456)

Denis avait près de vingt ans, était cocher et songeait à se marier, mais c’était toujours un enfant. Il aimait lancer des cerfs-volants, chasser les pigeons, jouer aux osselets, faire la course, et il se mêlait toujours aux jeux et aux disputes des petits. (p. 459)

 

               III

Moi, j’en ai six. Apprends à lire à l’un, soigne l’autre, porte le troisième, et quand ils grandissent, les soucis grandissent afec. Ça ne date pas d’auchourd’hui. C’est déchà dans la Bible. Quand ses enfants étaient petits, Jacob avait déchà de quoi pleurer, et quand ils ont grandi, ça a été pire ! (p. 468)

Je souhaite à  tout le monde d’atteindre le terme de son âge comme je l’ai fait… J’ai donné mes filles à de braves garçons, j’ai fait de mes fils des hommes et maintenant je suis libre, j’ai accompli ma tâche, je peux aller où ça me chante. Je vis doucettement avec ma femme, je mange, je bois, je dors, je me réjouis d’avoir des petits-enfants, je prie Dieu et n’ai besoin de rien de plus. Je suis comme un coq en pâte. […] et si, une supposition, le tsar me demandait : « Que te faut-il ? Que désires-tu ? » Eh bien, il ne me faudrait rien ! J’ai tout ce qu’il me faut, tout va pour le mieux. Il n’y a pas plus heureux que moi dans toute la ville. (p. 468)

Je souffre, je suis impotent, mais c’est que, juges-en toi-même, j’ai fait mon temps ! Soixante-dix ans passés ! On ne peut pas durer des siècles, il ne faut pas exagérer. (p. 469)

Hélas ! soupira la Juive en levant les yeux au ciel. Pauvre maman, pauvre maman ! Comme elle va languir et pleurer ! Dans un an nous aussi, nous emmènerons notre Naoum à l’école ! Hélas ! (p. 472)

 

               IV

Son cerveau ensommeillé refusait absolument ses pensées ordinaires, s’embrumait, ne retenait que des visions féériques, fantastiques, qui ont l’avantage de se former d’elles-mêmes dans le cerveau et de disparaitre sans laisser de trace, pour peu que l’on secoue la tête un bon coup ; du reste, rien de ce qui l’entourait ne disposait aux pensées banales. (p. 478-479)

Il y a des hommes à qui Dieu donne un esprit, à d’autres deux, à certains jusqu’à trois… A certains même trois, c’est sûr. Le premier, c’est celui qu’on a en naissant, le second nous vient par l’instruction, le troisième nous est donné si on mène bonne vie. (p. 485)

Il y a des gens dont la voix et le rire dénotent l’imbécillité. L’homme à la barbe noire appartenait précisément à cette heureuse catégorie : sa voix et son rire révélaient une bêtise sans bornes. (p. 487)

Grand-père, mais pourquoi il l’a tuée ? répéta-t-il (p. 488)

Iégor ne comprenait pas leur sens, mais il savait que c’étaient des gros mots. Il n’ignorait pas le dégoût silencieux qu’en avaient ses parents et connaissances et, sans savoir pourquoi, il partageait ce sentiment et avait pris l’habitude de penser que seuls les ivrognes et les bagarreurs jouissent du privilège de les prononcer tout haut. Il se rappela le meurtre de la couleuvre, réentendit le rire de Dymov et éprouva à l’égard de cet homme un sentiment proche de la haine. (p. 490)

 

               V

Par une journée torride, quand on ne sait où se mettre tant on a chaud et l’on étouffe, le clapotis de l’eau et la respiration bruyante d’un baigneur font à l’oreille l’effet d’une belle musique. (p. 492)

Pendant le repas, la conversation fut générale. Elle permit à Iégor de comprendre que ses nouvelles connaissances, en dépit de différences d’âge et de caractère, avaient un point commun : tous avaient un beau passé et un bien mauvais présent ; du passé, tous, jusqu’au dernier, parlaient avec enthousiasme, du présent, presque avec mépris. Le Russe aime évoquer des souvenirs, mais il n’aime pas vivre ; Iégor ignorait encore cela, et, avant d’avoir fini sa soupe, il était déjà profondément convaincu qu’autour de la marmite étaient assis des hommes que le sort avait outragés et traités sans justice. (p. 501)

D’avoir évoqué son père, Dymov cessa de manger et se rembrunit. Il regarda ses compagnons par en dessous et arrêta ses yeux sur Iégor. (p. 502)

 

               VI

Panteleï raconta encore une autre histoire, et, dans tous ses récits, les « coutelas » jouaient uniformément un rôle et on sentait uniformément la fiction. Les avait-il entendus de la bouche de quelqu’un ou les avait-il inventés lui-même autrefois, puis, quand sa mémoire avait faibli, avait-il mélangé le réel et la fiction et cessé de distinguer l’un de l’autre ?  (p. 511)

La vie est une chose effrayante et prodigieuse, c’est pourquoi, si terribles que soient les histoires qui courent par la Russie, si truffées soient-elles de nids de brigands, de coutelas et de prodiges, elles laissent toujours dans l’âme de l’auditeur un arrière-goût de vérité […]. Une croix au bord d’une route, des ballots noirs, un espace immense et le destin de gens assemblés autour d’un feu, tout cela était en soi si prodigieux et si effrayant que le fantastique, l’imaginaire pâlissaient à côté de la vie et se fondaient avec elle. (p. 511-512)

C’était un sourire extraordinairement bon, large et doux comme celui d’un enfant qui s’éveille, un de ces sourires communicatifs auxquels il est difficile de ne pas répondre. (p. 513)

Il avait honte de livrer à des étrangers les idées agréables qui lui venaient, mais, en même temps, il éprouvait une envie irrésistible de faire partager sa joie. (p. 515)

Quand je suis avec elle, la tête me tourne, sans elle je suis comme si j’avais perdu quelque chose, j’arpente la steppe comme un imbécile. (p. 515)

Elle est jeune, belle, vive comme la poudre, moi je suis vieux, j’aurai bientôt trente ans, et je suis drôlement beau : une belle barbe, maigre comme un clou, une belle frimousse : rien que des loupes. Comment me comparer à elle ? (p. 516)

Ce que je lui ai dit ? Je ne me rappelle pas… Est-ce qu’on se rappelle de ces choses-là ? Ça coulait alors comme d’une gouttière, sans arrêt : ta ta ta ta ! Et aujourd’hui, je n’arrive pas à dire un mot… (p. 517)

Tout le monde avait compris qu’il était amoureux et heureux, heureux jusqu’à l’angoisse ; son sourire, ses yeux et chacun de ses mouvements révélaient un bonheur accablant. Il ne tenait pas en place et ne savait comment se mettre et que faire pour ne pas succomber sous tant de douces pensées. Il avait ouvert son cœur devant des étrangers, il se tranquillisa enfin et se mit à contempler pensivement le feu. La vue de cet homme heureux leva dans tous les cœurs un sentiment d’ennui et l’envie du bonheur. Les rouliers étaient devenus songeurs. Dymov se leva, fit doucement le tour du feu. À sa démarche, au mouvement de ses omoplates, on voyait qu’il se languissait. (p. 517)

Pourquoi les gens se marient-ils ? Pourquoi y a-t-il des femmes sur cette terre ? Iégor se posait des questions vagues et pensait qu’un homme doit sûrement se sentir bien quand une femme tendre, gaie et belle vit constamment à ses côtés. La comtesse Dranitski lui revint en mémoire et il pensa qu’il devait être très agréable de vivre avec elle ; il l’aurait volontiers épousée, si ce n’était pas si honteux. Il se souvenait de ses cils, de ses prunelles, de sa calèche, de sa montre au cavalier d’or… La nuit paisible, tiède, descendait sur lui et murmurait à son oreille et il lui semblait que c’était la belle dame qui se penchait sur lui, le regardait avec un sourire et voulait lui donner un baiser… (p. 518)

Dans l’homme de petite taille vêtu de gris, chaussé de hautes bottes, monté sur un vilain cheval et parlant à des paysans à une heure où tous les gens comme il faut dorment, il était difficile de reconnaître le mystérieux, l’introuvable Varlamov, que tout le monde cherchait, qui allait et venait sans cesse et avait bien plus d’argent que la comtesse Dranitski. (p. 519)

Rien de semblable, rien de ces traits propres aux subalternes, aux petites gens, ne se remarquait sur la figure ou dans la silhouette de Varlamov. Cet homme faisait les prix, ne cherchait personne et ne dépendait de personne ; si vulgaire qu’il parût, tout, même sa façon de tenir son fouet, révélait qu’il avait conscience de sa force et l’habitude de régner sur la steppe. (p. 521)

 

               VII

Emélian ne releva pas l’attaque. Son silence irrita Dymov. Il regarda l’ancien chantre avec une haine accrue et dit : « Je ne veux pas me colleter avec toi, sans ça je t’apprendrais à t’en croire autant ! » (p. 523)

Tout lui semblait maintenant hostile et effrayant. Il était épouvanté et se demandait avec désespoir comment et pourquoi il était tombé sur ce coin de terre inconnu, en compagnie d’affreux paysans ! […] À l’idée qu’on l’avait oublié et abandonné aux caprices du sort, il sentait son corps se glacer et éprouvait une telle terreur qu’à plusieurs reprises il lui prit une envie folle de sauter à bas du ballot et de repartir à toutes jambes sur la route, mais le souvenir des croix sombres et désolées qu’il rencontrerait infailliblement et les éclairs qui zébraient le ciel le retinrent… Ce n’est que lorsqu’il murmurait : « Maman ! Maman ! » qu’il se sentait un peu mieux… (p. 524)

Je m’ennuie ! Seigneur ! Ne te vexe pas, Emélian, dit-il en passant devant le roulier. Notre vie est une vie perdue, atroce ! »

Ces nuages déguenillés, loqueteux, faisaient penser à un ivrogne, à un chenapan. (p. 525)

Iégor appela encore le vieux. N’obtenant pas de réponse, il demeura immobile, attendant que tout fût fini. Il était persuadé que le tonnerre allait le tuer à l’instant même, que ses yeux allaient s’ouvrir malgré lui et qu’il apercevrait les horribles géants. Il ne se signait plus, n’appelait plus le vieux, ne pensait plus à sa mère, il se laissait engourdir par le froid et la conviction que l’orage ne finirait jamais. (p. 529)

En le regardant, Iégor éprouva de la pitié, se souvint que le manteau et lui étaient tous deux abandonnés au gré du destin, que ni l’un ni l’autre ne reviendraient à la maison et éclata en sanglots si violents qu’il faillit tomber du tas de fumier. (p. 533)

 

               VIII

Je parie que tu t’es ennuyé ? Dieu nous garde de voyager avec un convoi ou un attelage de bœufs ! On a beau avancer, Dieu me pardonne ! on regarde devant soi et la steppe est toujours aussi vaste qu’avant : on n’en voit pas la fin ! Ce n’est pas un voyage mais une vraie honte ! (p. 535)

De chaque côté de cette très vieille porte, toute grise, s’étendait une palissade aussi grise, avec de grosses fentes ; la partie droite penchait fortement en avant et menaçait de s’effondrer, la gauche fléchissait en arrière, vers la cour, les portes restaient droites et, semblait-il, en étaient encore à décider s’il valait mieux tomber en avant ou en arrière. (p. 543)

La grosse femme fixa sur Kouzmitchov un regard inexpressif, comme si elle ne le croyait pas ou ne comprenait pas, puis elle devint toute rouge et joignit les mains ; son avoine tomba de son tablier et les larmes lui vinrent aux yeux. « Olga ! cria-t-elle, le souffle coupé par l’émotion. Ma chère Olga ! Oh ! saints du paradis, qu’est-ce que je fais plantée là comme une idiote ? Mon petit angelot… » (p. 544)

Iégor sentit qu’avec eux disparaissait à jamais, comme une fumée, toute son existence passée ; accablé, il se laissa tomber sur un banc et salua par des larmes amères la vie nouvelle et inconnue qui commençait pour lui. Que serait-elle, cette vie ? (p. 547)