[...] ainsi ce fut elle [= Françoise] qui la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille) mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l’amour. (p. 366-367)
Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondément, tant qu’il n’a pas encore reconnu la nature de ses facultés d’imagination et n’a pas pris son parti des déceptions inévitables qu’il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en voyage et même en amour. (p. 793)
[…] pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la recueillir, tout impondérable qu’elle fût. (p. 709)
Mais peu m’importait ce qu’était la « naissance » pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil ; dans les conversations qu’ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu’un plaisir poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marées, réalités trop peu détachées d’eux-mêmes pour qu’ils puissent y goûter la beauté que personnellement je me chargeais d’en extraire.(p. 825)
Le thème du snobisme, auquel l’œuvre de Proust est souvent associée voire réduite, est au cœur du Côté de Guermantes : les deux soirées longuement détaillées dans ce tome, l’une chez Mme de Villeparisis, puis celle chez la duchesse de Guermantes, s’étalent sur une longueur considérable, la deuxième se distinguant de la première par une très longue digression du narrateur sur les Guermantes. Cette longue digression faite, le narrateur revient ensuite au « présent » du récit, en recueillant les divers propos tenus par les invités du salon Guermantes, dans une longue conversation générale qui, couplée à la digression déjà mentionnée, a il est vrai de quoi décourager la patience du lecteur ordinaire, quel que soit son degré de patience et de bienveillance, et de donner quelque peu crédit à la critique outrancière de Céline reprochant à Proust ses longueurs interminables.
D’aucuns souligneront sans doute le peu d’intérêt qu’il y aurait à lire de si nombreuses pages portant sur les mœurs d’une aristocratie disparue, soulignant la frivolité et la futilité d’un tel projet d’écriture qui a priori ne peut guère susciter un quelconque plaisir de lecture. Mais souvenons-nous de ce que le narrateur lui-même a fini par comprendre à travers la peinture d’Elstir : que la beauté, l’intérêt d’une œuvre d’art peuvent résider dans n’importe quel sujet ou personne, et que seule la profondeur du regard de l’artiste détermine sa valeur in fine, nonobstant donc le sujet choisi (voir le point 8/ de la note sur À l’ombre des jeunes filles en fleurs). C’est ainsi que les longues réflexions relatives aux Guermantes, à la fois lors de la digression initiale puis venant régulièrement couper la conversation générale dans une proportion plus modeste, qui peuvent effectivement être quelque peu arides et difficiles à lire, doivent être comprises : Proust y brille notamment par sa capacité à alterner entre description des caractéristiques collectives des Guermantes les distinguant des autres milieux mondains (les Courvoisier surtout), et description des caractéristiques propres à un membre de la famille Guermantes donné (en particulier comment son snobisme se manifeste de manière spécifique à lui), le tout dans un registre mêlant humour et analyse psychologique fine, deux points sur lesquels nous allons maintenant nous attarder dans les lignes qui vont suivre.
Parmi les multiples facettes de son écriture, l’humour de Proust est parfois occulté au profit de ses réflexions et analyses psychologiques, ainsi que sa capacité à trouver des analogies de tous genres dans des métaphores et comparaisons très développées, deux composantes caractéristiques de la phrase typiquement proustienne. Cet humour surgit parfois de manière inattendue et brève, au cœur même de ces développements typiquement proustiens, mêlant analyse de la nature humaine et analogie. Un exemple ci-dessous montre Proust engageant une réflexion entre la différence parfois considérable qui existe entre l’image que l’on se fait de soi-même et l’image que le monde a de nous, au cours de laquelle il insère une touche humoristique avec l'image du « dromadaire couché » :
Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer l’hilarité jusque dans une autre planète, et l’image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu’à un dessin quelque décalque raté où tantôt au trait noir correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n’a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes mais profond et utile, d’une photographie par les rayons X. Ce n’est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu’un qui a l’habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie, aura devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui devant un portrait de jeune femme lit dans le catalogue : Dromadaire couché. Plus tard cet écart entre notre image selon qu’elle est dessinée par nous-même, ou par autrui, je devais m’en rendre compte pour d’autres que moi, vivant béatement au milieu d’une collection de photographies qu’ils avaient tirées d’eux-mêmes tandis qu’alentour grimaçaient d’effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant : « C’est vous. » (p. 568-569)
Cet humour repose cependant essentiellement sur la comédie sociale à laquelle le narrateur a la possibilité d’assister, en particulier au cours des deux soirées susmentionnées : le snobisme plus ou moins important de chacun des membres de ces sociétés crée un nombre considérable de situations loufoques, ridicules qui n’échappent pas à l’œil du narrateur, ou du moins lorsqu’il la retranscrit par l’écriture, avec le recul, la réflexion, les informations sur tel ou tel protagoniste qu’il a apprises a posteriori. Car si ces soirées peuvent de prime abord ennuyer par leur réalisme pointilleux apparent, elles ne sont guère « réalistes » dans le sens de pure retranscription du réel, et rien que du réel : Proust l’y nourrit d’un nombre considérable de réflexions, d’ « imagination » au sens mélioratif du terme, qui fait voir clairement au lecteur le snobisme, le ridicule de chaque invité, qui n’en a souvent pas du tout conscience. C’est ainsi que pour reprendre les termes de la citation ci-dessous, le lecteur attentif s’« amusera » de tous les petits travers et ridicules que le narrateur est parvenu à déceler.
L’humanité que nous fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au prince Frédéric-Charles. On s’ennuie à dîner parce que l’imagination est absente, et, parce qu’elle nous y tient compagnie, on s’amuse avec un livre. Mais c’est des mêmes personnes qu’il est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyés auprès d’elle qu’auprès des modernes Égéries, chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont médiocres. Il n’en reste pas moins que ces différences subsistent. Les gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit des différences qui, en fin de compte, font compensation. (p. 857)
Parmi les innombrables ridicules des personnages et situations loufoques créées, citons-en quelques-uns à titre d’illustration, sans être exhaustif. Au cours de la soirée chez Mme de Villeparisis, Bloch se distingue par son inexpérience mondaine, qui lui fait commettre moult gaffes dont il n’a guère conscience. Le mécontentement qu’il suscite chez son hôtesse se manifeste par une scène amusante où celle-ci l’ignore complètement lorsqu’il quitte son salon :
Elle voulut donc signifier à Bloch qu’il eût à ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une grande dame met quelqu’un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte nullement le doigt levé et les yeux flambants que l’on se figure. Comme Bloch s’approchait d’elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son grand fauteuil, elle parut à demi tirée d’une vague somnolence. Ses regards noyés n’eurent que la lueur faible et charmante d’une perle. Les adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. (p. 545)
Legrandin, qui était déjà apparu peu à son avantage dans Du côté de chez Swann, où le narrateur avait déjà pu comprendre que sa « haine » des nobles, allant jusqu’à souhaiter tous les guillotiner, n’était que factice et qu’il n’aspirait au contraire qu’à intégrer leur microcosme, réapparaît dans le présent volume. Ses violentes imprécations envers les nobles se renouvellent lors d’une rencontre fortuite avec le narrateur, et vont ensuite créer une contradiction savoureuse lorsque le narrateur a la surprise de le croiser dans le salon de Mme Villeparisis, présence mondaine qui contredit si clairement sa supposée haine de la vie mondaine. Sa volonté d’ignorer le narrateur, puis les réponses violentes et maladroites qu’il lui fait pour se justifier de sa présence si contradictoire avec ses opinions affichées, créent un comique très théâtral et vivant. Il est ensuite, après son départ, moqué impitoyablement par Mme de Villeparisis et la duchesse de Guermantes, de concert avec sa sœur, Mme de Cambremer, qui partage avec lui la même servilité et pédanterie.
J’avais voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se tenait constamment le plus éloigné de moi qu’il pouvait, sans doute dans l’espoir que je n’entendisse pas les flatteries qu’avec un grand raffinement d’expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme de Villeparisis. (p. 499)
[…] j’en profitai pour aller vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, je lui dis sans songer combien j’allais à la fois le blesser et lui faire croire à l’intention de le blesser : « Eh bien, monsieur, je suis presque excusé d’être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu’il porta sur moi quelques jours plus tard) que j’étais un petit être foncièrement méchant qui ne se plaisait qu’au mal.
« Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour », me répondit-il, sans me donner la main et d’une voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce qu’il disait d’habitude, en avait un autre plus immédiat et plus saisissant avec quelque chose qu’il éprouvait. C’est que, ce que nous éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n’avons jamais pensé à la façon dont nous l’exprimerions. Et tout d’un coup, c’est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l’accent parfois peut aller jusqu’à faire aussi peur à qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre défaut ou de votre vice, que ferait l’aveu soudain indirectement et bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s’empêcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. […] Mais vraiment Legrandin n’avait pas besoin de rappeler si souvent qu’il appartenait à une autre planète quand tous ses mouvements convulsifs de colère ou d’amabilité étaient gouvernés par le désir d’avoir une bonne position dans celle-ci. (p. 501)
Comment, mais je la [Mme de Cambremer] connais parfaitement, s’écria en mettant sa main devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous dire ce que ç’a été que sa visite. Elle m’a raconté qu’elle était allée à Londres, elle m’a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous prétexte qu’elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu’on y aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à vous offrir des tartes aux fraises. (p. 500)
C’est une personne impossible : elle dit « plumitif », enfin des choses comme ça. — Qu’est-ce que ça veut dire « plumitif » ? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce ? — Mais je n’en sais rien ! s’écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le savoir. Je ne parle pas ce français-là. […] un plumitif c’est un écrivain, c’est quelqu’un qui tient une plume. Mais c’est une horreur de mot. C’est à vous faire tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça. Comment, c’est le frère ! je n’ai pas encore réalisé. Mais au fond ce n’est pas incompréhensible. Elle a la même humilité de descente de lit et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle est aussi flagorneuse que lui et aussi embêtante. Je commence à me faire assez bien à l’idée de cette parenté. (p. 500)
La duchesse de Guermantes et Bréauté ont en commun de passer pour des personnes qui ne sont pas snobs, et de mépriser la vie mondaine en mettant en avant le prétendu ennui qu’ils y ressentent. Bréauté tente de passer pour intelligent pour justifier sa supposée haine, en réalité son snobisme, qui lui fait éviter certains salons. La duchesse met elle en avant plusieurs fois l’ennui qu’elle ressent à faire ces visites mondaines, qu’elle semble faire par obligation et devoir, alors qu’elle y puise en réalité l’essentiel des plaisirs de sa vie. Le duc son mari se fait d’ailleurs le complice du snobisme de sa femme, prétextant que son excès d’amabilité la fatigue beaucoup trop et pourrait lui occasionner des problèmes de santé.
Tenez, savez-vous, Madame, j’ai bien envie de ne pas même dire à Oriane que vous m’avez parlé de Mme de Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu’elle ira aussitôt inviter Mme de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en relations avec la sœur dont je connais très bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m’y autorise. Nous lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d’agitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits dîners de rien, Mme de Souvré s’ennuierait à périr. (p. 745)
M. de Bréauté, auteur d’une étude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d’intelligence. De sorte qu’à sa présence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c’était à cause de son esprit et de sa beauté qu’il la recherchait. Toutes en étaient persuadées. Chaque fois que, la mort dans l’âme, il se résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi qu’au milieu d’un cercle intime. Pour que sa réputation d’intellectuel survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l’esprit des Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages scientifiques à l’époque des bals, et quand une personne snob, par conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais faisait croire aux naïfs, c’est-à-dire à tout le monde, qu’il en était exempt. (p. 793-794)
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premières d’entre elles, et comme elle multimillionnaires, le sacrifice à d’ennuyeux thés-dîners en ville, raouts, d’heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller jusqu’à rechercher les raisons de son acceptation. (p. 732)
En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la dernière heure, le frère du roi Théodose. À cette nouvelle les traits de la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l’ennui. « Ah ! mon Dieu, encore des princes. » (p. 874)
La duchesse prétend également placer au-dessus de tout le cœur et l’intelligence, et toute forme de mérite personnel, et quelque peu mépriser l’importance accordée au rang social et à la richesse, fondements du snobisme. Un passage savoureux, dans la longue digression sur les Guermantes, souligne néanmoins comment le « génie » des Guermantes finit par prendre le dessus sur les opinions personnelles qui lui seraient contradictoires : en effet, faisant profession de foi dans leurs paroles que le mérite personnel est supérieur aux considérations mondaines, Mme de Villeparisis et Oriane, dans la recherche du meilleur mari pour cette dernière, se tournent cependant presqu’immédiatement sur le duc de Guermantes comme étant le meilleur prétendant, alors qu’un tel choix contredit de manière flagrante leurs valeurs prétendues.
Mais au moment même où il s’était agi de trouver un mari à Oriane, ce n’étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l’affaire ; ç’avait été le mystérieux « génie de la famille ». (p. 741)
c’était sur l’homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de l’intellectuelle, de la frondeuse, de l’évangélique Mme de Villeparisis. (p. 742)
plus profond, situé à l’entrée obscure de la région où les Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l’homme intelligent ou de trouver la femme charmante s’ils n’avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L’homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n’avaient pas de situation, quelle horreur, c’étaient des snobs. (p. 743)
Enfin, pour clôturer, sans être exhaustif, ce sujet du snobisme, soulignons que Mme de Villeparisis n’a fini que tardivement par attacher de l’importance aux mondanités, après de longues années de jeunesse où elle les a sincèrement méprisées, années qui lui valurent une réputation de femme aux mœurs douteuses et qui ont irrémédiablement rendu son salon moins prestigieux par rapport à la duchesse et autres salons prisés, mais qui lui rendirent d’un autre côté service, lui laissant du temps à consacrer à ses Mémoires, qui, sans cette perte de prestige mondain, n’eût sans doute jamais pu voir le jour. Les « Mémoires » de la marquise de Villeparisis ne sont pas sans faire penser à Proust lui-même : à tous deux sont souvent reprochés leur apparente superficialité, et tous deux, en faisant œuvre littéraire et en refusant le jeu mondain (de manière contrainte pour Mme de Villeparisis, en raison surtout de ses problèmes de santé pour Proust), sont pourtant les seuls qui vont survivre dans le temps, alors que les célébrités mondaines disparaîtront des mémoires collectives.
Ayant passé à côté de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer, elle n’avait guère retenu des années où elle avait vécu, et qu’elle dépeignait d’ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce qu’elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, même s’il s’applique seulement à des sujets qui ne sont pas intellectuels, est encore une œuvre de l’intelligence, et pour donner dans un livre, ou dans une causerie qui en diffère peu, l’impression achevée de la frivolité, il faut une dose de sérieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains mémoires écrits par une femme et considérés comme un chef-d’œuvre, telle phrase qu’on cite comme un modèle de grâce légère m’a toujours fait supposer que pour arriver à une telle légèreté l’auteur avait dû posséder autrefois une science un peu lourde, une culture rébarbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement à ses amies un insupportable bas-bleu. (p. 483)
cette nuance n’est pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu’avait l’auteur disparaissent, parce qu’elles n’ont pas l’occasion d’y être citées ; et des visiteuses qu’il n’avait pas n’y font pas faute, parce que dans l’espace forcément restreint qu’offrent ces Mémoires, peu de personnes peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers, des personnalités historiques, l’impression maximum d’élégance que des Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère aujourd’hui qui était Mme Leroi, son jugement s’est évanoui, et c’est le salon de Mme de Villeparisis […] qui sera considéré comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n’a pas changé depuis les temps d’Homère et de Pindare, et pour qui le rang enviable c’est la haute naissance, royale ou quasi royale, l’amitié des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres. (p. 491-492)
Quand elle avait chez elle de ces célébrités de la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le monde, ont fourni aux « Souvenirs » de Mme de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D’ailleurs les salons des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que les Mme Leroi ne savent pas écrire, et le sauraient-elles, n’en auraient pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la carrière des lettres. Dieu qui veut qu’il y ait quelques livres bien écrits souffle pour cela ces dédains dans le cœur des Mme Leroi, car il sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit heures. (p. 492-493)
Si l’humour lié aux différentes formes du snobisme occupe une place prépondérante du présent volume, il n’est cependant qu’une facette parmi tant d’autres de l’écriture de Proust. Et au cours de ces interminables réunions mondaines, il arrive que soudainement, le tragique se glisse subrepticement, de manière inattendue, ce qui rend ces moments d’autant plus poignants. L’exemple le plus représentatif est sans doute la fin du présent volume : alors que le duc et la duchesse de Guermantes s’apprêtent à partir pour d’énièmes festivités mondaines, entre dîner et bal masqué, voilà que la mort s’introduit par l’intermédiaire tout d’abord de la mort imminente d’un proche parent, le marquis Amanien d’Osmond. Conscient qu’une sortie mondaine serait rendue impossible par sa mort, ou plutôt par le fait qu’il apprenne sa mort, le duc fait tout pour ne pas l’apprendre, tout en sauvegardant les apparences : il se garde d’envoyer régulièrement un valet prendre des nouvelles du mourant, et se met dans une noire colère lorsque son émissaire lui donne des nouvelles trop précises sur l’état alarmant et sans espoir du malade. Mais le drame surgit surtout par l’intermédiaire de Swann, qui s’était pourtant efforcé de dissimuler la gravité de son état de santé au couple ducal, par politesse et discrétion : il ne l’avoue que lorsqu’il est sommé de se justifier de sa future absence pour un voyage à Venise durant lequel la duchesse souhaiterait l’avoir pour compagnon. Le duc, durant cet épisode, démontre indirectement toute sa cruauté indifférente : pressant sa femme de quitter Swann pour ne pas être en retard au dîner mondain qui les attend, malgré la nouvelle terrible qu’il vient de leur communiquer, cette cruauté se manifeste lors du fameux épisode des souliers rouges au cours duquel il demande à sa femme de prendre le temps de changer de souliers, alors qu’il n’avait prétendument pas de temps à consacrer à Swann, dont l’état de santé lui importe moins que les apparences mondaines. Une telle cruauté, ou plutôt insensibilité dans le cas de figure qui suit, s’était déjà manifestée lors de l’agonie de la grand-mère du narrateur. Uniquement imbu de sa personne, le duc avait déjà montré que les détails mondains lui importaient plus que la délicatesse que les moments graves de la vie requiert. Dans un registre moins tragique, mais non moins poignant, la soirée chez Mme de Villeparisis est le théâtre d’un drame discret, quelque peu noyé dans les vaines agitations mondaines : la mère de Saint-Loup, la comtesse Marie-Aynard de Marsantes, est rudement traitée par son fils qui, au cours de sa permission, ne la voit guère, préoccupé qu’il est par une énième dispute qu’il vient d’avoir avec sa maîtresse Rachel. La souffrance, la soumission silencieuse de la comtesse n’échappent pas au narrateur, qui éprouve pour elle une touchante compassion : l’amour inconditionnel qu’elle a pour son fils justifie à ses yeux toutes les cruautés de ce dernier, dont elle pense qu’elle est la principale responsable, bien qu’elle souffre de l’absence de ce fils tant aimé, qui ne lui accorde que quelques moments durant sa permission.
Certes Robert n’était nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le monde avec leur mère, croient qu’une attitude exaspérée à son égard doit faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu’ils adressent aux étrangers. Rien n’est plus répandu que cette odieuse vengeance de ceux qui semblent croire que la grossièreté envers les siens complète tout naturellement la tenue de cérémonie. Quoi que la pauvre mère dise, son fils, comme s’il avait été emmené malgré lui et voulait faire payer cher sa présence, contrebat immédiatement d’une contradiction ironique, précise, cruelle, l’assertion timidement risquée ; la mère se range aussitôt, sans le désarmer pour cela, à l’opinion de cet être supérieur qu’elle continuera à vanter à chacun, en son absence, comme une nature délicieuse, et qui ne lui épargne pourtant aucun de ses traits les plus acérés. (p. 576)
« Comment, Robert, tu t’en vas ? c’est sérieux ? mon petit enfant ! le seul jour où je pouvais t’avoir ! »
Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d’une voix d’où elle s’efforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer à son fils une pitié qui eût peut-être été cruelle pour lui, ou inutile et bonne seulement à l’irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta :
« Tu sais que ce n’est pas gentil ce que tu fais là. »
Mais à cette simplicité elle ajoutait tant de timidité pour lui montrer qu’elle n’entreprenait pas sur sa liberté, tant de tendresse pour qu’il ne lui reprochât pas d’entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas ne pas apercevoir en lui-même comme la possibilité d’un attendrissement, c’est-à-dire un obstacle à passer la soirée avec son amie. Aussi se mit-il en colère :
« C’est regrettable, mais gentil ou non, c’est ainsi. »
Et il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être mériter ; c’est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot ; ayant posé d’abord que leur résolution est inébranlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour qu’ils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent, mais ceux qui les mettent dans la nécessité d’y résister, de sorte que leur propre dureté peut aller jusqu’à la plus extrême cruauté sans que cela fasse à leurs yeux qu’aggraver d’autant la culpabilité de l’être assez indélicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi lâchement la douleur d’agir contre leur propre pitié (p. 576)
Maintenant je me serais aussi volontiers chargé d’une mission pour faire rompre Robert et sa maîtresse qu’il y a quelques heures pour qu’il partît vivre tout à fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m’eût jugé un ami traître, dans l’autre cas sa famille m’eût appelé son mauvais génie. J’étais pourtant le même homme à quelques heures de distance. (p. 577)
Le développement que nous venons de faire sur la cruauté du duc et de Saint-Loup pourrait à tort faire croire que ces deux personnages sont des êtres entièrement antipathiques. Un des charmes de la lecture de La Recherche réside dans les éclairages nouveaux et surprenants que Proust ne cesse d’apporter à ses personnages, qu’une circonstance de la vie éclaire subitement, montrant toutes leurs facettes, bonnes et mauvaises, parfois contradictoires, éclairages multiples qui leur donnent une vitalité, une humanité singulière. Ainsi, le duc nous révolte par son manque flagrant de tact, son insensibilité cruelle face à la mort de la grand-mère du narrateur, celle à venir de Swann, mais également celle qu’il éprouve vis-à-vis de sa femme, qu’il ne cesse de tromper. Et pourtant, même pour le duc qui dans l’ensemble est un être il est vrai méprisable, il n’est pas totalement dépourvu de qualités, ou un mari faisant constamment souffrir sa femme. C’est ainsi que le narrateur loue la politesse et les délicatesses que le duc lui prodigue discrètement, manières qui tiennent cependant davantage de l’hérédité. Le duc est également le complice, parfois comique pour le lecteur grâce aux remarques du narrateur, de sa femme dont il est le partenaire idéal pour faire briller sa conversation et ses répliques mémorables qui seront ensuite l’objet incessant de discussions dans les plus hautes sphères mondaines, assurant au couple le plus haut prestige possible dans ce domaine.
C’est timide et non majestueusement souverain qu’avait été ce signe du duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L’indécision du geste ne nuisit pas pour moi à l’effet du spectacle qui lui était subordonné. Car je sentais que ce qui l’avait rendu hésitant et embarrassé était la crainte de me laisser voir qu’on n’attendait que moi pour dîner et qu’on m’avait attendu longtemps, de même que Mme de Guermantes avait peur qu’ayant regardé tant de tableaux, on ne me fatiguât et ne m’empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet continu. De sorte que c’était le manque de grandeur dans le geste qui dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui-même mais qu’il voulait honorer. Ce n’est pas que M. de Guermantes ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n’eût même des ridicules d’homme trop riche, l’orgueil d’un parvenu qu’il n’était pas. (p. 727)
M. de Guermantes était porté par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n’eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu’un, comme c’était mon cas, paraissait susceptible d’être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s’il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là. (p. 728)
Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme. (p. 729)
Aucun ? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane, dit M. de Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s’opposant à la vague, la force à lancer plus haut son panache d’écume. (p. 800)
De même, la cruauté dont fait preuve Saint-Loup vis-à-vis de sa mère tient moins de la cruauté inhérente de Saint-Loup que des circonstances dans lesquelles la scène se déroule, et dont les ressorts psychologiques sont plus généraux que spécifiques au jeune marquis. Par ailleurs, la bonté de Saint-Loup, sa fidèle amitié pour le narrateur sont illustrées entre autres par le célèbre épisode du manteau, et par de multiples petits gestes quotidiens où la sollicitude du premier se fait jour durant la visite, intéressée (Saint-Loup étant le neveu de la duchesse de Guermantes dont le narrateur est à ce moment de l’histoire amoureux, et de qui il espère une invitation à une de ses soirées mondaines), que le narrateur lui fait à Doncières, où est posté son régiment.
L’écriture de Proust brille donc particulièrement par la manière dont il alterne les différents registres, au sein même d’une conversation mondaine en apparence superficielle : les moments comiques sont fréquents pour appuyer tel ou tel ridicule, le tragique s’y invite subrepticement pour souligner, renforcer par son contraste la vanité des mondains, la cruauté de certains nous révolte et nous fait ressentir de la pitié pour la victime. Nous avons ainsi l’impression que l’écriture de Proust embrasse la totalité de la vie, nous faisant passer par toutes les émotions possibles, nous représentant ce que l’humanité a de plus vil et de plus sublime.
Proust n’oublie pas non plus les personnes plus humbles de la société, et en particulier les servants, bien qu’ils occupent il est vrai une place bien moindre si l’on considère l’ensemble de son œuvre. Sa servante Françoise en particulier continue de nous surprendre dans le présent volume, elle dont nous avons pu apprécier la loyauté, mais aussi sa cruauté dans les tomes précédents, que l’on pense par exemple à l’épisode des asperges dans Du côté de chez Swann, ou à ses talents culinaires vantés dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. C’est elle d’ailleurs qui ouvre Le Côté de Guermantes dans un long passage à dominante comique où nous la voyons se désoler du récent déménagement de la famille du narrateur, et en particulier de la possible perte de prestige social qui pourrait rejaillir sur elle en raison de l’absence de voiture personnelle. Proust lui donne un langage coloré et propre à elle regorgeant d’inventions verbales quelque peu loufoques en raison de sa mauvaise compréhension de certains termes qu’elle se réapproprie de manière singulière, occasionnant de savoureux jeux de mots. La duchesse de Guermantes de même intègre dans son vocabulaire des expressions roturières qui lui donnent un charme singulier qui détonne du milieu aristocratique où elle évolue, reflétant l'origine provinciale de la noblesse des Guermantes.
Si elle tenait tant d’ailleurs à ce que l’on sût que nous avions « d’argent », (car elle ignorait l’usage de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait : « avoir d’argent », « apporter d’eau »), à ce qu’on nous sût riches, ce n’est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fût aux yeux de Françoise le bien suprême, mais la vertu sans la richesse n’était pas non plus son idéal. La richesse était pour elle comme une condition nécessaire de la vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans charme. Elle les séparait si peu qu’elle avait fini par prêter à chacune les qualités de l’autre, à exiger quelque confortable dans la vertu, à reconnaître quelque chose d’édifiant dans la richesse. (p. 321-322)
« Je me demande si ce serait pas “eusse” qui ont leur château à Guermantes, à dix lieues de Combray, alors ça doit être parent aussi à leur cousine d’Alger. Nous nous demandâmes longtemps ma mère et moi qui pouvait être cette cousine d’Alger, mais nous comprîmes enfin que Françoise entendait par le nom d’Alger la ville d’Angers. Ce qui est lointain peut nous être plus connu que ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom d’Alger à cause d’affreuses dattes que nous recevions au jour de l’an, ignorait celui d’Angers. Son langage, comme la langue française elle-même, et surtout la toponymie, était parsemé d’erreurs. (p. 323)
Mais on peut bien dire que c’est un vrai feignant que cet Antoine, et son “Antoinesse” ne vaut pas mieux que lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom d’Antoine un féminin qui désignât la femme du maître d’hôtel, avait sans doute dans sa création grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore près de Notre-Dame une rue appelée rue Chanoinesse, nom qui lui avait été donné (parce qu’elle n’était habitée que par des chanoines) par ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine. On avait d’ailleurs, immédiatement après, un nouvel exemple de cette manière de former les féminins, car Françoise ajoutait : « Mais sûr et certain que c’est à la Duchesse qu’est le château de Guermantes. Et c’est elle dans le pays qu’est madame la mairesse. C’est quelque chose. » (p. 324)
Ne l’écoutez pas, Madame, il n’est pas sincère ; elle est bête comme un (heun) oie, dit d’une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il n’y tâchait pas, cherchait souvent à l’être, mais d’une manière opposée au genre jabot de dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et délicieuse saveur terrienne. (p. 775)
Mais pour revenir à Françoise, cette dernière sort toutefois du registre comique qui domine lorsque le narrateur l’évoque, et illustre une nouvelle fois le mélange des genres que Proust pratique régulièrement tout au long de son œuvre. Elle peut devenir inquiétante, comme lorsque le narrateur se rend compte qu’il ne peut discerner les sentiments réels qu’elle nourrit à son égard. Elle prend une dimension déplaisante, cruelle, dans la manière dont elle se comporte lors de l’agonie de la grand-mère, par son obstination à vouloir coiffer la malade, inconsciente qu’elle est de la souffrance qu’elle occasionne. Enfin, pour en finir sur la description des serviteurs, retenons surtout la cruauté dont est victime le valet de pied de la duchesse de Guermantes, qui prend un plaisir fréquent quelque peu sadique à l’empêcher de voir sa fiancée durant les jours de congé dont il peut bénéficier.
Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta. Encore ne s’agissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guère. En était-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusqu’à quel désespoir cela pourrait-il me mener un jour, s’il en était de même dans l’amour ? C’était le secret de l’avenir. Alors, il ne s’agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu’elle avait dit à Jupien ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être pour qu’on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l’impossibilité de savoir d’une manière directe et certaine si Françoise m’aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille) mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l’amour. (p. 366-367)
[…] non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain était le jour de sortie d’elle et de lui, qu’il pourrait passer toute la journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse (p. 715)
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d’envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j’avais causé en quittant la salle des Elstir : « Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n’est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans à nous deux, Basin et moi. » (p. 774)
« Je sais que c’est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous n’aurez qu’à changer avec Georges qui sortira demain et restera après-demain. »
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens. (p. 774)
Justement le valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai qu’en passant les plats à M. de Châtellerault, il s’acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son œil bleu clair. La bonne humeur me sembla être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l’insistance de son rire me fit croire qu’au courant de la déception du domestique il éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. (p. 783)
Il nageait, à la pensée d’avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva comme un serrement de cœur et une démangeaison de tous les membres à la vue de ce bonheur qu’on prenait à son insu, en se cachant d’elle, duquel elle était irritée et jalouse. « Non, Basin, qu’il reste ici, qu’il ne bouge pas de la maison, au contraire. » (p. 875)
S’il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante était bien inamovible, mais ce n’était pas le concierge ; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments ; d’ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu’on le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la duchesse ; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait été la meilleure place de Paris s’il n’y avait pas eu la loge. (p. 875)
À travers ce dernier trait que nous venons d’esquisser relativement au sadisme de la duchesse vis-à-vis de son valet de pied, qui passe inaperçu aux yeux de tous, ces derniers considérant même à l’inverse que la duchesse se montre bienveillante envers ses serviteurs, nous avons un exemple représentatif de la quête de vérité, de l’essence des êtres, quête qui est un des aspects fondamentaux de La Recherche. Un même schéma se répète tout au long de La Recherche : un personnage donné (souvent le narrateur, mais pas seulement) se fait une idée trompeuse, souvent sublimée (c’est le cas surtout s’il est amoureux) d’une autre personne, au point d’être aveugle à ses défauts et de se méprendre à son sujet ; vient ensuite une phase de déception, durant laquelle le personnage se rend compte que la chose, la personne désirée, est bien en-deçà de ce que son imagination lui représentait ; enfin, surmontant la déception rencontrée dans la deuxième étape, vient la phase de la découverte de la vérité, de l’essence, que l’on peut aussi associer à la beauté, vérité et beauté étant étroitement liées. Appliqué aux Guermantes et au présent volume, ce schéma suit la logique suivante : le narrateur se fait tout d’abord une idée sublimée mais fausse, trompeuse, de la duchesse de Guermantes (dont il est amoureux) et de son entourage : c’est en particulier la scène au théâtre où le narrateur les compare à des dieux menant une vie mystérieuse et merveilleuse ; enfin invité au salon des Guermantes, ironiquement lorsqu’il ne recherchait plus une telle invitation, il est déçu, et parfois choqué, par le côté ordinaire, voire vulgaire, des différents convives ; cette déception est néanmoins surmontée par l’essence, la vérité que dégage le narrateur sur les Guermantes, qui lui permet de saisir leur singularité, découverte qui en elle-même est source de plaisir esthétique.
Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l’ondulation du flux […] En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s’entrouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses sœurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes. (p. 339-340)
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d’une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d’une de ses joues dont elle suivait l’inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l’enfermer à demi comme un œuf rose dans la douceur d’un nid d’alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s’abaissant jusqu’à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s’étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu’on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongée dans l’ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n’était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l’exact point de départ, l’amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d’une figure idéale projetée sur les ténèbres. (p. 340-341)
M. d’Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité par Françoise, m’était toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d’un soleil d’or, les cubes roses d’une cité antique dont je ne doutais pas que le prince — de passage à Paris par un bref miracle — ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde désinvolture qu’il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d’une œuvre d’art qu’il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d’elle, sans peut-être l’avoir jamais regardée. Le prince d’Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c’en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d’attirer à soi tout ce qu’il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l’enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées. Si l’opération avait eu lieu, elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme à retirer de ce parent des Guermantes. (p. 725)
Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au contraire, ce qui, sur la fin — car le duc et le général ne cessèrent plus de parler généalogies — sauvait ma soirée d’une déception complète. Comment n’en eussé-je pas éprouvé une jusqu’ici ? Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l’avais seulement connu et rêvé à distance, d’un corps et d’une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m’avait donné l’impression de plate vulgarité que peut donner l’entrée dans le port danois d’Elseneur à tout lecteur enfiévré d’Hamlet. Sans doute ces régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n’y subsistaient que comme la cause dans l’effet, c’est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l’intelligence, mais nullement sensibles à l’imagination.
Et ces préjugés d’autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les nobles et qui font d’eux les lettrés, les étymologistes de la langue, non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu’un libre penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l’église de celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, c’est-à-dire dans l’esprit, n’avaient même pas pour ces grands seigneurs le charme qu’elles auraient eu pour un bourgeois. (p. 821-822)
Bien rares cependant sont ceux qui parviennent à découvrir cette essence, cette vérité dans leur vie : ils vivent tels dans la caverne de Platon au milieu de choses fausses, trompeuses. C’est le cas par exemple de la princesse de Parme, qui est constamment subjuguée par l’esprit de la duchesse de Guermantes, esprit dont le narrateur perce la fausseté et la superficialité derrière l’apparente intelligence dont elle pare ses paroles.
La princesse de Parme était Courvoisier par l’incapacité d’innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l’antipathie, mais l’émerveillement. Cet étonnement était encore accru du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu’elle ne le croyait. Mais il suffisait qu’elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle n’avait qu’à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant tout un bourgeois, ou qu’il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d’un surmenage toujours nouveau, comme à quelqu’un qui nage dans la tempête, des horizons qui lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d’ailleurs devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des œuvres artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. (p. 760)
C’est le cas des milieux mondains pris dans leur ensemble, qui, de manière significative, sont pratiquement tous antidreyfusards. Si le narrateur, prudemment, est plutôt dreyfusard tout en étant discret, c’est moins parce qu’il est fermement convaincu de son innocence pour laquelle, sans doute, il eût été difficile d’en avoir la certitude à l’époque, mais en l’absence de procès équitable et de preuves significatives de sa culpabilité. Les partisans antidreyfusards se distinguent soit par la virulence, l’outrance de leur position qui ne s’appuie guère sur des preuves solides, irréfutables, soit par la mollesse de leur conviction, résultat de leur paresse intellectuelle et de l’effet de groupe, qui associe l’opinion majoritaire à la vérité, en réalité créée et entretenue par les journaux de l’époque. Bien que l’affaire soit évoquée directement à certains passages du volume, notamment par la discussion entre Bloch et M. de Norpois, elle l’est aussi par un épisode de snobisme du père du narrateur, antidreyfusard, qui s’attire le mépris d’une vieille connaissance, Mme Sazerat, envers laquelle il avait pourtant montré de la compassion et sympathie. Bien que lui-même dreyfusard, Proust n’en est pas moins aveugle aux excès auxquels peuvent même se laisser entraîner ceux qui, avec le temps et le recul, avaient raison : à ce snobisme quelque peu ingrat subi par son père, s’ajoute celui de Swann à la fin du volume, qui va tout reconsidérer dorénavant via le prisme du dreyfusisme, même ses jugements littéraires, le menant par exemple à dénigrer des auteurs tels que Barrès pour leur erreur de jugement.
Personne autant que Mme Sazerat n’ennuyait mon père, au point que maman était obligée une fois par an de lui dire d’une voix douce et suppliante : « Mon ami, il faudrait bien que j’invite une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard » et même : « Écoute, mon ami, je vais te demander un grand sacrifice, va faire une petite visite à Mme Sazerat. Tu sais que je n’aime pas t’ennuyer, mais ce serait si gentil de ta part. » Mon père riait, se fâchait un peu, et allait faire cette visite. Malgré donc que Mme Sazerat ne le divertît pas, mon père, la rencontrant, alla vers elle en se découvrant, mais, à sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d’un salut glacé, forcé par la politesse envers quelqu’un qui est coupable d’une mauvaise action ou est condamné à vivre désormais dans un hémisphère différent. Mon père était rentré fâché, stupéfait. Le lendemain ma mère rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d’un air vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations parce qu’elle a mené une vie de débauches, épousé un forçat ou, qui pis est, un homme divorcé. Or de tous temps mes parents accordaient et inspiraient à Mme Sazerat l’estime la plus profonde. Mais (ce que ma mère ignorait) Mme Sazerat, seule de son espèce à Combray, était dreyfusarde. Mon père, ami de M. Méline, était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j’avais suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand-mère que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui était semblable à celui d’une personne qu’on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père et l’espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu’elle traduisait par le silence. […] Tout cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d’honneur de mon père et de mon grand-père, les considérât comme des suppôts de l’Injustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu’elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siècles. (p. 450)
Je causai un instant avec Swann de l’affaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. « D’abord parce qu’au fond tous ces gens-là sont antisémites », répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que certains ne l’étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé contre lequel il n’y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se laisseraient discuter. (p. 868)
Le dreyfusisme avait rendu Swann d’une naïveté extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n’avait fait autrefois son mariage avec Odette ; ce nouveau déclassement eût été mieux appelé reclassement et n’était qu’honorable pour lui, puisqu’il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les siens et d’où l’avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné, grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d’un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l’épreuve d’un critérium nouveau, le dreyfusisme. […] Mais, dépassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu’à la façon de les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. (p. 870)
Si l’affaire Dreyfus n’est donc que parcimonieusement évoquée, sans entrer dans le détail de l’affaire elle-même, nous pouvons néanmoins considérer le personnage du comte de Nassau, devenu duc de Luxembourg, comme une image indirecte de cette polémique. Quel que soit l’endroit public où il se trouve, le narrateur entend des calomnies au sujet du nouveau duc, qui reposent sur des on-dit, des témoignages indirects, faux, qui brossent unanimement de lui un portrait extrêmement péjoratif. Le narrateur s’étonne de cela car il le connaît et a surtout vu la sollicitude dont il fit preuve durant les derniers jours de sa grand-mère, qui lui ont révélé sa bonté d’âme. Ces racontars sont d’ailleurs formellement démentis par toute personne connaissant intimement le duc, qui en ont une image diamétralement opposée à celle que le monde lui a donné en dehors. Le même phénomène touche aussi bien Dreyfus et le duc du Luxembourg : ceux qui les jugent négativement n’ont que peu voire aucune connaissance directe sur la personne, et les préjugés, la malveillance, l’effet de groupe jouent une part bien plus importante que la recherche objective de la vérité.
Ils considéraient Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l’histoire une certaine élégance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer aux « intellectuels » qui les interrogeaient que sûrement, s’ils avaient vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir beaucoup plus ce qu’avait été l’Affaire que la comtesse Edmond de Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes au jour de leur naissance. (p. 694-695)
La justesse de cette pensée frappa le patron parce qu’il l’avait déjà entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
En effet, il avait l’habitude de comparer toujours ce qu’il entendait ou lisait à un certain texte déjà connu et sentait s’éveiller son admiration s’il ne voyait pas de différences. Cet état d’esprit n’est pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture des journaux, il forme l’opinion publique, et par là rend possibles les plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l’Angleterre et la Russie « cherchaient » l’Allemagne, ont rendu possible, au moment d’Agadir, une guerre qui d’ailleurs n’a pas éclaté. Les historiens, s’ils n’ont pas eu tort de renoncer à expliquer les actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l’individu médiocre. (p. 700)
Je fus peiné d’entendre les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j’avais connu à Balbec et qui m’avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la maladie de ma grand-mère. (p. 704)
La seule chose qui me fît de la peine dans cette conversation, c’est de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce salon aussi bien qu’auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément c’était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui s’étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta d’autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant l’air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l’attaquer. (p. 822-823)
On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu’il a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple à l’homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remué tout d’un coup, et commence à douter d’avoir eu raison d’approuver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au milieu d’une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme telles que : « C’est très grave » (p. 764)
Ce « tonnerre d’applaudissements », emporte les dernières résistances du lecteur de bon sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procéder qui en soi-même est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple : vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes auxquels il n’avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le cœur de l’homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations qu’ils déchaînent et des compactes majorités qu’ils rassemblent. (p. 765)
Le Côté de Guermantes peut donc s’avérer une lecture quelque peu aride et difficile, en raison de la longueur donc de la description des salons mondains qui occupent une place prépondérante dans ce volume. Mais loin de se réduire à une œuvre superficielle, snob, c’est par contraste avec cette vaste façade apparente que les thèmes plus sérieux de l’œuvre, certes plus discrets, se font davantage sentir : c’est par exemple l’ombre de la mort qui fait ressortir de manière plus éclatante encore la vanité de ces milieux, comme l’illustre entre autres l’épisode du coup de téléphone à sa grand-mère qui fait prendre subitement conscience au narrateur du chagrin que la séparation a occasionnée chez elle, et qui le presse de quitter Doncières pour la retrouver. C’est aussi le côté dérisoire des petites contrariétés du quotidien qui nous fait mal agir envers nos proches, alors que le narrateur s’impatiente lorsque sa grand-mère met du temps à se préparer pour sortir, risquant de le mettre en retard pour des escapades sociales qui perdent brutalement de leur importance lorsqu’il assiste avec impuissance à la brusque détérioration de la santé de sa grand-mère au cours de leur promenade dans les jardins des Champs-Élysées. Proust est également, nous l'avons déjà dit, un auteur qui est soucieux de vérité, qui a conscience de la difficulté, parfois de l’impossibilité de l’atteindre, dans le monde social où il est plongé, et où tant de faussetés, mensonges prolifèrent, par malveillance ou plus souvent par conformisme. C’est enfin un auteur qui malgré tous ses défauts, toutes ses longueurs peut-être, a également et surtout du cœur, de la compassion : les innombrables scènes, à peine perceptibles, de cruauté dont il est témoin lui font ressentir à chaque fois de la compassion pour la victime, malgré souvent tous ses défauts. Mais c’est aussi et surtout l’épisode bouleversant de la mort de sa grand-mère qui révèle le grand cœur de Proust, où le chagrin, immense et inconsolable de la mère du narrateur, tout en retenue cornélienne, est brossé par son fils avec une sobriété qui va à rebours des longues phrases qui le caractérisent, et qui n'en étreint que davantage le lecteur...
Présence réelle que cette voix si proche — dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui allait m’étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière. (p. 432)
tout d’un coup j’entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois. Et parce que cette voix m’apparaissait changée dans ses proportions dès l’instant qu’elle était un tout, et m’arrivait ainsi seule et sans l’accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce ; peut-être d’ailleurs ne l’avait-elle jamais été à ce point, car ma grand-mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s’abandonner à l’effusion d’une tendresse que, par « principes » d’éducatrice, elle contenait et cachait d’habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d’abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l’être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l’ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j’y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l’avaient fêlée au cours de la vie. (p. 433)
aussi, ce que j’avais sous cette petite cloche approchée de mon oreille, c’était, débarrassée des pressions opposées qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dès lors irrésistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grand-mère, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette liberté qu’elle me laissait désormais, et à laquelle je n’avais jamais entrevu qu’elle pût consentir, me parut tout d’un coup aussi triste que pourrait être ma liberté après sa mort (quand je l’aimerais encore et qu’elle aurait à jamais renoncé à moi). Je criais : « Grand-mère, grand-mère », et j’aurais voulu l’embrasser ; mais je n’avais près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand ma grand-mère serait morte. « Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d’un coup de percevoir cette voix. Ma grand-mère ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessé d’être en face l’un de l’autre, d’être l’un pour l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi devaient s’égarer. (p. 434)
Il me semblait que c’était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais à répéter en vain : « Grand-mère, grand-mère », comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte. (p. 434)
En arrivant auprès de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que mon cœur n’était plus avec eux, que mon départ était déjà irrévocablement décidé. Saint-Loup parut me croire, mais j’ai su depuis qu’il avait, dès la première minute, compris que mon incertitude était simulée, et que le lendemain il ne me retrouverait pas. (p. 435)
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent passionnément sur ceux de ma grand-mère, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir :
« Maman, tu seras bientôt guérie, c’est ta fille qui s’y engage. »
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu’elle accompagna de sa pensée, de tout son être jusqu’au bord de ses lèvres, elle alla le déposer humblement, pieusement sur le front adoré. (p. 616)