« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

dimanche 26 juin 2022

Guerre et Paix de Léon Tolstoï, livre deuxième, quatrième partie : scènes ordinaires mais poétiques de la vie campagnarde russe.

            Dans cette partie, le roman semble presqu’à l’arrêt au niveau de l’intrigue : Tolstoï se concentre exclusivement sur la partie « paix », et nous suivons ainsi les Rostov dans leur vie rurale, avec comme événements principaux une partie de chasse organisée par Nicolas Rostov et une soirée de Noël au cours de laquelle Nicolas demandera, enfin, la main de Sonia. Cette partie peut sembler quelque peu anodine, voire insignifiante : j’avoue d’ailleurs l’avoir complètement oubliée depuis ma première lecture. Cependant, deux passages inoubliables en ressortent : la soirée que passent les jeunes Rostov chez leur oncle Michel Nicanorovitch, au cours de laquelle Natacha dansera avec une grâce toute « russe » ; et les descriptions du paysage neigeux et nocturne alors que les Rostov sont en route pour visiter les Melioukov, de proches voisins. Avec le recul, ces scènes ordinaires de la vie campagnarde russe sont d’autant plus belles, chargées de poésie grâce à la sensibilité de Natacha et de Nicolas, qu’elles contrastent, font contrepoint, avec les événements à venir dans le roman : les fiançailles rompues de Natacha, et la fin d’une certaine forme d’innocence pour elle, qui dans cette partie vit en quelque sorte ses derniers instants ; puis le retour à la guerre pour Nicolas, ainsi que la ruine à venir des Rostov, qui perdront tous leurs biens suite à l’invasion française forçant les Russes à évacuer Moscou en août/septembre 1812.


1/ Natacha est au cœur de cette partie du roman, et si elle est un personnage si extraordinairement attachant, c’est surtout en raison de son extrême sensibilité, sa capacité à sentir, percevoir, voire créer, ce qu’il y a de singulier, ce qu’il y a de beau dans ce qui l’entoure. C’est cette âme sensible, réceptive à tout, ressentant souvent les choses de manière exacerbée (une sensibilité qui de plus se reflète à l’extérieur à travers un imperceptible regard, sourire, geste), et en même temps profondément bonne, compatissante (voir l’épisode où elle console Sonia dans le livre premier, première partie), malgré ses manières exubérantes, espiègles, dont la joie et la bonne humeur sont communicatives, qui fait de Natacha un personnage si vivant et si attachant. La scène du balcon discutée dans la précédente partie constitue sans doute, avec la scène de sa danse chez son oncle dans la présente partie, les deux moments les plus représentatifs de la sensibilité et de la vitalité propres à Natacha. Dans cette scène d’une grâce poétique, Natacha s’enthousiasme en écoutant la chanson traditionnelle russe que son oncle interprète, puis parvient de manière miraculeuse à danser parfaitement sur cet air qu’elle n’avait pourtant jamais entendu, avec une grâce instinctive liée à sa sensibilité qui émeut à la fois Nicolas, son oncle et toute la domesticité de ce dernier. Cette scène peut être interprétée sur plusieurs niveaux. Le premier, comme une scène caractéristique de la personnalité de Natacha, ouverte et sensible à la beauté de toute chose, ainsi que ses talents artistiques (le chant et la danse) liés davantage à sa sensibilité qu’à sa virtuosité. Le deuxième niveau est davantage symbolique : cette scène, à travers Natacha, semble viser à illustrer ce qu’est l’ « âme russe ». En effet, Natacha, bien qu’ayant reçu une éducation aristocratique où l’influence étrangère est importante (en particulier française), n’en demeure pas moins l’incarnation de l’ « âme russe » si l’on peut dire, et cette scène, qui regroupe à la fois des nobles (Natacha, Nicolas et son oncle) et des gens issus du peuple (la domesticité), les réunit grâce à la même émotion qui les étreint en écoutant et en regardant Natacha danser. À travers la danse de Natacha, c’est la Russie, la culture russe, qui est allégorisée, qui possède encore son identité propre malgré les influences étrangères croissantes.

La chanson sur laquelle danse Natacha, intitulée « ПРЯХА » (« La Fileuse ») est disponible ici dans deux versions :

- https://www.youtube.com/watch?v=ABmR6r99i3U 

- https://www.youtube.com/watch?v=uRvHCI23q28

Une traduction, rudimentaire via Google Traduction, des paroles de cette mélancolique chanson en anglais :

In a low light

The flame is burning

Young spinner

Sitting by the window.


Young, beautiful,

Brown eyes,

Developed over the shoulders

Russian braid.


Blond head,

Thoughts without end

What are you dreaming about ?

Beauty girl ?

Natacha rejeta son châle, s’élança en face de l’oncle et, les poings sur les hanches, roula les épaules et prit la pose. Où, quand, comment cette petite comtesse élevée par une Française émigrée avait-elle pu, par la seule vertu de l’air qu’elle respirait, s’imprégner de cet esprit, où avait-elle pris cette attitude, ces gestes que le pas de châle aurait dû supplanter depuis longtemps ? Mais l’esprit et les gestes furent ceux-là mêmes, inimitables, innés, bien russes, que l’oncle attendait d’elle. […] Elle fit exactement ce qu’il fallait, et le fit si parfaitement, si totalement, qu’Anissia Fédorovna versa une larme à travers son rire en regardant cette mince et gracieuse comtesse, élevée dans la soie et le velours, qui était si loin d’elle et qui savait si bien comprendre tout ce qu’il y avait en elle, Anissia, et dans le père d’Anissia, et en sa tante, et en sa mère, et en tout Russe. (p. 822, chap. VII)

L’oncle chantait comme chante le peuple, avec cette conviction entière et naïve que, dans une chanson, seules comptent les paroles, que la mélodie vient s’y ajouter d’elle-même et qu’il n’existe pas de mélodie à part, qu’elle n’est là que pour la cadence. Aussi son chant, inconscient comme celui d’un oiseau, était-il d’une beauté extrême. Natacha en était transportée. Elle décida d’abandonner la harpe et de ne plus jouer que de la guitare. Elle demanda à l’oncle la sienne et aussitôt trouva des accords pour accompagner la chanson. (p. 823, chap. VII)

Que se passait-il dans cette âme enfantine, ouverte à tout, qui saisissait et assimilait si avidement les impressions les plus diverses ? Comment tout cela se conciliait-il en elle ? Quoi qu’il en fût, elle était très heureuse. (p. 824, chap. VII)


2/ En dehors de cette mémorable scène durant laquelle Natacha vit un des plus heureux moments de sa vie, percent néanmoins les premiers signes avant-coureurs de la tragédie dont Natacha sera l’objet dans la partie suivante : ses fiançailles prolongées avec le prince André, durant lesquelles ce dernier s’absente un an tout en laissant à sa fiancée la possibilité de les rompre à tout moment, seront la cause d’une intense souffrance liée à l’absence de l’être aimé. Natacha en souffre par l’ennui, la mélancolie qu’elle ressent de manière croissante avec le temps, la scène de chasse puis de danse et l’épisode de Noël ne constituant que de brèves parenthèses enchantées. Natacha, encore très jeune à cet instant du roman (elle a environ dix-huit ans), ressent le besoin d’aimer et d’être aimée, et l’absence du prince André lui donne le sentiment (poignant pour le lecteur) que sa jeunesse s’écoule sans qu’elle ne puisse vivre aussi intensément que les choses eussent dû être si un délai aussi long avant la mariage n’avait été imposé en raison de la santé fragile du prince André et du scepticisme du vieux prince son père.

Mais, à la fin du quatrième mois de séparation, elle connut des moments de tristesse contre lesquels elle ne pouvait lutter. Elle avait pitié d’elle-même, elle regrettait que passât en pure perte, sans profit pour personne, tout ce temps pendant lequel elle se sentait si capable d’aimer et d’être aimée. (p. 829, chap. VIII)

« Maman ! dit-elle. Donnez-le-moi, donnez-le-moi, maman, vite, vite », et de nouveau elle eut peine à retenir ses sanglots. Elle s’assit à la table et prêta l’oreille aux conversations des aînés et de Nicolas qui était également là. « Mon Dieu, mon Dieu, toujours les mêmes figures, les mêmes conversations, papa qui tient sa tasse toujours de la même façon et souffle dessus exactement de même ! » pensait Natacha, sentant avec horreur monter en elle du dégoût pour tous les familiers de la maison parce qu’ils étaient toujours les mêmes. (p. 833, chap. IX)

Natacha qui, les premiers temps, avait supporté aisément et même gaiement sa séparation avec son fiancé devenait maintenant sans cesse plus nerveuse et plus impatiente. La pensée que ses plus beaux jours qu’elle aurait pu employer à l’aimer passaient en pure perte, sans profit pour personne, cette pensée la tourmentait sans répit. […] Quant aux lettres qu’elle lui écrivait, non seulement elle n’y trouvait aucun réconfort mais elles lui semblaient n’être qu’une corvée fastidieuse et hypocrite. Elle ne savait pas écrire car elle ne pouvait concevoir que par écrit on pût exprimer avec vérité fût-ce une infime partie de ce qu’elle était habituée à exprimer par sa voix, son sourire et son regard. (p. 855-856, chap. XIII)

 

3/ Enfin, pour en finir avec Natacha, celle-ci, bien qu’elle ne soit guère une « intellectuelle », ne peut néanmoins être réduite à une femme dont la sensibilité la rapproche de l’animal, dépourvue de toute profondeur. On l’a déjà vu, elle est capable d’une grande empathie pour autrui et elle ne saurait non plus être réduite à une femme vive, exubérante, mais quelque peu égoïste. Elle n’est pas sans s’interroger, à sa manière, sur les grandes questions métaphysiques telles que la mort et l’immortalité ou non de l’âme, rejoignant ainsi les interrogations qui occupent aussi l’esprit du prince André et de Pierre.

« Tu sais, je pense, dit Natacha dans un murmure en se rapprochant de Nicolas et de Sonia, […] je pense qu’à force de remuer longtemps, longtemps les souvenirs, on en arrive à se rappeler ce qui s’est passé avant qu’on ne soit venu au monde. […] je ne crois pas que nous ayons été des animaux […], je suis sûre que nous avons été des anges là-bas, quelque part, et ici aussi, et c’est pour cela que nous nous souvenons de tout… […]

- Si nous avons été des anges, pourquoi donc sommes-nous tombés plus bas ? dit Nicolas. Non, ce n’est pas possible !

- Pas plus bas, qui t’a dit que nous sommes plus bas ? Comment puis-je savoir ce que j’étais précédemment ? répliqua Natacha avec conviction. Puisque l’âme est immortelle… donc, si je dois vivre toujours, c’est que j’ai aussi vécu auparavant, que j’ai vécu toute l’éternité.

- Oui, mais il nous est difficile de nous représenter l’éternité, dit Dimmler qui s’était joint aux jeunes gens avec un sourire légèrement condescendant, mais qui maintenant parlait tout aussi doucement et sérieusement qu’eux.

- Pourquoi donc ? dit Natacha. Elle est aujourd’hui, elle sera demain, elle sera toujours, et elle a été hier et avant-hier… (p. 836-837, chap. X)

 

4/ Nicolas n’est pas, comme nous l’avons déjà dit, un personnage qui partage les mêmes préoccupations métaphysiques de Natacha, Pierre et le prince André. Néanmoins, il partage avec sa sœur cette même sensibilité, cette même capacité à voir ou faire surgir le beau, le poétique dans des événements ou faits en apparence insignifiants. C’est sur ce point que divergent profondément d’un côté Nicolas/Natacha et de l’autre Sonia. Nous avions déjà vu que cette dernière ne partageait guère l’enthousiasme débordant de Natacha lors de la fameuse scène du balcon où cette dernière s’émerveillait du clair de lune. Dans cette partie, Sonia, de manière significative, ne peut prendre part à la conversation entre Natacha et Nicolas plongeant dans leurs souvenirs d’enfance sublimés par leur imagination sensible. De même, Petia est en quelque sorte exclu du duo sensible Nicolas/Natacha lors de leur soirée chez leur oncle, et dormira symboliquement tout au long de la chanson et de la danse de Natacha.

Ils égrenaient des souvenirs, non pas les tristes souvenirs de la vieillesse mais les poétiques souvenirs de la jeunesse, les impressions du passé le plus lointain où le rêve se confond avec la réalité, et ils riaient doucement, se sentant joyeux sans savoir pourquoi. Sonia restait comme toujours à l'écart, bien que leurs souvenirs fussent communs. Elle avait oublié beaucoup de choses parmi celles qu'ils évoquaient et ce dont elle se souvenait n'éveillait pas en elle ce sentiment poétique qu'ils éprouvaient. Elle savourait seulement leur joie, s'efforçait de se mettre dans le ton. (p. 835, chap. X)


5/ Nicolas surtout se distinguera dans cette partie en demandant, enfin, la main de Sonia. Mais cette demande ne se réalise que grâce à l’imagination, la sensibilité que Nicolas possède, à l’instar de sa sœur Natacha. Lors du trajet en traîneau menant à la demeure des Melioukov à la veille de Noël, Nicolas voit Sonia d’un autre œil, elle qui s’est déguisée (en homme) pour l’occasion, tout comme les autres Rostov voulant faire une surprise à leurs voisins. Ce déguisement inhabituel couplé aux paysages qu’il traverse produit une impression singulière sur Nicolas, capable de voir, de ressentir la beauté, la poésie des choses et de les sublimer dans son esprit. Les descriptions que fait Tolstoï à cette occasion ont une dimension féérique, enchanteresse, propre à la sensibilité d’un enfant ou d’une âme ayant conservé cette capacité enfantine (mais pas nécessairement propre à elle) à s’émerveiller de ce qui l’entoure, et constituent le second point d’orgue de cette partie.

Tant qu’on longea le parc, les ombres des arbres dénudés se projetèrent en travers du chemin, interceptant la vive clarté de la lune, mais dès lors qu’on eut franchi la clôture, une plaine neigeuse, étincelante comme un diamant, avec des reflets bleuâtres, toute baignée de clair de lune et immobile, se découvrit à l’infini. (p. 840-841, chap. X)

Nicolas se retourna vers Sonia et se pencha pour voir de plus près son visage. À la lumière de la lune, un charmant visage tout nouveau, aux sourcils et à la moustache noirs, émergeait, proche et lointain, du col de zibeline. (p. 841, chap. X)

Alentour, c’était toujours la même plaine enchantée, toute baignée de clarté lunaire, pailletée çà et là d’étoiles. […] voici une forêt enchantée aux ombres noires et aux scintillements de diamant, une enfilade de degrés de marbre et les toits d’argent d’une demeure enchantée, et des cris aigus d’animaux. (p. 842-843, chap. X)

Dehors c’était le même froid pétrifié, la même lune, il faisait seulement encore plus clair. La clarté était si vive et il y avait tant d’étoiles sur la neige qu’on n’avait pas envie de regarder le ciel et qu’on ne remarquait pas les vraies étoiles. Le ciel était noir et maussade, la terre était gaie. (p. 847, chap. XI)

À mi-chemin, des piles de bois couvertes de neige faisaient une ombre ; les ombres entrelacées de vieux tilleuls dénudés la coupaient en se projetant sur la neige et le sentier. Le sentier menait à la grange. Un mur de la grange et son toit couvert de neige qu’on eût dit taillés dans quelque pierre précieuse scintillaient au clair de lune. Dans le parc, un arbre craqua, et tout retomba dans le silence. On avait l’impression de respirer non pas l’air mais quelque force éternellement jeune et la joie. (p. 847-848, chap. XI)

« Elle est tout autre et toujours la même », se dit Nicolas en regardant son visage que baignait le clair de lune. (p. 848, chap. XI)


6/ Pour revenir à la partie de chasse qui ouvre et occupe la première moitié de cette section du roman, soulignons enfin quelques éléments méritant notre attention. Tout d’abord, la joie, le bonheur que ressent Nicolas à organiser et prendre part à ces parties, joie qui là encore n’est pas sans rappeler cette sensibilité quelque peu enfantine que nous venons de discuter dans le point précédent. Ainsi, Nicolas ressent un intense bonheur lorsqu’il croit que son chien a capturé le loup tant poursuivi, puis espère « gagner » dans la capture d’un lièvre que son oncle finira par emporter. Cette partie de chasse par ailleurs sera mentionnée dans la première partie du livre troisième lorsque Nicolas « poursuivra » et fera prisonnier un officier français, comparaison entre une scène de « paix » et de « guerre » qui n’est pas sans rappeler les analogies similaires que fait Homère dans L’Iliade. L’analogie entre « guerre » et « paix » se poursuit dans la rencontre entre Nicolas et Ilaguine, un gentilhomme avec lequel les Rostov sont en contentieux à propos d’une terre, et pour qui Nicolas ressent une haine instinctive que sa rencontre va détromper : le parallèle se fait aisément avec la guerre entre nations pour tel ou tel territoire, et entre soldats belligérants qui nourrissent une haine mutuelle et abstraite envers l’autre que la réalité détrompe bien souvent. Enfin, cette partie de chasse surtout permet à Tolstoï de faire l’éloge de la vie campagnarde russe, à travers le personnage de l’oncle des Rostov, Michel Nicanorovitch, qui mène une vie heureuse bien que tranquille et dépourvue d’ambition. Lui qui est quelque ridiculisé, moqué pour sa retraite et ses manières originales de prime abord, gagne peu à peu l’estime et l’affection de Nicolas et de Natacha, ainsi que du lecteur. Les deux jeunes Rostov sortiront émerveillés, à leur propre surprise, de la soirée qu’ils passent chez leur oncle à manger, chanter et danser, dans un de ces moments qui rappellent leurs souvenirs d’enfance enchantés, et qui sera l’un des derniers avant que la guerre ne reprenne de plus belle, et dont la beauté, la grâce se mesurent mieux au cours d’une relecture, en sachant par avance ce qu’il adviendra des personnages dans la suite du roman.

L’instant où Nicolas vit, dans la ravine, les chiens grouiller autour du loup dont on apercevait la fourrure grisonnante, une patte de derrière tendue et la tête épouvantée et haletante aux oreilles couchées (Karaï [le vieux chien de Nicolas] le tenait à la gorge), l’instant où Nicolas vit tout cela fut le plus heureux de sa vie. Il se prenait déjà au pommeau de sa selle pour mettre pied à terre et achever le loup, quand soudain la tête de l’animal émergea de la masse des chiens, puis ses pattes de devant s’accrochèrent au bord de la ravine. Le loup grinça des dents (Karaï ne le tenait plus à la gorge), fit passer ses pattes de derrière hors de la ravine et, la queue serrée, gagna le large, laissant de nouveau les chiens derrière lui. Le poil hérissé, Karaï, sans doute contusionné ou blessé, sortit péniblement de la ravine. « Mon Dieu ! Qu’ai-je fait pour que cela m’arrive ?... » cria Nicolas avec désespoir. (p. 805, chap. V)

Ilaguine, avec qui les Rostov étaient en procès, chassait sur des terres qui, selon l’usage, étaient considérées comme appartenant à ceux-ci ; maintenant, comme à dessein, il s’était approché de la réserve où ils étaient en train de chasser et avait permis à son piqueur de traquer la bête levée par leurs chiens. Nicolas n’avait jamais vu Ilaguine mais, extrême comme toujours dans ses jugements et ses sentiments, il le haïssait de tout cœur et le tenait pour son pire ennemi, le jugeant d’après les bruits qui couraient sur sa violence et son arbitraire. Il se dirigeait maintenant vers lui, ému et en colère, serrant fortement son fouet, parfaitement décidé à se livrer contre son ennemi aux actes les plus décisifs et les plus graves. Il avait à peine atteint le saillant de la forêt qu’il vit venir à lui un gros monsieur en casquette de castor qui montait un magnifique cheval noir et qu’accompagnait deux écuyers. Au lieu d’un ennemi, Nicolas trouva en Ilaguine un gentilhomme de belle prestance et courtois, particulièrement désireux de faire connaissance avec le jeune comte. En s’approchant, il souleva sa casquette de castor et dit qu’il ferait punir le piqueur qui s’était permis de suivre la piste d’une autre meute, qu’il serait heureux de connaître le jeune comte, et lui offrit de chasser sur ses terres. (p. 809-810)

Une servante, sans doute nu-pieds à en juger par le bruit de ses pas, ouvrit la porte, livrant passage à une belle femme forte d’une quarantaine d’années, au teint frais, avec un double menton et des lèvres pleines et rouges, qui portait un grand plateau chargé. Avec une dignité affable et pleine de grâce dans les yeux et dans chaque geste, elle enveloppa les invités du regard et avec une sourire accueillant les salua respectivement. Malgré sa corpulence qui la contraignait à porter en avant la poitrine et le ventre et à rejeter la tête en arrière, cette femme (la gouvernante de l’oncle) avait une démarche remarquablement légère. Elle s’approcha de la table, posa le plateau et, de ses mains blanches et potelées, disposa prestement les bouteilles, les plats et les friandises dont il était chargé. Sa besogne achevée, elle s’écarta et, le sourire aux lèvres, se posta près de la porte. « Voilà comme je suis ! Comprends-tu maintenant ton oncle ? » dit à Rostov son apparition. Comment ne pas comprendre : non seulement Rostov mais Natacha elle-même comprit l’oncle et ce que signifiaient ces sourcils froncés et le sourire heureux et satisfait qui plissa imperceptiblement ses lèvres à l’entrée d’Anissia Fédorovna. Elle avait apporté de la vodka aux herbes, des liqueurs, des champignons marinés, des galettes de blé noir au petit-lait, du miel en rayons, deux sortes d’hydromel, des pommes, des noisettes fraîches, grillées et confites au miel. Puis Anissia Fédorovna apporta encore et des confitures au miel et au sucre, et du jambon, et un poulet qui sortait du four. Tout cela avait été rassemblé et préparé par Anissia Fédorovna. Tout cela avait le parfum et la saveur d’Anissia Fédorovna. Tout cela avait sa succulence, sa propreté, sa blancheur et son agréable sourire. « Mangez donc, mademoiselle la petite comtesse », disait-elle en servant à Natacha tantôt une chose, tantôt une autre. Natacha mangeait de tout et il lui semblait n’avoir jamais vu ni mangé nulle part de pareilles galettes au petit-lait, des confitures si parfumées, de si bonnes noisettes au miel et un tel poulet. (p. 818, chap. VII)


7/ Enfin, notons au passage que c’est l’oncle Michel N. qui « remporte » la partie de chasse et le lièvre tant convoité par Nicolas et Ilaguine. Peut-on y voir, symboliquement, que Tolstoï donne raison à la vie paisible que ce dernier a choisie, ou du moins, valorise ce personnage au détriment de Nicolas et Ilaguine ? En effet, le chien de l’oncle a « moins » de valeur que les chiens du jeune Rostov et du riche gentilhomme, respectivement Milka et Erza, et c’est pourtant lui qui remporte la chasse, lui qui, pourrait-on dire sur le plan symbolique, remporte la bataille de la vie en choisissant la retraite et une vie modeste, tandis que Nicolas et Ilaguine choisissent de se mêler au tourbillon et aux luttes qu’entraîne la vie active, y acquièrent certes des biens considérables mais qui les laissent au final dépités, irrités, par leur défaite face à l’oncle.

« Rougaï ! Mon petit Rougaï ! La chose est claire, en avant marche ! » intervient à ce moment une voix nouvelle, et Rougaï, le chien roux et bossu de l’oncle, s’étirant et arquant le dos, rejoignit les deux premiers chiens, les distança, accéléra avec une abnégation totale en serrant le lièvre de près, le dérouta de la dérayure vers les blés, accéléra encore plus furieusement dans les blés fangeux, s’enfonçant jusqu’au ventre, et on ne le vit plus que rouler avec le lièvre en se salissant le dos dans la boue. […] Seul de tous, l’oncle, heureux, mit pied à terre et acheva le lièvre. […] « Ça c’est une affaire… marche… ça c’est un chien… il leur a fait la pige à tous, à ceux de mille roubles comme à ceux d’un rouble, la chose est claire, en avant marche ! » disait-il, suffoquant et jetant à la ronde des regards courroucés, comme s’il injuriait quelqu’un, comme s’il n’avait autour de lui que des ennemis qui l’avaient tous offensé et sur qui il avait enfin l’occasion de prendre sa revanche. […] L’oncle suspendit lui-même le lièvre à sa selle, le jeta d’un geste vif et adroit en travers de la croupe de son cheval comme pour en faire reproche à tout le monde, puis, avec l’air de ne vouloir parler à personne, enfourcha son alezan clair et s’éloigna. Les autres, tristes et mortifiés, se dispersèrent et ne purent reprendre que longtemps après leur air d’indifférence affectée. Longtemps encore ils suivirent des yeux le roux Rougaï qui, son dos bossu couvert de boue, l’air calme d’un vainqueur, trottait en faisant tinter sa laisse derrière les pieds du cheval de l’oncle. « Eh bien oui, je suis comme tous les autres tant qu’il ne s’agit pas de chasser. Mais alors, gare ! » C’était, pensait Nicolas, ce que semblait dire l’allure de ce chien. (p. 814-815, chap. VI)

L’oncle dit en réponse à la pensée de ses invités : « Voilà donc comment je termine mon existence… Quand on est mort, la chose est claire, en avant marche ! Il ne reste plus rien. Alors à quoi bon chercher plus loin ! » L’oncle avait le visage expressif et même beau en disant cela. Rostov se souvint malgré lui de tout le bien que son père et les voisins disaient de lui. L’oncle avait dans toute la province la réputation du plus noble et du plus désintéressé des originaux. On faisait appel à lui pour arbitrer les affaires de famille, on le choisissait comme exécuteur testamentaires, on lui confiait des secrets, on l’avait élu juge et appelé à d’autres fonctions encore, mais il refusait toujours obstinément tout emploi public, passant l’automne et le printemps dans les champs sur son alezan hongre, l’hiver à la maison et l’été étendu dans son jardin touffu. (p. 819, chap. VII)

jeudi 16 juin 2022

Guerre et Paix de Léon Tolstoï, livre deuxième, troisième partie : des multiples facettes de l’amour.

Dans cette partie, le roman se concentre sur l’amour et Tolstoï, fidèle à son esthétique et à sa représentation des choses, va nous en montrer les multiples facettes, de sa conception la plus vile (les tourments intérieurs de Pierre vis-à-vis de son appétit sensuel) à la plus sublime (la naissance de l’amour réciproque entre le prince André et Natacha) en passant par le mariage sans amour entre Vera et Berg, les chasseurs de dot Boris et Anatole, l’absence d’amour et de chaleur chez un Speranski pour qui la rationalité tient lieu de tout, et pour finir sur le dépassement même de ce concept, à travers les réflexions de la princesse Maria qui clôt cette partie.


1/ L’arc le plus mémorable de cette partie est l’amour naissant du prince André et de Natacha. Cet amour est d’autant plus touchant que, du côté du prince André, il naît alors que ce dernier, âgé de trente-un ans à ce moment du récit, semblait avoir perdu tout espoir d’aimer et d’être à nouveau heureux depuis la mort de sa femme Lise. Néanmoins, le réconfort apporté par Pierre dans la partie précédente avait déjà annoncé la possibilité d’une renaissance intérieure du prince André, ou du moins d’une possible ouverture aux autres que le prince André avait jusque-là, dans son deuil, refusé catégoriquement par crainte de faire souffrir in fine les autres et lui-même. Pour marquer cette renaissance, Tolstoï utilise l’image d’un chêne que le prince André aperçoit avant puis après son séjour chez les Rostov, dans leur maison d’Otradnoïe, afin de symboliser le changement d’état d’esprit de son héros avant et après sa rencontre avec Natacha.

Au bord de la route se dressait un chêne. Dix fois plus vieux sans doute que les bouleaux, il était dix fois plus gros et deux fois plus haut. C’était un chêne énorme, de deux brassées de tour, aux branches depuis longtemps cassées et à l’écorce éraflée couverte de vieilles cicatrices. Ses bras et ses doigts énormes, tordus et maladroits, étendus sans symétrie, il se dressait parmi les bouleaux souriants comme un vieux monstre courroucé et méprisant. Seul il refusait de s’abandonner à l’enchantement du printemps et ne voulait voir ni le printemps ni le soleil. « Le printemps, et l’amour, et le bonheur ! semblait-il dire. Comment pouvez-vous ne pas être excédés de cette stupide et absurde duperie ? C’est toujours la même chose, et tout est duperie ! Il n’y a ni printemps, ni soleil, ni bonheur. Tenez, regardez ces sapins étouffés et morts, toujours semblables, et me voici moi aussi qui étends mes doigts cassés et écorchés où ils ont poussé, dans mon dos, dans mes flancs ; tels qu’ils ont poussé, je reste là et je ne crois pas à vos espoirs et à vos mensonges. » Pendant qu’il traversait la forêt, le prince André se retourna plusieurs fois pour regarder ce chêne comme s’il en attendait quelque chose. À son pied aussi, il y avait des fleurs et de l’herbe, mais il ne s’en dressait pas moins obstinément sombre, immobile, disgracieux parmi elles. « Oui, il a raison, mille fois raison, ce chêne, se disait le prince André ; que d’autres, les jeunes, se laissent prendre à leur tour à cette duperie, nous connaissons la vie, nous – notre vie est finie ! » Tout un cortège de pensées désespérées mais d’un charme mélancolique surgit dans son esprit à propos de ce chêne. Au cours de ce voyage, il passa en revue toute sa vie et aboutit une fois de plus à son ancienne conclusion apaisante mais désenchantée qu’il ne devait rien entreprendre, mais achever son existence sans faire le mal, sans se tourmenter et sans rien désirer. (p. 679-680, chap. I)

Le vieux chêne tout transfiguré s’étendait comme un dôme de verdure sombre et luxuriante, se pâmant, presque immobile, sous les rayons du soleil couchant. Ni doigts tortus, ni blessures, ni ancienne méfiance et chagrin, on ne voyait rien de tout cela. De la rude écorce centenaire jaillissaient directement, sans branches, de jeunes feuilles si gonflées de sève qu’on avait peine à croire que ce vieux chêne leur eût donné la vie. « Mais c’est bien le même chêne », se dit le prince André, et il se sentit soudain envahi d’un sentiment irraisonné de joie et de renouveau printanier. Tous les meilleurs instants de sa vie lui revinrent d’un seul coup à la mémoire. Et Austerlitz avec son haut ciel, et le visage mort chargé de reproche de sa femme, et Pierre sur le bac, et la fillette [Natacha] émue par la splendeur de la nuit, et cette nuit même, et la lune, tout cela se présenta soudain à son esprit. « Non, la vie n’est pas finie à trente et un ans, décida-t-il tout à coup définitivement et sans appel. Il ne suffit pas que je sache tout ce qu’il y a en moi, il faut que tous le sachent ; et Pierre, et cette fillette qui voulait s’envoler au ciel ; il faut que tous me connaissent, que ma vie ne s’écoule pas pour moi seul, qu’ils ne vivent pas une vie si indépendante de la mienne, que ma vie se reflète dans la leur et qu’ils vivent tous avec moi ! » (p. 685, chap. III)

Après le dîner, Natacha, à sa demande, se mit au clavecin et chanta. Le prince André, dans l’embrasure d’une fenêtre, l’écoutait tout en causant avec des dames. Au milieu d’une phrase, il se tut et sentit brusquement lui monter à la gorge des larmes dont il ne se savait pas capable. Il regarda Natacha qui chantait et un sentiment inconnu de bonheur s’empara de lui. Il était heureux et en même temps triste. Il n’avait absolument aucune raison de pleurer, mais il était prêt à pleurer. Sur quoi ? Sur son amour passé ? Sur la petite princesse [sa femme décédée, Lise] ? Sur ses déceptions ?... Sur ses espoirs d’avenir ?... Oui et non. Ce qui surtout lui donnait envie de pleurer, c’était la révélation soudaine de la terrible contradiction qui existait entre ce quelque chose d’infiniment grand et d’indéfinissable qu’il y avait en lui et ce quelque chose d’étroit et de corporel qu’il était et que, même elle, elle était aussi. Cette contradiction était pour lui une souffrance et une joie pendant qu’elle chantait. (p. 751-752, chap. XIX)

Les sentiments qu’il éprouvait étaient nouveaux et joyeux, comme si d’une chambre étouffante il s’était échappé au grand air. L’idée qu’il pût être amoureux de Mlle Rostov ne l’effleurait même pas ; il ne pensait pas à elle ; il évoquait seulement son image et pour cette raison toute sa vie lui apparaissait sous un jour nouveau. « Pourquoi me donner tant de peine, pourquoi faire tant d’efforts dans ce cadre étroit et fermé, quand la vie, toute la vie avec toutes ses joies est ouverte devant moi ? » se disait-il. Et, pour la première fois depuis longtemps, il fit d’heureux projets d’avenir. […] « Je dois profiter de ma liberté pendant que je sens en moi tant de force et de jeunesse, se disait-il. Pierre avait raison de dire que pour être heureux il faut croire à la possibilité du bonheur, et maintenant j’y crois. Laissons les morts ensevelir les morts, tant qu’on est vivant il faut vivre et être heureux. » (p. 752-753, chap. XIX)


2/ Les rencontres entre le prince André et Natacha sont parmi les moments les plus poétiques du roman. La scène du balcon, lors de laquelle le prince André surprend une conversation nocturne entre Natacha et Sonia à leur insu, puis la scène du bal donné le 31 décembre 1809, sont inoubliables dans leur description d’abord des sentiments du prince André pour la première, puis celle de Natacha dans la seconde. Tolstoï y dépeint ce que l’amour, dans sa plus sublime expression, peut transformer dans les âmes de ceux le ressentant et l’intense bonheur, sentiment de bouleversement, de naissance, qu’il peut provoquer. Le prince André se confiera notamment à Pierre sur la manière dont son nouvel amour pour Natacha lui a redonné le goût de vivre qu’il avait perdu depuis la perte de Lise, description, dans la séparation du monde en deux, qui n’est pas sans faire penser aux passages où Tolstoï décrit les sentiments de Lévine envers Kitty dans Anna Karénine, qu’il s’agisse de leur rencontre à la patinoire ou celle fortuite lorsque la voiture de Kitty passe près du domaine de Lévine et que ce dernier la reconnaît sans qu’elle ne le remarque.

Il se leva et alla à la fenêtre pour l’ouvrir. Dès qu’il eut entrouvert les volets, la lune fit irruption dans la pièce comme si depuis longtemps elle n’attendait que cela, aux aguets à la fenêtre. La nuit était fraîche, lumineuse et calme. […] Plus loin, au-delà des arbres noirs, on voyait un toit étincelant de rosée, plus à droite un grand arbre touffu au tronc et aux branches d’une blancheur éblouissante et, au-dessus de tout, la lune presque pleine dans un ciel clair de printemps à peine étoilé. Le prince André s’accouda à la fenêtre et ses yeux se fixèrent sur ce ciel. Sa chambre était au premier étage ; les pièces au-dessus de lui étaient également habitées et l’on n’y dormait pas.  Des voix de femmes lui parvinrent d’en haut. […] « Dors, toi, moi je ne peux pas », répondit la première voix plus près de la fenêtre. La personne qui parlait s’était, on le sentait, complètement penchée au-dehors, car on entendait le frôlement de sa robe et même son souffle. Tout se tut et se figea, comme la lune, et sa lumière, et les ombres. Le prince André lui aussi craignait de faire un mouvement pour ne pas trahir sa présence involontaire. « Sonia ! Sonia ! reprit la première voix. Voyons, comment peut-on dormir ! Mais regarde donc comme c’est merveilleux ! Ah ! quelle merveille ! Mais réveille-toi donc, Sonia, dit-elle presque avec des larmes dans la voix. Je t’assure qu’il n’y a jamais eu de nuit si merveilleuse, jamais ! […] Mais regarde donc cette lune !... Ah ! quelle merveille ! Viens ici, ma chérie, mon cœur, viens ici ! Eh, bien, tu vois ? Ça donne envie de s’accroupir comme ça, de se prendre sous les genoux – en serrant fort, bien fort – il faut bien serrer, et je m’envolerais. Comme ça… - Voyons, tu vas tomber. » On entendit un bruit de lutte et la voix mécontente de Sonia. « Il est une heure passée. – Ah ! tu me gâtes tout. Allons, va, va-t’en. » Tout se tut de nouveau, mais le prince André savait qu’elle était toujours là, il entendait tantôt un léger frôlement, tantôt des soupirs. (p. 683, chap. II)

En s’approchant de Natacha il avançait le bras pour lui enlacer la taille avant même d’avoir fini de l’inviter. Le visage anxieux de Natacha, prêt à refléter le désespoir autant que l’enthousiasme, s’illumina soudain d’un sourire heureux et reconnaissant d’enfant. « Je t’attendais depuis longtemps », semblait dire le sourire, apparu à travers des larmes toutes prêtes, de cette fillette effrayée et heureuse alors qu’elle posait la main sur l’épaule du prince André. […] dès qu’elle se fut mise en mouvement si près de lui et qu’elle lui sourit de si près, son charme grisant lui monta à la tête : il se sentit vivifié et rajeuni lorsque, reprenant son souffle après l’avoir reconduite, il s’arrêta pour regarder les danseurs. (p. 741-742, chap. XVI)

Je ne l’aurais jamais cru, mais ce sentiment est plus fort que moi. Hier je me tourmentais, je souffrais, mais cette souffrance elle-même, je n’y renoncerais pour rien au monde. Je ne vivais pas auparavant. Ce n’est que maintenant que je vis, mais je ne puis vivre sans elle. (p. 763, chap. XXII)

Le prince André paraissait être et il était un tout autre homme. Où étaient son amertume, son mépris de la vie, son désenchantement ? Pierre était le seul devant qui il osât s’épancher ; mais en revanche il lui dit tout ce qu’il avait dans le cœur. […] « Je ne l’aurais pas cru si quelqu’un m’avait dit que j’étais capable d’aimer ainsi, disait-il. Ce n’est pas du tout le même sentiment que j’ai éprouvé jadis. Le monde entier se partage pour moi en deux moitiés : l’une, c’est elle, et là tout est bonheur, espoir, lumière ; l’autre moitié, c’est tout ce dont elle est absente, et là tout est désolation et ténèbres… […] Je ne peux pas ne pas aimer la lumière, ce n’est pas ma faute. Et je suis très heureux. (p. 764, chap. XXII)

Sur le seuil, en le voyant, elle s’arrêta. « Est-il possible que cet étranger soit devenu TOUT pour moi ? se demanda-t-elle, et elle se répondit au même instant : oui, tout ; il m’est désormais plus cher que tout au monde. » Le prince André alla à elle, les yeux baissés. « Je vous ai aimée dès l’instant où je vous ai vue. Puis-je espérer ? » Il la regarda et fut frappé de l’expression grave et passionnée de son visage. Son visage semblait dire : « Pourquoi le demander ? Pourquoi douter de ce qu’il est impossible de ne pas savoir ? Pourquoi parler quand on ne peut exprimer par des mots ce qu’on ressent ? » (p. 770, chap. XXIII)

Elle aimait plus que jamais écouter le prince André et le voir rire. Il riait rarement, mais en revanche, quand cela lui arrivait, il s’y abandonnait tout entier, et chaque fois après ce rire elle se sentait plus proche de lui. (p. 774, chap. XXIV)


3/ Les nombreux passages concernant la relation entre le prince André et Speranski, un haut responsable politique dont l’influence grandit à Pétersbourg, peuvent dans un premier temps sembler quelque peu étrangers au thème de l’amour qui prédomine dans cette partie. Mais peut-être Tolstoï avait-il voulu à travers ce personnage, qui fascine étrangement le prince André, représenter ce que Bolkonski eût pu être s’il avait donné la priorité dans la vie aux affaires, aux luttes politiques pour lesquelles il a lui-même un certain talent. Car sur le plan des idées, les deux semblent être d’accord sur la plupart des sujets, et Speranski impressionne le prince André tout particulièrement par son activité, son mépris tranquille des autres, sa rationalité. Penchants que le prince André a lui-même tendance à avoir, et Speranski représente en quelque sorte ce que le prince André souhaitait être lorsqu’il a tourné le dos à sa famille (et en particulier sa femme) et par extension à la « vie », pour oublier sa mélancolie et son désenchantement à la fin du livre 1er, 1re partie. Mais Speranski surtout se distingue par une froideur, une absence de chaleur et pourrait-on dire de « vie », et le prince André ne peut s’empêcher de le remarquer, et ce, dès leur première rencontre. Comme souvent chez Tolstoï, mais encore plus chez Speranski, ce sont des signes non-verbaux, ici les mains, le regard en particulier, qui signalent au prince André le manque chez Speranski de toute chaleur et donc son éloignement de tout sentiment, de tout amour authentique qui l’éloigne in fine de la « vie ». Cette observation restera longtemps inconsciente chez le prince André (mais non au lecteur), fasciné qu’il est par l’éloquence de Speranski, et de manière signifiante, ce n’est qu’à mesure que ses sentiments pour Natacha se développent de plus en plus que le prince André se rend finalement pleinement compte de cet aspect déplaisant de la personnalité de Speranski qui lui fait à nouveau ressentir le sentiment de la vanité des activités politiques dans lesquelles il s’était à nouveau plongé dans le sillage de son nouveau mais éphémère mentor. Ainsi, tout au long du roman, le prince André semble tour à tour mener une vie oscillant entre deux directions opposées et s’excluant l’une l’autre, selon son état intérieur : d’un côté une vie où il s’abandonne dans l’activité pour se distinguer et/oublier la sécheresse de son âme ; de l’autre une vie où l’activité, qu’elle soit militaire ou politique, le répugne, ou lui apparaît vaine, insignifiante, en comparaison au débordement que son âme connaît grâce à l’amour (de Natacha) ou à la contemplation (le ciel d’Austerlitz). Speranski et Natacha personnifient dans un certain sens ces deux vies possibles qui s’offrent à lui et entre lesquelles le prince André ne cesse d’osciller tout au long du roman. Et le rejet à la fin de la partie de Speranski, qui lui apparaît dans toute sa vanité et sa sécheresse dans son activité politique certes influente mais singulièrement dépourvue de vie, de joie, au profit de Natacha avec qui il se fiance, laisse entrevoir un prince André faisant le choix de la « vie », de l’amour, de la joie que symbolise la jeune comtesse.

Il était à ses yeux précisément l’homme qu’il aurait tant voulu être, celui qui soumet à l’examen de la raison toutes les manifestations de la vie, pour qui seul compte ce qui est rationnel et qui sait appliquer à tout le critère de la raison. […] Tout était bien, tout était parfait, une chose seulement troublait le prince André : c’était le regard de Speranski, froid comme un miroir, qui ne laissait pénétrer dans son âme, et sa main blanche et douce qu’il regardait malgré lui comme on regarde d’habitude les mains de ceux qui sont au pouvoir. Ce regard froid comme un miroir et cette main douce l’irritaient sans qu’il sût pourquoi. Il usait de toutes les ressources du raisonnement, à l’exception de la comparaison […]. Bref, le trait principal de l’intelligence de Speranski et qui frappait le plus le prince André était une foi absolue, inébranlable en la puissance et les droits de la raison. On voyait que jamais l’idée, familière au prince André, qu’il n’est pas possible d’exprimer tout ce que l’on pense ne pouvait effleurer l’esprit de Speranski, et que jamais il ne s’était demandé si tout ce qu’il pensait et tout ce en quoi il croyait n’était pas absurde. (p. 699, chap. VI)

Le prince André écoutait ce récit de l’inauguration du Conseil d’Empire qu’il avait attendue avec tant d’impatience et à laquelle il attachait tant d’importance, et il s’étonnait que, maintenant que cet événement était accompli, non seulement il ne l’émût pas mais lui parût plus qu’insignifiant. Il accueillit avec une discrète ironie le récit enthousiaste de Bitzki. Une idée des plus simples lui venait à l’esprit : « Qu’importe à Bitzki et à moi, que nous importe à tous ce qu’il a plu à l’empereur de dire au Conseil ? Tout cela peut-il me rendre meilleur et plus heureux ? » (p. 746, chap. XVIII)

Il n’y avait rien de blâmable ou de déplacé dans ce qu’ils disaient, tout était spirituel et aurait pu être drôle ; mais non seulement il y manquait cet on-ne-sait-quoi qui fait précisément le sel  de la gaieté, mais ils n’en soupçonnaient même pas l’existence. (p. 749, chap. XVIII)

 

4/ Tolstoï parvient à dépeindre les premiers sentiments amoureux d’une jeune fille en la personne de Natacha avec une vraisemblance, une vérité et une émotion telles qui démontrent une nouvelle fois son exceptionnelle capacité à comprendre, se mettre à la place, puis à nous faire vivre l’intériorité de personnages très divers. Il est l’un des rares auteurs parvenant à la fois à représenter des personnages masculins et féminins très différents, mais tous vraisemblables et uniques dans leur personnalité. En Natacha peut-être réside sa création féminine romanesque la plus réussie, et la plus attachante aussi. Dans cette partie, la description de sa vie débordante, de sa capacité d’émerveillement (en particulier la scène du balcon, citée au point 2), l’intensité naïve avec laquelle elle ressent toute chose, en fait un personnage qui sans surprise avait déjà séduit et continuera de séduire nombre de personnages masculins : Pierre déjà avait remarqué dès sa première rencontre avec Natacha, lors d’un dîner donné en l’occasion de Maria Dmitrievna Akhrossimov (livre 1er, 1re partie, p. 147, chap. XV), la singularité et la vivacité de la jeune fille ; Denissov en tombe éperdument amoureux mais sera éconduit, non sans que Natacha éprouve de la pitié pour la peine qu’elle a provoquée ; Boris aussi retombera amoureuse de Natacha malgré ses nouvelles ambitions et malgré sa volonté de résister à cet amour renaissant qui s’oppose et détruirait la nouvelle orientation qu’il a donnée à sa vie, et auquel il sera mis un terme grâce à l’action énergique de la comtesse, la mère de Natacha ; enfin c’est le prince André qui finira par s’éprendre d’elle, progressivement mais irrésistiblement, par l’enchaînement des impressions que Natacha lui fait au cours de leurs rencontres successives dans cette partie qui ne feront que confirmer, renforcer son amour pour elle, lui qui perçoit, tout comme Pierre, le caractère exceptionnel de la jeune femme. Tolstoï donc dépeint avec précision et émotion l’éveil à l’amour de Natacha, le besoin qu’elle en ressent plus ou moins consciemment, alors qu’elle atteint, pour cette époque, l’âge où ces sentiments s’éveillent et sont les plus intenses. Une scène en particulier, en dehors de celles déjà mentionnées, montre toute la joie, tous les rêves que ces sentiments suscitent chez la jeune fille, lors d’une de ces visites nocturnes qu’elle a l’habitude de faire à sa mère avant de se coucher, scène où Natacha se montre irrésistiblement attachante entre ses espiègleries et ses confessions naïves et sensibles révélant l’intériorité de son âme.

Natacha restait silencieuse, le regardant à la dérobée. Ce regard inquiétait et troublait Boris de plus en plus. Il jetait plus souvent un coup d’œil vers elle et s’interrompait dans ses récits. Il ne resta pas plus de dix minutes et se leva pour prendre congé. Les mêmes yeux curieux, provocants et un peu moqueurs le regardaient toujours. Après sa première visite, Boris se dit que Natacha l’attirait tout autant que par le passé, mais qu’il ne devait pas céder à ce sentiment, car un mariage avec elle – une jeune fille presque sans fortune – briserait sa carrière, et que renouer les anciennes relations sans l’intention de l’épouser serait agir malhonnêtement. Il décida à part lui d’éviter de la rencontrer mais, malgré cette décision, il retourna chez les Rostov au bout de quelques jours, prit l’habitude de revenir souvent et y passa des journées entières. Il se disait qu’il devait absolument s’expliquer avec Natacha, lui dire qu’il fallait oublier le passé, que malgré tout… elle ne pouvait être sa femme […]. Mais il n’y parvenait pas et ne savait comment aborder ces explications. Il s’enlisait chaque jour davantage. Natacha, ainsi que le remarquaient sa mère et Sonia, paraissait être redevenue amoureuse de Boris. […] et chaque jour il partait comme étourdi sans avoir dit ce qu’il avait l’intention de lui dire, sans savoir lui-même ce qu’il faisait et pourquoi il venait, ni comment cela finirait. Il ne se montrait plus chez Hélène, recevait chaque jour d’elle des billets pleins de reproches et n’en passait pas moins des journées entières chez les Rostov. (p. 725-726, chap. XII)

Quelles bêtises ! dit Natacha du ton de quelqu’un à qui l’on veut enlever son bien. Bon, je ne l’épouserai pas, mais qu’il continue à venir puisque ça l’amuse et que ça m’amuse aussi. (Natacha regarda sa mère en souriant.) Je ne l’épouserai pas mais ce sera « comme ça » […] – Comme ça, comme ça, répéta la comtesse, et tout son corps fut secoué d’un bon rire inattendu de vieille femme. […] « Maman, est-ce qu’il est très amoureux ? Votre impression ? A-t-on été amoureux de vous autant ? et il est très gentil, très, très gentil ! Seulement pas tout à fait à mon goût, il est étroit, comme la pendule de la salle à manger… Vous me comprenez ?... Étroit, vous savez, gris, clair… (p. 729, chap. XIII)

Elle fut longue à s’endormir. Elle songeait que personne ne pouvait comprendre tout ce qu’elle comprenait et tout ce qu’il y avait en elle.  […] « C’est étonnant comme je suis intelligente et comme… elle est charmante, continua-t-elle parlant d’elle-même à la troisième personne et s’imaginant que c’était un homme très intelligent qui le disait, l’homme le plus intelligent et le meilleur… Elle a tout pour elle, tout, poursuivit cet homme, elle est extraordinairement intelligente, gentille, et puis belle, extraordinairement belle, adroite, elle nage, elle monte parfaitement à cheval, et une voix ! Oui, on peut le dire, une voix étonnante ! » Elle fredonna sa phrase musicale préférée tirée d’un opéra de Cherubini, se jeta sur son lit, rit à la joyeuse pensée qu’elle allait s’endormir […] elle s’était déjà transportée dans un autre monde, encore plus heureux, le monde des rêves où tout était facile et aussi beau que dans la réalité, mais encore mieux parce que différent. (p. 729-730, chap. XIII)

Elle se souvint comment elle devait se tenir au bal et elle s’efforça de se donner ce maintien majestueux qu’elle jugeait indispensable à une jeune fille dans ces occasions. Mais heureusement pour elle, elle sentit ses yeux se porter de tous côtés : elle ne voyait rien nettement, son pouls battait violemment et le sang lui affluait au cœur. Elle ne put prendre cette attitude qui l’eût rendue ridicule, et elle avança défaillante d’émotion et ne cherchant de toutes ses forces qu’à le dissimuler. Et c’était précisément l’attitude qui lui convenait le mieux. (p. 735-736, chap. XV)

Natacha sentait qu’avec sa mère et Sonia elle restait parmi le petit nombre qui se trouvait refoulé vers le mur et réduit à faire tapisserie. Ses bras minces pendants, sa gorge à peine formée toute palpitante et retenant son souffle, elle regardait devant elle avec des yeux brillants, inquiets, paraissant prête aussi bien pour la plus grande joie que pour le plus grand chagrin. […] elle n’avait qu’une pensée : « Est-il possible que personne ne vienne m’inviter, est-il possible que je ne danse pas parmi les premiers couples, est-il possible que je ne sois remarquée d’aucun de tous ces hommes qui ne semblent même pas me voir maintenant. […] Il faut qu’ils sachent combien j’ai envie de danser, que je danse à ravir et quel plaisir ils auraient à danser avec moi. » (p. 739-740, chap. XVI)

Il ne m’est jamais rien arrivé de pareil, disait-elle. Seulement, j’ai peur en sa présence, toujours peur, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que c’est sérieux, n’est-ce pas ? Maman, vous dormez ? […] De toute façon, je ne dormirai pas. Quelle bêtise que de dormir ! Maman, maman, je n’ai jamais rien éprouvé de semblable ! disait-elle avec surprise et effroi devant le sentiment qu’elle découvrait en elle. Pouvions-nous seulement penser !... » (p. 761, chap. XXII)


5/ En parallèle et en opposition complète au bonheur naissant qui unit le prince André et Natacha, Pierre doit de son côté composer avec un mariage sans amour et son insatisfaction croissante de la franc-maçonnerie, dont la plupart des membres lui apparaît comme des hypocrites pour qui « l’amour du prochain » et le perfectionnement intérieur sont davantage des slogans que des règles pratiques de vie. Choisissant pour décrire la lutte intérieure de retranscrire le journal que Pierre se tient à lui-même, Tolstoï y met en avant la volonté de Pierre de renoncer à la luxure, lui qui avait confessé lors de sa cérémonie d’intronisation dans la franc-maçonnerie ce défaut comme étant l’obstacle majeur à la vie vertueuse qu’il s’efforce de vivre. Un rêve étrange que Pierre fit insiste notamment sur ce défaut que Pierre n’arrive pas à se départir, lui qui continue de fréquenter régulièrement les soirées et fêtes de célibataires, dans lesquelles Tolstoï sous-entend de manière euphémistique, sans les décrire, les soirées de débauche auxquelles Pierre s’adonne sans doute. Il est à noter que Lévine dans Anna Karénine souffre également du même défaut majeur que Pierre, bien que là aussi cela soit largement sous-entendu, voire même davantage (cet aspect est à peine évoqué, en passant, dans le roman). Ce passé de débauches de Lévine est surtout sous-entendu dans le journal que Lévine fait lire à Kitty (sans évoquer directement son contenu) avant leur mariage, lui qui se sent intensément coupable de son passé et en a honte, et voulant confesser à sa future femme ses erreurs dans un souci de ne rien lui cacher. L’autre défaut de Pierre, déjà mentionné dans les articles précédents, est sa colère et son mépris, en particulier à l’égard de sa femme Hélène, mais aussi de Boris, dont il voit bien l’ambition dans son entrée dans la franc-maçonnerie. Pierre, bien qu’il nous apparaisse globalement sympathique, surtout dans ses interactions avec le prince André et Natacha, n’en a pas moins une part sombre, et sa quête de perfectionnement intérieur ne se fait pas sans difficulté à surmonter et à « pardonner », selon le principe chrétien repris par les franc-maçons, ces deux personnes en particulier qu’il méprise de tout son être, mépris qu’il a du mal à cacher et surmonter. Toutefois, Pierre fait preuve d’une grandeur d’âme peu commune à la fin de cette partie, lui qui, terriblement malheureux dans sa vie privée et intérieure, parvient néanmoins, mais avec difficulté, à se réjouir du bonheur de son ami qui lui annonce ses fiançailles avec Natacha, non sans une pointe déjà de jalousie, à la fois en contraste avec ses malheurs mais surtout, par son amour, cependant encore inconscient pour lui, pour Natacha.

Sa vie, pendant ce temps, était toujours la même, avec les mêmes entraînements et le même relâchement. Il aimait bien manger et bien boire, et tout en les tenant pour immoraux et dégradants, ne pouvait s’abstenir de participer aux plaisirs des milieux de célibataires qu’il fréquentait. Dans le tourbillon de ses occupations et de ses plaisirs, Pierre commença cependant, au bout d’un an, à sentir que le terrain de la franc-maçonnerie sur lequel il s’était placé se dérobait d’autant plus sous ses pas qu’il s’efforçait de s’y maintenir plus fermement. En même temps, il sentait que plus ce terrain se dérobait, plus il lui était impossible de s’en détacher. Lorsqu’il était entré dans la franc-maçonnerie, il avait éprouvé l’impression d’un homme posant avec confiance le pied sur la surface unie d’un marécage. Le pied une fois posé, il s’était enfoncé. Afin d’éprouver à coup sûr la solidité du sol, il y avait posé l’autre pied et avait enfoncé encore davantage, s’était enlisé et pataugeait maintenant jusqu’aux genoux dans le marécage. (p. 701, chap. VII)

L’amendement et la purification de soi-même […] est le seul [but] que nous puissions toujours nous efforcer d’atteindre, indépendamment de toutes les circonstances. Mais, en même temps, c’est celui qui exige de nous le plus d’efforts, et c’est pourquoi, égarés par l’orgueil, nous négligeons ce but et nous attachons soit à la connaissance du mystère que, dans notre impureté, nous sommes indignes de pénétrer, soit au perfectionnement du genre humain, quand nous offrons nous-mêmes un exemple d’abjection et de perversion. (p. 707-708, chap. VIII)

Le principal devoir du vrai franc-maçon consiste dans le perfectionnement de soi-même. Mais nous croyons souvent qu’en écartant de nous toutes les difficultés de la vie, nous pourrons atteindre ce but plus rapidement ; au contraire, cher monsieur, ce n’est qu’au milieu de l’agitation du monde que nous pouvons atteindre les trois buts principaux : 1° la connaissance de soi-même car l’homme ne peut se connaître que par comparaison ; 2° le perfectionnement qui ne s’obtient que par la lutte ; et 3° la vertu suprême, l’amour de la mort. Seuls les vicissitudes de la vie peuvent nous en démontrer la vanité et développer en nous l’amour inné de la mort, c’est-à-dire de la résurrection à une vie nouvelle. (p. 708, chap. VIII)

La concentration constante de son esprit, pendant ces deux années, sur des questions abstraites et son sincère mépris pour tout le reste lui avaient fait adopter, dans la société qui entourait sa femme et qui ne l’intéressait pas, ce ton d’indifférence, de détachement et de bienveillance à l’égard de tous qui ne s’acquiert pas artificiellement et qui, pour cela même, impose involontairement le respect. Il entrait dans le salon de sa femme comme dans un théâtre, il y connaissait tout le monde, était également accueillant et également indifférent avec chacun. […] Aux yeux du monde, Pierre était un grand seigneur, le mari quelque peu aveugle et ridicule d’une femme célèbre, un original intelligent, mais aussi un bon et brave garçon, parfaitement oisif mais qui ne faisait pas non plus de tort à personne. Or, dans l’âme de Pierre s’accomplissait, pendant tout ce temps, un travail complexe et difficile de développement intérieur qui lui ouvrait bien des horizons et lui valait bien des doutes et bien des joies morales.  (p. 711-712, chap. IX)

J’ai rêvé que je marchais dans l’obscurité et que soudain je me trouvais entouré de chiens, mais que je continuais à marcher sans crainte ; tout à coup un petit chien me saisit le mollet avec ses dents et ne me lâche plus. Je me mets à l’étrangler de mes mains. Et à peine l’ai-je arraché de moi qu’un autre, plus grand, se met à me mordre. Je le soulève, et plus je le soulève, plus il devient grand et lourd. Soudain le frère A. arrive, et, passant son bras sous le mien, il m’entraîne vers un bâtiment où l’on ne pouvait entrer qu’en passant sur une planche étroite. J’y mis le pied et la planche bascula et tomba. (p. 716, chap. X)


6/ Le mariage entre Vera/Berg : Berg est un officier militaire imbu de lui-même, qui ne prend plaisir à parler que pour parler de lui-même, et qui est parvenu à se forger une réputation de héros de guerre par des récits exagérés, voire mensongers, auxquels il a fini par croire lui-même. Il apparaît très tôt dans le roman et est un familier de la maison des Rostov. Vera de son côté est l’exact opposé de Natacha : elle a de bonnes manières, s’est appliquée dans son éducation, mais manque singulièrement de charme, de personnalité, ce qui a pour conséquence que toute sa famille, de manière inconsciente, bien qu’aimante, ne parvient pas réellement à l’aimer et ressent instinctivement une certaine indifférence, voire même répugnance, à son égard. À l’inverse, Natacha chante de manière très imparfaite (mais qui a tant ému Nicolas au livre 2e, 1re partie, point 1 de l’article), respecte peu les codes et conventions sociales comme en atteste sa première apparition, symbolique de sa personnalité, qui la voit débarquer sans cérémonie dans le salon de sa mère recevant alors des visites mondaines, et en faisant un important tapage (livre 1er, 1re partie, début du chap. VIII), ou encore son audace lors d’un dîner donné en l’honneur de Maria Dmitrievna Akhrossimov, une personnalité importante et intimidante pour beaucoup, au cours duquel elle demande au vu de tous ce qu’il y avait pour dessert, à la suite d’un pari avec son petit frère Petia (livre 1er, 1re partie, chap. XVI). Pourtant, ces « défauts », loin de lui porter préjudice, ajoutent, contribuent au charme naturel de Natacha dont la sensibilité, la spontanéité, l’énergie et l’enthousiasme communicatifs la font aimer de tous. Contrairement à sa sœur cadette, Vera, dans le couple qu’elle forme avec Berg, fait tout « comme il faut », ce qui explique au final l’indifférence que ressent spontanément chacun envers elle. Tolstoï s’amuse à moquer le mariage de Vera et Berg, et leur aspiration à avoir un succès mondain « comme tout le monde » qui font que leur ménage, leur foyer n’a aucune vie, aucune singularité qui le distingue, le différencie des autres. Leur conformisme mondain, et leur évident manque d’amour réciproque, l’un croyant être le supérieur de l’autre, achèvent de faire de ce mariage, « heureux » en apparence, un mariage peu attrayant et in fine malheureux, sans toutefois que les intéressés eux-mêmes ne s’en rendent compte.

De la gêne et de la honte perçaient dans l’attitude des parents envers ce mariage. On aurait dit qu’ils étaient maintenant honteux d’avoir peu aimé Vera et de se débarrasser si volontiers d’elle. (p. 721, chap. XI)

Berg sourit avec la conscience de sa supériorité sur une faible femme et se tut en pensant que sa chère épouse était tout de même, comme toutes les autres, incapable de comprendre tout ce qui fait la dignité d’être un homme, ein Mann zu sein. Vera pour sa part sourit en même temps avec la conscience de sa supériorité sur son excellent et vertueux mari qui, comme tous les hommes, selon elle, se faisait une fausse idée de la vie. Berg, jugeant toutes les femmes d’après la sienne, les considérait comme faibles et sottes. Vera, jugeant les hommes d’après son seul mari et généralisant ses observations, estimait que tous les hommes s’arrogent le monopole de la raison alors qu’ils ne comprennent rien, sont des orgueilleux et des égoïstes. (p. 754-755, chap. XX)

Les deux époux sentaient avec satisfaction que […] leur SOIRÉE était très bien partie et qu’elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à n’importe quelle autre soirée où l’on cause, où il y a du thé et des bougies allumées. (p. 756, chap. XX)


7/ La princesse Maria conclut cette partie et se retrouve face à un dilemme moral, entre adopter une vie errante et religieuse, envers laquelle elle est de plus en plus tentée, et rester dans le domaine de Lissi Gori pour continuer à vivre et prendre soin de son père et de son neveu Nicolas, les seuls êtres qu’elle aime en dehors de son frère. Cette tentation d’une vie religieuse simple, dépourvue de toute possession, provient de sa continuelle vision morale du monde, qui voit dans la vie terrestre, et en particulier la recherche du bonheur, une chimère et le fruit de l’aveuglement des hommes. Maria est un être contradictoire qui, comme nous l’avions déjà vu auparavant, aspire néanmoins à un amour humain, à faire un mariage qui la rende heureuse malgré son physique disgracieux, comme l’épisode de la visite d’Anatole Kouraguine, dont elle s’éprend, le montre. Elle ne croit pas dans un premier temps aux rumeurs de fiançailles entre Natacha et son frère André, et prend la confirmation de cette nouvelle par ce dernier comme une erreur, moitié par crainte pour lui et moitié par jalousie pour sa future belle-sœur, elle qui envie, aspire aussi secrètement à une vie conjugale heureuse, ce qui ne contredit néanmoins pas la sincérité de sa foi religieuse, à l’inverse des prudes de Molière. Ces considérations, ce choix difficile, insoluble, entre d’un côté mener une vie religieuse, vertueuse mais nécessitant de couper tout lien affectueux envers ses proches, et donc sans amour autre que celui du prochain, et de l’autre mener une vie ordinaire, dont la vanité se fait régulièrement pressentir, mais où l’amour, l’attachement restent possibles ne sont pas sans faire penser au choix difficile qui se présente constamment chez la plupart des personnages du Dit du Genji de Murasaki (voir la note sur ce roman ici).

Plus la princesse Maria allait, plus elle observait et faisait l’expérience de la vie, plus elle s’étonnait de l’aveuglement des hommes qui cherchent sur terre les jouissances et le bonheur ; qui peinent, souffrent, luttent et se font mutuellement du mal pour atteindre ce bonheur impossible, chimérique et impur. […] Et chacun lutte, souffre, fait souffrir et corrompt son âme, son âme immortelle, pour atteindre un bonheur dont la durée n’est qu’un instant. […] le Christ, le fils de Dieu, est descendu sur la terre pour nous dire que cette vie est une vie fugitive, une épreuve, et pourtant nous nous y cramponnons à elle et nous pensons y trouver le bonheur. « Comment se fait-il que personne n’ait compris cela ? pensait la princesse Maria. […] Quitter sa famille, sa patrie, tous les soucis des biens de ce monde pour, sans s’attacher à rien, errer de lieu en lieu en haillons de chanvre, sous un nom d’emprunt, sans faire de mal aux hommes et en priant pour eux, en priant aussi bien pour ceux qui vous chassent que pour ceux qui vous protègent : il n’est pas de vie et pas de vérité supérieures à cette vie et à cette vérité-là ! » (p. 782, chap. XXVI)