Suréna est à la fois une pièce dans laquelle on reconnaît les traits scolaires attribués à Corneille (héros sublimes, grandeur des sentiments, conflit entre raison d’État et passion), mais aussi une pièce qui montre qu’il est un auteur beaucoup plus fin et complexe que les clichés à travers lesquels on le réduit. Ainsi les héros de Suréna sont défaits malgré leurs vertu et mérite, la raison d’État apparaît sous un jour beaucoup plus sombre, pessimiste, dans la lignée des grands moralistes du XVIIe siècle dont Corneille est le contemporain, et les sentiments, les passions des deux héros prennent ici le dessus et sont résolument valorisés par rapport au devoir qui leur fait opposition, contrairement à ce que l’on eût pu croire si on s’en tenait au Corneille scolaire auquel nous sommes accoutumés.
La passion
dépeinte chez Corneille se démarque néanmoins de la manière dont elle est
dépeinte chez Racine : alors que chez ce dernier, la passion est souvent signe de faiblesse, voire
à l’origine de folie meurtrière, donc, globalement, dépeinte de manière
négative, et que ses héros s’épanchent souvent en des
monologues d’un lyrisme enflammé et débordant, Corneille à l’inverse présente
l’amour, la passion de manière plus positive, comme le moyen même de montrer,
de sublimer leur vertu, et non comme chez Racine un égarement qui leur fait
perdre la raison jusqu’au meurtre. De plus, l’écriture dramatique de Corneille
se caractérise par son art de la litote, de la retenue dans les sentiments, à
rebours de l’écriture racinienne : ses héros tentent de contenir leurs
sentiments, ou de les dissimuler, ce qui a pour effet singulier de renforcer la
force des sentiments que l’on sent affleurer à la surface des mots : on ne
peut imaginer deux manières d’écrire, de représenter les sentiments, plus
différentes, plus radicalement opposées.
Cela
fait-il des héros cornéliens des héros parfaits, et donc peu vraisemblables sur
le plan humain comme j’en ai souvent eu la pensée, alors que Racine nous
toucherait davantage car ses héros sont beaucoup plus faillibles, et donc plus
humains et plus pathétiques ?
Là encore, Suréna dément une telle assertion
hâtive : car bien que Suréna et Eurydice, le couple tragique de la pièce,
aillent jusqu’au bout de leur destin tragique en restant au final fidèle à leur
amour au détriment de leur devoir, cela n’aura pas été sans moments de
faiblesse de leur part, en particulier pour Eurydice. Cette dernière se résout
en effet dans un premier temps à épouser celui qui lui est promis, Pacorus, le fils d’Orode, roi de
Parthes qui a vaincu son peuple arménien. Résolution qui eût sans doute abouti,
si ce n’est pour l’excès de sincérité d’Eurydice, qui ne peut feindre d’aimer
Pacorus comme ce dernier le souhaiterait, c’est-à-dire de manière complète,
avec une ostensible affection, et lui avoue qu’elle en aime un autre, ce qui
entraînera in fine le report indéterminé
de leur mariage, Eurydice refusant de dévoiler explicitement le nom de son
amant malgré l’insistance obstinée de Pacorus, et de se marier tant qu’elle
restera éprise de Suréna. Eurydice de plus ne parviendra pas à
« sauver » son amant car elle ne peut se résoudre à lui ordonner d’épouser
Mandane, la fille d’Orode, tourmentée par ses sentiments et consciente qu’une
telle union la fera terriblement souffrir voire mourir.
L’amour, le cœur, la fidélité à l’être aimé sont les valeurs premières, absolues de Suréna : toutes les autres, en comparaison, passent au second plan, et en particulier le devoir, la raison d’État, voire même la vie. Eurydice semble dans un premier temps encline à surmonter son amour pour Suréna et à remplir son devoir, mais sa résolution vole immédiatement en éclats lorsqu’elle revoit physiquement Suréna (voir la réplique p. 1252, I, 2 ; p. 1297, V, 2). Suréna n’a lui que cure d’une vie loin d’Eurydice, quand bien même elle lui ordonnerait de vivre et d’épouser une autre (p. 1254, I, 3) : l’intensité de leur amour, qu’ils s’efforcent de contenir, d’affaiblir voire de combattre, jaillit çà et là dans des vers parmi les plus beaux composés en langue française, moins dans leur expressivité directe que par leur suggestion, à travers les détours que leur mots empruntent, les silences même, qui trahissent et démultiplient la puissance de leurs sentiments si nous lisons correctement à travers eux. Eurydice eût pu être une reine puissante, avec à sa disposition un vaste empire ; Suréna eût pu accéder à un rang, à des honneurs normalement inaccessibles eu égard à son origine plus modeste. Et néanmoins, tous deux feront au final le sacrifice d’une gloire, d’un pouvoir de tous enviables, pour rester fidèles à leur amour réciproque, quoiqu’Eurydice eût davantage tergiversé entre son cœur et son devoir, et entre sauver son amant en le poussant à épouser Mandane ou le condamner en le laissant persister dans son refus, dans un dilemme cornélien similaire à celui d’Atalide dans le Bajazet de Racine.
En parallèle, il ne fait guère de doute que quand bien même Eurydice eût trouvé la force d’ordonner à Suréna d’épouser Mandane, il est fort probable que cela n’eût constitué qu’un sursis à son amant. Car Suréna constate qu’au-delà de sa désobéissance immédiate à l’injonction d’Orode de s’unir à sa fille et l’outrage de ce dernier face à cette insubordination, c’est surtout son mérite et sa gloire militaires exceptionnels qui le condamnent à plus ou moins long terme : les Grands ne sauraient tolérer qu’un de leurs sujets leur fassent de l’ombre et les éclipsent au niveau de la vertu, du courage et de la compétence. La raison d’État, quoique parfois discutable moralement, était néanmoins nécessaire dans Horace. Mais dans Suréna, elle a une origine plus mesquine, plus sombre : à savoir l’envie et l’orgueil d’Orode, ne supportant pas le prestige de Suréna à qui il doit en réalité tout, héros militaire aux innombrables victoires, et la jalousie incontrôlable de Pacorus, qui veut à tout prix connaître et punir le rival qu’Eurydice tente de lui dissimuler. De par cette représentation mesquine, ingrate, vaniteuse et envieuse des Grands à travers Orode et Pacorus, Corneille rejoint le pessimisme des autres moralistes du XVIIe siècle, qui observent impuissants l’orgueil et l’insolence des Grands, et le dénigrement, le mépris de la vertu qui ne fait qu’exciter l’envie et la haine de ceux qui par comparaison s’en sentent cruellement dépourvus. Toutefois, Corneille ne tombe pas dans un manichéisme trop simpliste : Orode éprouve de nombreux scrupules avant de se résoudre à éliminer son général le plus prestigieux et l’on peut, jusqu’à un certain point, comprendre sa méfiance envers un général dont le prestige pourrait à l’avenir le conduire à le trahir, à l’instar de Macbeth ; son fils en aura beaucoup moins, obstiné à arracher le secret de la bouche d’Eurydice, mais il est néanmoins présenté comme ayant des qualités qui lui ont jadis valu l’amour de Palmis, la sœur de Suréna, et son amour violent, incontrôlable qui le rend meurtrier, le rapproche davantage des personnages raciniens dont l’amour est dédaigné, tels Néron (dont il est le plus proche) dans Britannicus ou Hermione dans Andromaque.
Un mot pour finir sur Palmis, qui s’avère être un personnage secondaire bien plus intéressant qu’elle n’en a l’air. C’est là une des réussites de Suréna, qui n’est pas sans rappeler le théâtre de Shakespeare : tous les personnages de la pièce sont intéressants et complexes, et les personnages dits secondaires ne sont pas écrasés par le couple principal au point d’être rapidement oubliés une fois la lecture achevée. Ainsi Palmis propose un contrepoint intéressant à Eurydice en particulier : elle incarne une prudence plus réaliste aux élans héroïques et empreints de sacrifice du couple principal, et est beaucoup plus démonstrative dans l’expression de ses sentiments. Par amour pour son frère Suréna, elle tente de le convaincre d’épouser Mandane par l’intermédiaire d’Eurydice, pour qu’il n’encoure pas la vengeance meurtrière d’Orode, offensé par l’affront du refus de la main de sa propre fille. La vie pour elle a plus de valeur que le sacrifice de leur vie auquel ils sont tous deux condamnés par fidélité à leur amour, moins par lâcheté que par son amour, son attachement aux deux héros. Son courage, sa détermination sont d’ailleurs visibles dans la dernière réplique de la pièce qu’elle prononce, elle qui promet de venger la mort de son frère et s’en prend de manière véhémente à Orode et Pacorus pour l’injustice et l’ignominie de l’assassinat dont ils sont les commanditaires. Enfin, son statut d’amante rejetée par Pacorus la place dans une situation intéressante au point de vue psychologique : en effet, elle continue malgré tout de l’aimer, bien qu’elle eût voulu qu’un tel amour cessât, et s’attache à lui pour tenter de le reconquérir, espérant qu’il verra que la souffrance qu’il lui cause est la même que celle qu’il ressent depuis son rejet par Eurydice, dans un mélange entre espoir et vengeance subtile (elle espère également lui donner mauvaise conscience au regard de la tristesse, de la souffrance qu’elle ressent et qu’il pourra régulièrement constater si elle le voit fréquemment). Une ambiguïté plane également dans ses rapports avec Eurydice : elle est à la fois son amie et sa rivale, et Palmis oscille entre compassion et aigreur voilée dans son exhortation à sauver Suréna par le mariage avec ceux qui leur sont promis par Orode. Sa situation n’est pas sans rappeler celle d’Héléna dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, dans le rejet dont elle est l’objet par son amant, et l’amour qu’elle lui conserve cependant, au profit d’une amie envers laquelle elle entretient un certain complexe d’infériorité. Elle est néanmoins beaucoup plus énergique, entreprenante, indépendante, que l’héroïne de Shakespeare, qui suivait Démétrius seulement pour le voir et dans une totale soumission.
Ainsi Suréna constitue un magnifique chant du cygne
pour Corneille, dont c’est la dernière pièce : tout en étant une pièce bien
à lui et reconnaissable de par ses motifs habituels (l’opposition devoir/passion,
l’intensité suggestive des sentiments), Suréna
surprend par sa finesse psychologique, ses personnages bien distincts, complexes,
contradictoires, mais surtout par sa vision bien plus pessimiste vis-à-vis de la
raison d’État : l’héroïsme sublime y est au final bafoué, et cela de manière
inéluctable, en raison de l’envie qu’il suscite parmi des Grands dont la représentation,
une fois n’est pas coutume chez Corneille, est ici résolument sombre et dévalorisante.
Voici ci-dessous un florilège de citations de la pièce, classées par thématiques :
*L’exaltation de l'amour, entre discrétion suggestive et effusions soudaines :
L’amour s’en mêla même, et tout son entretien
Sembla m’offrir son cœur, et demander le mien.
Il l’obtint, et mes yeux que charmait sa présence
Soudain avec les siens en firent confidence ;
Ces muets truchements surent lui révéler
Ce que je me forçais à lui dissimuler,
Et les mêmes regards qui m’expliquaient sa flamme
S’instruisaient dans les miens du secret de mon âme.
Ses vœux y rencontraient d’aussi tendres désirs,
Un accord imprévu confondait nos soupirs,
Et d’un mot échappé la douceur hasardée
Trouvait l’âme en tous deux toute persuadée. (p. 1244-45, I, 1)
Nous fûmes donc pour Rome, et Suréna confus
Emporta la douleur d’un indigne refus,
Il m’en parut ému, mais il sut se contraindre,
Pour tout ressentiment il ne fit que nous plaindre,
Et comme tout son cœur me demeura soumis,
Notre adieu ne fut point un adieu d’ennemis. (p. 1245, I, 1)
« Elle est fille, et de plus, dit-il, elle est Princesse.
Je sais les droits d’un père, et connais ceux d’un Roi,
Je sais de ses devoirs l’indispensable loi,
Je sais quel rude joug dès sa plus tendre enfance
Imposent à ses vœux son rang, et sa naissance :
Son cœur n’est pas exempt d’aimer, ni de haïr,
Mais qu’il aime, ou haïsse, il lui faut obéir,
Elle m’a tout donné ce qui dépendait d’elle,
Et ma reconnaissance doit être éternelle. » (p. 1250, I, 2)
Plus je hais, plus je souffre, et souffre autant que j’aime. (Ibid.)
Juste Ciel, à le voir, déjà mon cœur soupire !
Amour, sur ma vertu prends un peu moins d’empire ! (p. 1252, I, 2)
Vivez, Seigneur, vivez, afin que je languisse,
Qu’à vos feux ma langueur rende longtemps justice ;
Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux,
Et je n’ai pas encore assez souffert pour vous.
Je veux qu’un noir chagrin à pas lents me consume,
Qu’il me fasse à longs traits goûter son amertume,
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. (p. 1253, I, 3)
Que tout meure avec moi, Madame. Que m’importe
Qui foule après ma mort la Terre qui me porte ?
Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
Ces illustres Aïeux, la nuit de leur tombeau ?
Respireront-ils l’air où les feront revivre
Ces neveux, qui peut-être auront peine à les suivre,
Peut-être ne feront que les déshonorer,
Et n’en auront le sang que pour dégénérer ?
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide, et vaine éternité. (p. 1254, I, 3)SURÉNA :
Quand elles me rendraient maître de tout un monde,
Absolu sur la Terre, et souverain sur l’Onde,
Mon cœur…
EURYDICE :
N’achevez point, l’air dont vous commencez
Pourrait à mon chagrin ne plaire pas assez,… (p. 1255, I, 3)
Il est si naturel d’estimer ce qu’on aime
Qu’on voudrait que partout on l’estimât de même,
Et la pente est si douce à vanter ce qu’il vaut,
Que jamais on ne craint de l’élever trop haut. (p. 1263, II, 2)
Mon intrépidité n’est qu’un effort de gloire,
Que, tout fier qu’il paraît, mon cœur n’en veut pas croire,
Il est tendre, et ne rend ce tribut qu’à regret,
Au juste et dur orgueil qu’il dément en secret. (p. 1283, IV, 2)
Par pitié, par tendresse appliquez tous vos soins
À me mettre en état de l’aimer un peu moins ;
J’achèverai le reste. À quelque point qu’on aime,
Quand le feu diminue, il s’éteint de lui-même. (p. 1284, IV, 2)
Et moi, suis-je insensible ?
Livre-t-on à mon cœur de moins rudes combats ?
Seigneur, je suis aimée, et vous ne l’êtes pas ;
Mon devoir vous prépare un assuré remède,
Quand il n’en peut souffrir au mal qui me possède,
Et pour finir le vôtre, il ne veut qu’un moment,
Quand il faut que le mien dure éternellement. (p. 1286-1287, IV, 3)
L’amour dans sa prudence est toujours indiscret,
À force de se taire il trahit son secret,
Le soin de le cacher découvre ce qu’il cache,
Et son silence dit tout ce qu’il craint qu’on sache. (p. 1288, IV, 4)
Tout m’est compté pour crime, et je dois seul au Roi
Répondre de Palmis, d’Eurydice, et de moi,
Comme si je pouvais sur une âme enflammée
Ce qu’on me voit pouvoir sur tout un corps d’Armée,
Et qu’un cœur ne fût pas plus pénible à tourner,
Que les Romains à vaincre, ou qu’un sceptre à donner.
Sans faire un nouveau crime oserai-je vous dire
Que l’empire des cœurs n’est pas de votre empire,
Et que l’Amour jaloux de son autorité
Ne reconnaît ni Roi, ni Souveraineté ?
Il hait tous les emplois où la force l’appelle,
Dès qu’on le violente, on en fait un rebelle,
Et je suis criminel de ne pas triompher,
Quand vous-même, Seigneur, ne pouvez l’étouffer ! (p. 1289, IV, 4)
EURYDICE :
Vivez, si vous m’aimez.
SURÉNA :
Je vivrais pour savoir
Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
Que d’un cœur tout à moi, que de votre personne
Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne ?
Ce penser m’assassine, et je cours de ce pas
Beaucoup moins à l’exil, Madame, qu’au trépas. (Ibid.)
Dans les maux où j’ai vu l’Arménie exposée,
Mon pays désolé m’a seul tyrannisée.
Esclave de l’État, victime de la paix,
Je m’étais répondu de vaincre mes souhaits,
Sans songer qu’un amour comme le nôtre extrême
S’y rend inexorable aux yeux de ce qu’on aime.
Pour le bonheur public j’ai promis, mais, hélas !
Quand j’ai promis, Seigneur, je ne vous voyais pas. […]
J’envisage le trône et tous ses avantages,
Et je n’y vois partout, Seigneur, que vos ouvrages ;
Sa gloire ne me peint que celle de mes fers,
Et dans ce qui m’attend je vois ce que je perds. (p. 1297, V, 2)
Et le puis-je, Madame ?
Donner ce qu’on adore à ce qu’on veut haïr,
Quel amour jusque-là put jamais se trahir ?
Savez-vous qu’à Mandane envoyer ce que j’aime,
C’est de ma propre main m’assassiner moi-même ? (p. 1303, V, 4)
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*La vertu, l’héroïsme du couple
principal :
Cessez de me traiter, Seigneur, en mercenaire,
Je n’ai jamais servi par espoir de salaire,
La gloire m’en suffit, et le prix que reçoit… (p. 1256, II, 1)
Au seul don de la main son droit est limité,
Et mon cœur avec vous n’a point fait de traité. (p. 1261, II, 2)
Si j’ai pu faire un choix, je l’ai fait assez beau
Pour m’en faire un honneur jusque dans le tombeau,
Et quand je l’avouerai, vous aurez lieu de croire
Que tout mon avenir en aimera la gloire. (p. 1262, II, 2)
Il m’a paru, Seigneur, si froid, si retenu…
Mais vous en jugerez quand il sera venu.
Cependant je dirai que cette retenue
Sent une âme de trouble et d’ennuis prévenue,
Que ce calme paraît assez prémédité,
Pour ne répondre pas de sa tranquillité,
Que cette indifférence a de l’inquiétude,
Et que cette froideur marque un peu trop d’étude. (p. 1269, III, 1)Quand je vous ai servi, j’ai reçu mon salaire,
Seigneur, et n’ai rien fait qu’un sujet n’ait dû faire,
La gloire m’en demeure, et c’est l’unique prix
Que s’en est proposé le soin que j’en ai pris. (p. 1271, III, 2)
La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir,
La menace n’a rien qui les puisse émouvoir. […]
J’ai vécu pour ma gloire, autant qu’il fallait vivre,
Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre… (p. 1290, IV, 4)
Le devoir vient à bout de l’amour le plus ferme,
Les grands cœurs ont vers lui des retours éclatants,
Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps. […]
S’il ne suit pas toujours nos souhaits, et nos soins,
Il arrive souvent quand on l’attend le moins. (p. 1292, V, 1)
Seigneur, je me vaincrai, j’y tâche, je l’espère,
J’ose dire encor plus, je m’en fais une loi,
Mais je veux que le temps en dépende de moi. (p. 1294, V, 1)
Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien,
Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
Et n’en reçoit de lois que comme autant d’outrages,
Comme autant d’attentats sur de plus doux hommages. (p. 1296, V, 2)
Ainsi dans ce grand nœud chercher ma sûreté,
C’est inutilement faire une lâcheté,
Souiller en vain mon nom, et vouloir qu’on m’impute
D’avoir enseveli ma gloire sous ma chute.
Mais Dieux, se pourrait-il qu’ayant si bien servi
Par l’ordre de mon Roi le jour me fût ravi ? (p. 1301, V, 3)
La tendresse n’est point de l’amour d’un Héros,
Il est honteux pour lui d’écouter des sanglots,
Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes. (Ibid.)
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*L’envie et l’ingratitude
des Grands dont il faut se méfier :
PACORUS :
Mais tel chagrin pourrait me survenir,
Que je l’épouserais afin de la punir
Un amant dédaigné souvent croit beaucoup faire,
Quand il rompt le bonheur de ce qu’on lui préfère. (p. 1258-1259, II, 1)
Et dans tout ce qu’il a de nom et de fortune,
Sa fortune me pèse, et son nom m’importune.
Qu’un monarque est heureux, quand, parmi ses sujets,
Ses yeux n’ont point à voir de plus nobles sujets.
Qu’au-dessus de sa gloire il n’y connaît personne,
Et qu’il est le plus digne enfin de sa couronne. (p. 1269, III, 1)
Pour prix de ses hauts faits, et de m’avoir fait Roi,
Son trépas… ce mot seul me fait pâlir d’effroi,
Ne m’en parlez jamais, que tout l’État périsse,
Avant que jusque-là ma vertu se ternisse,
Avant que je défère à ses raisons d’État,
Qui nommeraient justice un si lâche attentat ! (p. 1270, III, 1)
Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
N’ont jamais sûreté d’être toujours heureux. (p. 1273, III, 2)
Je ne vous saurais croire assez en mon pouvoir,
Si les nœuds de l’Hymen n’enchaînent le devoir. (p. 1274, III, 2)
Est-ce au Peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire,
Pour lui donner des Rois, quel sang je dois élire,
Et pour voir dans l’État tous mes ordres suivis,
Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis ? (p. 1276, III, 2)
Du reste, en ces grands nœuds l’État qui s’intéresse
Ferme l’œil aux attraits, et l’âme à la tendresse,
La seule Politique est ce qui nous émeut,
On la suit, et l’amour s’y mêle comme il peut :
S’il vient, on l’applaudit, s’il manque, on s’en console.
C’est dont vous pouvez croire un Roi sur sa parole,
Nous ne sommes point faits pour devenir jaloux,
Ni pour être en souci, si le cœur est à nous.
Ne vous repaissez plus de ces vaines chimères,
Qui ne font les plaisirs que des âmes vulgaires,… (p. 1279, III, 3)
Un héros arrêté n’a que deux bras à lui,
Et souvent trop de gloire est un débile appui. (p. 1280, IV, 1)
Mais s’il faut que le temps m’apprenne à vous aimer,
Il ne me l’apprendra qu’à force d’estimer,
Et si vous me forcez à perdre cette estime,
Si votre impatience ose aller jusqu’au crime... […]
J’ai part à votre gloire, et je tremble pour elle
Que vous ne la souilliez d’une tache éternelle,
Que le barbare éclat d’un indigne soupçon
Ne fasse à l’Univers détester votre nom,
Et que vous ne veuilliez sortir d’inquiétude
Par une épouvantable, et noire ingratitude. (p. 1285-1286, IV, 3)
Pensez-y mieux de grâce, et songez qu’au besoin,
Un pas hors du devoir nous peut mener bien loin.
Après ce premier pas, ce pas qui seul nous gêne,
L’amour rompt aisément le reste de sa chaîne,
Et tyran à son tour du devoir méprisé,
Il s’applaudit longtemps du joug qu’il a brisé. (p. 1287, IV, 3)
Ne me l’avouez point, en cette conjoncture
Le soupçon m’est plus doux que la vérité sûre,
L’obscurité m’en plaît, et j’aime à n’écouter
Que ce qui laisse encore liberté d’en douter. (p. 1291, V, 1)
Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon Roi, plus de vertu que lui,
Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte, et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr,
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir,
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse,
Jusqu’au fond de mon âme il cherche une bassesse, […] (p. 1295-1296, V, 2)
Partez, puisqu’il le faut, avec ce grand courage
Qui mérita mon cœur, et donne tant d’ombrage. (p. 1298, V, 2)
Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour,
Je l’ai dit, avec elle il croîtra chaque jour.
Plus je les servirai, plus je serai coupable,
Et s’ils veulent ma mort, elle est inévitable. (p. 1300, V, 3)
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*Les répliques de Palmis, un personnage contradictoire et fascinant :
Madame, est-il des cœurs qui tiennent contre vous ?
Est-il vœux, ni serments qu’ils ne vous sacrifient ?
Si l’ingrat me trahit, vos yeux le justifient,
Vos yeux qui sur moi-même ont un tel ascendant… (p. 1251, I, 2)
Madame, trouvez-vous ma fortune meilleure ?
Vous perdez votre amant, mais son cœur vous demeure,
Et j’éprouve en mon sort une telle rigueur,
Que la perte du mien m’enlève tout son cœur.
Ma conquête s’échappe où les vôtres grossissent,
Vous faites des captifs des miens qui s’affranchissent,
Votre empire s’augmente où se détruit le mien,
Et de toute ma gloire il ne me reste rien. (Ibid.)
Et bien qu’il vous ait plus, Seigneur, de me trahir,
Je le dis malgré moi, je ne puis vous haïr. (p. 1266, II, 3)
PACORUS :
Ah, vous ne m’aimez plus.
PALMIS :
Je voudrais le pouvoir,
Mais pour ne plus aimer, que sert de le vouloir ?
J’ai pour vous trop d’amour, et je le sens renaître,
Et plus tendre, et plus fort qu’il n’a dû jamais être,… (p. 1267, II, 3)
Non, Seigneur, à son Prince attacher sa tendresse,
C’est une grandeur d’âme, et non une faiblesse,
Et lui garder un cœur qu’il lui plut mériter
N’a rien d’assez honteux pour ne s’en point vanter.
J’en ferai toujours gloire, et mon âme charmée
De l’heureux souvenir de m’être vue aimée
N’étouffera jamais l’éclat de ces beaux feux
Qu’alluma son mérite, et l’offre de ses vœux. (p. 1278, III, 3)
Je veux toujours le voir, cet ingrat qui me tue,
Non pour le triste bien de jouir de sa vue ;
Cette fausse douceur est au-dessous de moi
Et ne vaudrai jamais que je néglige un Roi.
Mais il est des plaisirs, qu’une amante trahie
Goûte au milieu des maux qui lui coûtent la vie.
Je verrai l’infidèle, inquiet, alarmé
D’un rival inconnu, mais ardemment aimé,
Rencontrer à mes yeux sa peine dans son crime,
Par les mains de l’Hymen devenir ma victime,
Et ne me regarder dans ce chagrin profond
Que le remords en l’âme, et la rougeur au front.
De mes bontés pour lui l’impitoyable image,
Qu’imprimera l’amour sur mon pâle visage,
Insultera son cœur, et dans nos entretiens
Mes pleurs et mes soupirs rappelleront les siens,
Mais qui ne serviront qu’à lui faire connaître
Qu’il pouvait être heureux, et ne saurait plus l’être
Qu’à lui faire trop tard haïr son peu de foi,
Et pour tout dire ensemble, avoir regret de moi.
Voilà tout le bonheur où mon amour aspire,
Voilà contre un ingrat tout ce que je conspire,
Voilà tous les plaisirs que j’espère à le voir,
Et tous les sentiments que vous vouliez savoir. (p. 1278-1279, III, 3)
Cette mâle vigueur de constance héroïque
N’est point une vertu dont le sexe [féminin] se pique,
Ou s’il peut jusque-là porter sa fermeté,
Ce qu’il appelle amour, n’est qu’une dureté. (p. 1282, IV, 2)
Je veux que la vengeance aille à son plus haut point :
Les morts les mieux vengés ne ressuscitent point,
Et de tout l’Univers la fureur éclatante
En consolerait mal, et la sœur, et l’amante. (p. 1299, V, 3)
Lorsque d’aucun espoir notre ardeur n’est suivie,
Doit-on être fidèle aux dépens de sa vie ? (p. 1300, V, 3)
Prince ingrat, lâche Roi ! Que fais-tu du Tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu’on fait sur la Terre,
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si pareils Tyrans n’en sont point écrasés ?
Et vous, Madame, et vous, dont l’amour inutile,
Dont l’intrépide orgueil paraît encore tranquille,
Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
Ne l’avez tant aimé que pour l’assassiner ;
Allez d’un tel amour, allez voir tout l’ouvrage,
En recueillir le fruit, en goûter l’avantage.
Quoi ! vous causez sa perte, et n’avez point de pleurs ! […]
Suspendez ces douleurs qui pressent de mourir,
Grands Dieux, et dans les maux où vous m’avez plongée,
Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée. (p. 1304, V, 5)